Histoire de la Réformation du seizième siècle

4.4

Sentiments de Luther et de Staupitz – Ordre de comparaître – Alarmes et courage – L’électeur chez le légat – Départ pour Augsbourg – Séjour à Weimar – Nuremberg

Sans doute l’arrivée de Mélanchton procura une douce distraction à Luther, dans un moment si critique pour lui ; sans doute, dans les doux épanchements d’une amitié naissante, et au milieu des travaux bibliques auxquels il se livrait avec un nouveau zèle, il oublia quelquefois Rome, Prierio, Léon et la cour ecclésiastique devant laquelle il devait comparaître. Cependant ce n’étaient là que des moments fugitifs, et ses pensées se reportaient toujours sur le tribunal redoutable devant lequel d’implacables ennemis l’avaient fait citer. De quelles terreurs cette pensée n’eût-elle pas rempli une âme qui eût cherché autre chose que la vérité ! Mais Luther ne tremblait pas ; plein de foi en la fidélité et en la puissance de Dieu, il demeurait ferme, et il était tout prêt à s’exposer seul à la colère d’ennemis plus terribles que ceux qui avaient allumé le bûcher de Jean Hus.

Peu de jours après l’arrivée de Mélanchton, et avant que la résolution du pape qui transportait de Rome à Augsbourg la citation de Luther pût être connue, celui-ci écrivit à Spalatin. « Je ne demande pas, lui dit-il, que notre souverain fasse la moindre, chose pour la défense de mes thèses ; je veux être livré et jeté seul entre les mains de tous mes adversaires. Qu’il laisse tout l’orage éclater sur moi. Ce que j’ai entrepris de défendre, j’espère pouvoir le soutenir, avec le secours de Christ. Quant à la violence, il faut bien lui céder ; néanmoins, sans abandonner la véritéa. »

a – I. Epp. 1, 139.

Le courage de Luther se communiquait ; les hommes les plus doux et les plus timides trouvaient, à la vue du danger qui menaçait le témoin de la vérité, des paroles pleines de force et d’indignation. Le prudent, le pacifique Staupitz écrivit à Spalatin, le 7 septembre : « Ne cessez d’exhorter le prince, votre maître et le mien, à ne pas se laisser épouvanter par le mugissement des lions. Qu’il défende la vérité, sans s’inquiéter ni de Luther, ni de Staupitz, ni de l’ordre. Qu’il y ait un lieu où l’on puisse parler librement et sans crainte. Je sais que la peste de Babylone, j’allais presque dire de Rome, se déchaîne contre quiconque attaque les abus de ceux qui vendent Jésus-Christ. J’ai vu moi-même précipiter de la chaire un prédicateur qui enseignait la vérité ; je l’ai vu, bien que ce fût un jour de fête, lier et traîner dans un cachot. D’autres ont vu des choses plus cruelles encore. C’est pourquoi, ô très cher, faites en sorte que Son Altesse persiste dans ses sentimentsb. »

b – Jen. Aug. I, p. 384.

L’ordre de comparaître à Augsbourg devant le cardinal légat, arriva enfin. C’est à l’un des princes de l’Église de Rome que Luther allait maintenant avoir affaire. Tous ses amis le sollicitèrent de ne point partirc. Ils craignaient que déjà pendant le voyage on ne lui tendît des pièges et qu’on n’attentât à sa vie. Quelques-uns s’occupaient à lui chercher un asile. Staupitz lui-même, le craintif Staupitz, se sentit ému à la pensée des dangers auxquels allait être exposé ce frère Martin, qu’il avait tiré de l’obscurité du cloître, et qu’il avait lancé sur cette scène agitée, où maintenant sa vie était en péril. Ah ! n’eût-il pas mieux valu pour le pauvre frère demeurer à jamais inconnu ! Il était trop tard. Du moins il voulait tout faire pour le sauver. Il lui écrivit donc, de son couvent de Salzbourg, le 15 septembre, pour le solliciter de fuir et de chercher un asile auprès de lui. « Il me semble, lui disait-il, que le monde entier est irrité et coalisé contre la vérité. Jésus crucifié fut haï de même. Je ne vois pas que vous ayez autre chose à attendre que la persécution. Personne ne pourra bientôt, sans la permission du pape, sonder les Écritures et y chercher Jésus-Christ, ce que Christ pourtant ordonne. Vous n’avez que peu d’amis, et plût à Dieu que la crainte de vos adversaires n’empêchât pas ce petit nombre de se déclarer en votre faveur ! Le plus sage est que vous abandonniez pour quelque temps Wittemberg, et que vous veniez vers moi ; alors nous vivrons et nous mourrons ensemble. C’est aussi là l’avis du prince, ajoute Staupitzd. »

c – Contra omnium amicorum consilium comparui.

d – Epp. I, 61.

De divers côtés, Luther recevait les avis les plus alarmants. Le comte Albert de Mansfeld lui fit dire de se garder de se mettre en route, attendu que quelques grands seigneurs avaient juré de se rendre maîtres de sa personne et de l’étrangler ou de le noyere. Mais rien ne pouvait l’épouvanter. Il ne pensa point à profiter de l’offre du vicaire général. Il n’ira point se cacher dans l’obscurité du couvent de Salzbourg ; il demeurera fidèlement sur cette scène orageuse où la main de Dieu l’a placé. C’est en persévérant malgré les adversaires, c’est en proclamant à haute voix la vérité au milieu du monde, que le règne de cette vérité s’avance. Pourquoi donc fuirait-il ? Il n’est pas de ceux qui se retirent pour périr, mais de ceux qui gardent la foi pour sauver leur âme. Sans cesse retentit dans son cœur cette parole du maître qu’il veut servir et qu’il aime plus que la vie : Quiconque me confessera devant les hommes, je le confesserai aussi devant mon père qui est aux cieux. On retrouve partout dans Luther et dans la Réformation ce courage intrépide, cette haute moralité, cette charité immense, que le premier avènement du christianisme avait déjà fait voir au monde. « Je suis comme Jérémie, dit Luther au moment dont nous nous occupons, l’homme des querelles et des discordes ; mais plus ils augmentent leurs menaces, plus ils multiplient ma joie. Ma femme et mes enfants sont bien pourvus ; mes champs, mes maisons et tous mes biens sont en bon ordref. Ils ont déjà déchiré mon honneur et ma réputation. Une seule chose me reste ; c’est mon misérable corps : qu’ils le prennent ; ils abrégeront ainsi ma vie de quelques heures. Mais quant à mon âme, ils ne me la prendront pas. Celui qui veut porter la Parole de Christ dans le monde, doit s’attendre à chaque heure à la mort ; car notre époux est un époux de sangg. (Exode 4.25). »

e – Ut vel stranguler, vel baptizer ad mortem. (L. Epp. I, 129)

f – Uxor mea et liberi mei provisi sunt. (L. Epp. I, 129.) Il n’avait rien de tout cela.

g – Sic enim sponsus noster, sponsus sanguinum nobis est. (Ibid.)

L’Électeur se trouvait alors à Augsbourg. Peu avant de quitter cette ville et la Diète, il avait pris sur lui de faire une visite au légat. Le cardinal, très flatté de cette prévenance d’un prince si illustre, promit à l’Électeur, que si le moine se présentait devant lui, il l’écouterait paternellement et le congédierait avec bienveillance. Spalatin écrivit à son ami, de la part du prince, que le pape avait nommé une commission pour l’entendre en Allemagne, que l’Électeur ne permettrait pas qu’on le traînât à Rome, et qu’il devait se préparer à partir pour Augsbourg. Luther résolut d’obéir. L’avis que le comte de Mansfeld lui avait fait parvenir le porta à demander à Frédéric un sauf-conduit. Celui-ci répondit que ce n’était pas nécessaire, et lui envoya seulement des recommandations pour quelques-uns des conseillers les plus distingués d’Augsbourg. Il lui fit remettre quelque argent pour son voyage ; et le réformateur, pauvre et sans défense, partit à pied pour venir se mettre entre les mains de ses adversairesh.

h – Veni igitur pedester et pauper Angustam… (L. Opp. lat. in præf.)

Avec quels sentiments ne dut-il pas quitter Wittemberg et se diriger vers Augsbourg, où le légat du pape l’attendait ! Le but de ce voyage n’était pas, comme celui du voyage à Heidelberg, une réunion amicale ; il allait comparaître en présence du délégué de Rome sans sauf-conduit ; peut-être marchait-il à la mort. Mais sa foi n’était pas seulement une foi d’apparat ; elle était une réalité en lui. Aussi lui donna-t-elle la paix, et put-il s’avancer sans crainte, au nom du Dieu des armées, pour rendre témoignage à l’Evangile.

Il arriva à Weimar le 28 septembre, et logea dans le couvent des Cordeliers. L’un des moines ne pouvait détourner de dessus lui ses regards ; c’était Myconius. Il voyait Luther pour la première fois ; il voulait s’approcher, lui dire qu’il lui devait la paix de son âme, que tout son désir était de travailler avec lui. Mais Myconius était gardé de près par ses chefs : on ne lui permit point de parler à Lutheri.

i – Ibi Myconius primum vidit Lutherum : sed ab accessu et colloquio ejus tune est prohibitus. (M. Adami, Vita Myconii, p. 176)

L’électeur de Saxe tenait alors sa cour à Weimar, et c’est probablement pour cette cause que les Cordeliers firent accueil au docteur. Le lendemain de son arrivée, on célébrait la fête de saint Michel. Luther dit la messe, et fut même invité à prêcher dans l’église du château. C’était une marque de faveur que son prince aimait à lui donner. Il prêcha d’abondance, en présence de la cour, sur le texte du jour, qui était tiré de l’Évangile selon saint Matthieu, Matthieu 18.1-11. Il parla avec force contre les hypocrites et contre ceux qui se vantent de leur propre justice. Mais il ne parla point des anges, quoique ce fût la coutume le jour de la Saint-Michel.

Ce courage du docteur de Wittemberg, qui se rendait tranquillement et à pied à un appel qui, pour tant d’autres avant lui, avait abouti à la mort, étonnait ceux qui le voyaient. L’intérêt, l’admiration, la compassion se succédaient dans les cœurs. Jean Kestner, proviseur des Cordeliers, frappé d’épouvante à la pensée des dangers qui attendaient son hôte, lui dit : « Mon frère, vous trouverez à Augsbourg des Italiens, qui sont de savantes gens, de subtils antagonistes, et qui vous donneront beaucoup à faire. Je crains que vous ne puissiez défendre contre eux votre cause. Ils vous jetteront au feu, et leurs flammes vous consumerontj. » Luther répondit avec gravité : « Cher ami, priez notre Seigneur Dieu, qui est dans le ciel, et présentez-lui un Pater noster pour moi et pour son cher enfant Jésus, dont ma cause est la cause, afin qu’il use de grâce envers lui. S’il maintient sa cause, la mienne est maintenue. Mais s’il ne veut pas la maintenir, certes ce n’est pas moi qui la maintiendrai, et c’est lui qui en portera l’opprobre. »

j – Profecto in ignem te conjicient et flammis exurent. (M. Adami Myconis ref. hist, p. 30.)

Luther continua à pied son voyage et arriva à Nuremberg. Il allait se présenter devant un prince de l’Église, et il voulait être mis convenablement. L’habit qu’il portait était déjà vieux, et avait d’ailleurs beaucoup souffert dans le voyage. Il emprunta donc un froc à son fidèle ami Wenceslas Linck, prédicateur à Nuremberg.

Luther ne se borna pas sans doute à voir Linck ; il vit également ses autres amis de Nuremberg, Scheurl, le secrétaire de la ville, l’illustre peintre Albert Dürer, auquel Nuremberg élève maintenant une statue, et d’autres encore. Il se fortifia dans le commerce de ces excellents de la terre, tandis que beaucoup de moines et de laïques s’effrayaient de son passage et essayaient de l’ébranler en le conjurant de rebrousser chemin. Des lettres qu’il écrivit de cette ville montrent l’esprit qui l’animait alors : « J’ai rencontré, dit-il, des hommes pusillanimes qui veulent me persuader de ne pas me rendre à Augsbourg ; mais je suis déterminé à y aller. Que la volonté du Seigneur s’accomplisse ! Même à Augsbourg, même au milieu de ses ennemis, Jésus-Christ règne. Que Christ vive ; que Luther meure, et tout pécheur, selon ce qui est écrit ! Que le Dieu de mon salut soit exalté ! Portez-vous bien, persévérez, demeurez ferme ; car il est nécessaire d’être réprouvé ou par les hommes ou par Dieu : mais Dieu est véritable et l’homme est menteurα. »

α – Vivat Christus, moriatur Martinus… (Weismanni Hist. sacr. novi Test., p. 1465.) Weismann avait lu cette lettre en manuscrit. Elle n’existe pas dans le recueil de M. de Wette.



Albrecht Dürer

Linck et un moine Augustin, nommé Léonard, ne purent se décider à laisser Luther marcher seul à la rencontre des dangers qui le menaçaient. Ils connaissaient son caractère, et savaient que, plein d’abandon et de courage, il aurait peut-être peu de prudence. Ils l’accompagnèrent donc. Comme ils étaient à environ cinq lieues d’Augsbourg, Luther, que la fatigue du voyage et les agitations diverses de son cœur avaient sans doute épuisé, fut saisi de violentes douleurs d’estomac. Il crut en mourir. Ses deux amis, très inquiets, louèrent un char sur lequel on transporta le docteur. Ils arrivèrent à Augsbourg le vendredi 7 octobre au soir, et descendirent au couvent des Augustins. Luther était très fatigué. Mais il se remit bientôt ; sans doute sa foi et la vivacité de son esprit relevèrent promptement son corps affaibli.

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