Lorsqu’on gravit les pentes boisées du Jura et qu’on rencontre tout à coup un de ces blocs de granit isolés, vénérables débris de l’époque glaciaire, on est saisi d’une sorte de respect en face de ces muets témoins d’un autre âge, arrachés à leur milieu naturel par les révolutions du globe, et que n’ont pu entamer ni les rigueurs des saisons, ni l’action lente et corrosive du temps. On éprouve une impression analogue à la vue de ces fils d’Abraham dispersés, dont rien n’a été capable d’effacer l’air de famille, ni l’oppression des mauvais jours, ni les séductions de la prospérité, et qui persistent à être eux-mêmes malgré tout. Ils ont gardé l’empreinte du « rocher dans lequel ils ont été taillés, » selon le mot de la Bible ; et leurs traits, aussi inaltérables que le granit du mont Sinaï, au pied duquel leur nation s’est formée, ont un cachet spécial gravé dans toutes les mémoires.
Le peuple d’Israël est unique en son genre dans les annales de l’humanité. L’antique Balaam le disait déjà dans un de ses oracles :
C’est un peuple qui a son lot à part,
Et qui ne fait point partie des nations.
Voici plus de trois mille ans qu’il existe, et pendant cette longue carrière, sauf à de rares intervalles, il n’a cessé d’être le jouet et la victime des puissances de ce monde. Ballotté entre elles comme un esquif au milieu des vagues de l’océan, vingt fois submergé et, en apparence, sur le point de périr, vingt fois il s’est relevé du naufrage, plus nombreux et plus influent que jamais. C’est un peuple qui ne peut pas mourir. Répandu en tous pays sans avoir de patrie lui appartenant en propre, on peut dire qu’il a vécu « étranger et voyageur sur la terre, » tout en se livrant à des rêves de domination universelle. Est-ce pour le guérir de ses ambitions démesurées, qu’il est condamné à n’avoir pas d’existence nationale distincte et à se mêler à tous les peuples sans jamais se confondre avec eux ?
Il n’en est pas de lui comme de la race mystérieuse et vagabonde des Bohémiens, ces enfants du désert qui, n’aimant que la vie nomade, se moquent de la civilisation, n’en reçoivent rien et ne lui apportent rien, qui partout vont et viennent sans laisser d’autres traces que celles des embarras qu’ils causent à la police. Les Juifs, eux, sont entrés à pleines voiles dans le courant du progrès et participent activement à la culture moderne. Finance, barreau, journalisme, commerce, beaux-arts, enseignement supérieur, diplomatie, armée, je ne sache pas de métier ni de profession qu’ils n’exercent avec succès. Ils sont au premier rang des classes dirigeantes, à tel point qu’on s’inquiète de leur prestige croissant : c’est une puissance avec laquelle on est obligé de compter. L’antisémitisme, né de la réaction contre cet état de choses, est une de nos maladies sociales.
Et pourtant, qu’est-il à cette heure, en comparaison de ce qu’il fut dans les siècles qui ont précédé le nôtre ? Si jamais légende fut vraie, n’est-ce pas celle du « Juif errant, » qui poursuit à travers le monde sa course séculaire et haletante, sans trouver de repos nulle part ? Le sort des Arméniens sous le régime turc peut seul donner une idée des tribulations endurées par les Israélites, surtout au moyen âge, dans tous les pays de l’Europe y compris l’Angleterre.
« Il n’exista jamais, dit Walter Scott, ni sur la terre, ni dans l’air, ni sous les eaux, une seule espèce qui ait été en butte à une persécution aussi universelle, aussi impitoyable, aussi infatigable que celle qui assaillit les Juifs à cette époque. »
A York, quinze cents d’entre eux, de tout sexe et de tout âge, s’étaient réfugiés dans le château ; on leur refusa toute merci ; ni leur or, ni leur argent ne les purent sauver, de sorte que, réduits au désespoir, ils convinrent de s’entre-tuer : chaque père fut le meurtrier de sa femme et de ses enfants. Des milliers d’autres, à Lisbonne, à Tolède, à Francfort et ailleurs, eurent également recours au suicide pour échapper à la rage de leurs ennemis. Il y a peu d’années encore, la Russie renouvelait les scènes les plus barbares des temps passés, en mettant les Juifs hors la loi et en sévissant contre eux par des proscriptions en masse. Grâce à Dieu, ces atrocités ont pris fin presque partout et deviendront de plus en plus rares, espérons-le, à mesure qu’un libéralisme éclairé pénétrera les mœurs et élèvera le niveau de l’opinion publique.
Quoi qu’il en soit, on se demande comment ce peuple a survécu à tant de désastres et par quelle fatalité il a dû les subir. Il y a là un problème poignant qui serait bien digne d’attirer l’attention des philosophes, n’était la force d’inertie créée par une longue habitude. Des économistes ont rendu compte de la vitalité extraordinaire des fils de Jacob par leurs qualités et leurs coutumes : souplesse et endurance, frugalité, fécondité, génie du négoce, hygiène mosaïque. Tout cela peut avoir contribué à prolonger les jours de cette race infortunée, mais n’explique point ce fait inouï d’un peuple compact et florissant déraciné de son propre sol, et réduit à vivre en étranger parmi les autres nations, pour y être d’âge en âge un tel objet de haine et de mépris, que son nom même est devenu le plus insultant des sobriquets.
La solution chrétienne de ce problème historique est malaisée à réfuter. Un jour Frédéric II de Prusse, l’ami de Voltaire, voulant plaisanter son pieux chapelain, lui demanda en présence de la cour :
— Pourriez-vous me prouver d’un mot la vérité du christianisme ?
Après un instant de réflexion, le pasteur répondit :
— Sire, je le puis.
— Eh bien ?
— Les Juifs.
Le spirituel monarque ne trouva rien à répliquer.
Qu’aurait-il pu dire, en effet ? Dieu a rejeté les Juifs parce qu’ils ont rompu son alliance et mis à mort le Messie : cette explication de leurs épreuves est la seule vraiment qui se tienne debout. Il est évident qu’elle n’est pas pour leur plaire et qu’à moins de se convertir à l’Evangile (ce qui arrive, Dieu merci, plus souvent qu’on ne croit), ils chercheront toujours des échappatoires. L’un d’eux écrivait récemment :
« Les grands bienfaiteurs de l’humanité ont tous été abreuvés d’amertumes. Les Juifs, à ce titre, méritaient bien tous les malheurs… Les Juifs ne sont donc pas détestés pour des vices ou des défauts, mais pour leurs mérites… Voilà le grand secret de leur noble misère, absolument contraire à l’explication chrétienne qui veut que cette misère soit le témoignage de la vérité du christianismea. »
a – Le crime de déicide et les Juifs, par Marc Isaac, Paris 1894.
Toujours le langage de Philon ! D’après ce philosophe, ils étaient le peuple élu à cause de leurs « mérites ; » et aujourd’hui, selon M. Isaac, ils sont détestés de même « pour leurs mérites. » Or, sans cette haute opinion de leurs mérites, ils n’eussent pas crucifié Jésus de Nazareth.
Certes, leurs qualités sont bien pour quelque chose dans la haine qu’on leur voue. Leurs aptitudes variées, leur caractère entreprenant et actif, leur merveilleuse habileté à se rendre nécessaires et à réussir partout, leur ont fait beaucoup d’envieux. Oserons-nous ajouter, cependant, qu’ils n’ont pas que des vertus ? que leur cupidité est devenue proverbiale, que la plus exorbitante usure a été trop souvent leur industrie préférée, et que l’amour du gain est une lèpre qui a infecté l’ensemble de leur race ?… Nous aurions quelque droit de le faire, puisqu’on l’oublie, si le Mammon de l’argent n’était la grande idole du jour au sein de la chrétienté elle-même.
Mais la question n’est pas là. Il ne s’agit pas de savoir si les plus coupables sont les Juifs ou les chrétiens. Les premiers s’attribuent dans l’histoire un rôle providentiel… et la Providence les abandonne ! Ils se disent le peuple élu, et ils paraissent un peuple réprouvé ! Où est la cause de cette ironie de leurs destinées ? Telle est la question. Car enfin, s’estimant choyés du ciel dans leur belle patrie, que n’y sont-ils demeurés ! Pourquoi ont-ils dû la déserter, et se répandre comme un levain perpétuel de discorde et de jalousie, au milieu de peuples qu’ils méprisaient de tout leur cœur et qui le leur rendaient bien ?
M. Isaac ne veut pas de l’explication chrétienne ? Nous en appelons de l’écrivain moderne à ses ancêtres les écrivains hébreux :
Je vous disperserai parmi les nations, votre pays sera dévasté et vos villes seront désertes.… Je rendrai pusillanime le cœur de ceux d’entre vous qui survivront dans le pays de leurs ennemis ; le bruit d’une feuille agitée les poursuivra ; ils fuiront comme on fuit devant l’épée, et ils tomberont sans qu’on les poursuive. (Lévitique 26)
L’Eternel te dispersera parmi tous les peuples, d’une extrémité de la terre à l’autre… Parmi ces nations tu ne seras pas tranquille, et tu n’auras pas un lieu de repos pour la plante de tes pieds. L’Eternel rendra ton cœur agité, tes yeux languissants, ton âme souffrante. Ta vie sera comme en suspens devant toi, tu trembleras la nuit et le jour. (Deutéronome 28)
La mort sera préférable à la vie pour tous ceux qui resteront de cette race méchante, dans tous les lieux où je les aurai chassés, dit l’Eternel des armées… Je ferai d’eux un objet d’effroi, de malheur pour tous les royaumes de la terre, un sujet d’opprobre, de sarcasme, de raillerie et de malédiction. (Jérémie 7 ; 24)
Les chrétiens sont-ils responsables de ces peintures saisissantes, qu’on dirait empruntées à la légende du Juif errant ?
Après cela, nous accordons que le Nouveau Testament est d’une précision plus accablante encore. Est-il vrai, oui ou non, que le Christ a prédit la ruine de Jérusalem et du saint lieu, et qu’il a vu dans cette calamité le châtiment de l’impénitence d’Israël ? Ouvrons les Evangiles, nous n’aurons que l’embarras du choix. Quand Jésus s’écrie :
« Jérusalem, Jérusalem, qui tues les prophètes et qui lapides ceux qui te sont envoyés, combien de fois ai-je voulu rassembler tes enfants comme la poule rassemble ses poussins sous ses ailes, et vous ne l’avez pas voulu ! » (Matthieu 23.37)
cette parole vibrante d’émotion fait déjà pressentir, sous un poétique emblème, le malheur qui plane sur la ville sainte : les aigles romaines fondront sur elle comme l’oiseau de proie sur la jeune couvée qui n’a pas su s’abriter à temps.
Dès la première manifestation publique du Seigneur à Jérusalem, le sombre avenir de son peuple se dévoile à son cœur attristé. A peine a-t-il chassé du temple les vendeurs, les Juifs lui demandent : « Quel miracle nous montres-tu donc pour agir de la sorte ? » Ils réclament de lui un signe, un prodige éclatant, alors qu’il fait appel à leur conscience et leur donne une preuve morale de sa divine mission ! Leur question était donc une réponse, mais une réponse négative à son appel. Ils refusaient d’emblée de s’associer à la cause d’un Messie dont le caractère distinctif serait la sainteté. C’est alors que, pesant leur demande à sa juste valeur, calculant ce qu’elle suppose d’aveuglement et d’incrédulité, embrassant d’un coup d’œil pénétrant toutes les conséquences qui y sont contenues en germe, il prononce cette parole : « Abattez ce temple, et en trois jours je le relèverai. » (Jean 2.19)
Ici comme ailleurs, quand il a affaire à des gens mal disposés, Jésus donne à son langage une tournure énigmatique et le rend obscur à dessein. Les Juifs n’en ont pas saisi la portée, ils ne relèvent la sentence que pour s’en moquer : « On a été quarante-six ans à bâtir ce temple, et toi, tu le relèverais en trois jours ! » Mais, tout en couvrant sa pensée d’un voile, il l’accentue d’une telle manière, il la marque d’un sceau si original et si indélébile, que sa parole s’enfonce comme un aiguillon dans la mémoire de ses adversaires, qui sauront bien s’en souvenir deux ans plus tard, et s’en feront une arme contre lui en la dénaturant : « Nous l’avons entendu dire : Je puis détruire ce temple et le relever en trois jours ! » (Matthieu 26.71) Or, Jésus avait dit : « Détruisez ce temple !… » Il avait employé l’impératif, pour avertir les Juifs rebelles que cette œuvre de destruction dépendait de leur liberté et qu’eux seuls en étaient responsables.
Mais enfin, qu’est-ce qu’il a voulu dire ? A-t-il simplement voulu parler du temple de Jérusalem, comme il le semblerait à première vue, de cet édifice de pierre bâti par Salomon et restauré par Hérode ? Les « trois jours » n’auraient alors pas de sens. Ou bien faisait-il allusion à son corps, ainsi que les disciples l’ont pensé après sa résurrection ? Il a pourtant désigné « ce temple, » qu’il venait de purifier. Au fait, les deux opinions, loin de s’exclure, sont nécessaires l’une et l’autre à l’intelligence du texte, et c’est précisément la rencontre des deux sens parallèles qui constitue l’énigme et prête à cette déclaration son véritable accent. Toute la grandeur et l’énergie de cette apostrophe soudaine repose sur la solidarité intime qui existe entre le temple de Jérusalem et la personne de Jésus-Christ.
L’Eternel avait consenti à habiter au milieu de son peuple. Il avait choisi la montagne de Sion pour y établir sa résidence en quelque sorte officielle, aussi longtemps que durerait l’ancienne économie. Mais, en Israël, tout l’appareil du culte avait une signification emblématique, et le temple lui-même n’était qu’une image anticipée de l’incarnation de Dieu dans l’humanité, un type annonçant et préparant la venue de celui que la Bible appelait Emmanuel, « Dieu avec nous. » C’était la figure dont Christ est la réalité : le vrai sanctuaire c’est Jésus lui-même.
Voilà pourquoi il peut dire aux Juifs : « Abattez ce temple et je le relèverai en trois jours. » Il réunit dans la même intuition profonde et hardie le saint lieu et son propre corps : les destinées de l’un emportent les destinées de l’autre, comme une image brille ou disparaît selon les mouvements du corps dont elle est le reflet. Le mépris du temple, ou pour mieux dire, de la présence divine qui est sa raison d’être, a pour corollaire le mépris du Messie ; et réciproquement, le rejet de celui-ci entraîne le rejet de celui-là ; la destruction de l’un implique la destruction de l’autre.
Le Seigneur ne se berce pas d’illusions. A cette simple question des Juifs : « Quel miracle nous montres-tu donc ? » il mesure leur déchéance religieuse. Ce qu’il a dès lors à attendre au milieu de ce peuple de col roide, il ne le sait que trop ; il prévoit le sort qui le menace, la fin violente de sa carrière ; et, du même coup, il prédit l’abolition de la théocratie, la destruction de Jérusalem et du temple, qui en sera la conséquence forcée et le châtiment voulu de Dieu. Il y a plus. « Le méchant fait une œuvre qui le trompe. » Une fois sorti du tombeau pour ne plus mourir, le Christ « attirera tous les hommes à lui. » Sur son corps ressuscité, comme sur une base incorruptible, il édifiera un nouveau « temple, » l’Eglise, qui sera son « corps spirituel » sur la terre. Ainsi, les Juifs ont beau faire ; la rédemption s’accomplira sans eux et malgré eux, et c’est au sein des nations païennes que Dieu se créera bientôt un peuple de franche volonté pour l’introduire dans son alliance et remplacer Israël.
« Détruisez ce temple ! » s’écrie Jésus ; détruisez-le comme vous êtes en train de le faire par vos profanations et votre formalisme ; détruisez-le en m’ôtant la vie à moi-même ; déployez jusqu’au bout votre esprit de révolte en crucifiant votre roi ; contraignez l’Eternel à vous livrer, vous et votre temple, en pâture aux étrangers, ainsi que « les corps morts » deviennent la proie des aigles… Tout cela n’empêchera pas votre Messie d’entrer dans le règne de sa gloire, ni les plans de Dieu de se réaliser… « Détruisez ce temple, je le relèverai en trois jours ! »
Quelqu’un dira peut-être : « Est-on au moins sûr que Jésus ait prononcé cette parole ? Son authenticité est-elle hors de doute ? » La question est légitime, et voici notre réponse :
1° L’authenticité de ce texte résulte en premier lieu de sa difficulté même. Cette parole est si étrange, si paradoxale, si conforme d’ailleurs à la coutume de Jésus d’aiguiser sa pensée et de la traduire en des sentences pleines de trait et de relief, qu’on y reconnaît aussitôt l’accent inimitable du Maître. On n’invente pas des mots comme celui-là : il porte en soi le cachet de sa vérité historique.
2° Nous en avons une seconde preuve dans le témoignage des disciples qui nous l’ont conservé et nous avouent ingénument ne l’avoir compris que longtemps après, soit au lendemain de la résurrection.
3° Son authenticité est encore garantie par la déclaration des faux témoins, qui en ont si perfidement abusé, et par celle des moqueurs qui disent au Crucifié :
« Toi qui détruis le temple et le rebâtis en trois jours, sauve-toi toi-même en descendant de la croix. » (Marc 15.29-30)
4° Enfin, s’il était besoin d’une dernière preuve, nous la trouverions dans le cruel embarras où ce texte a jeté les exégètes rationalistes. On a essayé, dans le temps, de le mettre sur le compte des apôtres ; mais la science négative elle-même est revenue de cette erreur. Pour ne citer qu’un nom, le sceptique Renan estimait que cette parole est bien de Jésus. Seulement il se bornait à dire de son ton dédaigneux :
« Un jour la mauvaise humeur de Jésus contre le temple lui arracha un mot imprudent. On ne sait pas bien quel sens il attachait à ce mot, où ses disciples cherchèrent des allégories forcées. »
Aveu d’ignorance d’autant plus précieux qu’il est plus rare !
Constatons deux choses : les docteurs non-croyants sont obligés d’admettre l’authenticité de ce texte et ils confessent eux-mêmes qu’ils sont incapables de l’expliquer à leur point de vue. Or, si notre interprétation est la seule qui présente un sens intelligible ; si cette parole, mise dans son vrai jour, cesse d’être obscure pour devenir grandiose et lumineuse, ne sommes-nous pas fondés à dire que nous possédons la clef de l’énigme, et qu’il faut voir là une prédiction positive de la victoire du Fils de l’homme et de la ruine de Jérusalem ?
Aussi bien, la réjection du peuple juif est annoncée dans maintes paraboles avec une netteté dramatique. Dieu dit dans celle du figuier :
Voilà trois ans que je viens cherchée du fruit à ce figuier, et je n’en trouve point. Coupe-le : pourquoi occupe-t-il la terre inutilement ? (Luc 13.6-9)
Dans celle du festin :
Va dans les chemins et le long- des haies, et ceux que tu trouveras, contrains-les d’entrer, afin que ma maison soit remplie. Car, je vous le dis, aucun de ces hommes qui avaient été invités ne goûtera de mon souper. (Luc 14.16-24)
La parabole des « vignerons » est encore plus explicite. « Au temps de la récolte, » le propriétaire envoie successivement plusieurs de ses serviteurs (les prophètes) pour réclamer ce qui lui est dû, mais les vignerons les tuent ou les maltraitent :
Or, il avait encore un fils bien-aimé ; il l’envoya vers eux le dernier, en disant : Ils auront du respect pour mon fils. Mais ces vignerons dirent entre eux : Voici l’héritier, venez, tuons-le, et l’héritage sera à nous. Et ils se saisirent de lui, le tuèrent et le jetèrent hors de la vigne. Maintenant que fera le maître de la vigne ? Il viendra, fera périr les vignerons, et il donnera la vigne à d’autres. (Marc 12.1-9)
Il ressort de là que la nation juive sera retranchée, et les Gentils substitués à Israël.
Rappelons surtout le grand discours eschatologique, dans lequel le Seigneur prophétise tout d’une haleine la ruine de Jérusalem et la fin du monde, c’est-à-dire les deux grands actes du jugement divin, l’un concernant le peuple élu, l’autre l’humanité en général :
« Quand vous verrez Jérusalem investie par des armées, sachez alors que sa désolation est proche. Alors que ceux qui seront en Judée fuient dans les montagnes, que ceux qui seront au milieu de Jérusalem en sortent, et que ceux qui seront dans les champs n’entrent pas dans la ville. Car ce seront des jours de vengeance, pour l’accomplissement de tout ce qui est écrit. Malheur aux femmes qui seront enceintes et à celles qui allaiteront en ces jours-là ! Car il y aura une grande détresse dans le pays et de la colère contre ce peuple. Ils tomberont sous le tranchant de l’épée, ils seront emmenés captifs parmi toutes les nations, et Jérusalem sera foulée aux pieds par les nations, jusqu’à ce que les temps des nations soient accomplisb. »
b – Luc 21.20-24. Comp. Matthieu ch. 24 et Marc ch. 13.
On chercherait en vain à voir dans ce discours une prophétie faite après coup, une prédiction post eventum, puisqu’il embrasse tout l’avenir jusqu’au terme de l’histoire, et que la ruine de Jérusalem et la fin du monde y paraissent plus ou moins confondues, surtout dans Matthieu, en un seul événement. On nous dit qu’à moins de croire à un « miracle de prescience, » il faut bien supposer que les narrateurs sacrés ont vu le commencement de la crise dont ils nous donnent une si vive description : j’aime mieux croire à un miracle de prescience qu’à une absurdité. Se représente-t-on nos trois évangélistes inventant cette prophétie et prenant la plume au début d’une catastrophe qui, selon eux, doit être la fin du monde ? C’était plutôt le moment de poser la plume ! Pour quels lecteurs écrivaient-ils ?
Il faut citer, enfin, la touchante complainte que Jésus prononce en montant au Calvaire :
« Filles de Jérusalem, ne pleurez pas sur moi, mais pleurez sur vous-mêmes et sur vos enfants… Car, si l’on fait ces choses au bois vert, qu’arrivera-t-il au bois sec ? (Luc 23.28-31)
Ce qui est arrivé au « bois sec, » nous le savons par l’histoire. Toutefois Dieu ne se hâte point de punir, il accorde à son peuple un répit de 40 années. Jésus a été crucifié l’an 30 de notre ère, et c’est seulement au printemps de l’an 70 que sa prédiction se réalise. Pourquoi cet intervalle de 40 années, ni plus ni moins ? Ce chiffre même, qui joue un si grand rôle dans l’Ecriture sainte, a une valeur providentielle : il s’entend toujours d’une époque transitoire et critique séparant des périodes complètement distinctes. Lors du déluge, « il pleut sur la terre pendant 40 jours et 40 nuits, » transition entre le monde primitif et l’humanité renouvelée ; Israël a séjourné 40 ans au désert, transition entre la servitude d’Egypte et la possession de Canaan ; Jonas annonce à Ninive que dans 40 jours elle sera détruite, terme fatal assigné à une ville corrompue pour se réformer ou périr ; Jésus passe 40 jours au désert après son baptême, transition entre sa vie privée et son ministère public ; après sa résurrection il demeure 40 jours avec ses disciples, transition entre son état terrestre et son état céleste.
Il est facile de voir que, dans tous ces cas, le chiffre 40 accuse un nœud saillant dans le développement des faits et marque le passage d’un ancien état de choses, qui ne doit plus être, à un état de choses nouveau. C’est l’indication d’une étape, où l’histoire semble tourner sur un pivot et changer de direction : elle s’y trouve littéralement en quarantaine. Ces moments-là sont de vrais « carêmes » (quadragesimae), préludant à une crise heureuse ou fatale.
Il en est de même ici. Les 40 ans qui s’écoulent entre la prédiction de Jésus et son accomplissement, c’est la dernière heure que la patience de Dieu laisse aux Juifs pour croire au Messie ou ratifier l’arrêt qui les condamne. Leur sort est entre leurs mains, et l’Eternel attend ; que dis-je ? il multiplie les appels et suscite saint Paul, qui ne se lasse pas de prêcher partout dans les synagogues et de convier ses frères à la repentance… Qui sait s’il ne se produira pas chez eux un revirement salutaire, si un réveil ne rendra pas la vie aux « ossements desséchés d’Israël ? »
Sinon, irrévocable et infaillible, la sentence suivra son cours. La Providence veille, dirigeant les effets et les causes ; et déjà, comme une trame cachée dont les mailles vont se resserrant de jour en jour, le funèbre linceul se prépare. Dieu n’a pas même besoin d’un miracle pour que tout soit prêt à l’heure fixée : il lui suffit de donner libre jeu aux passions humaines et de laisser aller les « aveugles conducteurs d’aveugles. » Hallucinés par l’idée fixe de leur indépendance, fanatisés par les faux Messies, les Juifs perdent la tête : artisans de leur propre ruine, ils osent défier le colosse qui a subjugué le monde, et, par leurs révoltes insensées, eux qui avaient dit : « Nous n’avons d’autre roi que César ! » ils contraignent la puissance impériale à frapper un grand coup pour en finir.
Le sort en est jeté. L’endurcissement d’Israël est à son comble, la vie est éteinte dans son âme, il ressemble déjà à un corps mort, et Jésus a dit : « Où sera le corps mort, là s’assembleront les aigles. » (Matthieu 24.28) Les aigles romaines, conduites par Vespasien, accourent en Palestine pour réprimer l’insurrection. Quelques villes sont prises, puis Vespasien est nommé empereur, et le siège de Jérusalem différé. Mais les chrétiens ont compris le signal : fidèles aux avertissements de leur Maître, ils quittent la cité juive et se réfugient à Pella, dans les montagnes de la Péréec.
c – Eusèbe, Hist. Eccl., III, 5.
Bientôt, les légions romaines reparaissent en Judée sous le commandement de Titus et investissent la capitale, pleine de monde pour la fête de Pâques. Cette fois, c’est définitif. L’agonie suprême va commencer, longue, douloureuse, inexprimable. Au dehors, les combats sont meurtriers, les assauts de l’ennemi repoussés avec courage. A l’intérieur, l’anarchie règne, les bandits font la loi, la guerre civile éclate par moments, et le sang coule à flots dans les rues. A tous ces maux, la famine vient ajouter ses horreurs ; on fouille dans les égouts pour y chercher de la nourriture, et de nombreux habitants tombent morts d’inanition. Des scènes écœurantes se passent. Une dame de haut rang tue son propre enfant encore à la mamelle, le fait rôtir et en assouvit sa faim. « Malheur, avait dit Jésus, malheur aux femmes qui allaiteront en ces jours-là ! »
Les défenseurs refusent malgré tout de capituler. Leur opiniâtreté n’a d’égale que la ténacité acharnée des Romains, qui se décident à élever une muraille autour de la ville et à enfermer de toutes parts les assiégés. Un grand nombre de ceux-ci, en désespoir de cause, tentent une malheureuse sortie et sont faits prisonniers. On en crucifie 500 en un jour, et les bourreaux ne s’arrêtent dans leur cruelle besogne — c’est l’historien juif Josèphe qui le déclared — que lorsqu’on ne trouve plus de place pour les croix, ni de croix pour les victimes. « Si l’on a fait ces choses au bois vert, qu’arrivera-t-il au bois sec ? » L’homme de douleurs avait eu sa couronne d’épines, et maintenant cette multitude de Juifs crucifiés autour des remparts font à la ville sainte une effroyable couronne.
d – Bell. Jud., V, 11.
Enfin, au bout de quatre mois, les vainqueurs pénètrent dans la cité, déjà pleine de cadavres, et mettent tout à feu et à sang. Le cri de la foule devant Pilate : « Que son sang soit sur nous et sur nos enfants ! » (Matthieu 27.25), ce vœu sacrilège est exaucé. Ce fut un indicible carnage. Le temple, dévoré par les flammes, entraîna dans la ruine de son embrasement des milliers de personnes de toute condition qui s’y cramponnaient comme à leur dernier refuge. Il n’y resta pierre sur pierre. Jérusalem fut rasée jusqu’aux fondements, et c’est ainsi que « la plus belle des villes devint en peu de jours la plus mémorable des ruines. » Plus d’un million de Juifs y avait péri, sans compter les centaines de milliers massacrés dans les autres villes et les cent mille captifs vendus comme esclaves. On raconte que Titus, au spectacle d’un tel effondrement, comprit n’avoir été que l’instrument des vengeances divines.
Ce n’est pas tout. Qu’est devenue la Palestine elle-même, ce « pays découlant de lait et de miel, » cette « Terre promise, » riche et heureuse naguère comme un jardin de l’Eternel, où « chacun vivait sous sa vigne et sous son figuier ? » Un adversaire du christianisme, le célèbre voyageur Volney, estimait que la Judée à elle seule, au temps de Titus, devait contenir quatre millions d’âmes. Ecoutons-le décrire ce qu’il a vu de ses yeux :
« Cette Syrie, me disais-je, aujourd’hui presque dépeuplée, comptait alors cent villes puissantes. Ses campagnes étaient couvertes de villages, de bourgs et de hameaux ; de toutes parts on ne voyait que champs cultivés, que chemins fréquentés, qu’habitations pressées… J’ai visité les lieux qui furent le théâtre de tant de splendeur, et je n’ai vu qu’abandon et que solitude. J’ai cherché les anciens peuples et leurs ouvrages, et je n’en ai vu que la trace, semblable à celle que le pied du passant laisse sur la poussière… Les temples se sont écroulés, les palais sont renversés, les ports sont comblés, les villes sont détruites, et la terre nue d’habitants…
Je l’ai parcourue, cette terre ravagée ! Grand Dieu ! D’où viennent d’aussi funestes révolutions ? Par quels motifs la fortune de ces contrées a-t-elle si fort changé ? Pourquoi tant de villes se sont-elles détruites ? Pourquoi cette ancienne population ne s’est-elle point reproduite et perpétuée ? Pourquoi ces terres sont-elles privées des bienfaits anciens ? Pourquoi en sont-ils comme bannis et transférés depnis tant de siècles à d’autres nations, à d’autres pays ?… Un Dieu mystérieux exerce ses jugements incompréhensibles ! Sans doute il a porté contre cette terre un anathème secrete. »
e – Ruines, ch. II.
A ce mystérieux problème, qui tenait en suspens l’âme incroyante de Volney, la Bible fournit une réponse aussi claire que la lumière du jour. Cet « anathème secret » dont il parle, n’est plus pour nous un secret ; nous connaissons la cause de cette « malédiction divine » dont il a vu partout l’empreinte sur le sol de l’ancien héritage d’Israël. Il s’étonnait de tant de « ruines, » sans se douter que son étonnement même était la confirmation de prophéties vieilles de trois mille ans :
Je dévasterai le pays, et vos ennemis qui l’habiteront en seront stupéfaits. (Lévitique 26.32) Les générations à venir, l’étranger qui viendra d’une terre lointaine, et toutes les nations diront : Pourquoi l’Eternel a-t-il ainsi traité ce pays ? Pourquoi cette ardente, cette grande colère ? Et l’on répondra : C’est parce qu’ils ont abandonné l’alliance de l’Eternel, le Dieu de leurs pères. (Deutéronome 29.22-25)
Le sol de la Palestine est donc aujourd’hui encore, aussi bien que la dispersion des Juifs, la preuve irrécusable du jugement qui les a frappés et de la véracité de l’Ecriture.
Nous entendons plus d’une voix se récrier : « Non, un Dieu qui profère de telles menaces, et surtout qui les exécute, un Dieu qui se venge de la sorte, ne saurait être le vrai Dieu ! » Ah ! nous comprenons qu’une telle pensée puisse naître dans des cœurs généreux et droits. Noble est leur sympathie, mais ils s’en font une arme dont les coups portent à faux. Qui leur a dit que la divinité doit être bonne et qu’elle doit l’être également pour tous les peuples ? D’où leur vient cette vision radieuse de l’Etre suprême ? Est-ce à la tradition de leurs ancêtres, Celtes ou Romains, Grecs ou barbares, qu’ils en sont redevables ? Nous avons beau chercher sous toutes les latitudes, consulter les annales de l’histoire : la notion sublime du Dieu qui aime et pardonne, nous ne la découvrons nulle part… si ce n’est dans le document des chrétiens.
C’est donc l’Evangile que vous opposez à l’Evangile, ô vous qui formulez l’objection ! Vous écoutez votre cœur, nourri à son insu des plus douces paroles du Christ, et vous oubliez qu’il est d’autres paroles qui, pour différer d’accent, n’en sortent pas moins de la même bouche auguste et sainte. S’il y a antithèse, elle ne lui est pas imputable : vous en trouverez l’équivalent dans votre for intime, dès que vous direz à votre conscience : « Mon cœur a parlé, parle à ton tour ! »
L’antinomie, d’ailleurs, n’est qu’apparente. Le langage religieux est nécessairement « anthropomorphique » : rectifions-le par la pensée et ne soyons pas la dupe des mots. Non, Dieu ne se venge point. Ses menaces elles-mêmes sont inspirées par sa miséricorde, car elles sont toujours conditionnelles, et il n’annonce les coups de sa verge que pour n’avoir pas à sévir. Mais, quand ses avertissements sont inutiles, ses ordres foulés aux pieds ; quand il a longtemps patienté en vain, que voulez-vous qu’il fasse ? Auriez-vous pour lui le moindre respect, s’il renonçait à être obéi ? Voudriez-vous qu’il ressemblât à ces mauvais parents, qui grondent sans cesse et ne punissent jamais ? C’est précisément parce qu’il est le vrai Dieu, ou le Dieu vrai, qu’il fait honneur à sa parole. Et s’il est fidèle à ses menaces, qu’il exécute pourtant à regret, combien plus le sera-t-il à ses promesses ! Là est la base de notre confiance. « Il n’est pas homme pour mentir, ni fils d’homme pour se repentir. »
Dieu « se venger ? » Voyez plutôt le phénomène hors ligne que nous offre la révélation ! A travers les pages les plus enflammées où débordent l’indignation et le reproche, où retentit la voix de la colère divine, pareille aux éclats de la foudre, il y a de soudaines échappées au delà desquelles l’horizon s’éclaircit. Que de fois, en lisant tel discours prophétique respirant l’anathème, en voyant s’accumuler les images de la désolation et de la ruine, n’est-on pas sur le point de s’écrier avec Ezéchiel : « Seigneur, vas-tu donc anéantir ce qui reste d’Israël ? » Puis, tout à coup, le ton change, et vous êtes dans un monde nouveau. Si prolongé que soit le réquisitoire, si calamiteuses les prédictions, la fin est rayonnante d’espoir, et, comme au temps de Noé, un arc-en-ciel plein de promesses vient percer les plus sombres nuages.
En veut-on un exemple ? Le chapitre 26 du Lévitique que nous avons cité, où ce refrain est répété par intervalles avec une gradation tragique : « Si, malgré cela, vous ne m’écoutez pas, je vous châtierai sept fois plus pour vos péchés ; » cette page, une des plus terribles de l’Ancien Testament, s’achève par la consolante perspective de temps meilleurs :
« Mais, lorsqu’ils seront dans le pays de leurs ennemis, je ne les rejetterai pourtant point et je ne les aurai pas en horreur jusqu’à les exterminer, jusqu’à rompre mon alliance avec eux ; car je suis l’Eternel leur Dieu. Je me souviendrai en leur faveur de mon alliance. »
Et c’est une règle générale. Prenez les grands oracles d’un Esaïe ou d’un Ezéchiel, ou ceux des « petits prophètes : » l’avenir le plus lointain de la race de Jacob est tout joie et félicité,… à condition qu’elle se convertisse !
Ce qu’il y a de plus remarquable, c’est que le Nouveau Testament lui-même ne fait pas exception. La religion d’Israël devait être optimiste sur ce point en dépit de toutes les complications, dominée qu’elle était par la glorieuse attente du Messie. Mais, une fois le Messie venu et la rupture consommée entre lui et son peuple, la question changeait d’aspect. Qu’importait à la chrétienté, nouveau « peuple élu » substitué à l’ancien, que l’Israël selon la chair fût restauré un jour ou disparût sans laisser de traces ? Et néanmoins, l’apôtre des Gentils, qui eut tant à souffrir de la synagogue, et dont la mission fut de proclamer que pour l’Evangile « il n’y a ni Grec, ni Juif, » l’apôtre parle dans le même sens que les prophètes hébreux. Lui aussi, il annonce (Romains 9) que la réjection de ses compatriotes aura un terme, « qu’ils sont toujours aimés à cause de leurs pères, » et qu’un jour viendra où « tout Israël sera sauvé. » Emus à jalousie, lorsque « la plénitude des nations » sera entrée dans l’Eglise, ils se convertiront à leur tour : « Ce sera une vie d’entre les morts. »
On dirait même, après dix-neuf siècles écoulés, que l’aurore de ce beau jour n’est plus si éloignée. Déjà (sans parler du « sionisme, » mouvement politique et social, qui n’a rien au fond de religieux), on discerne ça et là des symptômes réjouissants. Non seulement des communautés judéo-chrétiennes se sont formées à l’orient de l’Europe et se multiplient, mais les préventions du peuple juif contre l’Evangile paraissent en général diminuer et faire place à une sorte de sympathie, si ce n’est à une attraction positive. Il y a quelques années, un rabbin des Etats-Unis ayant attaqué le christianisme et prétendu que le Jésus des chrétiens ne saurait être qu’un mythe ou un imposteur, ce fut une assemblée de notables israélites, s’intitulant « libres-penseurs » (non dans le sens d’incrédules, mais dans le sens de chercheurs indépendants), qui se chargea de lui répondre par une longue lettre publiée dans les journaux, et dont voici les passages les plus saillants :
« Que serait ce monde sans l’avènement de la religion chrétienne ?… Elle va chercher les nations et les individus, les convertit et les améliore, et nous-mêmes, les Juifs, jouissons de droits d’autant plus larges, que les peuples parmi lesquels nous séjournons se montrent plus soucieux de vivre les principes proclamés par leur docteur, Jésus-Christ. Qu’il soit un mythe ou une réalité, ses enseignements, cela est hors de doute, rendent meilleurs ceux qui les suivent.
Puis, la religion chrétienne, à notre époque, loin de donner des signes d’épuisement ou de faiblesse, est plus forte que jamais, bien plus, grandit sans cesse, alors que toutes les autres religions, reculant devant elle, sont en décadence. Le judaïsme seul demeure immobile, et, pourrions-nous dire, ainsi qu’un monument pétrifié de la vérité divine… Depuis l’époque du Christ, il ne s’est pas levé parmi nous un seul prophète pour s’opposer à lui comme à un imposteur, et il y a plus de dix-huit siècles que cela dure ! Nous ne pouvons voir là qu’une présomption puissante en faveur de cette idée que la loi a été accomplie en Christ.
Ajoutons qu’une de nos meilleures autorités, le Targum, applique partie du chapitre 52 d’Esaïe et tout le chapitre 53, au Messie… Et toutes ces prophéties ont été accomplies en Jésus-Christ… Il est surabondamment prouvé qu’il a existé et qu’il est venu précisément au moment pour lequel les Juifs attendaient la venue du Messie.… Nous, honnêtes libres-penseurs et juifs, nous constatons que nous sommes dans le doute, et que s’il est quelqu’un qui puisse prouver que le Messie soit encore à venir, nous aimerions fort à l’entendre. » (23 décembre 1890.)
Les Juifs qui parlent ainsi ne sont pas loin du royaume de Dieu. Mais, en attendant que la promesse se réalise, il nous suffit d’avoir montré que les jugements qui ont frappé ce peuple corroborent la révélation sans exclure la miséricorde. « Car, conclut saint Paul, Dieu a renfermé tous les hommes (Juifs et païens) dans la rébellion, afin de faire miséricorde à tous. » (Romains 11.32)
La grâce universelle ! Considéré à la lumière de cette pensée maîtresse qui enveloppe tout, le châtiment du peuple juif, si clairement prédit dans la Bible et si sévèrement exécuté dans l’histoire, est bien l’une des preuves les plus manifestes de la divinité du christianisme.