Nous avons vu à quel résultat avait abouti la longue élaboration du dogme de la personne de Jésus-Christ, poursuivie à travers les controverses christologiques de l’Orient. Les conciles généraux de Chalcédoine (451) et de Constantinople (680) avaient formulé sur ce point la doctrine de l’Église avec une précision qui ne laissait rien à désirer. Cette formule peut se résumer ainsi : Jésus-Christ vrai Dieu et vrai homme ; une seule personne en deux natures, distinctes et inséparables, unies et non confondues ; deux volontés correspondant aux deux natures et se trouvant entre elles dans les mêmes rapports, mais la volonté humaine étant subordonnée à la volonté divine.
Cette formule demeura l’expression officielle du dogme pendant tout le moyen âge. La modifier aurait été se rendre coupable du crime d’hérésie : Tout ce qu’on pouvait faire, c’était de la justifier rationnellement. Ce fut la tâche de la scolastique. Mais, avant de montrer comment elle s’en acquitta, je dois dire un mot d’une controverse qui éclata en Espagne à la fin du viiie siècle, avant l’apparition de la scolastique, au milieu du mouvement théologique et scientifique provoqué, ou du moins favorisé, par Charlemagne.
C’est la controverse adoptienne, écho affaibli des grandes controverses christologiques de l’Orient et qui rappelle surtout, par la nature de la question débattue, la controverse nestorienne. Résumons d’abord les circonstances qui amenèrent la controverse et qui lui donnèrent son nom.
Un évêque espagnol, nommé Mégétius, avait professé, sur le Fils et sur le Saint-Esprit, des opinions assez semblables à celles de Sabellius. Pour lui, le Fils ne préexistait pas à l’apparition de Jésus sur la terre, ni le Saint-Esprit à la fondation de l’Église. Le Fils ne commençait à exister d’une manière personnelle et distincte du Père que dans la personne humaine de Jésus. C’est donc l’homme Jésus qui est, à proprement parler, le Fils de Dieu. Le Logos, auquel il est uni, n’est qu’un attribut de Dieu, une force, une énergie divine, qui n’arrive qu’en Jésus à l’existence personnelle. De même, le Saint-Esprit n’est qu’une énergie divine, qui devient personnelle au moment de la fondation de l’Église et spécialement en la personne de Paul, après sa conversion.
C’étaient là d’assez étranges erreurs, de graves hérésies, qui ne pouvaient passer inaperçues. Aussi Élipand, évêque de Tolède, s’empressa-t-il de combattre les erreurs de Mégétius. Il s’attacha surtout à lui montrer tout ce qu’il y avait d’absurde à prétendre qu’un homme est le Fils de Dieu et qu’un homme est le Saint-Esprit. Ce n’est pas comme homme, c’est comme Verbe éternel et divin, que Jésus-Christ est le Fils de Dieu : comme homme, il n’est Fils de Dieu que par adoption.
Elipand fut amené par là à distinguer en Jésus-Christ une double filialité, correspondant à sa double nature : l’une, qui tient à sa nature divine et par laquelle il est substantiellement et éternellement le Fils de Dieu, au sens propre et absolu ; l’autre, qui tient à sa nature humaine et par laquelle il est fils adoptif de Dieu, fils de Dieu dans un sens relatif et figuré, comme peuvent l’être tous les hommes. Cette distinction contient tout ce qu’a d’essentiel l’opinion qui fut appelée adoptianisme, à cause de ce terme de fils adoptif, employé par l’évêque de Tolède.
Telle fut l’origine de la controverse adoptienne. Quant à son histoire, je ne la raconterai pas en détail. Il suffira de savoir qu’un autre évêque espagnol, Félix d’Urgel, développa les idées d’Élipand en leur donnant une forme plus rigoureuse. Comme Félix habitait la partie de l’Espagne soumise à la domination franque, tandis qu’Élipand habitait l’Espagne sarrazine, ses idées pénétrèrent en France, où elles furent déclarées suspectes. Félix eut pour adversaire Alcuin, qui engagea contre lui une controverse très animée. Il fut condamné par trois synodes successifs, à Ratisbonne (792), à Francfort-sur-le-Mein (794) et à Aix-la-Chapelle (799). Il se rétracta, se déclarant convaincu par les arguments d’Alcuin ; mais, plus tard, s’étant retiré dans la partie de l’Espagne soumise aux Arabes et où l’on pouvait moins facilement le rechercher pour crime d’hérésie, il retourna à ses opinions.
[M. Albert Réville, dans l’article Adoptianisme de l’Encyclopédie des sciences religieuses, raconte différemment l’histoire de Félix d’Urgel, à partir de sa rétraction à Aix-la-Chapelle. Voici sa version : « Élipand repoussa toute proposition de ce genre et, sous la protection musulmane, put défier toute mesure de coercition. Félix fut relégué à Lyon et mis sous la surveillance de l’archevêque Leidrad. Il y mourut en 816 ou 818, laissant quelques écrits qui autorisent à penser que ses rétractations avaient été imposées plus que consenties. » (Réd.)]
Les Adoptiens furent accusés par leurs adversaires de renouveler les erreurs de Nestorius, et, depuis lors, on a généralement assimilé l’adoptianisme au nestorianisme. Cette assimilation toutefois n’est fondée qu’en partie, car il y a, entre les deux doctrines, à côté de ressemblances frappantes, de réelles différences.
Voyons d’abord les ressemblances.
1° Le nestorianisme avait été provoqué par un mot malheureux : le terme θεοτόκος appliqué à Marie. Nestorius avait protesté contre cette expression, et nié que Marie fût mère de Jésus-Christ en tant que Dieu. C’est, disait-il, de l’homme auquel s’est uni le Verbe divin que Marie a été la mère, car il doit y avoir harmonie entre la mère et le fils. La créature ne saurait enfanter le Créateur. — Félix s’élevait de même contre l’opinion qui faisait de Jésus-Christ le Fils de Dieu en tant qu’homme. Il raisonnait contre Alcuin comme Nestorius contre Cyrille. Il doit y avoir, disait-il, homoousie entre le père et le fils ; on ne peut donc concevoir que Dieu soit le père d’un homme, pas plus qu’on ne peut concevoir qu’une femme soit mère d’un Dieu.
2° Comme Nestorius fut conduit, par sa polémique contre le terme θεοτόκος, à distinguer très nettement les deux natures en Christ, Félix fut amené, par sa polémique contre l’opinion qui faisait de Jésus en tant qu’homme le Fils de Dieu, à distinguer deux filialités divines en Jésus-Christ, correspondant à ses deux natures : la filialité par nature — natura, — qui se rapporte à la nature divine, et la filialité par adoption — gratia, — qui se rapporte à la nature humaine.
Néanmoins, il y a entre Nestorius et Félix des différences notables.
1° La question n’est pas posée de la même manière. Il n’est plus question, dans l’adoptianisme, du rapport des deux natures en Christ, mais du rapport de la filialité divine avec chacune de ces deux natures. Jésus-Christ est-il fils de Dieu de la même manière et dans le même sens comme homme et comme Dieu ? Alcuin répondait : Oui, Jésus-Christ est réellement le Fils de Dieu, comme homme aussi bien que comme Verbe divin. Félix répondait : Non ; comme Dieu, Jésus-Christ est le Fils de Dieu, au sens réel et absolu ; comme homme, il est fils de Dieu au sens figuré, par adoption, comme peuvent l’être tous les hommes. Les arguments des deux côtés, à l’appui de ces distinctions, étaient d’ailleurs assez médiocres. Ainsi, Félix remarque qu’un fils ne peut avoir deux pères au sens réel et naturel : par conséquent, si l’on dit que Jésus, en tant qu’homme, est à la fois fils de David (ou de Marie) et fils de Dieu, il est clair que le mot fils doit être entendu en deux sens différents.
2° Félix ne reproduit point les opinions particulières de Nestorius, que celui-ci avait empruntées à Théodore de Mopsueste, et qui conduisaient à statuer un dualisme en Christ, à diviser le Christ en deux. D’après ces opinions, le Logos aurait pris un homme parfait — ἄνθρωπον τέλειον εἴληφε — qu’il aurait ensuite glorifié et déifié, de telle sorte que cet homme — τὸ λειφθέν — a droit aux mêmes adorations que le Logos lui-même. Il y a donc deux Christs adorables. Rien de pareil dans les doctrines de Félix, et il était fondé à repousser le reproche qu’on lui adressait, comme on l’avait adressé autrefois à Nestorius : « Vous brisez, vous divisez en deux la personne de Christ ; vous avez deux Christs et deux Fils de Dieu, au lieu d’un. » A quoi il répondait : « Nous ne disons pas qu’il y a deux Christs, deux Fils de Dieu — alter et alter, — nous disons que le même Christ est Fils de Dieu de deux manières différentes — aliter et aliter, — comme homme et comme Dieu. »
3° On peut même ajouter, comme Baur en a fait le premier la remarque, que c’est Alcuin et les orthodoxes, au contraire, qui ont deux fils de Dieu, et qui peuvent être accusés de nestorianisme, c’est-à-dire de dualisme. Ils prétendent, en effet, que Jésus-Christ est Fils de Dieu, à la fois et de la même manière, comme homme et comme Dieu. Il y a donc en Christ deux fils de Dieu, comme il y a deux volontés et deux natures. Le dualisme statué entre les deux natures et les deux volontés est statué encore dans la filialité divine de Jésus-Christ. C’est un pas nouveau fait dans la voie déjà ouverte par les conciles de Chalcédoine et de Constantinople ; et l’adoptianisme peut être considéré comme une réaction et une protestation contre ce dualisme, ce nestorianisme inconscient de la doctrine ecclésiastique.
Si la tentative, faite par les Adoptiens, de corriger la formule orthodoxe, n’a pas réussi, cela se conçoit, car ils ne se sont pas affranchis eux-mêmes de la conception dualiste qui avait faussé depuis si longtemps le dogme catholique. Preuve nouvelle que la christologie ne pouvait aboutir sur le terrain où elle s’était placée. On était irrévocablement condamné à méconnaître, tour à tour ou à la fois, la distinction des natures et l’unité de la personne, — à confondre les attributs divins et les attributs humains, ou à statuer entre Jésus homme et Jésus Dieu une dualité irréductible. Avec la solution par la Kénôsis, telle que je l’ai exposée à propos des controverses de la période précédente, la question controversée entre Félix et Alcuin ne se pose même pas : Jésus est le Fils de Dieu vivant une vie d’homme saint.
Les docteurs scolastiques ne pouvaient manquer d’exercer, sur le problème des deux natures en la personne de Christ, leur esprit spéculatif et hardi. Les difficultés mêmes du problème devaient les attirer. Je ne les suivrai pas dans les laborieuses explications et les distinctions subtiles par lesquelles ils s’efforcent de justifier le dogme de l’Église et de résoudre les difficultés qu’il soulève. C’est une fatigue qu’on peut d’autant mieux s’épargner, que le résultat en serait mince : cette étude ne servirait qu’à confirme ce que nous avons déjà constaté, savoir, l’impossibilité de sortir de l’impasse où la théologie ecclésiastique se trouve enfermée.
Parmi toutes ces théories plus ou moins ingénieuses, j’en signalerai seulement deux : celle de Pierre Lombard, qu’on peut donner comme un échantillon du genre, et qui fut l’origine d’une nouvelle hérésie, pour laquelle on forgea le nom nouveau et barbare de nihilianisme ; et celle de Thomas d’Aquin, la plus remarquable de toutes, et la plus satisfaisante si l’on tient compte de la manière dont la question se posait.
Pierre Lombard, dans son livre des Sentences, cherche à se rendre compte du grand mystère de l’incarnation. Que veulent dire, se demande-t-il, ces paroles : « Dieu est devenu homme. » — Deus factus est homo ? — Examinant d’abord chacun de ces mots, il constate que tous les trois ils peuvent se prendre en deux sens différents :
Dieu peut signifier, ou bien la nature divine, en un sens général, la divinité, l’être divin, abstraction faite des personnes divines, — ou bien l’une des trois personnes de la Trinité ;
Homme peut signifier aussi, ou la nature humaine, dans un sens général, ou un individu humain ;
Enfin, devenir peut signifier, ou bien, que ce qui devient cesse d’être ce qu’il était auparavant, pour devenir ce qu’il n’était pas, — ou bien, qu’il s’approprie quelque chose de nouveau, sans cesser d’être ce qu’il était.
Cela posé, il y a huit sens possibles à la phrase en question, selon les acceptions respectives que l’on donne aux trois termes qui la composent. Pierre Lombard énumère et compare ces divers sens.
On peut représenter les trois termes de la proposition de la manière suivante : Le sujet, Deus, dans le sens général, par A, dans le sens particulier, par a. Le verbe, factus est, dans le sens d’un changement d’être, par B, dans le sens d’un changement d’attributs, par b ; L’attribut, homo, dans le sens général, par C, dans le sens individuel, par c. Les huit sens possibles de la phrase sont alors donnés par les huit combinaisons suivantes dont le tableau se trouve dans une note du manuscrit de M. Bonifas (Réd.) :
- 1. A B C — 2. A B c — 3. A b C — 4.A b c
- 5. a B C — 6. a B c — 7. a b C — 8. a b c
L’incarnation consiste-t-elle en ce que la nature divine a revêtu une nature humaine ? Ou bien est-ce une personne divine qui a revêtu une nature humaine ? Ou bien est-ce une personne humaine qui a été revêtue, soit par la nature, soit par une personne divine ? Pierre Lombard se décide pour une personne divine revêtant une nature humaine, et il établit que c’est la seconde personne de la Trinité, le Fils, qui est devenu homme.
Voilà donc le sens du sujet, Dieu, et de l’attribut, homme, déterminé d’une manière précise. Reste à déterminer le sens du verbe : est devenu. C’est le point essentiel, qui implique le comment de cet acte de l’incarnation, qu’il faut expliquer. Il s’agit de savoir si Dieu est devenu quelque chose qu’il n’était pas, ou s’il a continué à être ce qu’il était auparavant — an Deus factus est aliquid ? — Sur ce point, Pierre Lombard pense que deux opinions sont possibles, et il hésite entre elles deux.
Suivant la première, le Fils de Dieu s’est uni à une nature humaine complète, composée d’un corps et d’une âme raisonnable. Par cette union, le Fils de Dieu est réellement devenu homme ; il a commencé à être ce qu’il n’était pas auparavant (tout en continuant d’être, en même temps, ce qu’il était). Par là aussi l’homme est devenu réellement Dieu.
Suivant la seconde opinion, le Fils de Dieu s’est borné à se revêtir d’un corps et d’une âme humaine, dont il s’est fait un instrument, un organe pour apparaître et vivre au milieu des hommes. Mais, par là, ni le Verbe n’est devenu homme, ni l’homme n’est devenu Dieu. La nature humaine ne constitue pas une réalité concrète et distincte, une substance réelle et objective. Ainsi Dieu — ou plutôt, le Fils de Dieu, — non seulement n’a pas cessé d’être ce qu’il était auparavant, mais encore n’a pas commencé à être ce qu’il n’était point. Il n’est rien de nouveau ; il ne devient rien : il se manifeste seulement sous une forme nouvelle. C’est cette apparence extérieure, sans réalité substantielle, qui constitue son humanité. Cette explication de l’incarnation compromet grandement le fait à expliquer. L’incarnation n’est plus, dès lors, l’union vivante des deux natures divine et humaine ; c’est une sorte de théophanie. Nous revenons à l’ancien docétisme, ou, tout au moins, à la notion incomplète des Pères du iie siècle, Justin et Clément : le Logos animant un corps dont il est l’âme. C’est la doctrine condamnée au ive siècle sous le nom d’apollinarisme.
Pierre Lombard inclinait, au fond, plutôt vers la première de ces deux opinions que vers la seconde. Mais il eut le tort de ne pas se prononcer assez ouvertement pour l’une et contre l’autre. On crut pouvoir lui attribuer la seconde, et on lui reprocha de tomber dans une hérésie nouvelle, le nihilianisme. On prétendait, en effet, non sans quelque apparence de raison, que, d’après la théorie de Lombard, l’humanité de Jésus-Christ n’est rien de réel, et que, par l’incarnation, Dieu n’est pas devenu quelque chose, mais rien — non factus est aliquid sed nihil. — Déjà, du vivant de P. Lombard, un de ses disciples, Jean de Cornouailles s’éleva contre le nihilianisme, et, quand son maître fut mort, en 1179, il demanda au pape Alexandre III de défendre aux professeurs de théologie d’enseigner cette doctrine, d’après laquelle Dieu, dans l’incarnation, n’est rien de nouveau, et le Christ, considéré comme homme, n’est rien devenu de réel. Innocent III, au concile de Latran (1215), prit la défense de Lombard et le lava du reproche d’hérésie, eu montrant qu’on lui avait souvent attribué des opinions qui n’étaient pas les siennes. Dès lors, l’autorité de Lombard recouvra tout son prestige.
Thomas d’Aquin donna au dogme de l’Église sa formule théologique définitive, — la plus satisfaisante assurément que l’on pût trouver, avec de pareilles prémisses.
I. — Les considérations sur lesquelles il fonde d’abord la nécessité de l’incarnation sont remarquables. Elles rappellent le point de vue d’Irénée. Cette nécessité lui paraît fondée :
1° Sur la nature même de Dieu. Être absolu et bonté suprême, Dieu aspire à se communiquer au dehors, à créer, et à se donner tout entier à ses créatures. L’incarnation seule satisfait ce besoin ;
2° Sur les besoins des créatures et le but dernier de la création. Le désir des créatures, surtout des créatures morales et intelligentes, c’est de posséder Dieu. L’idéal de la création ne serait pas réalisé, son but suprême ne serait pas atteint, si l’union de Dieu avec les créatures morales, et, par elles, avec toutes les autres, n’était pas accomplie par l’incarnation.
Ainsi, soit au point de vue de Dieu, soit au point de vue des créatures, l’incarnation est le dernier mot et comme le postulat de la création. C’était déjà la doctrine d’Irénée. Ce n’est pas à dire que l’incarnation soit éternelle et logiquement nécessaire ; elle ne l’est pas davantage que la création, bien que les prémisses semblent conduire à cette conséquence. L’une et l’autre ne sont nécessaires que moralement ; l’une et l’autre ont leur date historique. Mais Thomas paraît penser, comme autrefois Irénée, que, même sans la chute, l’incarnation se serait accomplie.
II — Comment cette incarnation, moralement sinon métaphysiquement nécessaire, peut-elle s’accomplir ? Est-ce la divinité tout entière, dans la triplicité des personnes divines, qui doit s’incarner ? Est-ce la divinité au sens général, et abstraction faite des personnes divines ? Ni l’un ni l’autre n’est possible. Il faut que ce soit l’une des trois personnes divines. Laquelle ? Le Fils. Pourquoi ? En vertu des affinités naturelles qui existent entre le Fils et les créatures, dont il est le type et l’auteur. Le Fils, en effet, ou le Verbe, est à la fois l’idée de l’ouvrage conçu par l’artiste divin, et la parole efficace qui a fait passer cet ouvrage du domaine de l’idée dans celui de la réalité. Il est le type idéal, l’image éternelle du monde des créatures, et il est l’instrument par lequel ce monde a été créé. De plus, il y a, entre le Fils et les créatures intelligentes et libres — l’homme, en particulier, — une affinité plus étroite, une parenté plus intime. Ces créatures sont, comme lui, des images de Dieu, et leur destination suprême est de devenir des fils de Dieu comme lui.
III — Après avoir établi que le Fils seul pouvait devenir homme, Thomas cherche à se rendre compte du fait même de l’incarnation du Fils et à expliquer de quelle manière Dieu et l’homme s’unissent dans la personne de Jésus-Christ.
Et d’abord, il démontre que l’union ne peut pas s’accomplir sur le terrain des natures. Qu’est-ce, en effet, qu’une nature ? C’est, dit Thomas, dans son langage scolastique, la quiddité d’une chose — quidditas, — c’est-à-dire la différence spécifique, ce qui fait être une chose d’une certaine façon et non d’une autre ; c’est l’ensemble des caractères distinctifs qui différencient les êtres, en leur donnant une individualité propre, qui les sépare de tous les autres. Cela posé, comment concevoir l’union des deux natures ?
Sera-ce une union dans laquelle chacune des deux natures conservera sa différence spécifique et ses caractères distinctifs ? Mais alors, ce ne serait qu’une simple juxtaposition ; car aucune pénétration, aucun lien vivant n’est possible entre les deux natures. On ne peut être uni par ce qui sépare.
Sera-ce une union dans laquelle chaque nature se modifie et se mêle à l’autre en échangeant avec elle ses attributs distinctifs, en perdant ou en échangeant sa quiddité ? Mais alors les deux natures seraient confondues et non pas unies et elles se détruiraient l’une l’autre par la communication de leurs attributs respectifs. En outre, la nature divine est, par essence, immuable, et ne pourrait se prêter sans s’anéantir elle-même à une semblable transformation.
Il ne reste donc qu’un seul mode d’union possible, c’est que les deux natures ne soient ni juxtaposées (c’est-à-dire séparées), ni mêlées (c’est-à-dire confondues et supprimées l’une par l’autre), mais que, restant elles-mêmes, il y ait entre elles un lien supérieur qui les unisse, quelque chose qui les domine, les embrasse, les contienne et leur donne l’unité. Ce lien, ce quelque chose de commun, c’est la personne unique qu’elles constituent à elles deux et par laquelle elles forment un tout. Ainsi l’union se fait, non sur le terrain des natures, mais sur celui de la personne. Thomas cite, comme analogie, l’union de l’âme et du corps, qui sont distincts et néanmoins forment en l’homme une personne unique. Comme l’union du corps et de l’âme forme l’homme, de même l’union de la nature humaine et de la nature divine forme le théanthrope, l’homme-Dieu.
On ne peut méconnaître que cette théorie de Thomas d’Aquin, éclairée par cette comparaison tirée de la nature humaine, chez qui la dualité de l’âme et du corps n’empêche pas l’unité de la personne, constitue un progrès dans la conception du dogme christologique. Et il ne faut pas s’étonner si Calvin a repris cette idée et cette analogie, pour en faire l’idée maîtresse de sa christologie. Toutes les difficultés cependant ne sont pas résolues. Aussi longtemps que l’on admet que la nature divine n’a subi aucun changement, qu’elle a conservé toute la plénitude de ses attributs métaphysiques, la réalité de la nature humaine ne pourra manquer d’être compromise.