Préparation évangélique

LIVRE IV

CHAPITRE I
DES ORACLES ÉTABLIS DANS CERTAINES VILLES, ET DE CEUX EN PARTICULIER DONT LES RÉPONSES CÉLÈBRES SONT DUES À DES APPARITIONS EXTRAORDINAIRES DES DIEUX. QUELLE EST LA RAISON DU MÉPRIS QUE NOUS PROFESSONS POUR EUX ?

Dans ce quatrième livre de la préparation évangélique, nous sommes amenés par l’ordre des matières, à traiter de la troisième espèce de superstitions introduites par le polythéisme, erreurs dont nous sommes heureusement affranchis par la bonté de notre Rédempteur et Sauveur Jésus-Christ. En effet, toute la théologie des Grecs se divise en trois parties : la partie fabuleuse, chantée par les poètes ; la partie allégorique, imaginée par les philosophes, et la partie soutenue par les lois et observée religieusement dans chaque cité ou dans chaque pays. De ces trois parties, nous avons déjà traité les deux premières dans les livres précédents ; savoir, la partie historique ou plutôt mythologique, comme ils l’appellent, et celle qui, pénétrant au-delà de l’écorce des fables, en cherche l’explication dans la nature ; et c’est celle-là qu’ils appellent pour cela théologie naturelle, allégorique, contemplative, et je ne sais de quels autres noms encore. Maintenant donc le but du livre présent est de mettre sous les yeux la troisième espèce de théologie, celle qui règne dans chaque ville ou chaque pays en particulier, et à laquelle ils donnent le titre de théologie politique. Cette dernière est placée sous la sauvegarde des lois, qui la font respecter comme une doctrine antique, une tradition paternelle, une preuve frappante de la vertu de ceux qu’ils ont placés au rang des dieux. Or ils citent à l’appui de cette théologie, des divinations, des oracles, des guérisons miraculeuses, des châtiments sévères infligés aux impies : et comme ils disent en avoir fait l’épreuve, ils croient remplir un devoir sacré en révérant ces divinités ; nous, au contraire, qui ne faisons aucun cas de ces divinités, dont la vertu bienfaisante se manifeste si évidemment, qui affectons même pour elles un souverain mépris, ils nous taxent de la plus monstrueuse impiété : chacun, disent-ils, doit respecter les institutions qu’il a reçues de ses pères, et ne point porter une main sacrilège sur ce qui est inviolable. Il faut s’attacher fortement au culte que nos ancêtres nous ont transmis, et avoir en horreur toute nouveauté.

Aussi n’est-ce qu’une juste sévérité des lois d’avoir porté la peine de mort contre ceux qui se rendent coupables d’un pareil crime. Quant à la première partie de la théologie, qui est la partie historique ou fabuleuse, elle est du domaine des poètes, qui peuvent en user au gré de leur imagination. La seconde partie est pareillement abandonnée aux disputes des philosophes, auxquels on laisse le champ libre pour les interprétations allégoriques qu’il leur plaira d’adapter aux fables : mais quant à la troisième, elle est sacrée.

Les princes et les législateurs ont ordonné de la respecter et de la conserver religieusement comme une chose antique et qui touche à la constitution même de la société ; en conséquence, ni poètes ni philosophes n’ont droit d’y porter atteinte, mais tous, pour obéir aux lois de leur patrie, doivent vouer un attachement inviolable aux rites qui ont pour eux l’autorité du temps, soit dans les villes, soit dans les campagnes. Nous avons donc maintenant à rendre raison de notre foi contre ces doctrines, et à faire l’apologie de l’Evangile de notre Sauveur, qui renferme les enseignements tous contraires à ces principes, des lois en opposition formelle avec la législation de toutes les nations païennes. D’abord que ces simulacres inanimés ne soient point des dieux, ceux que nous combattons ne sauraient s’empêcher de l’avouer eux-mêmes. Qu’il n’y ait dans la mythologie des poètes rien de vénérable, rien, au contraire, que d’indigne de la Divinité, nous l’avons fait voir dans le premier livre ; l’objet du second et du troisième a été de montrer que les interprétations des philosophes ne sont que des explications forcées des fables des poètes, une troisième chose nous reste maintenant à examiner, c’est le cas qu’il faut faire de ces vertus mystérieuses que recèlent les idoles.

Voyons donc si nous y trouverons quelque chose de vraiment divin, la probité et la décence dans leurs habitudes, ou plutôt si nous n’y rencontrerons point les défauts contraires. D’abord, en tête d’une semblable discussion, il faudrait peut-être commencer par ranger tout cet appareil idolâtrique parmi les artifices et les fraudes d’hommes fourbes, et effacer d’un trait ces croyances populaires qui, loin d’être dignes de la Divinité, ne sauraient même s’appliquer aux mauvais génies ; car dans tous ces vers où sont enveloppées les réponses des oracles, il ne faut pas voir seulement l’œuvre d’esprits ineptes ; mais il est aisé d’y reconnaître les pratiques d’hommes accoutumés à tromper et qui, au moyen d’un sens équivoque et amphibologique, sont toujours d’accord avec les événements, quelle qu’en soit l’issue. Quant à ces prétendus prodiges qui en imposent au vulgaire, ils sont ordinairement le résultat de causes physiques. Car il y a dans les diverses substances de la nature, dans les racines, dans les herbes, les plantes, les fruits, les pierres, une prodigieuse variété de propriétés résultant de la sécheresse ou de l’humidité. Il y en a qui ont une vertu de répulsion et d’autres une puissance d’attraction ; quelques-uns ont la propriété d’éloigner les choses, d’autres celle de les rapprocher et de les resserrer ; les unes ont une propriété dissolvante, d’autres une vertu astringente ; il y en a qui ont la vertu de dissoudre, d’autres, celle de condenser ; il y en a qui relâchent, qui humectent, qui raréfient. Celles-ci procurent la santé, celles-là la mort ; d’autres changent finalement l’état des corps et leur font prendre tantôt un aspect, tantôt un autre ; les unes produisent ces effets lentement et progressivement, les autres les produisent subitement ; les unes opèrent sur un grand nombre de sujets, la force des autres est restreinte à un petit nombre ; les unes paraissent les premières, tandis que d’autres ne viennent qu’après, et que d’autres encore croissent et périssent simultanément. La médecine reconnaît dans les unes la propriété de guérir, dans les autres celle de produire les maladies et la mort. Il y a des choses qui sont soumises aux lois d’une certaine nécessité physique, qui croissent et décroissent avec la lune ; il y a dans les animaux, les plantes, les racines, une multitude de propriétés antipathiques ; il y en a dont les exhalaisons produisent le sommeil avec une certaine pesanteur de tête, tandis que d’autres agitent l’imagination ; quelquefois le lieu est pour beaucoup dans l’opération de ces prodiges. Ces prétendus thaumaturges ne manquent pas non plus d’instruments disposés à point et de longue main pour leurs prestiges. Ils savent aussi s’entourer d’associés qui s’emparent de ceux qui viennent consulter l’oracle, leur arrachent le secret des demandes qu’ils ont à lui proposer. Ils ont une multitude de secrets au fond des temples, dans ces sanctuaires impénétrables à la multitude. Ils ne sont pas peu servis par les ténèbres dont ils s’enveloppent, mais surtout par la superstition de ceux qui, en s’adressant à eux, ont l’intime persuasion qu’ils parlent à une divinité, opinion enracinée dans leur esprit comme par droit de succession. Après cela, représentez-vous l’intelligence bornée de la multitude, son esprit incapable de raisonner et de saisir une preuve ; d’un autre côté faites-vous une idée de l’étonnante habileté de ces imposteurs exercés de longue main à ces artifices diaboliques, de leurs habitudes de ruses et de fourberies. Les promesses qu’ils font à ceux qui les consultent ne respirent que joie et bonheur ; le remède souverain qu’ils apportent aux maux présents, c’est l’espérance d’un meilleur avenir. Quelquefois leurs conjectures vont jusqu’à prétendre soulever le voile de l’avenir ; mais alors ils enveloppent leurs prédictions de ténèbres impénétrables, ils dérobent le sens de leurs oracles sous des termes obscurs et ambigus ; de la sorte ces oracles deviennent de vraies énigmes, dont les auteurs se mettent à l’abri de tout reproche. Un autre genre de déceptions et de prestiges qu’ils emploient, c’est de mêler à leurs opérations certains enchantements, certaines imprécations en langage barbare et inintelligible, afin de donner le change aux spectateurs, en paraissant s’occuper de toute autre chose que de ce qui les occupe réellement.

Mais rien ne frappe la multitude comme ces oracles rendus dans des vers qui semblent le fruit d’une merveilleuse facilité : il y a dans le luxe des expressions qu’emploie le devin, dans le son de voix sonore et éclatant avec lequel il le prononce, dans les gestes emphatiques dont il les accompagne, de quoi imposer au vulgaire crédule, par l’apparence mensongère de l’inspiration divine et le sens équivoque des termes.

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