Apologie du Christianisme

9.3 La conquête du monde

Un homme a paru dans l’histoire qui, groupant à son appel une poignée de gens du peuple et les attachant à sa personne comme à Dieu même, a osé leur tenir ce langage :

« Vous serez mes témoins jusqu’aux bouts de la terre… Allez, prêchez la bonne nouvelle à toute créature… Faites disciples toutes les nations, leur enseignant à garder tout ce que je vous ai commandé. »

Et, loin de se dissimuler les énormes difficultés de leur tâche, il les leur a décrites à l’avance :

« Voici, je vous envoie comme des brebis au milieu des loups… Vous serez haïs de tous à cause de mon nom… Le temps vient où les hommes vous feront mourir, croyant rendre service à Dieu. »

Et, loin de se faire illusion sur le compte de ses envoyés, il n’a cessé de leur reprocher la faiblesse de leur foi et leur manque de discernement.

Et cet homme, trahi par l’un des siens, renié par un autre, abandonné de tous au moment critique, a terminé sa carrière sur un échafaud.

Et, jusqu’à son dernier soupir, il n’a pas manifesté l’ombre d’une inquiétude sur l’avenir de sa cause, il a eu confiance malgré tout dans la future mission de ses témoins, il n’a pas douté un instant du succès final de leur colossale entreprise. La veille encore de son supplice, il leur en parle avec une imperturbable assurance, comme s’il la voyait déjà réalisée !

Que faut-il penser d’un homme pareil ? Il me semble que, si nous nous mettons à la place des sages de son époque, d’un Gamaliel par exemple, la seule appréciation qu’il fût possible de porter alors était la suivante :

Ou cet homme est un insensé, un « fou sublime, » et son œuvre échouera misérablement ; ou si, par impossible, elle venait à réussir, ce serait la preuve irréfragable qu’il a su ce qu’il faisait et disait, que ses affirmations les plus étonnantes sont la vérité même, et qu’il est bien ce qu’il a prétendu être : le Fils unique de Dieu, devant qui tout genou doit fléchir.

Dix-neuf siècles se sont écoulés… Ne serait-il pas temps de conclure ?

Ouvrons donc les annales de notre ère et voyons l’Evangile aux prises avec le monde. Un coup d’œil sur les deux extrémités de cette longue période suffira pour éclairer notre jugement. Nous tiendrons ainsi la chaîne par les deux bouts. Nous pourrions sans doute borner notre examen aux trois ou quatre premiers siècles, l’essentiel étant de voir le christianisme à l’œuvre au début de sa carrière, alors qu’il vient de jaillir plein de fraîcheur de la bouche du Christ et de ses témoins. Plus tard, compliqué d’éléments hétérogènes, sa vertu propre est plus malaisée à définir au milieu de cet alliage.

Toutefois, notre démonstration ne serait pas complète si nous en restions là. On ne manquerait pas de nous dire que nous avons prouvé une chose que nul n’ignore, c’est que l’Evangile a été une création religieuse d’une grande portée, à l’instar des autres systèmes et voilà tout ; que cette religion a fait son temps, que ce beau mouvement s’est ralenti à mesure qu’il a dépensé sa force initiale, et qu’il passera comme tant d’autres.

Mais s’il se trouve qu’en l’an de grâce 1897, malgré la désaffection des classes dirigeantes et des masses populaires, malgré l’état précaire des Eglises «  visibles » et les défaillances de ses partisans eux-mêmes, l’Evangile n’a rien perdu de son énergie vitale ; s’il se trouve qu’il déploie encore la même vertu et porte les mêmes fruits qu’il y a dix-huit siècles, les esprits sérieux ne pourront que répéter l’aveu suprême de Julien l’Apostat : O Galiléen ! tu as vaincu !

9.3.1 Les premiers siècles

Ce qui frappe de prime abord, c’est la rapidité inouïe avec laquelle la religion du Christ s’est répandue en Orient et de là dans toutes les provinces de l’empire romain. D’importantes communautés étaient fondées dans plusieurs grandes cités païennes, à Antioche, à Rome même, avant que saint Paul eût commencé son ministère. Lorsqu’il écrit son épître aux Romains, il juge inexcusable l’incrédulité des Juifs dispersés, en alléguant que la prédication évangélique est déjà parvenue à leurs oreilles :

« Ne l’ont-ils pas entendue ? s’écrie-t-il. Au contraire ! La voix des messagers de la bonne nouvelle est allée par toute la terre, et leurs paroles jusqu’aux extrémités du monde. » (Romains 10.18)

Ainsi, un quart de siècle après la mort du Christ, le plus ardent missionnaire estime que l’Evangile a déjà pénétré dans toutes les parties du monde alors connu, et spécialement dans les villes où florissaient des colonies juives. Les chrétiens n’y formaient sans doute qu’une infime minorité, et leurs Eglises étaient souvent séparées les unes des autres par de vastes espaces encore inoccupés. Mais, en étendant leur action de proche en proche, elles devaient, comme autant de points d’attache, constituer un réseau toujours plus serré, qui finirait par étreindre l’empire dans les mailles du divin filet.

Le second siècle n’était pas achevé, que Tertullien, dans son Apologétique, pouvait jeter aux maîtres du monde ce courageux défi :

« Nous ne sommes que d’hier, et nous remplissons tout, vos villes, vos îles, vos bourgs, vos conseils, vos camps, vos maisons, la place publique ; nous ne vous laissons que vos temples païens. »

Que ce travail d’extension se poursuive encore un peu plus d’un siècle, et l’empereur Constantin, gagné à son tour, jugera de bonne politique de déclarer le christianisme religion de l’empire. Il n’a donc fallu que trois siècles à l’Evangile pour triompher officiellement du paganisme gréco-latin. La réaction avortée de Julien devait prouver, en effet, que cette victoire était définitive.

Comment expliquer une telle puissance de propagation ? On a dit que le « croissant » ne le cédait pas à la « croix » sous ce rapport, et que ses conquêtes avaient même été plus rapides. La comparaison serait valable si les deux religions avaient lutté à armes égales. Mais on sait que l’Islam avait recours à des moyens de persuasion autres que la parole, et plus expéditifs ! Dès le début de l’ère musulmane, qui s’ouvre en 622, Mohammed donne à ses partisans l’autorisation de repousser la force par la force. Dès l’an 2 de l’hégire, un combat sanglant a lieu qui assure la victoire de l’Islam. Il est vrai que, « pour rendre les guerres moins fréquentes, le prophète défendit aux siens d’attaquer leurs ennemis pendant les quatre mois sacrés. » Mais il ressort de cette restriction même qu’ils pouvaient sans scrupule prendre l’offensive durant huit mois de l’année. Et l’on sait s’ils en ont largement profité… jusqu’à nos jours ! Est-ce merveille qu’une religion qui ne vous laisse de choix qu’entre le Coran ou le sabre, ait promptement la suprématie dans les pays conquis ?

On nous opposerait en vain l’exemple de Charlemagne convertissant de force les Saxons. La chrétienté était alors très éloignée de ses origines, non seulement par une distance de huit siècles, mais plus encore par ses principes et par ses mœurs. Et l’équité exige qu’on ne mette pas sur le compte d’une religion des agissements contraires à sa lettre et à son esprit et que ses fondateurs ont désavoués d’avance. «  Remets ton épée dans le fourreau, dit Jésus à Pierre, car tous ceux qui prendront l’épée périront par l’épée. » Et quand Jacques et Jean veulent faire descendre le feu du ciel sur une bourgade samaritaine qui a refusé de le recevoir, il leur inflige ce blâme sévère : « Vous ne savez de quel esprit vous êtes animés ! »

A partir de la Pentecôte, où ils furent « baptisés du Saint-Esprit, » les apôtres comprirent leur Maître et marchèrent fidèlement sur ses traces. Dans leurs épîtres, ils recommandent sans cesse aux croyants d’être « soumis aux autorités supérieures, parce qu’elles sont établies de Dieu, » de payer les impôts et d’obéir aux lois, afin de fermer la bouche aux adversaires par une conduite irréprochable. (Romains 13.1-7 ; 1 Pierre 2.13-20) Même aux jours les plus néfastes, l’Eglise des premiers siècles ne s’est jamais départie de ces principes. Qu’il eût été facile, pourtant, et commode, de prêcher la résistance aux oppresseurs, de fomenter la révolte et de soulever les masses en attaquant les institutions existantes ! Mais non, les persécutés défendent leur bon droit par la parole et par la plume, surtout par leur douceur et leur patience au milieu des tourments : il ne leur vient pas à la pensée d’user de représailles !

Tertullien, décrivant leur attitude, nous les montre « priant pour l’empereur qui les frappe » et demandant pour lui « une longue vie, une famille unie, des armées victorieuses et la paix dans le monde. »

« Il est impossible, dit M. Gaston Boissier dans son beau livre sur La fin du paganisme, de prouver que les chrétiens aient fait la moindre tentative pour changer les institutions dont ils avaient tant à souffrir… De Néron à Constantin, les conspirations ont été fort nombreuses : dans aucune d’elles ils n’ont jamais été compromisf. »

fLa fin du paganisme, par Gaston Boissier, de l’Académie française, 2° édit., tome II, p. 347. Paris, Hachette.

Ainsi, à vues humaines, cette religion avait toutes les chances contre elle : les implacables rigueurs de l’Etat, le conservatisme jaloux des regretteurs du passé, les superstitions païennes, les privilèges du culte officiel et le fanatisme de ceux qui en vivaient, la haine de tous les exploiteurs qui avaient intérêt à perpétuer les abus, le mépris des sages pour une religion d’origine juive et adorant un crucifié ! Sous le rapport des avantages terrestres, ses adhérents avaient tout à perdre, rien à gagner. Qu’on en juge par ces mots de Celse :

« Il y a une nouvelle race d’hommes, nés d’hier, sans patrie, ni traditions antiques, liguée contre toutes les institutions civiles et religieuses, poursuivis par la justice, généralement notés d’infamie, et se faisant gloire de l’exécration commune : ce sont les chrétiens !… Si vous subsistez, dit-il ailleurs en les apostrophant, si vous subsistez encore deux ou trois, errants et cachés, on vous cherche partout pour vous traîner au supplice. »

Quel accueil, quelle faveur pouvait espérer une religion dont les philosophes eux-mêmes parlaient de la sorte ? D’autant qu’elle avait contre elle, avant toute chose, la pureté de sa morale, exigeant la sainteté de la vie et la consécration à Dieu : quoi de plus antipathique à l’homme que de rompre avec le péché, de renoncer à ses passions, de mourir à son égoïsme ? Et voilà le but immédiat visé par elle, la condition première qu’elle a posée à tous ses partisans, le procédé dont elle s’est servie pour reconstituer l’Etat sur de meilleures bases ! La réforme sociale que les autres systèmes ont cherchée de toutes leurs forces sans l’obtenir, le christianisme l’a obtenue sans l’avoir cherchée directement. Il a vaincu le monde par des armes spirituelles. Il l’a renouvelé par le simple effet de son action sur les âmes. Il a réussi à créer entre des personnes de tout rang et de toute race de si puissants liens d’affection et de solidarité, que les païens étonnés s’écriaient : « Voyez comme ils s’aiment ! » et c’est ainsi qu’il a restauré la famille, réhabilité la femme, brisé les fers de l’esclave, fait cesser les combats de gladiateurs, sans avoir jamais parlé de l’émancipation du sexe faible, ni de la suppression de l’esclavage, ni de l’abolition des jeux du cirque.

L’historien se trouve donc ici en présence d’un phénomène unique, celui d’un système qui rétablit les « droits de l’homme » en affirmant les droits de Dieu, qui institue par des moyens purement moraux un nouvel ordre de choses garantissant à chaque individu le libre déploiement de ses facultés, et permettant le bonheur et la prospérité de tous ; d’une religion, enfin, qui, malgré les sanglantes persécutions dont elle a été victime, et bien décidée à ne point se défendre, a fini par l’emporter sur toutes les puissances du monde coalisées contre elle… Si ce n’est pas là l’œuvre de Dieu, s’il faut encore une autre preuve de la divinité de l’Evangile, c’est que « les hommes ne seront pas non plus persuadés, quand quelqu’un des morts ressusciterait. » (Luc 16.31)

Notre siècle réclame des faits, des documents : ce n’est point cela qui nous manque, mais l’espace pour en parler. Nos contemporains, avec leurs velléités de retour au paganisme, se doutent à peine de tout ce qu’ils doivent à la religion chrétienne, même au point de vue élémentaire des affections de famille et des mœurs sociales :

« Ne semble-t-il pas impossible, demande M. Gaston Boissier, qu’au temps des Césars et des Antonins, dans cet éclat de civilisation et d’humanité, on ait trouvé tout simple qu’un père exposât son enfant devant sa porte et l’y laissât mourir de froid et de faim, quand il ne lui plaisait pas de l’élever ? Cet usage a pourtant duré jusqu’à Constantin sans qu’aucune conscience honnête se soit soulevée d’indignation, et Sénèque lui-même n’en paraît pas étonnég. »

g – Ouvr. cité, tome I, p. 352.

Comment le christianisme s’est-il comporté en face des iniquités sociales ? Prenons trois exemples : l’esclavage, le paupérisme, les jeux du cirque.

On a fait à l’Evangile un grief de n’avoir condamné l’esclavage par aucune prescription formelle. C’est qu’il n’est pas révolutionnaire. Autant il pousse au progrès dans le sens du développement organique, autant il répugne à l’emploi des moyens violents. Il ne pouvait prendre parti dans les questions de cet ordre sans quitter le terrain strictement religieux et descendre dans l’arène politique. Il eut déchaîné la guerre civile, bouleversé le monde, mais n’eût pas accompli de réforme bienfaisante et durable. C’est l’erreur des systèmes humains de chercher au dehors la cause de tous les maux et leur remède infaillible. L’Evangile a fait mieux. Sachant que les eaux d’un fleuve restent contaminées jusqu’à son embouchure, aussi longtemps que la source elle-même n’est pas purifiée, il s’est adressé aux individus et leur a dit : « Soyez libres au dedans, avant de l’être au dehors ! » Ennemi-né de tous les despotismes, il a parlé d’un seul joug à briser, mais d’un joug qui explique et entraîne les autres : « Quiconque pratique le péché, est esclave du péché ; mais, si le Fils de Dieu vous affranchit, vous serez véritablement libres. » (Jean 8.34-36)

Un jour, saint Paul rencontre à Rome un esclave fugitif nommé Onésime, qui se convertit par son ministère. Or, cet homme appartenait à Philémon, un des membres influents de l’Eglise de Colosses. Que fait l’apôtre ? Saisit-il cette occasion pour proclamer les « immortels principes de 89 ? » Va-t-il décréter de son propre chef que son nouveau disciple a droit à la liberté, et sommer l’ancien maître de l’affranchir immédiatement en bonne et due forme ? Qu’on relise son épître à Philémon, ce petit chef-d’œuvre de bonhomie, de délicatesse et d’humour, et l’on verra combien sa conduite, toute pénétrée d’amour chrétien, a été plus noble, plus correcte et, au fond, plus habile ! Il lui renvoie son esclave, avec une lettre où il le lui recommande en ces termes :

« Je te prie pour mon enfant, que j’ai engendré étant dans les chaînes, Onésime, qui autrefois t’a été inutile, mais qui maintenant est utile et à toi et à moih. Je te le renvoie, lui, mes propres entrailles. »

h – Le mot grec Onésime signifie utile.

J’aurais désiré le retenir auprès de moi, pour qu’il me servît au lieu de toi, pendant que je suis dans les chaînes pour l’Evangile. Mais je n’ai rien voulu faire sans ton avis, afin que ta bonne œuvre ne soit pas forcée, en quelque sorte, mais volontaire. Peut-être a-t-il été séparé de toi pour un temps, afin que tu le recouvres pour l’éternité, non plus comme un esclave, mais comme supérieur à un esclave, comme un frère bien-aimé, particulièrement de moi, et combien plus de toi, soit dans la chair, soit dans le Seigneur !

Si donc tu me tiens pour ton ami, reçois-le comme moi-même. Et s’il t’a fait quelque tort, ou s’il te doit quelque chose, mets-le sur mon compte… »

Le droit légal est donc maintenu, et ne pourra être abrogé que par la renonciation volontaire de celui qui le possède. Mais comme les relations de Philémon et d’Onésime vont être transfigurées ! Unis désormais par le lien le plus sacré, ces deux hommes adorent le même Dieu et le même Sauveur, qui leur a dit : « Un seul est votre Maître, c’est le Christ ; et pour vous, vous êtes tous frères. » (Matthieu 23.8-10) Ils prient ensemble, communient ensemble, souffrent ensemble pour la sainte cause. Leur foi les introduit dans un monde nouveau où toute servitude est un anachronisme et le titre d’esclave une dissonance. Le propriétaire a des droits dont il ne songe plus à se prévaloir ; le domestique une chaîne qui

ne lui pèse plus… A peine souhaite-t-il une libération légale : si on la lui offre, il l’acceptera, sans doute, mais ce sera moins pour lui-même que pour l’avenir de ses enfants et pour l’honneur du principe, car il faut qu’un principe juste et fécond produise ses légitimes conséquences, afin qu’il y ait accord entre le fond et la forme, entre les papiers civils et la situation de fait.

Dès ce moment, l’esclavage est virtuellement aboli. Il est vrai que de longs siècles s’écouleront encore, avant que ce postulat de l’esprit chrétien passe dans la pratique du monde civilisé, et que le principe porte tous ses fruits d’émancipation ; mais malheur à l’Eglise si elle cherche à étouffer les germes de liberté déposés dans son sein ! Malheur aux peuples chrétiens qui, dans la suite des âges, voudront retenir la vérité captive et, par intérêt sordide, conserver un interdit païen à l’ombre de la croix ! Ils paieront cher tôt ou tard leur égoïsme calculateur et leur cupide exégèse. Il faudra bien, sous la poussée intérieure de la divine semence, que le principe éclate au grand jour et qu’il ait raison de ses contradicteurs, fût-ce au travers de convulsions sanglantes et de luttes fratricides !

Une des plaies les plus lamentables du monde romain a été le paupérisme. Quelques personnages, nobles ou parvenus, possédaient des fortunes colossales, que trop souvent ils augmentaient par la rapine et tour à tour gaspillaient dans les plaisirs et dans des repas somptueux ; mais la classe moyenne, cette bourgeoisie laborieuse qui fait la force et la sécurité d’un pays, n’existait presque pas. Il n’était pas de la dignité d’un citoyen romain de gagner son pain à la sueur de son visage ; le travail était discrédité, la culture des champs abandonnée aux esclaves ; les usuriers pullulaient, et la plèbe fainéante était aussi nombreuse qu’affamée, en sorte qu’il fallut pourvoir à sa subsistance pour éviter les plus terribles désastres. A Rome, sous le consulat de Jules-César, les trois quarts des habitants étaient nourris par le trésor public : « Trois cent vingt mille alimentés étaient inscrits au registre sur une population de quatre cent cinquante mille âmes. » Et le mal allait grandissant et devait s’étendre peu à peu à tout l’empire.

L’Eglise chrétienne a voué dès l’origine un soin spécial au soulagement des nécessiteux, et elle a compris qu’il ne suffisait pas de leur distribuer de larges aumônes, mais qu’il fallait leur apprendre à se tirer d’affaire eux-mêmes, en leur inculquant l’amour du travail. Saint Paul déclare que « si quelqu’un ne veut pas travailler, il ne doit pas non plus manger » (2 Thessaloniciens 3.10), ce qui ne l’empêche pas d’organiser partout des collectes en faveur des pauvres de Judée. On sait le magnifique élan de charité qui se manifesta dans l’Eglise de Jérusalem dès les jours de sa fondation. L’auteur des Actes le décrit en ces termes :

La multitude de ceux qui avaient cru n’était qu’un cœur et qu’une âme. Nul ne disait que ses biens lui appartinssent en propre, mais tout était commun entre eux… Il n’y avait parmi eux aucun indigent, car tous ceux qui possédaient des champs ou des maisons les vendaient, apportaient le prix de ce qu’ils avaient vendu, et le déposaient aux pieds des apôtres ; et l’on faisait des distributions à chacun, selon qu’il en avait besoin. (Actes 4.32-35)

Les premiers chrétiens n’étaient pas des économistes. » On peut discuter leur mode de libéralité, se demander s’il était bien sage et prudent, si l’on ne risquait pas de tarir la source des revenus et d’être pris au dépourvu dans un avenir prochain, en épuisant les réserves d’un seul coup. Ce qu’on ne peut méconnaître, c’est que, dans ce domaine aussi bien que dans les autres, la foi nouvelle a fait des prodiges : elle a transporté des milliers de gens au-dessus d’eux-mêmes en les embrasant d’un saint enthousiasme, et leur a donné les avant-goûts des joies du ciel ; elle a montré quel souffle généreux elle est capable d’inspirer à ses adeptes, quel détachement à l’égard des biens périssables et quel attachement réciproque, quelle abnégation et quelle bienveillance !

On a parlé de « communisme chrétien. » Soit ! mais soulignons l’adjectif. Le trait le plus saillant de ce tableau, ce n’est pas que les fidèles eussent « tout en commun, » c’est que rien n’était obligatoire dans ces largesses. Il n’y avait là ni théorie, ni préméditation, ni contrainte ; pas de charité légale ; tout se faisait par amour et dans la liberté. Ce puissant essor de l’initiative individuelle, ce désintéressement tout spontané, voilà l’essentiel dans ce mouvement de bienfaisance. Quand le socialisme moderne en fera autant, nous le croirons capable de régénérer le monde.

Chez les premiers chrétiens, le droit de propriété était scrupuleusement sauvegardé. Personne n’était invité à vendre ses biens, à se dépouiller : tel riche se fût-il abstenu, les fidèles avaient trop de dignité et d’affection mutuelle pour qu’il devînt l’objet d’un blâme ou même d’un soupçon. Saint Pierre est très catégorique sur ce point. Il ne reproche pas à Ananias et Saphira d’avoir gardé pour eux une partie du prix de vente de leur champ, mais d’avoir « menti » à Dieu et aux hommes en feignant d’avoir tout donné :

« Si ton champ, dit-il au coupable, n’avait pas été vendu, ne te restait-il pas ? Et, après qu’il a été vendu, le prix n’était-il pas à ta disposition ? (Actes 5.4)

La grandeur morale n’est jamais stérile. Toutes réserves faites au point de vue de la science économique, l’exemple de l’Eglise de Jérusalem a été en bénédiction. On peut dire que la chrétienté des premiers siècles n’a cessé de l’avoir devant les yeux comme un idéal. Les Pères de l’Eglise ont des paroles enflammées pour flétrir l’orgueil et la rapacité des riches et plaider la cause des déshérités. Ils vont même trop loin dans ce sens. On voit percer ça et là des utopies auxquelles le « collectivisme » applaudirait volontiers. Ou bien ils expriment l’idée que la pauvreté est un état supérieur, particulièrement agréable à Dieu, et que l’aumône est un moyen de gagner le ciel. Mais, si leurs théories accusent déjà une déviation de la simplicité apostolique, qu’ils sont admirables dans la pratique ! Quelle activité et quel dévouement ! Que leur parole devient éloquente lorsqu’ils font appel à la compassion de leurs ouailles pour les malheureux !

« Un homme charitable, dit Chrysostome, le « grand prédicateur social, » est comme un port aux infortunés ; il doit tous les accueillir. Le port reçoit également tous les naufragés ; il les sauve de la tempête, bons ou méchants, quels que soient leurs fautes ou leurs périls, et les abrite dans son sein. Vous devez en faire de même pour ces naufragés de la fortune, qui, sur la terre, sont battus par le malheuri. »

iLa prédication sociale au quatrième siècle, par L. Maury. (Revue de théologie de Montauban, 1er décembre 1890.)

L’Eglise assumait un rude fardeau en entrant dans la voie tracée par ses conducteurs. Ne perdons pas de vue que le paupérisme sévissait alors dans des proportions inouïes. L’assistance individuelle ne suffisait pas à bander cette plaie. Les offrandes abondaient, mais, dans l’intérêt même de leur bonne administration, il fallut en régulariser et en contrôler l’emploi, c’est-à-dire les centraliser entre les mains de l’Eglise elle-même et lui en confier la haute direction. Elle n’a pas reculé devant cette lourde tâche. Chaque communauté eut son «  trésor des pauvres, » au moyen duquel elle entretenait les indigents, en nombre parfois considérable, qui tombaient à sa charge. Il fut un temps où l’Eglise de Constantinople à elle seule nourrissait 3000 pauvres à la fois, celle d’Alexandrie 7500 !

Puis, il fallait pourvoir à leur logement. On vit alors s’élever de toutes parts des établissements hospitaliers. « En moins d’un demi-siècle, Byzance en compte trente-sept. » Hôtelleries pour pèlerins et étrangers, hospices pour malades, asiles d’incurables, orphelinats, refuges pour invalides, asiles de vieillards s’érigèrent comme par enchantement.

Et les prédicateurs qui stimulaient le zèle de leurs troupeaux, ne se bornaient pas à faire de beaux discours. Bien différents de ces démagogues rentiers qui, de nos jours, déclament contre le capitalisme tout en conservant soigneusement leurs millions, et se font pardonner ceux-ci en prêchant la révolution sociale, les Pères de l’Eglise mettaient leurs œuvres d’accord avec leur foi ; ils n’étaient pas charitables en paroles seulement, ils payaient de leur personne et de leur bourse. Ambroise de Milan, Grégoire de Nysse, Basile, saint Augustin, se sont littéralement dépouillés de tous leurs biens pour le soulagement des misères humaines, ou n’en ont gardé que le strict nécessaire. Il en est de même de Chrysostome : « Le premier argent qu’il distribue, dès son ordination comme simple prêtre, c’est le sien, et désormais il ne possède plus rien ; il est le premier pauvre de l’Eglise d’Antioche, puis de celle de Constantinople. » (L. Maury.)

Ce merveilleux déploiement de charité devait frapper les païens et les émouvoir à jalousie. Julien l’Apostat écrit au pontife Arsace :

« Construisez dans chaque ville de nombreuses hôtelleries pour y recevoir les voyageurs… Il serait honteux, quand les Juifs n’ont pas un mendiant, quand les impies Galiléens nourrissent les nôtres avec les leurs, que ceux de notre culte fussent dépourvus des secours que nous leur devons. »

Mais la vraie charité ne se commande pas, parce qu’elle jaillit du cœur qui s’est lui-même donné. Tant que l’égoïsme n’est pas vaincu, l’aumône prend le caractère d’une concession suggérée par la peur ou imposée par l’Etat, et elle perd aussitôt son parfum de générosité et sa vertu réparatrice : « Dans le système païen, elle n’est qu’un moyen de préservation sociale,… un instrument de corruption, un encouragement à l’oisiveté. » (L. Maury.)

Le mahométisme lui-même ne valait pas mieux que le paganisme sous ce rapport. « L’assistance des vieillards, des orphelins, des pauvres et des voyageurs, » n’était pas étrangère à l’Islam. Mais, quelle différence avec l’esprit chrétien ! On devait consacrer à cet objet, ainsi qu’aux besoins du culte, la cinquième partie… de quoi ? de ses revenus-personnels ? du produit de son travail ?… Non, mais du butin pris sur les ennemis ! Et les quatre autres cinquièmes étaient partagés entre les fidèles : voilà qui n’explique pas mal les rapides conquêtes de la religion musulmane !

Le monde romain souffrait encore d’une autre plaie, inséparable du paupérisme : c’étaient les jeux du cirque. A cette populace oisive qui foisonnait dans les grandes villes, il fallait bien quelque distraction pour tuer le temps. Panem et circenses ! s’écriait-elle, avide de pain et de spectacles. Au reste elle n’était pas seule à goûter ces jeux, où l’on sacrifiait chaque année des milliers de vies humaines, prisonniers de guerre armés les uns contre les autres, ou martyrs chrétiens livrés aux bêtes féroces. C’était le délassement favori des vainqueurs du monde. Aristocrates blasés, plébéiens faméliques, patriciens et bourgeois, tous se ruaient avec délices dans les amphithéâtres. Et l’on s’ingéniait à multiplier les occasions de telles fêtes, on en réclamait de nouvelles sous les plus futiles prétextes : « Le Tibre a débordé ?… les chrétiens aux lions ! » (Tertullien.)

Vouer à la dent des fauves de paisibles confesseurs du Christ, était lâche et inhumain ; mais ne semble-t-il pas que les combats de gladiateurs fussent plus cruels encore ? Ici, on n’avait plus le fanatisme pour excuse, la haine religieuse n’y était pour rien ; et cependant des athlètes quelconques, c’est-à-dire des hommes, s’y entre-tuaient pour l’amusement du public ! Notre Europe moderne, Dieu merci, — là du moins où les jeux barbares ont totalement disparu, — ne conçoit plus de pareilles mœurs. Que des êtres humains, nos semblables, aient pu jouir de voir des hommes se déchirer mutuellement à coups d’épée et expirer dans une tragique agonie, aient pu se délecter à ces ignobles boucheries, non, cela nous passe !

Qui sait, pourtant, si ces mœurs ne reviendront pas à la mode clans nos contrées si fières de leur civilisation ? On dit qu’au fond de chaque homme sommeille une bête fauve toujours prête à se réveiller ; et ici, comme ailleurs, plus peut-être que partout ailleurs, ce n’est que le premier pas qui coûte. Comment s’expliquerait-on la fureur des Romains pour un tel divertissement, et leurs applaudissements frénétiques à la vue du sang humain ruisselant dans l’arène, s’il n’y avait pas quelque volupté secrète dans la férocité ? Saint Augustin raconte dans ses Confessions un trait qui donne à réfléchir. Son ami Alipius, qui avait horreur des jeux du cirque, s’y laissa entraîner un jour malgré lui et y subit l’impression que voici :

« Aussitôt qu’il eut vu ce sang, il but à longs traits la férocité de ce spectacle ; il ne s’en détourna pas ; il y fixa ses regards ; il s’enivra d’une sanglante volupté. Ce n’était plus le même homme qui était venu là, malgré lui ; c’était un homme de la foule, un digne compagnon de ceux qui l’avaient amené. Il regarda, il cria, il s’enflamma ; il sortit de là avec une ardeur folle d’y retourner. »

Et il n’y avait pas que des mécréants pour aimer ces jeux-là. Des gens « comme il faut, » pacifiques et honnêtes dans la vie ordinaire, s’y complaisaient aussi bien que les autres. Veut-on avoir le portrait d’un des meilleurs païens du quatrième siècle ? La plume de M. Gaston Boissier l’a tracé dans les lignes suivantes :

Syrnmaque, sénateur romain, esprit éclairé et âme douce, n’en exprime pas moins (en 384) une joie barbare à la perspective d’un combat de gladiateurs… Il n’en voyait pas la cruauté. Quand on avait tué beaucoup de bêtes et d’hommes et que l’amphithéâtre Flavien ruisselait de sang, il lui semblait que les beaux jours de la république allaient recommencer… Les jeux lui paraissaient la meilleure manière d’honorer les dieux.

Quelques années plus tard, un poète chrétien, Prudence, dans un ouvrage où il répond précisément à Symmaque, exprimait le désir qu’on fît enfin cesser ces tueries et qu’il ne mourût plus personne dont la mort fût un spectacle et un plaisir public :

Nullus in orbe cadat cujus sit poena voluptas.

L’esprit païen et l’esprit chrétien sont peints au vif et comme incarnés dans ces deux hommes. Et l’esprit païen règne toujours à cette date, malgré la victoire officielle de l’Eglise. Il y avait longtemps que Constantin avait aboli les jeux… sur le papier. Les habitudes et la passion du public avaient été plus fortes que l’édit impérial. Il faudra encore l’héroïsme d’un chrétien pour donner le coup de mort à cet usage sanguinaire. C’est le 1er janvier 404, sous l’empereur Honorius, que les combats de gladiateurs prirent fin, grâce au dévouement d’un jeune religieux, Télémaque, qui se précipita dans l’arène pour séparer les combattants et y fut massacré comme un trouble-fête.

D’où vient qu’une religion si bienfaisante pour la société et qui inspirait de si purs dévouements, ait été mise hors du droit commun et violemment persécutée, alors qu’on tolérait tous les autres cultes et que le judaïsme avait même obtenu certains privilèges ? L’ostracisme qui la frappait était contraire à tous les précédents, et l’on n’avait pas de plainte sérieuse à formuler contre les fidèles. On les accusait d’arrogance, parce qu’ils osaient être fermes dans leurs convictions, mais ils étaient pleins de respect pour les magistrats et doux envers le peuple. On les traitait de rebelles, parce qu’ils mettaient leur Dieu au-dessus des Césars, mais l’empire n’avait pas de meilleurs citoyens ni de meilleurs soldats. « Dans toute la littérature chrétienne de ce temps, les traités des apologistes, les lettres des évêques, les actes des martyrs,… il ne se trouve rien qui puisse justifier cet odium generis humani, qui fut pourtant le grief principal de la société romaine contre le christianisme. » (G. Boissier.)

Les chrétiens furent eux-mêmes très étonnés qu’on les accablât de tant de rigueurs, et ils ne découvraient à cette énigme qu’une solution : Jésus l’avait prédit ! Origène y voyait même une preuve de la divinité du christianisme, car rien dans le passé ne pouvait faire prévoir au Seigneur que sa doctrine susciterait dans le monde une opposition acharnée. La remarque est juste, mais n’est pas une réponse à cette question : pourquoi, seule entre toutes, la religion chrétienne fut-elle victime d’un traitement exceptionnel ? L’explication est pourtant bien simple, et, si les Pères l’ont à peine entrevue, la faute en est peut-être à leur modestie.

On persécutait les chrétiens parce qu’ils ressemblaient à leur Maître. S’ils n’avaient été que des rhéteurs, on les eût laissés tranquilles ; mais son image, gravée dans leurs cœurs, brillait assez distinctement sur leurs fronts et dans toute leur manière d’être, pour rendre inévitable l’accomplissement de sa parole : « S’ils m’ont persécuté, ils vous persécuteront aussi ; s’ils ont gardé ma parole, ils garderont aussi la vôtre. » (Jean 15.20) Leur foi n’était pas une doctrine seulement, mais une vie, c’est-à-dire une puissance, et à son contact le monde gréco-romain a tressailli d’effroi, il a eu l’intuition plus ou moins confuse que c’en était fait de lui s’il tolérait l’expansion de cette misérable secte, qu’il affectait de mépriser, mais qu’il redoutait plus encore, et c’est par un suprême instinct de conservation qu’il s’est insurgé contre elle. « Ceci tuera cela, » ou ce sera l’inverse : tel était le dilemme.

La lutte du christianisme et du paganisme a été l’un des grands épisodes de l’éternel conflit du bien et du mal, de la vérité et de l’erreur, du royaume de Dieu et de l’empire des ténèbres. Les mêmes principes et les mêmes intérêts qui avaient amené la mort du Juste étaient de nouveau à l’œuvre : c’est la croix qu’on voulait extirper de la terre, c’est le nom du Fils de Dieu qu’on voulait effacer de la mémoire des hommes. Les douleurs de l’Eglise continuaient celles de l’Homme de douleurs, et, selon le mot de l’apôtre, « elle achevait en son corps ce qui manquait aux souffrances du Christ. »

Ah ! quand Jésus disait à Saul de Tarse : « Pourquoi me persécutes-tu ? » il exprimait une vérité plus profonde et plus universelle qu’on ne le pense d’ordinaire. Lorsqu’on traînait les chrétiens devant les tribunaux, ce n’est pas à eux personnellement qu’on en voulait ; on ne contestait ni leurs vertus ni leurs bonnes œuvres ; Julien lui-même, tout en les qualifiant de « secte impie, » était obligé de reconnaître « la sainteté apparente de leur vie » et leur charité ; on ne les poursuivait pas pour des vices ou des crimes ; le juge leur posait une seule question : Es-tu chrétien ? et il suffisait de leur oui pour les faire condamner. Ce qu’on haïssait en eux, c’était la marque du Christ ; ce qu’on persécutait, c’était Jésus lui-même.

Tout cela ressort avec évidence de l’Apologie de Tertullien, quoiqu’il ne l’énonce pas expressément :

« Vous nous dites : Reniez votre Christ ! Nous persistons à le confesser : vous nous faites déchirer par les bêtes ! Et votre haine du nom de chrétien est si aveugle que, même en louant l’un de nous pour ses vertus, vous lui faites un crime de son nom. Un mari, quoique forcé de n’être plus jaloux, chasse sa femme devenue sage en devenant chrétienne. Un père déshérite son fils, jadis déréglé sans qu’on le reprît, parce qu’il est aujourd’hui docile et chrétien… »

On nous déclare la guerre devant les tribunaux où nous combattons pour la vérité au péril de notre vie. Mais nous remportons la victoire en perdant la vie, car le fruit du combat c’est la gloire de Dieu et la conquête de la vie éternelle. Vos cruautés les plus raffinées ne servent donc à rien ; nous multiplions à mesure que vous moissonnez : notre sang est une semence de chrétiens.

Ce noble sang versé pour le nom de Jésus était par là même aussi une semence de liberté, qui devait germer lentement et mûrir tôt ou tard. Les anciens ne connaissaient que la tolérance ; et la tolérance, on l’a bien vu, est de l’intolérance déguisée, parce qu’elle enferme toujours une arrière-pensée, une menace éventuelle pour la liberté. Pour savoir le prix de cette dernière et la pratiquer à bon escient, il faut l’avoir conquise aux dépens de son moi, sinon au péril de sa vie ; il faut avoir abdiqué devant la voix intérieure, s’être incliné sans retour devant la majesté du devoir. Alors on ne peut que respecter toute conviction sincère, puisqu’on a nécessairement pour mot d’ordre : la conscience avant tout ! Mais, comment un homme qui ne respecte pas sa propre conscience, respecterait-il celle des autres ? Pour qui n’a pas de principes, la liberté religieuse ne saurait être une question de principe, un droit sacré ; elle n’est qu’une permission à bien plaire, toujours révocable, une question d’opportunité.

Une chose qui, mieux que rien autre, fait saillir le contraste entre la culture antique et la culture moderne, disons mieux, entre l’esprit païen et l’esprit chrétien, c’est l’attitude des penseurs les plus éclairés de la Rome des Césars. Les écoles philosophiques les plus diverses pouvaient s’étaler à leur aise et professer impunément les doctrines les plus subversives ; elles s’accordaient largement le droit de tout dire… Que faisaient donc les sages pendant qu’on exterminait les chrétiens ? Ont-ils seulement ouvert la bouche pour la défense des opprimés ? Ont-ils protesté au nom du droit commun ? Ils ont plutôt fait chorus avec les oppresseurs. C’étaient des « intellectuels, » ignorant presque l’impératif moral, et qui, pour ce motif, n’ont jamais entendu cette notion qui nous est si familière : la liberté religieuse.

« Pendant toute la durée de la domination romaine, dit M. G. Boissier, je ne vois pas un seul sage, fut-il un sceptique, comme Pline l’Ancien, un libre penseur dégagé de tous les préjugés, comme Sénèque, un philosophe honnête et doux, comme Marc-Aurèle, qui ait paru soupçonner qu’on pourrait accorder un jour des droits égaux à toutes les religions de l’empire. »

Comme toutes les autres libertés impliquées dans l’Evangile, celle-là devait être enfantée dans la douleur et achetée par de longs sacrifices. Si le principe en est inscrit dans nos législations modernes, c’est aux martyrs qu’on le doit. Ils en furent du moins les initiateurs. Elle est née le jour où les apôtres ont répondu au sanhédrin, qui les faisait battre de verges : « Il faut obéir à Dieu plutôt qu’aux hommes. » A ce moment, la conscience a affirmé ses droits imprescriptibles, elle s’est dressée, immuable comme un roc en face des tempêtes, et l’absolutisme humain, se heurtant à cet absolu divin, en a reçu une secousse qui a préparé sa ruine.

Tertullien dira plus tard : « Il est contraire à l’essence de la religion d’user de contrainte en matière religieuse. » Non est religionis cogere religionem.

En 313, parut un beau jour où, pour la première fois en ce monde, pleine latitude d’exercice et de propagande fut accordée à toutes les opinions religieuses. Par l’édit de Milan, Constantin octroyait à tous ses sujets, chrétiens ou autres, la liberté absolue de pratiquer le culte de leur choix : Liberam atque absolutam colendae religionis suae facultatem. Le droit de servir Dieu à son gré était enfin reconnu par une loi de l’empire. Une nouvelle aurore semblait se lever radieuse sur l’humanité : l’Eglise avait triomphé du paganisme.

« Une fois au moins la force a été vaincue ; une croyance a résisté à l’effort du plus vaste empire qu’on ait jamais vu ; de pauvres gens ont défendu leur foi et l’ont sauvée en mourant pour elle. C’est la victoire la plus éclatante que la conscience humaine ait jamais remportée dans le monde ; pourquoi s’acharne-t-on à en diminuer l’importancej  ?…

j – Gaston Boissier, ouvr. cité, tome I, p. 393.

Ce beau jour, hélas, sera de courte durée. La politique va s’en mêler ; elle reviendra en arrière et rompra l’équilibre dans l’autre sens. Les rôles seront simplement intervertis, les opprimés de la veille prendront tôt leur revanche, et aux Césars païens, qui persécutaient le peuple de Dieu, succédera le césaro-papisme soi-disant chrétien, persécuteur de toutes les dissidences. Malgré le changement d’étiquette, « Rome est toujours dans Rome. »

C’est que l’esprit païen n’était vaincu qu’à la surface : le monde avait peu à peu envahi l’Eglise. Les deux courants contraires, d’abord séparés et hostiles, puis rapprochés par d’incessantes infiltrations, avaient fini par se joindre, et la vertu propre de l’Evangile allait être plus ou moins neutralisée pour de longs siècles.

Telle la jonction de l’Arve et du Rhône en aval de Genève. Purifiées par leur baptême dans le bleu bassin du Léman, les ondes limpides du fleuve refoulent avec effort les flots boueux du torrent des montagnes. On peut suivre sur un certain espace la ligne de démarcation des deux rivières qui coulent dans le même lit tout en conservant chacune leur couleur. Puis, le mélange s’opère par la force des choses, et le Rhône, grossi de l’affluent limoneux, a perdu en pureté ce qu’il a gagné en masse : pour recouvrer sa belle teinte initiale, il lui faudrait un nouveau baptême dans un nouveau Léman.

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