Quatre systèmes : « Église-Etat », « État-Église », « Union, avec autonomie réciproque », « Séparation absolue ». — La lutte actuelle est entre les deux derniers. — L’« union » confondue avec la « fusion ». — Accord foncier entre les partisans modérés des deux systèmes. — Possibilité et nécessité de régler les rapports. — Etats-Unis. — Confusion de l’Église avec le Christianisme. — Négation de l’Église extérieure générale. — Accusation de formalisme, etc. — Le séparationisme compromet le point essentiel, la distinction du temporel et du spirituel.
A la constitution extérieure de l’Église, se rattache la question de ses rapports avec l’État. Ils peuvent donner lieu à quatre systèmes :
- L’État dans l’Église, ou l’Église-État ; système hiérarchique : théocratie, ultramontanisme.
- L’Église dans l’État, ou l’État-Église ; système territorial : Bysantinisme, Erastianismea, Césaréopapie.
- Le premier de ces systèmes est quelquefois nommé principe catholique., parce qu’il sort des doctrines et des tendances de l’Église romaine, qui l’a fréquemment appliqué et toujours virtuellement maintenu. Le second est quelquefois nommé principe protestant, parce que la Réforme, en suite de sa position, mit presque partout les princes à la tète des Églises qu’elle fonda.
- Union de l’Église et de l’État, avec indépendance respective pour chacun des deux corps dans ce qui lui est propre.
- Séparation absolue de la société religieuse et de la société civile.
a – Du nom de son auteur Eraste, médecin du xvie siècle. Il fut conduit à assujettir le spirituel au temporel par le désir de couper dans sa racine la tyrannie du pouvoir ecclésiastique que Rome s’était arrogée. La même cause fit généralement pencher les protestants de ce côté-là.
La grande discussion est aujourd’hui entre ces deux derniers systèmes. Quoique, par l’effet de leurs théories théologiques ou politiques, bien des personnes rêvent encore ou la théocratie ou l’érastianisme, le règne de ces deux formes d’organisation est passé.
Le troisième système, celui de l’union, a pour lui les masses. Le quatrième a vu se former en sa faveur une minorité imposante par le talent et déjà par le nombre. Aux yeux de ses défenseurs, la séparation n’est pas une question d’utilité, de convenance ou d’époque ; elle est la vérité absolue, le droit, le devoir, la nécessité ; c’est un principe, un dogme ; l’union est une hérésie ; le triomphe du Christianisme dépend de la rupture complète de l’Église et de l’État, parce que de là dépendent sa pureté et sa puissance ; cette rupture sera la plus mémorable des révolutions religieuses et socialesb.
b – Vinet : De la manifestation, etc., pp.23 et 286 ; Schérer : Esquisse, etc., p. 268.
Les principales bases du système de séparation absolue sont que si l’État a une religion, l’individu n’en peut point avoir, et que l’alliance, quelle qu’elle soit, entre la société religieuse et la société civile les dénature toutes les deux. — Mais cela n’est vrai que de la théocratie ou de la césaréopapie, c’est-à-dire des systèmes de fusion ; il ne l’est pas du système d’union, qui coordonne l’État et l’Église, sans les subordonner l’un à l’autre quant à ce qui constitue leur individualité. Or, ce système est le seul réellement en cause. C’est donc celui-là qu’il faudrait discuter avec soin. Et, cependant, l’argumentation par laquelle on croit l’attaquer et le renverser ne porte en fait que contre les deux autres, je veux dire l’Église-État et plus spécialement l’Etat-Église. Les défenseurs de l’union peuvent admettre, et admettent en effet presque toutes les prémisses des raisonnements qu’on leur oppose ; à peu près tous les principes d’où l’on part, ils les posent et les professent eux-mêmes : la distinction du temporel et du spirituel, de la morale religieuse et de la morale politique, la différence d’origine, de nature, de fin entre l’association chrétienne et la société civile, etc., etc. ; comment se fait-il donc qu’on croit les atteindre et qu’ils se croient souvent atteints par les conclusions ?
Il doit y avoir là quelque malentendu. Malgré l’extrême vivacité de la lutte, et peut-être à cause de cette vivacité même, la question doit être, à certains égards, ou mal posée ou mal éclaircie. Il n’est pas jusqu’aux termes consacrés d’union et de séparation qui ne prêtent à l’équivoque, aussi longtemps qu’on n’a pas soin de les définir, et je puis adopter alternativement l’un ou l’autre après explication. Vous êtes séparationiste ; mais en dernier résultat votre but est de garantir les libertés de l’Église et d’assurer son autonomie spirituelle, vous ne brisez avec l’État que parce qu’il empiète dans un domaine qui n’est pas le sien et où son action compromet gravement la vérité et la vie évangélique ; je suis pour vous. Vous êtes unioniste (qu’on me permette l’emploi de ce terme, pour abréger), mais, en jugeant qu’il est convenable ou nécessaire de régler, par des conventions, les rapports de l’Église et de l’État, vous demandez, d’un côté que l’Église se souvienne que le règne de Christ n’est pas de ce monde et qu’il répudie tout usage des armes charnelles ; vous demandez, d’un autre côté, la reconnaissance et le maintien des droits sacrés que lui confère sa mission divine ; je suis des vôtres. Or, si, sans changer le moins du monde d’opinion, je me trouve appartenir également aux deux partis, cela suppose évidemment qu’ils ont plus de principes communs qu’ils ne pensent, et l’on a quelque raison de soupçonner que le fort de la bataille a dévié sur des points secondaires, qui peut-être ne valent pas l’ardeur qu’on met à les attaquer et à les défendre.
Autant que je puis le voir, le vrai principe impliqué dans ces débats, le seul réellement important, est celui de la séparation du temporel et du spirituel ; ce qu’on veut de toutes parts, après de longues expériences faites en sens divers, ce que notre siècle semble appelé à réaliser, c’est la franche application de ce grand principe, resté beaucoup trop jusqu’à présent à l’état de théorie, c’est son passage de la sphère des opinions dans les faits et dans les lois. Eh bien ! ce principe, les deux systèmes le posent également ; ils repoussent, avec la même énergie, et les empiètements de l’État et les empiètements de l’Église ; ils ne veulent, pas plus l’un que l’autre, de la théocratie ni de la césaréopapie, dans le vrai sens de ces mots ; ils réclament, l’un et l’autre, pour chaque société la plénitude de ses attributions et de ses droits. Le système d’union est tout aussi décidé là-dessus que le système de séparation ; et c’est par ce côté qu’il rompt complètement avec les systèmes de fusion, qui assujettissent ou le temporel au spirituel ou le spirituel au temporel, systèmes avec lesquels on ne devrait pas le confondre.
Prenez les choses sous un autre aspect ; passez des principes aux formules et à l’expression des vœux ; vous arrivez à un résultat semblable. Que veulent les séparationistes ? C’est l’indépendance de l’Église et son autonomie dans l’ordre religieux. Mais, cette indépendance, les unionistes la veulent aussi. Que veulent-ils ? c’est qu’il s’établisse entre les deux sociétés des rapports réguliers qui assurent à chacune l’exercice de ses attributions propres et de ses droits inaliénables. Mais, ces rapports, les séparationistes les veulent aussi ; ils affirment que la séparation ne les exclut pas ; ils vont jusqu’à soutenir qu’elle seule les rend possibles. Ils accordent pleinement à l’État ses droits extérieurs (jura erga sacra) ; tout ce qu’ils lui refusent, c’est de s’immiscer dans les questions religieuses proprement dites (jus in sacra). Or c’est exactement, on le voit, la thèse des unionistes.
Ainsi, selon la face sous laquelle vous envisagez les termes de la discussion, et pour peu que vous les expliquiez, en dehors des nuages qu’a déjà soulevés la lutte, vous trouvez qu’ils s’appliquent aux deux partis, et vous pouvez, à votre gré, donner aux mêmes personnes les titres opposés d’unionistes ou de séparationistes.
Il y a donc, il faut le redire, des malentendus. Dans la théocratie et dans la césaréopapie, il s’opère une alliance entre les deux sociétés ; le glaive spirituel s’y marie avec le glaive temporel (gladium cum gladio), l’un passant plus ou moins sous l’empire et sous la direction de l’autre. L’on peut donc appliquer à ces systèmes la qualification de « systèmes d’union », et on le fait très souvent. Mais cette désignation, toute vraie qu’elle soit en elle-même, n’en est pas moins inexacte et malencontreuse en fait, puisque le système d’union, tel qu’il se pose aujourd’hui, rejette formellement et le principe théocratique et le principe érastien. Ce double sens du mot donne lieu à d’innombrables méprises, par la facilité ou le danger qu’il laisse de passer instantanément d’une idée à l’autre ; il crée une sorte de clair-obscur où la dialectique de parti est merveilleusement à l’aise.
Peut-être suffirait-il, pour amener bien des rapprochements, de préciser un peu plus la question et d’expliquer un peu mieux les termes. Nous sommes disposés à croire que la majorité des deux camps ennemis finirait par s’entendre passablement, si, faisant trêve aux discussions, ils consentaient à se dire simplement les uns aux autres ce qu’ils veulent. Ne repoussent-ils pas également et la domination de l’État par l’Église, et l’assujettissement de l’Église par l’État ? Ne condamnent-ils pas, avec la même force, et la théocratie et la césaréopapie ? Ne demandent-ils pas, de concert, l’indépendance respective du pouvoir civil et du pouvoir religieux ? Ne tiennent-ils pas tous fermement à ce que les deux sociétés puissent agir avec une pleine liberté, chacune dans sa sphère ? Dès lors, sur quoi disputent-ils avec tant d’acharnement et de bruit ? Ils peuvent différer quant au degré et à la forme, soit de l’union, soit de la séparation, ou, si on l’aime mieux, de l’union-séparation, car il nous est parfaitement loisible, on l’a vu, de fondre les deux termes en un pour que les deux partis y trouvent celui qu’ils affectionnent, et de transformer ainsi en un drapeau de ralliement ces expressions qu’on oppose comme des brandons de discorde. Les deux camps peuvent différer sur la constitution relative des deux sociétés qui assurerait le mieux et leur indépendance essentielle et leurs rapports mutuels ; là est, en effet, un objet sérieux d’étude. Mais la question qui les divise n’est plus alors une question de principe ; il ne s’agit entre eux que de ce plus ou de ce moins qui existe en toutes choses, et dont la détermination peut variera l’infini avec le changement continuel des idées et des situations. Aussi la différence est-elle que, sur le terrain de la pratique et de la vie, lorsque les consciences, et non les théories seules, sont véritablement en cause, le séparationiste donne sa démission le jour même et l’unioniste seulement le lendemain.
Cependant, et quelque fondées que soient ces remarques, il doit se trouver des divergences plus profondes dans ces débats déjà si grands et si vifs, et qui le deviennent de plus en plus. Des discussions pareilles ne sauraient être uniquement des disputes de mots. En y regardant de près, nous ne tarderons pas à reconnaître qu’à côté de ces hommes des deux partis que rapprocheraient, ce semble, les éclaircissements les plus simples et les plus légères concessions, il en est d’autres dont les vues portent beaucoup plus loin. Ce sont ces extrêmes qui expliquent l’antagonisme, qui le maintiennent, l’animent et l’aggravent.
Parmi les partisans de l’union, vous découvrirez grand nombre de défenseurs du statu quo, quel qu’il soit ; conservateurs quand même, ils ne se proposent que de légitimer ce qui est. Là où est établie la césaréopapie, ils se déclarent pour elle et trouvent des arguments pour la justifier ; ils se prononceraient tout aussi bien pour la théocratie, si elle pouvait s’allier quelque part à l’esprit de notre temps et à celui du Protestantisme. Dans le classement actuel, ces gens-là se placent généralement parmi les unionistes, à la faveur de l’équivoque que nous avons signalée ; mais ils sont fort éloignés de leur appartenir réellement, puisqu’ils n’admettent point le principe fondamental du système, savoir la distinction du spirituel et du temporel, l’autonomie des deux sociétés.
Il en est de même chez les séparationistes. Plusieurs, et surtout les principaux chefs, diffèrent beaucoup de la masse qui les suit, soit quant au point de départ, soit quant au point d’arrivée et au terme final. Leurs principes, leurs arguments, leurs assertions elles-mêmes vont fort au delà de ce que veulent la plupart de leurs adhérents, si nous ne nous méprenons pas sur la pensée capitale et l’objet réel de cette controverse. Etudiez les écrits les plus distingués de cette école. Quoiqu’on y parle çà et là de relations organisées entre l’Église et l’État, ailleurs on nie, on réprouve, on repousse absolument toute relation de cette nature ; on combat, sans limitation ni restriction, tout système qui met les deux sociétés dans un rapport quelconque l’une avec l’antre ; on s’attaque à tous les concordats, non pas seulement à ceux qui compromettent soit les droits de l’État, soit les droits de l’Église, mais aux concordats en général et en eux-mêmes ; on les condamne in globo, indépendamment de leur contenu, comme des tentatives souverainement funestes et impies, par cela seul qu’ils fondent une alliance entre les deux corps et se permettent d’en déterminer les limites, d’en régler les conditions. On demande que l’Église soit pour l’État, en quelque sorte, comme si elle n’était point. L’ordre, répète-t-on de mille manières, c’est l’indépendance absolue, et par conséquent l’absolue séparation. Voilà l’ultimatum du système.
C’est avec cette classe de séparationistes que l’union a vraiment à faire : ils n’y voient qu’un non-sens, qu’un moyen terme chimérique, qu’un système bâtard. Ils la déclarent illusoire et impossible ; ils soutiennent que l’égalité et l’équilibre qu’elle rêve ne sont pas dans la nature des choses ; ils affirment que l’alliance ne se conçoit que comme fusion, qu’elle aboutit nécessairement ou à la théocratie ou à la césaréopapie, que si l’Église ne domine pas, elle sera dominée, etc.. Ils disent que « sur le terrain des principes, il n’y a que trois manières d’organiser les rapports du civil et du religieux. La première, dans l’ordre de la pensée comme dans l’histoire, c’est la suprématie de l’élément religieux ; la seconde, c’est la suprématie du pouvoir temporel ; la dernière, c’est la séparation. »c. Ainsi, la plupart du temps, le système d’union n’est pas même mentionné, tant on le considère comme radicalement nul ; et alors même qu’on paraît en tenir compte, ce n’est guère que pour mémoire et sans le prendre au sérieux, puisqu’on suppose toujours qu’il retombe logiquement ou dans la théocratie ou dans l’érastianisme, par cette confusion à laquelle prête le sens multiple du mot, et qu’il serait si essentiel d’éviter.
c – Le Semeur, 1843, n° 26.
Du reste, ces décisions, malgré leur forme axiomatique, ne sont, en dernière analyse, que des assertions. Rien n’oblige à les tenir pour certaines, aussi longtemps qu’il n’a pas été prouvé que le système, qu’on ne daigne point discuter, rentre forcément dans l’un des deux autres avec lesquels on l’assimile ; car, certes, cela n’est pas évident en soi.
Le système d’union, tel qu’il se formule et qu’il doit s’entendre, ne paraît, à première vue du moins, ni inconcevable en théorie, ni inapplicable en fait. L’Église et l’État, formant deux corps distincts, ne peuvent-ils pas régler entre eux leurs relations réciproques et inévitables ? Où serait l’empêchement, soit matériel, soit moral ? Nous n’avons point à déterminer le contenu du contrat ou du concordat ; il suffit d’en indiquer les raisons, d’en constater les motifs. Et, certes, il ne faut pas un examen très approfondi pour reconnaître, non seulement la possibilité d’un tel accord, mais sa haute convenance et même son impérieuse nécessité.
En tant que société organisée, l’Église a sa loi, son gouvernement, sa vie, son action ; elle ne saurait exister et se mouvoir à côté de la société politique sans la rencontrer et en être rencontrée. Quoiqu’elle ait pour but le ciel, elle vit pourtant sur la terre ; si le Royaume qu’elle forme n’est point de ce monde par ses principes et par son esprit, il en est par ses actes. L’Église ne peut échapper aux nécessités de sa position. Sa mission est divine sans doute, mais ses moyens sont humains. Elle a une administration à salarier, des établissements à fonder, des œuvres à soutenir : il lui faut des ressources matérielles. Elle se place devant le pouvoir civil comme une association qui a, sous bien des rapports, à gérer des intérêts du même ordre que les siens, et qui, de plus, aux époques de foi, dispose d’une puissance incalculable. Il y aura donc contact sur mille points ; il pourra y avoir collision. Il est impossible que cela n’ait pas lieu ; impossible, par conséquent, que les gouvernements n’en tiennent aucun compte et n’en aient nul souci. On a beau se placer dans les abstractions, ne parler que de convictions religieuses, de puissance spirituelle, de fins célestes, les réalités reviennent toujours ; on a beau ne montrer que l’Église intérieure, l’Église extérieure, organe, enveloppe de la première, n’en est pas moins là ; et c’est celle-ci qui touche a l’État, c’est cette institution positive et vivante, que l’argumentation laisse dans l’ombre, c’est elle que l’institution politique trouve partout à ses côtés ou sur ses voies. Encore une fois, vous ne sauriez empêcher que l’Église et l’État ne se rencontrent d’une ou d’autre manière, quelque ligne de démarcation que vous tiriez entre eux. Si vous ne voulez pas que l’un absorbe l’autre en l’attirant dans sa sphère, et que vous ne vouliez pas non plus l’union, le concordat, vous organisez la lutte ; car quel autre parti reste-t-il ? Et de la lutte naîtront la domination et l’assujettissement. Il importe donc que les intérêts et les droits respectifs des deux sociétés soient reconnus, définis, garantis ; l’ordre et la justice l’exigent impérieusement, et l’on devra, tôt ou tard, en venir là bon gré mal gré.
C’est même, au fond, ce qu’on a toujours cherché, jusque dans les applications les plus extrêmes du principe catholique et du principe protestant ; on a toujours reconnu à l’État et à l’Église des obligations et des attributions spéciales, qu’on entendait garantir ; là encore on avait en vue l’union, plutôt que la fusion. L’erreur était essentiellement dans les moyens employés. Pour briser l’antagonisme et obtenir une direction harmonique, on ne voyait rien de mieux que de placer l’une des sociétés sous le contrôle de l’autre, faute de distinguer assez entre le spirituel et le temporel, ou, pour mieux dire, faute d’une expérience que nous possédons maintenant. Je crains fort que nous ne léguions à l’avenir une expérience en sens inverse, et peut-être tout aussi triste, par une excessive réaction contre les écarts du passé. Si je ne me trompe, la séparation radicale, à laquelle on nous pousse de toutes parts, est une aberration nouvelle. Cette forme ecclésiastique peut surgir des nécessités et des tendances de notre époque, comme d’autres conditions sociales et religieuses amenèrent les deux premières formes ; elle ne saurait durer. L’état normal est l’union.
Il importe, répétons-le, que l’Église, comme corps, se place et demeure vis-à-vis de l’État sans relations déterminées avec lui. Elle ne doit point le dominer ; elle ne doit pas non plus lui être assujettie ; c’est convenu. Mais comment prévenir les empiètements réciproques, à moins de régler les rapports en constatant les droits et les attributions ? Comment maintenir les deux sociétés dans leur sphère respective, si l’on n’a soin de reconnaître et de marquer leurs limites ? Vous les séparez entièrement, dites-vous ; excellent en théorie et sur le papier, mais en fait vous ne sauriez éviter qu’elles se touchent, se croisent et se heurtent. En vous refusant à l’union, vous établissez par cela même la lutte et la guerre, il faut le redire ; et la guerre amène nécessairement l’invasion et la conquête ; c’est-à-dire que c’est la séparation absolue, et non l’union, qui aboutira ou au hiérarchisme ou à l’érastianisme : alternative redoutable, dont on convient qu’on doit se garder par-dessus tout, et à laquelle les concordats ont précisément pour but de parer, de sorte que dans la réprobation générale dont ils sont l’objet, on les attaque par le côté qui les recommande, on les condamne au nom même du principe qu’ils se proposent de réaliser et de garantir.
Supposez une Église, quelle qu’elle soit, papiste, épiscopale, presbytérienne, occupant tout le territoire d’une nation, dominant les esprits, développant ses institutions, ayant ses intérêts, ses revenus, ses impôts, multipliant ses ressources et ses forces, étendant son action à mesure que s’accroît son influence, poursuivant au dedans et au dehors les grandes entreprises chrétiennes, travaillant à réformer les lois comme les opinions et les mœurs, pénétrant dans les écoles, dans les hospices, dans les prisons, prenant part aux luttes électorales, etc., etc. ; est-il possible qu’elle soit négligée et, pour ainsi dire, ignorée par l’État, ainsi qu’on le veut, lorsqu’il existe entre les deux corps tant de points de rencontre et de collision ? Et quel autre moyen de prévenir soit les conflits, soit les empiétements, que la délimitation et l’accord ? Ou bien est-il des raisons supérieures, naissant de la nature des choses ou de quelque révélation divine, qui interdisent aux deux sociétés de contracter une alliance, lors même qu’elles se réserveraient pleinement l’une à l’autre tout ce qu’exige leur libre développement ? On le dirait, à entendre qualifier cette alliance « d’hérésie » ou d’« adultère », et affirmer qu’elle corrompt les deux institutions jusqu’au cœur. Mais de telles assertions sont plus qu’étranges contre le système d’union ; elles ne s’expliquent que par cette méprise qui a été signalée et où tombent généralement ses adversaires.
Le laisser-faire absolu qu’on invoque se conçoit, à la rigueur, là où n’y ayant pas d’Église générale, la population se divise en associations diverses, qui se balancent, se surveillent, se contiennent, se neutralisent mutuellement, et dont aucune n’est assez prépondérante et assez forte pour faire ombrage au gouvernement. Cela se conçoit aux Etats-Unis ; et de là vient que l’exemple de ce pays est beaucoup moins valable qu’on ne croit, du moins vis-à-vis des hommes qui, n’admettant pas que le fractionnement soit la loi du Christianisme, ne peuvent y voir, malgré les apparences et les opinions contraires, qu’un état irrégulier et conséquemment transitoire.
D’ailleurs, à vrai dire, l’exemple des Etats-Unis, qu’il est convenu de tenir pour formel, ne l’est pas à beaucoup près autant qu’on le suppose communément. Il n’y a pas séparation dans le sens absolu qui se plaide aujourd’hui. La nouvelle législation ne confond plus le spirituel et le temporel comme les anciennes législations le faisaient à tant d’égards. Cela est vrai. Le pouvoir public a renoncé, et renonce pleinement à faire l’office de l’Église ; il a répudié, sur les réclamations d’une religion plus éclairée, des fonctions que lui avait imposées une religion pleine de ferveur, mais dépourvue sur ce point-là de lumières et d’expérience ; il a proclamé la liberté et l’égalité des cultes devant la loi ; il n’accorde à aucun des privilèges et ne refuse à aucun les droits politiques ; il a aboli les Églises d’État, et rejeté peu à peu tout ce que contenaient de théocratique ou d’érastien les constitutions premières ; il a été conduit par les instances des diverses communions à les abandonner toutes à ce qu’on a nommé le système volontaire. Sous plusieurs rapports, le gouvernement américain est en avant de tous les autres et donne au monde de grands exemples. Mais s’est-il placé dans cette neutralité parfaite, dans cette pleine indifférence dont on parle ? N’a-t-il rien admis, rien réglé, rien déterminé dans l’ordre religieux ecclésiastique ? N’y entre-t-il en rien ni pour rien ?
Le nouveau système est loin d’avoir rompu tous les rapports, comme on se le figure d’après le thème convenu et répété sur parole. Voici quelques faits : l’observation du dimanche, sanctionnée dans le Pacte fédéral lui-même, est obligatoire pour tous les citoyens, quelles que soient leurs croyances ; chacune des deux Chambres législatives a son chapelain, qui ouvre les séances, par la prière ; ces chapelains prêchent alternativement, le dimanche, devant les Chambres réunies, dans la salle des représentants transformée ce jour-là en temple ; le Congrès ordonne fréquemment des jours de jeûne ou d’actions de grâce, et les Etats particuliers font de même, dans leur ressort, quand de graves circonstances les y invitent. On a établi des aumôniers dans les armées ; les personnes professant l’athéisme ou niant les rétributions futures, ne sont point admises à prêter serment, et, en conséquence, leur témoignage n’est point reçu devant les Cours de justice ; la loi prononce des peines contre les jurements et les blasphèmes ; elle garantit les propriétés des Églises, mais sous des conditions, des formes, des limites déterminées ; les Églises doivent être reconnues, leurs biens ne peuvent dépasser une certaine valeur, etc.
Est-ce là ce laisser-aller, ce laisser-faire absolu qu’on invoque au nom de ce pays ? Les affaires de la religion et de l’Église y sont-elles, pour le gouvernement, comme une sorte d’interdit, comme un terrain sacré dont il doit se borner à se tenir loin ? Ni le pouvoir, ni le peuple ne le comprennent ainsi. Il y a là, à bien des égards, cette protection contre laquelle crient si fort, en Europe, les champions du séparationisme, et qu’ils redoutent et réprouvent à l’égal de la persécution, si ce n’est plus ; il y a même intervention réelle, intervention à la fois positive et négative, car, d’un côté, la loi environne de ses sanctions des actes religieux, comme le respect du dimanche, et, d’un autre côté, elle enlève les droits civils, tels que ceux de témoin, pour des motifs d’incrédulité.
D’après M. Baird, l’opinion générale des hommes les plus versés dans le droit public des Etats-Unis est que « le Congrès peut très bien diriger sur des objets religieux ses travaux législatifs, pourvu qu’il évite constamment d’instituer une religion d’État, et de gêner en quoi que ce soit le libre exercice des cultes ». C’est-à-dire, pourvu qu’il respecte les droits de la conscience, que la Constitution a voulu pleinement garantir. On sait d’ailleurs que chaque État particulier possède des pouvoirs plus étendus, et qu’il lui appartient de régler dans son ressort les choses religieuses et les affaires ecclésiastiques.
d – De la religion aux Etats-Unis, T. I, p. 310.
En réalité donc, le système qui domine aux Etats-Unis n’est pas celui de la séparation tel qu’il se formule parmi nous, excluant tout rapport organisé entre le domaine religieux et le domaine politique ; c’est bien plutôt celui de l’union, qui pose et détermine des relations à côté de l’indépendance.
Sans doute, dans ces contrées où le Christianisme s’est fractionné en un si grand nombre d’Églises, l’union n’a pu revêtir les caractères qu’elle prendrait là où une seule grande Église traiterait de pair à pair avec l’État, mais elle existe, sous la forme et dans la mesure que comportait la situation religieuse du pays. Peut-être même, bien des unionistes trouveraient-ils qu’à certains égards elle va trop loin ?
Il importe de signaler une confusion de termes et une erreur fort commune, sinon universelle, chez, les partisans de la séparation absolue. Ils identifient la religion et l’Église ; ils méconnaissent la plupart du temps l’idée biblique d’Église générale extérieure.
Ce qui est en cause dans cette question, ce n’est pas le Christianisme même, c’est l’association chrétienne. Le Christianisme, en tant que religion, en tant que foi et vie, étant tout individuel et intérieur, et par cela même extra-mondain, pour ainsi parler, n’a rien à démêler avec les gouvernements ; les gouvernements peuvent et doivent ne pas s’en préoccuper ; comment et pourquoi pénétreraient-ils dans le sanctuaire intime de la conscience ? C’est le Christianisme, devenu institution et société, c’est l’Église, l’Église extérieure avec son organisation, son autorité, son influence, qui intéresse le pouvoir civil, car elle forme un État dans l’État (imperium in imperio). Il est donc nécessaire de ne point échanger, pour le besoin de l’argumentation, ces deux termes de « religion » et d’« Église » qui sont ici si distincts. Et pourtant on le fait continuellement. Cette identification gît, en quelque manière, au cœur du système ; elle en constitue peut-être la principale force ; elle y devient un des grands moyens d’attaque et de défense ; on s’en sert pour frapper les unionistes, ou pour les inquiéter sur des points où ils se croyaient pleinement à couvert ; on en déduit une foule de principes secondaires, qui s’érigent à leur tour en axiomes et se prêtent à d’innombrables applications. Ainsi, pour citer un exemple, on nous dit : Le Christianisme n’est pas une institution, et c’est le dénaturer que de vouloir lui imprimer ce caractère ; or c’est ce qu’on fait en l’alliant à l’État. — Sans doute, le Christianisme-religion n’est pas une institution dans le sens usuel du mot, mais le Christianisme-Église en est une, et il s’offre ici sous cette dernière face, et sous cette face seule.
A cette confusion des termes, qui altère la question en la déplaçant, se joint d’ordinaire l’erreur avouée ou latente que nous avons indiquée. Les défenseurs de la séparation s’appuient, la plupart du temps, sur la maxime de l’indépendantisme qu’il n’y a d’Église générale que l’Église invisible ; Lors même qu’ils ne posent pas catégoriquement ce principe, ils raisonnent constamment sous son influence secrète, parce qu’il est à la base du système. Ils considèrent plus ou moins le fractionnement actuel de la Chrétienté comme parfaitement régulier ; s’ils parlent d’unité intérieure, ils tiennent à peine compte de l’unité extérieure. Pour eux, il existe des Églises et non une Église ; ils ne veulent que des congrégations pures ou de libres associations, le morcellement indéfini du corps de Christ est leur idéal. Ces vues conduisent naturellement à une séparation profonde de l’Église et de l’État. D’abord cette séparation est alors possible pour les gouvernements, qui n’ont rien à redouter de petites sectes, assez occupées d’ailleurs les unes vis-à-vis des autres ; et puis, elle devient nécessaire pour ces sectes elles-mêmes, qui ne pourraient guère traiter directement et isolément avec le pouvoir public qu’au détriment de leurs intérêts et de leurs droits : dès qu’elles entreraient en débat et en partage avec lui, il se ferait la part du lion. Leur véritable garantie est dans la séparation la plus complète possible ; tout les engage à la réclamer et rien n’empêche les gouvernements de l’accorder. Mais ce fractionnement de la Chrétienté n’est pas la règle scripturaire, il en est la déviation ; ce n’est pas l’ordre et le bien, c’est le désordre et le mal. Selon l’esprit de l’Évangile, tel qu’il se révèle dans ses doctrines et ses tendances les plus profondes comme dans les enseignements et les actes apostoliques, de même que les croyants d’une localité doivent s’unir en une Église, de même les Églises doivent s’unir en un corps, pour former à la fin le Royaume de Dieu ici-bas. Le système de la séparation, autant du moins qu’il se fonde sur le principe qui nous occupe, — et il le fait généralement, — ne saurait être adopté là où l’on convient que la notion de l’Église qu’il admet et qu’il répand, n’est point celle de l’Ecriture.
Encore une ou deux observations du même genre : — Les séparationistes font valoir des arguments qui frappent quelquefois à première vue, mais qui se trouvent dépourvus de base pour peu qu’on les sonde. Ils disent, par exemple, que le système d’union suppose l’État chrétien, dans le sens supérieur du mot ; et ils n’ont pas de peine à prouver qu’une pareille condition n’est nulle part réalisée et qu’elle ne saurait l’être. — Mais cette objection, comme bien d’autres, n’a de valeur et de force apparente qu’autant que l’on confond l’union avec la subordination ou la fusion. Oui, la césaréopapie exigerait que l’État fût chrétien, puisqu’elle lui confère la direction des choses religieuses ; mais la césaréopapie n’est pas plus l’union que la théocratie ; l’union, il ne faut pas nous lasser de le répéter, puisqu’on ne cesse pas de l’oublier, l’union pose en principe l’indépendance de l’Église dans l’ordre spirituel ; elle distingue profondément la sphère religieuse de la sphère politique, et c’est sur cette base qu’elle élève, ou veut élever ses concordats. Qu’est-ce qui motive donc l’argumentation que nous venons de rappeler ? Il est si peu nécessaire que l’État soit chrétien pour traiter avec l’Église, qu’un gouvernement païen ou mahométan pourrait parfaitement le faire, s’il était intelligent et droit. (Turquie, Maroc, Chine, etc.)
I1 est un autre argument plus commun peut-être et en apparence plus sérieux, je veux parler de celui qui se fonde sur le reproche fait aux Églises nationales d’engendrer le formalisme. — Nous pourrions répondre que le formalisme ne naît pas essentiellement de l’alliance de l’Église avec l’État, quoiqu’il puisse sans doute y trouver un aliment. Le formalisme se montrera dans toute société religieuse constituée sur une grande échelle, qu’elle soit séparée ou non de la société politique ; — n’avait-il pas envahi le Christianisme bien avant la conversion des empereurs ? — il pénétrera même au sein des associations les moins étendues et les plus sévères, parce qu’il a ses racines dans le cœur humain.
Mais, sans insister sur cette considération, dont on ne saurait cependant contester la vérité ni la force, nous dirons que l’argument, s’il a la valeur et la portée qu’on lui attribue, va plus loin qu’on ne dit, et peut-être qu’on ne veut. En déduire uniquement la séparation de l’Église et de l’État, c’est l’arrêter à moitié chemin ; il mène logiquement à un puritanisme absolu, mélange des théories indépendantes et anabaptistes. Pour prévenir le formalisme, ou du moins pour lui opposer quelques digues réelles, dans le sens que vous indiquez, il vous faut, d’un côté, pousser jusqu’à ces petites congrégations qui exagèrent les principes d’admission et d’exclusion au point de s’anéantir, et s’ensevelissent à la fin elles-mêmes sous l’austère discipline au moyen de laquelle elles cherchent à éviter les invasions du monde ; il vous faut, d’un autre côté, rejeter le baptême des enfants, car en conservant cette pratique vous intronisez ipso facto la religion de la forme. Du reste, cette double conséquence est plus ou moins sentie, sinon avouée, par les représentants du séparationisme ; ils la montrent çà et là comme son terme et son postulat réels. On comprend, à ce point de vue, l’importance attachée à la question de la légitimité ou de l’illégitimité du pédobaptisme, qui en elle-même semblerait insignifiante lorsque le sacrement n’est tenu que pour un symbole, et l’on admire la justesse et l’étendue de coup d’œil des anabaptistes qui, sans avoir eu un seul homme distingué, n’en tirèrent pas moins de leurs principes de puritanisme ecclésiastique les conséquences qui y étaient en effet contenues. La logique instinctive des partis est souvent plus rigoureuse que la logique raisonnée des systèmes.
Selon nous, le séparationisme compromet, à force de vouloir le garantir, le principe seul véritablement important que renferment ces débats, et qu’il s’agirait de faire triompher dans les législations : la distinction du spirituel et du temporel. Les exagérations d’une idée semblent au premier moment en accroître l’évidence et la force ; mais elles lui créent à la longue les plus grands périls, parce que c’est par là qu’on l’attaque avec avantage, et qu’on réussit souvent à la renverser ou à l’arrêter. L’excès provoque la réaction : bien plus, il l’arme et la légitime. Les doctrines absolues de l’adunamie morale de l’homme et de la prédestination divine, dans lesquelles la Réformation crut trouver le boulevard du dogme de la justification gratuite, qu’elle avait pour but essentiel de relever, faillirent entraîner à la fin avec elles cet article fondamental. Un extrême appelle un autre extrême. C’est la loi du monde intellectuel et moral ; et elle explique ces revirements continuels de pensée et de direction, ces oscillations constantes, cette marche des choses humaines où le progrès ne s’opère que par une série non interrompue de chutes et de relèvements.
Le grand principe dont ils sont autant que personne les partisans et les défenseurs, les séparationistes l’exposent en paraissant le remplacer par un autre et en convertissant le moyen en but. Ils font de la rupture complète avec l’État la question suprême ; c’est là qu’est à leurs yeux le dogme, le devoir ; c’est là qu’ils appellent les esprits, là qu’ils concentrent leurs efforts ; et ce point, secondaire en réalité, voile peu à peu le point capital, comme les controverses théologiques sur le décret divin, le libre-arbitre, la nature et l’étendue de la corruption couvrirent, à la fin, de leur ombre et de leur bruit la doctrine de la grâce, au xvie siècle.
Les séparationistes exposent encore le principe qu’ils veulent et croient servir, parce qu’avec les tendances qu’ils lui prêtent, les bases qu’ils lui donnent, les conséquences qu’ils en tirent, les applications qu’ils en font, il ne va à rien moins qu’à bouleverser l’ordre ecclésiastique aussi bien que l’ordre politique, devenant dès lors inadmissible et pour les hommes d’État, qui en mesurent la portée, et pour les chrétiens, qui se défient des systèmes et s’en tiennent aux simples données de l’Ecriture ; car ils ne peuvent abandonner, les uns les intérêts et les droits de la société civile, les autres l’idée biblique de l’Église. Comment voulez-vous que la masse des chrétiens, étrangère aux surexcitations de la controverse, adopte, dans le seul but de favoriser un plan d’organisation extérieure, les théories puritaines sur lesquelles on le fonde, et qu’elle se laisse pousser à un séparatisme illimité, et jusqu’à la suppression du baptême des enfants ? Comment voulez-vous que les hommes d’État consentent, malgré les leçons du passé et les pronostics du présent, à ne pas tenir compte d’une association aussi puissante que l’est ou peut l’être l’Église, et à lui livrer en quelque sorte à merci les gouvernements ? Comment voulez-vous que tous, hommes politiques ou religieux, s’associent à des idées qui arrivent, dans leur développement logique, à exiger des pouvoirs publics la même protection, ou, si l’on veut, la même indifférence pour le panthéisme, le communisme, l’athéisme, que pour le Christianisme ? Avec quelle facilité et quelle promptitude les intelligences les plus élevées traversent le vrai dans tous les sens ! Mais n’est-ce pas, je le demande, compromettre gravement le principe de la distinction du temporel et du spirituel, que de le lier à de telles vues, à de telles tendances, et de l’en rendre solidaire ? Ce principe, déjà vieux dans le monde chrétien puisqu’il n’est qu’un corollaire de l’esprit de l’Évangile, aurait été à peu près généralement accordé aujourd’hui, il est permis de le penser, si l’on se fût borné à en demander l’application sous les formes qu’exige notre temps.
Sachons dégager la question essentielle des questions accessoires sous lesquelles elle est presque ensevelie, remettons les choses à leur vraie place, et nous reconnaîtrons, pour ramener une remarque déjà faite, qu’à part les extrêmes, les unionistes et les séparationistes se trouvent, plus qu’ils ne pensent, sur un terrain commun, où se mêlent leurs vœux et leurs efforts. Au fond, il s’agit entre eux moins de principes que de moyens. Ils demandent les uns et les autres l’indépendance de l’Église et de l’État dans leurs sphères respectives. Ce point capital, ils le posent et le maintiennent également. Leur différend porte uniquement sur la nature des rapports à établir entre les deux sociétés pour assurer la réalisation de leurs vues. Mais, le problème ainsi restreint n’a plus la même gravité, et il admet d’ailleurs des solutions différentes selon les conjonctures. Dans tel état social et religieux, l’accord sera plus intime ; dans tel autre, il le sera moins ; dans tel autre encore, il se rompra presque en entier. Aux époques de foi, les relations deviendront naturellement plus étendues et plus étroites ; les deux corps, animés d’un même esprit, marcheront, pour ainsi dire, main à main. Aux époques d’indifférence et d’incrédulité, il y aura des deux parts défiance, éloignement, besoin et demande de garanties ; on cherchera à se toucher le moins possible. Aux époques et dans les contrées où la grande association chrétienne se trouvera momentanément brisée en associations rivales, et où une excessive préoccupation des intérêts matériels dominera les gouvernements, la séparation, autant qu’elle est réalisable, deviendra la loi, parce qu’elle sera une nécessité.
Ainsi, toujours l’union est l’ordre, la règle, la fin réelle ; la séparation, telle qu’on l’entend, est l’exception. Car, en dernière analyse, les deux sociétés se composent des mêmes individus, qui sont tout ensemble citoyens et chrétiens. Et si la foi est jamais universelle, si jamais arrivent ces temps prédits dès le commencement et toujours attendus, où il n’y aura qu’un seul troupeau, comme il n’y a qu’un seul Pasteur, l’union pourrait aller jusqu’à une sorte de fusion. Le Christianisme, on le reconnaît des deux parts, veut se soumettre l’homme tout entier, l’homme avec toutes ses tendances et toutes ses œuvres, avec tous ses sentiments et tous ses actes ; il veut aussi se soumettre tous les hommes, et fonder sur la terre le Royaume des Cieux. C’est là son but, ou, si on préfère cette expression, son idéal, dans ses rapports avec le monde. Si ce but était une fois atteint ; s’il l’était au sein d’une nation, si le même esprit y animait l’Église et l’État, si tout s’y faisait au nom du Christ et selon sa parole, s’il s’y accomplissait à la lettre cette déclaration de l’apôtre : « Vous êtes la race élue…, la nation sainte, le peuple acquis, etc. » (1 Pierre 2.9), alors la vie religieuse et la vie civile se pénétrant l’une l’autre, la sympathie remplaçant l’antagonisme, les deux corps n’auraient plus de raison de maintenir les limites, les barrières et les garanties anciennes, puisqu’ils suivraient en réalité la même loi et se proposeraient au fond la même fin, quoique dans des spécialités différentes, qu’il ne serait peut-être pas facile de distinguer toujours nettement. On verrait s’établir, sous une forme supérieure et parfaitement normale, sans aucun des abus qu’on lui croit inhérents, le système de l’Église-État ou de l’État-Église. Peut-être cet idéal ne se réalisera-t-il jamais pleinement ici-bas, et les deux sphères resteront-elles toujours plus ou moins distinctes ? Mais ce n’est pourtant pas une pure utopie ; les promesses de l’Évangile et les données de l’histoire, la réflexion et la foi annoncent la transformation graduelle- de la société, sous l’influence incessante du Christianisme ; et dans ce progrès, qui peut devenir de jour en jour plus rapide, les deux sphères doivent de plus en plus se rapprocher. D’où il suit, répétons-le, que le terme, au lieu d’être la séparation absolue, est, au contraire, une union toujours plus réelle et plus intime. Ne faisons pas de nos temps la mesure de tous les autres. Ils ne le sont ni pour le passé, ni surtout pour l’avenir. Les pèlerins de l’Amérique du Nord, quand ils fondaient tout ensemble l’Église et l’État sous la direction de la pensée religieuse qui les avait arrachés à leur patrie, ne pouvaient établir ni concevoir entre les deux sociétés la relation que nous jugeons aujourd’hui seule normale, ils ne pouvaient ni vouloir ni prévoir ce qu’ont fait leurs descendants ; et lorsque l’Évangile aura pénétré les peuples à une plus grande profondeur, de cet état nouveau naîtra naturellement et nécessairement une nouvelle constitution.
En dernier résultat, nous pensons que le système d’union n’a besoin pour se légitimer que d’être expliqué et compris dans son vrai sens. Il pose, autant que celui de séparation et mieux peut-être, la distinction fondamentale du spirituel et du temporel qu’il s’agit de régler. Il ressort de la nature même des choses, là où l’on admet et la notion de l’Église extérieure-générale et l’institution divine de l’État, double principe résultant de l’esprit comme de la lettre des Ecritures. Le système de séparation, dans ses formules absolues, méconnaît le rapport naturel et providentiel des deux sociétés.
Il est probable qu’il triomphera ; il a pour lui la situation religieuse de la plupart des pays, ainsi que les idées et les tendances radicales du siècle ; mais il ne triomphera que pour préparer les voies à une union nouvelle, où il ne restera plus rien des deux vieilles erreurs catholique et protestante, le hiérarchisme et l’érastianisme.