Entendons-nous sur le sens que nous attachons au mot d’idée.
Une idée, en général, est une vue de l’esprit, la vue d’un fait très particulier comme de tout autre. C’est le fait réfléchi dans l’esprit, l’objet dans le sujet. Sous ce rapport, il se trouve que nous avons déjà parlé des idées dans le paragraphe précédent, en tant que la narration et la description cherchent à donner une idée des faits.
Mais nous prenons, dès à présent, le mot d’idée dans un autre sens. Il ne s’agit plus pour nous de la vue intellectuelle des faits concrets, mais des éléments purement intellectuels, au moyen desquels nous nous faisons cette idée, ou nous nous procurons cette vue, et sans lesquels nous ne pourrions pas nous la procurer.
L’idée, dans ce sens, ne se rapporte à aucun point déterminé du temps et de l’espace, quoiqu’elle puisse, par abstraction, avoir été dégagée d’une multitude de faits similaires accomplis dans le temps et dans l’espace ; elle est leur loi commune, elle est un fait générique ; elle est dans toute proposition (car l’idée n’existe pas hors de la proposition) l’attribut séparé de tout sujet, l’attribut substantifié : « Le monde est grand », – « grandeur ». Le temps et l’espace ne sont plus pour rien.
Pour dire Le monde est grand, ou pour appliquer l’épithète grand au substantif monde, ne fallait-il pas avoir préalablement l’idée de grandeur ? Sans doute. Il est vrai qu’on pourra dire que cette idée n’est pas née avant les objets ou avant leur impression sur nous. Sans ces objets, sans l’impression que nous avons reçue, elle n’aurait pas pu naître, non plus que l’idée de toute qualité. La qualité, la manière d’être, présuppose l’être. Mais, d’une autre part, on peut défier les objets et les sensations de faire naître dans l’esprit humain aucune idée générale, s’il n’y a dans l’esprit humain quelque chose d’antérieur, que nous n’appellerons pas idée, mais forme ou catégorie, que les impressions extérieures ne créent pas, mais dont elles nous font apercevoir. Quoi qu’il en soit de ces formes antérieures à tout, il reste certain que, de quelque manière que nous ayons acquis des idées générales, il nous est impossible sans ces idées, sans les idées, de tirer aucun parti des faits, ni pour la pensée, ni pour la vie. C’est avec les idées que nous jugeons, mesurons, manions les faits. Un fait n’a jamais une forme, un nom, qu’au moyen d’une idée préalablement acquise. L’idée est la lumière dans laquelle, de toute nécessité, il faut voir les faits ; et plus elle est générale et haute, mieux elle les éclaire ; les grandes idées sont les plus propres à illuminer ou à dessiner nettement les faits sur l’ombre de notre ignorance. – D’ailleurs, la destination des faits, leur usage est de nous conduire vers les idées, de nous élever jusqu’à elles ; toute notre dignité est là ; et plus ces idées sont générales, c’est-à-dire, plus sont nombreux les groupes de faits qu’elles embrassent, plus nous nous élevons. L’idée de Dieu est la plus haute et la plus noble parce qu’elle embrasse tout, et que par delà il n’y a rienb.
b – Au lieu de ce paragraphe, nous lisons dans une rédaction plus ancienne, le morceau suivant qu’il nous paraît utile de reproduire : « Remarquons ici l’importance des idées. La philosophie a reconnu qu’en sens absolu, l’idée précède le fait. L’esprit humain, ayant toute expérience, présente dans son intérieur un certain nombre de moules ou de matrices, sans lesquels les faits ne pourraient le pénétrer, ou resteraient sans forme, ce qui est la même chose. Réciproquement, ces moules ou ces matrices resteraient éternellement inféconds. Ces moules ou ces matrices sont les idées premières, les attributs premiers et fondamentaux dont se composent tous les autres. Ces attributs ou prédicats n’attendent, pour ainsi dire, que des sujets ; mais aucune proposition, aucun jugement ne peut, sans eux, éclore dans l’esprit humain.
Or, ce que nous disons des idées primitives et parfaitement simples, nous le disons pareillement, et proportion gardée, de tout ce qui peut s’appeler idée, c’est-à-dire de tout attribut séparé de tout sujet et substantifié. Ces idées secondaires ne sont pas nées sans le secours ou le concours des faits ; mais une fois nées, elles deviennent la norme ou la mesure d’autres faits. Un fait n’a jamais une forme, un nom, qu’au moyen d’une idée préalablement acquise. » – Ici les deux manuscrits se rejoignent.
Ainsi l’idée apparaît tour à tour comme moyen et comme but, L’idée est, d’un côté, la condition ou le moyen de la connaissance des faits, le levier à l’aide duquel nous les soulevons et les détachons du sol, ou, si l’on veut, la lumière dans laquelle nous les discernons et les mesurons. Elle est, d’un autre côté, le but même de la connaissance des faits. À travers les faits, nous voulons arriver aux idées, qui n’en sont pas seulement la représentation, mais la loi, et qui sont, en Dieu, les vrais faits, les faits suprêmes, dont les faits proprement dits ne sont que l’expression ou le symbole.
Que les idées jouent un rôle important dans la religion et dans la prédication, cela est évident. La religion, fondée sur des faits, se résout en idées.
La prédication s’occupe surtout des idées de la religion.
Les faits, nous l’avons vu, se racontent ou se décrivent. – L’idée, comme idée, se définit, en d’autres termes, se classe.
La définition est définie par l’étymologie du mot. Elle marque les limites de l’idée. Pour définir positivement la définition, disons qu’elle enseigne de quels éléments se compose l’idée totale. Elle consiste dans le rapprochement de plusieurs idées générales, dont l’une est restreinte par les autres. Quand l’idée est, pour ainsi dire, fortifiée, retranchée, de manière que, de tous les côtés, elle repousse les idées qui voudraient se mêler à elle, l’objet est défini.
Il ne faut pas confondre la définition et le jugement.
La définition ne fait que constater l’identité ; le jugement exprime un rapport. – La définition est une proposition analytique ; le jugement est une proposition synthétique. La définition ne fait que décomposer l’objet ; le jugement compose, ou ajoute à la notion de l’objet, pris dans la totalité de ses éléments constitutifs, celle d’une qualité quelconque.
La définition veut faire connaître ; le jugement veut faire apprécier. – Toutefois, bien souvent, la définition fait apprécier, et implique le jugement ; et le jugement équivaut à une définition partielle. – Il ne faut pourtant pas confondre avec la définition ces jugements qui font ressortir avec force un des caractères d’un objet, et ne sont destinés qu’à exciter à son égard tel ou tel sentiment. – Exemples :
Quand la notion de l’attribut n’épuise pas celle du sujet, et qu’on ne peut pas indifféremment mettre l’un pour l’autre, ce n’est pas définition, c’est jugement. – La satire aussi définit à sa manière. – Ainsi La Rochefoucauld a défini la modération :
une crainte de tomber dans l’envie et dans le mépris que méritent ceux qui s’enivrent de leur bonheur.
– et La Bruyère a défini la gravité :
un mystère du corps destiné à cacher la faiblesse de l’esprit.
– Selon Diderot,
la liberté religieuse est pour chacun le droit de persécuter à son tour.
– Il est clair qu’il s’agit ici de la fausse modération, de la fausse gravité, de la fausse liberté.
Une définition est bien un jugement, mais un jugement qui renferme ou qui-engendre tous les jugements qui, en un moment quelconque, peuvent se porter d’un objet. Et réciproquement, en réunissant tous les jugements qu’on peut, en un moment quelconque, porter sur un objet, on a la définition.
Nous pouvons donner ce nom aux propositions suivantes :
Une définition peut se compliquer d’un jugement, ou renfermer un jugement explicite : « La mort est la fin de ce rêve inquiet qu’on appelle la vie. »
Tout discours commence ou est censé commencer par la définition de l’objet, à moins qu’il ne soit très connu. – Presque jamais il ne l’est bien. – Et lorsqu’il est connu, il n’est pas distinctement présent à l’esprit de la plupart des auditeurs. [Cicéron rejette la définition formelle, comme présentant quelque danger par la rigueur dont elle a besoin, comme sentant trop l’école, enfin comme pouvant difficilement entrer dans l’esprit de l’auditeur qui n’a pas le temps de s’arrêter.
Au reste, dit Marmontel, tous les genres d’éloquence n’exigent pas les mêmes précautions que le plaidoyer, où l’agresseur et le défenseur doivent être sans cesse en garde, et frapper et parer presque en même temps. Ainsi la définition… est moins critique et moins périlleuse dans le genre de l’éloge, ou de la délibération.
Mais il est toujours nécessaire de se définir exactement l’objet à soi-même. La définition n’est pas seulement un moyen de clarté, un élément d’instruction, la base de l’argumentation : c’est souvent un commencement de preuve. – Au moins, la démonstration est ferme et assurée à proportion que la définition a été exacte et claire. Ainsi la définition du mot bien dans Romains 8.28 : Toutes choses concourent ensemble au bien de ceux qui aiment Dieu. La définition est directe ou indirecte : directe, lorsqu’elle va droit à l’idée ; indirecte, lorsqu’elle y arrive par un détour.
La définition directe peut être stricte ou développée. Dans le premier cas, qui est celui de la définition proprement dite, elle se réduit à l’indispensable, ayant soin de ne rien omettre. Dans le second, on répète, sous des formes diverses, les termes mêmes dont la définition se composec, ou bien on les définit, ou encore on divise la matière de chacun de ces termes, ce qui est une énumération des partiesd.
c – Exemple : « Le monde, c’est la créature prise en elle-même, c’est tout ce qui passe, c’est tout ce qui n’est pas Dieu. »
d – Voyez Bourdaloue, Avent, Sermon sur la récompense des saints, le commencement de la seconde partie.
La définition directe est tantôt simple, tantôt combinée. Elle est combinée quand elle se complique d’une autre définition, par le rapprochement d’une idée ou différente, ou opposée, ou semblable, ou voisine, ou plus particulière, ou plus généralee, etc.
e – La définition combinée a la forme :
La définition directe peut enfin être descendante ou ascendante. La forme descendante est la plus ordinaire. La forme ascendante ou régressive consiste à construire l’idée, ou, si l’on veut, à en faire la genèse. Ces différentes formes peuvent encore être combinéesf. Voici quelques règles sur l’emploi de la définition directe.
f – Voyez Reinhard, sur l’Embarras (Sermons pour 1792,) sermon II, et Massillon, Carême, Sermon sur l’Immutabilité de la loi de Dieu, le commencement de la seconde partie.
1. Ne pas donner à la définition trop de place dans le discours, dont il faut craindre de rompre le mouvement.
2. Éviter les distinctions et les classifications trop subtiles, qui supposent chez l’auditeur une grande habitude de l’abstraction et une connaissance délicate de la langue.
3. Ne pas recourir sans nécessité à la définition formelleg ; – lui donner autant que possible la forme de la construction ou de la discussionh.
g – Si l’on examine les œuvres des maîtres, on verra que la définition formelle est rarement celle qu’ils préfèrent. Comme ils prouvent en définissant, ils définissent en prouvant. Leurs définitions sont rarement une stagnation du discours ; on ne les entend pas dire comme l’Intimé dans les Plaideurs :
… Puis donc qu’on nous permet de prendre
Haleine, etc.
h – Voyez Chrysostome sur la vaine gloire.
4. Ne pas vouloir tout définir. Ainsi :
i – Sens vaste et philosophique du mot connaître dans la Bible.
Enfin, quand les idées suffiraient pour faire comprendre les idées, cela ne donnerait pas des choses cette intuition vive, nécessaire au plus grand nombre des esprits. Alors, il faut remplacer ou compléter la méthode directe, dont nous avons montré les différentes formes, par la méthode indirecte, qui consiste à traduire l’idée dans des faits, de telle sorte qu’on puisse, raconter ou décrire l’idée comme on raconte ou décrit le fait. – Remarquons seulement que cela, à proprement parler, ne remplace pas la définition, mais y supplée ou y amène. Il n’y a, en matière d’idées, que les termes abstraits qui puissent être exacts. On peut définir l’idée :
Je ne sais, dit Pascal, qui m’a mis au monde, ni ce que c’est que le monde, ni que moi-même. Je suis dans une ignorance terrible de toutes choses. Je ne sais ce que c’est que mon corps, que mes sens, que mon âme, et cette partie même de moi qui pense ce que je dis, qui fait réflexion sur tout et sur elle-même, et ne se connaît non plus que le reste. Je vois ces effroyables espaces de l’univers qui m’enferment, et je me trouve attaché à un coin de cette vaste étendue, sans que je sache pourquoi je suis plutôt placé en ce lieu qu’en un autre, ni pourquoi ce peu de temps qui m’est donné à vivre m’est assigné à ce point plutôt qu’en un autre de toute l’éternité qui m’a précédé, et de toute celle qui me suit. Je ne vois que des infinités de toutes parts, qui m’enferment comme un atome, et comme une ombre qui ne dure qu’un instant sans retour. Tout ce que je connais, est que je dois bientôt mourir ; mais ce que j’ignore le plus, est cette mort même que je ne saurais éviter.
j – Voyez la description de l’orgueil dans Bourdaloue, Pensées sur divers sujets de morale et de religion.
k – Voyez la description du pénitent par Massillon, Carême, sermon sur le petit nombre des élus.
l – Abraham et Lot.
Alexandre et son médecin, (grandeur d’âme).
L’anecdote, racontée par Diderot, [du curé, qui ayant insisté auprès d’un officier pour l’engager à prendre part à une collecte en faveur des nécessiteux de la paroisse, reçut un soufflet et insista de nouveau en disant] : « Ceci est pour moi ; mais pour mes pauvres ? »
Le trait de ce noir, qui, interrogé sur les motifs qui l’engageaient à donner des soins à un vieillard, répondit : « Massa, c’est mon ennemi. »
Voyez Hébreux 11.4, 5, 7, 8, 11, 17, 20, 21, 22, 24, 29.
m – Voyez Bossuet, Premier sermon pour la fête de tous tes saints ; et Germond, dans le Recueil de sermons de divers ministres évangéliques du canton de Vaud, page 246.
n – Parabole d’Ephrem, syrien. – Bridaine, cité par Maury, Eloquence de la chaire, XX. – Voir aussi dans les Discours sur quelques sujets religieux, le discours intitulé : Les trois réveils.
On évite la définition formelle, mais on ne supprime ni ne mutile la définition ; souvent tout cela ne fait qu’y introduire ; et, quoi qu’on fasse, alors même que le prédicateur semble le moins préoccupé du soin de définir, il met tous ses soins à donner, directement ou indirectement, une notion distincte, une intuition vive de l’idée.
Autant qu’il est possible, la définition doit solliciter et mettre en mouvement les forces libres et vives de l’âme. – La définition parfaite serait celle qui ferait à la fois connaître, comprendre, sentir et croire.