Apologie du Christianisme

9.3.2 Le dix-neuvième siècle

L’histoire de l’Eglise a compté jusqu’à nos jours plus d’un « baptême de l’Esprit, » et le plus glorieux de tous a été, sans contredit, celui d’où la réformation des Luther et des Calvin est sortie.

Devant nous limiter à notre siècle et montrer comment le christianisme y a « fait ses preuves, » notre point de départ est tout indiqué : il est dans le « Réveil, » comme on l’a nommé avec raison, dans ce renouveau de foi et de vie chrétienne dont nos grands-pères furent les instruments ou les témoins, et au bénéfice duquel nous nous trouvons encore. Cet événement, qui fut comme une reprise du mouvement religieux du seizième siècle, compromis par deux siècles de sécheresse spirituelle, a rétabli le courant qui nous rattache au christianisme primitif.

Le ricanement de Voltaire avait glacé la piété dans les âmes, l’incrédulité avait presque éteint le flambeau de l’Evangile, l’Europe était encore sous le cauchemar des guerres du « premier empire, » l’Eglise était plongée dans le marasme, quand une poignée de jeunes disciples — comme au début de notre ère ! — faibles encore et cherchant leur voie, se levèrent, ou plutôt se mirent à genoux pour implorer ensemble une nouvelle Pentecôte. Leurs requêtes furent exaucées.

Au souffle d’en-haut, la flamme jaillit du « lumignon fumant, » et des étincelles volèrent çà et là, propageant de toutes parts le feu sacré. On se remit à l’étude des saintes Ecritures, l’Eglise put remonter à ses origines, se retremper aux sources du pur Evangile, et, sur mille points de l’Occident, il se forma de petites congrégations sans aucunes visées séparatistes, faisant peu de bruit, ne demandant qu’à aimer leur Sauveur et à le confesser devant les hommes, héritières authentiques, par conséquent, de l’esprit chrétien des premiers âges.

Et aussitôt les mêmes causes produisirent les mêmes effets. On vit se renouveler d’une manière frappante, encore qu’adoucie, les mêmes oppositions et la même fidélité, les mêmes procès et la même dignité dans la défense, le même fanatisme persécuteur et le même héroïsme de foi, les mêmes haines et le même amour, bref, les mêmes fruits de vie et de mort, montrant que, malgré tous les changements de milieux, de race, d’époque, de civilisation, deux choses du moins étaient demeurées identiques à travers les siècles : l’Evangile et l’homme naturel.

Pour flétrir dans l’opinion publique les disciples de Jésus et les distinguer des Juifs, les contemporains de saint Paul avaient inventé le sobriquet de « chrétiens. » (Actes 11.26) Ce terme n’étant plus une injure pour les « chrétiens de nom » qui, au dix-neuvième siècle, accomplissaient la besogne des païens d’autrefois, on désigna les chrétiens bibliques par un mot nouveau, à peine démodé aujourd’hui : on les traita de mômiers ! L’analogie des situations est complète. Ajoutons, pour achever d’un trait la ressemblance, qu’aux deux époques ce furent les femmes qui montrèrent en face du péril le plus de décision et de fermetéa : nouvelle illustration du principe que « Dieu a choisi les choses faibles pour confondre les fortes. »

aUne voix de jadis sur l’origine et les premiers pas de l’Eglise évangélique libre du canton de Vaud, par Louis Monastier, p. 119. Lausanne, Georges Bridel et Cie, 1885. Comp. La fin du paganisme, par G. Boissier, tome I, p. 137.

Sans la vaillance de nos mères, nos pères eussent peut-être faibli. Honneur à elles ! La liberté religieuse dont nous jouissons maintenant est en grande partie leur ouvrage. Mais, qu’il a fallu de peine pour reconquérir le droit de servir Dieu à sa guise et le faire passer dans les mœurs et dans les codes du monde civilisé ! Les lois d’exception, les lois restrictives de la liberté sont votées à l’emporte-pièce dans une heure de passion et d’entraînement : elles ne sont le plus souvent rapportées que sous la pression de l’opinion publique, tardivement émue par les larmes des opprimés.

Sera-ce au moins définitif cette fois ? On voudrait le croire ; mais de sourdes rumeurs dont l’écho nous parvient autorisent peu cet espoir. Définitif ?… Ah ! si tous les honnêtes gens le voulaient bien, on répondrait oui sans hésiter ! Mais… où sont-ils dans les moments critiques ? Amis de leur repos, de la paix à tout prix, ils n’ont que trop l’habitude de se taire quand il faudrait parler, de se cacher quand il faudrait agir. N’est-ce pas à leur inertie que le mal doit ses audaces et bien souvent ses plus honteuses victoires ?

Au surplus, des échecs partiels ne sont pas pour arrêter l’essor de l’Evangile. S’il paraît en recul çà et là, il rencontre ailleurs de riches compensations. Ce n’est qu’après de longues années de lutte et par des assauts répétés qu’on vient à bout des « forteresses de Satan. » Sans parler de l’esclavage et de la traite des noirs, ces fléaux lointains dont l’abolition a coûté tant de batailles parlementaires et de conflits sanglants, comparez notre siècle au dix-huitième sous le rapport de la bienfaisance : c’est le jour et la nuit ! Qui songeait naguère à s’occuper des malheureux, sinon pour se délivrer de leurs importunités ? Je ne sache pas que la proclamation des « droits de l’homme » ait rendu, les humains plus accessibles à la pitié. Il a fallu mieux qu’une « révolution, » il a fallu une renaissance spirituelle pour rouvrir les sources de la sympathie humaine. Le réveil de l’amour pour Dieu a eu pour suite immédiate le réveil de l’amour du prochain.

Et c’est ainsi que notre siècle a vu la plus magnifique floraison d’œuvres de miséricorde qui ait jamais réjoui notre pauvre terre. On ne se borne plus à parquer dans d’étroits espaces, privés de tout confort, certaines classes de déshérités, les plus encombrantes ou les plus dangereuses. Toutes les victimes du mal, physique ou moral, détenus et femmes perdues aussi bien que sourds-muets et aveugles, sont l’objet de la même sollicitude ; c’est vraiment leur bien personnel qu’on vise, et non plus seulement l’intérêt collectif ou la sécurité du corps social. La bienfaisance, pénétrée de l’esprit chrétien, a changé de caractère et n’a jamais été pratiquée sur une plus large échelle.

Grâce à des circonstances extérieures plus favorables, elle surpasse même en étendue et en intensité, surtout en savoir-faire et en intelligence administrative, celle que nous avons signalée dans l’Eglise des premiers siècles et qui frappait d’admiration les païens. Aujourd’hui les infortunés de toutes catégories trouvent partout des mains tendues pour leur venir en aide, partout des maisons hospitalières pour les accueillir. Nous n’en finirions pas si nous voulions dresser la liste des fondations de tous genres que la charité privée de notre temps a fait surgir du sol, avec ou sans le concours de l’Etat.

Ce progrès de notre siècle, — le plus beau fleuron de sa couronne, — nous dénie-t-on le droit de le compter à l’actif de la religion chrétienne ? Depuis vingt-cinq ans, la statistique le prouve, il est un pays où la moyenne des condamnés aux travaux forcés est descendue, en chiffres ronds, de 1900 à 700, et la moyenne des jeunes gens poursuivis devant les tribunaux de 14 000 à 5 000. Ces chiffres sont éloquents. Pourquoi ce pays privilégié est-il l’Angleterre, non la France ou l’Allemagne ? Apparemment parce que les chrétiens pratiquants y sont plus nombreux et plus actifs que partout ailleurs.

Loin de nous la pensée de diminuer la part des non-croyants dans le généreux élan de notre époque ! Nous constatons avec joie, au contraire, combien l’émulation est devenue générale parmi les gens de cœur de tous les partis et les philanthropes de toutes les écoles. Mais si d’aucuns en tiraient cette conclusion : « Vous voyez qu’on peut se passer de l’Evangile ! » nous dirions que leur logique est en défaut. Un tel raisonnement vaudrait celui-ci : « L’univers va son train depuis des millions d’années ; donc, il n’a pas eu besoin de l’acte créateur ! » Où est l’origine de ce mouvement humanitaire ? Qui lui a donné sa première impulsion ? Il n’est pas douteux que les chrétiens évangéliques ont été au premier rang de ses initiateurs. La contagion du bien, Dieu soit loué ! n’est pas moins réelle que la contagion du mal. Et c’est l’une des gloires du christianisme, une des marques les plus évidentes de sa divinité, que cette vertu qu’il possède d’éveiller les énergies latentes de ceux-là mêmes qui ne le professent pas, de mettre en branle leurs meilleurs instincts. Selon la parole du Maître, « le levain de l’Evangile fait lever toute la pâte. »

Et que souvent la pâte est dure, lente à lever ! Que de réformes nous paraissent aujourd’hui toutes naturelles, qui, proposées au début par les « piétistes, » ont provoqué les lazzis de la foule et les haussements d’épaules des sages de ce siècle ! Voyez l’œuvre de la tempérance : a-t-on assez raillé ses promoteurs ! On allait jusqu’à suspecter leur patriotisme ; dans nos pays de vignobles, on les traitait de mauvais citoyens. Et l’œuvre a si bien marché qu’il se fonde maintenant, à côté de la Croix-Bleue, nombre d’institutions pareilles, même sans couleur religieuse, sociétés d’abstinence et ligues antialcooliques. Félicitons doublement de ce résultat ceux qui ont été à la peine, quand il fallait « espérer contre toute espérance. »

Un ancien nihiliste, forgeron de son état et buveur corrigé, a déclaré dans un meeting de deux à trois mille personnes, présidé par lui-même, qu’il devait son salut à ces chrétiens : « Tombé aussi bas que possible, » il ne rêvait naguère que la destruction violente de ces «  bourgeois, » parmi lesquels il a maintenant trouvé ses « frères les plus intimes. » C’est avec une virile énergie qu’il a remercié du fond du cœur les chrétiens qui l’ont retiré de l’abîme, et dont, a-t-il dit, « la récompense est arrêtée auprès de Dieub. »

bSemaine religieuse de Genève du 17 mars 1894.

L’expérience des premiers siècles se reproduit de nos jours : les disciples du Galiléen vont de l’avant, le monde les méprise, puis il finit par les suivre… de loin, dès qu’il y voit son intérêt, quitte à s’écrier : « Vive mon idée ! »

La même observation s’applique aux unions chrétiennes de jeunes gens. Oui se douterait aujourd’hui que leur apparition a fait scandale dans d’honnêtes milieux et qu’on les a maudites à leur berceau ? Et, franchement, cette impression se conçoit : jugez donc ! Voilà de jeunes hommes pleins de vigueur et d’entrain qui se forment en association, et ce n’est pas pour manger et se divertir, pour jouer et boire, pour tenir des propos obscènes et s’encourager au mal ? Et ces gars de vingt ans se réunissent pour prier Dieu, pour s’édifier en commun, pour penser aux réalités invisibles, pour se rappeler qu’ils sont autre chose que du bétail voué à la mort et pour s’occuper de leurs âmes immortelles ? Quelle singularité, inintelligible pour les mondains !…

Or, à l’heure qu’il est, les unions chrétiennes ont conquis, les suffrages de tous les gens de bien, et, si elles courent un danger, c’est celui de la popularité. Elles n’en sont pas moins un des produits les plus authentiques du Réveil, une des créations les plus originales du christianisme au dix-neuvième siècle. Ecoutons le témoignage d’un Parisien, pour qui l’action sociale de l’Evangile aux Etats-Unis a été une révélation et une source de relèvement :

« Combien de jeunes gens ces sociétés (unions chrétiennes), qui couvrent le monde entier, ont-elles préservés parmi les cinq cent mille membres qui les composent ; combien d’hommes forts et moraux leur système de culture a-t-il formés ? C’est ce que nul ne pourrait dire.

Pour moi, j’ai trouvé dans l’une d’elles une famille, un foyer, un coin de la patrie absente ; j’étais errant et sans amis : j’ai trouvé là des amis…

Ah ! je me dis souvent : « Si j’avais pu rencontrer à Paris de telles sociétés, combien ma vie aurait été différente !… » Je ne puis m’empêcher de comparer cet esprit chrétien, utile socialement et moralement, à l’esprit des démocraties athéistes, où chacun ne pense qu’à soi-même.

Le christianisme a fait des unions chrétiennes, et l’athéisme, qu’a-t-il fait ? « Des révoltés et des malheureux comme toi, » répond ma consciencec. »

cUn relèvement, par A. Fassier, 2e édit. Paris, Fischbacher, 1897.

On ne peut parler des unions chrétiennes sans mentionner l’Alliance évangélique, sur le principe de laquelle elles ont été fondées. Cette vaste association, qui tient ses assises tantôt dans un pays, tantôt dans un autre, et groupe en un seul faisceau spirituel des croyants de toutes les dénominations protestantes, est elle-même une imposante manifestation de l’unité de la foi et de la vitalité actuelle du christianisme. On a reproché au Réveil d’avoir engendré une multitude de sectes ; c’est possible ! mais l’Alliance évangélique aussi est un fruit du Réveil. Or, quand je vois un mouvement religieux créer tout ensemble l’unité et la diversité, ses adeptes marquer entre eux les différences et affirmer d’un même cœur leur foi commune, je suis bien obligé de me dire qu’il y a là une force qui ne vient pas de l’homme, un principe de vie supérieur aux divisions, car ce qui les unit domine ce qui les sépare. Et leur alliance a d’autant plus de valeur et de signification que leurs convictions sont plus ardentes et leurs divergences plus librement maintenues.

Le rév. Th. Bryson, missionnaire à Tientsin, déclarait à Londres, en mai 1894, que la diversité des dénominations protestantes ne nuit pas à la diffusion du christianisme en Chine :

« Dans tous les ports, disait-il, où se trouvent des résidents anglais, le culte est célébré par tous les missionnaires à tour de rôle, qu’ils soient presbytériens, wesleyens, indépendants, baptistes ou anglicans. Chacun suit le rite de sa dénomination particulière, et nul ne s’en offense… Je n’ai pas connu un seul païen pour qui nos distinctions d’Eglises aient été une pierre de scandale. Les indigènes sont bien plutôt frappés de notre union fraternelle. »

Et cela se conçoit. L’ordre idéal est-il autre chose que l’harmonie dans la variété  ? Qui songe à trouver la nature moins belle parce que la vie organique s’y déploie dans une infinie richesse de formes ? De même, la religion du Christ est aussi éloignée de l’uniformité que du morcellement. La belle unité, vraiment, que celle des forçats enfermés sous le toit d’un même pénitencier ! L’unité extérieure est de trompeuse apparence. La vie avec ses agitations vaut mieux que la paix dans la mort. La vraie unité est celle des âmes liées au même Sauveur, car cet attachement central les rend mutuellement indépendantes et autonomes, et à la fois foncièrement solidaires.

Aussi est-ce bien à tort qu’on a accusé l’Alliance évangélique de n’exister que sur le papier ou d’être purement platonique. Elle affirme sa réalité par des actes : on vient d’en voir la preuve, et il en est d’autres encore. Non seulement elle a mis à part la première semaine de janvier de chaque année pour la consacrer à la prière en commun et faire monter, de toutes les régions du globe, vers le trône de Dieu un même concert d’adorations et de louanges, d’actions de grâces et d’intercessions en faveur de tous les hommes, mais elle a souvent élevé la voix pour la défense des persécutés de toutes confessions, en Italie, en Espagne, en Russie, en Turquie ; elle n’a pas craint, dans certaines occasions exceptionnelles, d’intervenir auprès des rois et des empereurs pour faire cesser des iniquités révoltantes, et plus d’une fois elle a réussi dans sa mission humanitaire. Soutenue par les millions de fidèles qui se rattachent à ses principes, elle représente donc ici-bas une puissance spirituelle de l’ordre le plus élevé.

Enfin, elle constitue un précieux jalon sur la route de l’avenir. Quand toutes les Eglises seront animées de ce même esprit, le christianisme pourra triompher sur la terre. Si cette religion a exercé en notre siècle une action sociale d’une telle efficacité, en dépit de tous les obstacles que ses adversaires et ses amis eux-mêmes ont accumulés devant elle en dérobant au Christ tout ou partie de sa divine couronne, que ne fera-t-elle pas lorsqu’elle sera pleinement elle-même, affranchie de toutes les entraves politiques, dogmatiques, ecclésiastiques, qui paralysent encore ses mouvements ?

Il est sans doute réservé à l’Eglise du vingtième siècle de rejeter toutes les barrières factices héritées du passé. Elle n’aura d’autre Chef que le Christ glorifié ; elle ouvrira largement ses portes à tous ceux qui aiment et adorent le Sauveur du monde ; et, en fait de discipline, elle ne connaîtra guère, espérons-le du moins, que celle de l’Esprit, créant tout autour d’elle une telle atmosphère de sainteté, de lumière et de vie, que le péché et la négation s’évanouiront d’eux-mêmes, comme les oiseaux de nuit fuient instinctivement la clarté du jour.

« Es-tu chrétien ? » Tout est là. Jésus est-il ton Roi, ton « Maître, » dans le domaine de la pensée comme dans celui de l’action ? As-tu en lui une telle confiance que tu puisses t’abandonner à lui sans retour ? Es-tu prêt, selon son commandement formel, à renoncer à tout pour le suivre ?… Tu entends bien : à tout ! à ton repos, à tes idoles, à ton moi, à ta position, à ta famille, à ton argent, à ton Eglise, à tes idées, à ta vie même ? Que si tu foules aux pieds ses paroles, celles du moins qui ne vont pas à tes goûts, si tu méconnais ses droits souverains, si tu te fais de lui une opinion que tu n’oserais lui exprimer en face, de quel droit prendrais-tu le nom de « chrétien ? »

Quoi ! tu lui dirais : « Je suis chrétien, Seigneur ! Mais je n’ai pas l’honneur de te connaître ; et peu importe, car d’autres hommes répondent pour moi ; j’aime mieux que mes relations avec toi ne soient pas trop directes, pourvu que mon salut se fasse… par procuration ! » Et tu appelles cela être chrétien ? Pourquoi te tromper toi-même ? « Si quelqu’un aime père ou mère plus que moi, il n’est pas digne de moi. » (Matthieu 10.37)

Ou bien, lui diras-tu : « Je suis chrétien, Seigneur ! Mais, pour parler franc, je ne te donne ce titre de Seigneur que par habitude ou accommodation. Que veux-tu ? les temps ont marché, et nous en savons plus que toi sur des points essentiels. Tu t’es singulièrement abusé sur ton propre compte. Mais enfin, nous croyons en toi quand même… sous bénéfice d’inventaire ! » Assez ! te dis-je. Arrête-toi sur la pente du blasphème. « Celui qui n’est pas pour moi est contre moi. » (Matthieu 12.30)

Es-tu chrétien ? Cette question que les juges romains posaient à leurs victimes avant de les envoyer à la mort, est la seule aussi que le Juge suprême posera aux hommes qui auront connu la vérité : c’est la question vitale.

Faire des chrétiens, amener tous les hommes à le devenir, telle est la mission de l’Eglise en ce monde : « Faites disciples toutes les nations ! » (Matthieu 28.19) La chrétienté, à part les jésuites et les moraves, a négligé cette tâche pendant des siècles. Le nôtre, grâce au Réveil, a renoué la tradition de l’âge apostolique, si bien que l’Evangile a fait plus de conquêtes depuis cinquante ou soixante ans, que pendant les mille ans qui nous ont précédés. Que ceux qui doutent de sa divine vertu s’informent et ouvrent les yeux ! Qu’ils lisent le volume du Dr Pierson, traduit récemment dans notre langue, et intitulé : Les nouveaux Actes des apôtres ! Ce titre, à lui seul, qui résume l’ouvrage, n’est-il pas un « signe des temps ? » Un savant pieux se fût-il avisé de l’inscrire en tête de ses pages, s’il n’y avait effectivement, entre le christianisme primitif et le nôtre, une grande similitude d’action, de méthode et de résultats ?

Je dirai plus : la divinité de cette religion se révèle aujourd’hui par deux traits nouveaux qu’elle n’avait pas eu l’occasion de manifester au début de notre ère. Son influence s’était alors presque limitée au monde gréco-romain ; de nos jours, elle s’est attaquée victorieusement aux populations les plus dégradées du globe, et l’on a vu des tribus entières, arrachées à la sauvagerie et au cannibalisme, devenir au bout d’une ou deux générations des peuples civilisés ayant leurs lois, leurs tribunaux, leurs écoles, leurs Eglises, leur littérature, et même leurs facultés de théologie !

Puis, l’Evangile ne s’est pas cantonné sous certaines latitudes, comme le bouddhisme et l’islamisme. Il a essaimé partout, du Labrador à la Terre-de-Feu, de la Guyane au Japon, de la Polynésie au centre de l’Afrique ; il s’est adapté aux situations les plus diverses, des représentants de toutes les races de la terre ont trouvé en lui la pleine satisfaction de leurs besoins religieux et sociaux, prouvant parla qu’il est fait pour tous les hommes.

Et ces victoires contemporaines, il les a remportées dans les circonstances extérieures les plus difficiles, non seulement en raison des mœurs cruelles et des climats meurtriers qui ont souvent décimé la phalange de ses témoins, mais encore et surtout, on a honte de le dire, à cause de ces colons européens qui vont là-bas chercher fortune, de ces aventuriers sans foi ni loi qui déshonorent la chrétienté, de ces monstres à face blanche qui, par amour du lucre, exploitent jusqu’au sang les peuplades lointaines en leur vendant « l’eau-de-mort, » et leur inoculent les vices de notre civilisation corrompue. Voilà un obstacle que l’Eglise primitive n’a pas connu, et c’est le pire de tous à l’évangélisation du monde !

Eh bien, malgré tout, le christianisme progresse. Maintenant que la Bible est traduite et prêchée en plus de trois cents idiomes, l’ordre inouï du Maître : « Faites disciples toutes les nations ! » se réalise à la lettre dans une large mesure ; et si cette mesure est faible encore en regard du but à atteindre, n’oublions pas que le travail ne fait que commencer, que le nombre des vocations missionnaires a plus que doublé depuis quelques années, et que déjà l’œuvre des missions évangéliques est le grand miracle du dix-neuvième siècle. Si l’on en juge par les antécédents de l’histoire, il est à présumer que le développement de cette œuvre suivra bientôt une progression géométrique. Il suffirait que chaque foyer de lumière en allumât deux autres, et ceux-ci autant à leur tour, pour qu’en moins d’un siècle, selon l’expression biblique, notre globe fût « couvert de la connaissance de l’Eternel comme le fond de la mer est couvert par les eaux. »

Curieuse analogie entre notre temps et celui de Jules-César ! Pendant que le monde civilisé, sceptique et superstitieux à la fois, court à ses affaires ou à ses plaisirs, multiplie les échanges et les voies de communication dans un intérêt périssable, il ne s’aperçoit pas qu’il n’est que l’instrument aveugle des desseins de Dieu, et que, pareil à la Rome antique travaillant à l’unification du genre humain en vue de l’apparition du Christ, lui de même il travaille à niveler la terre et à supprimer les distances, pour préparer l’avènement du Fils de l’homme. Il ne se doute pas que la Révélation a déjà dépeint ce temps-ci, et surtout le temps qui vient, dans cette plastique image :

« Et je vis un autre ange, qui volait par le milieu du ciel, ayant un Evangile éternel pour l’annoncer aux habitants de la terre, à toute nation, à toute tribu, à toute langue et à tout peuple ; et il disait d’une voix forte : Craignez Dieu et donnez-lui gloire, car l’heure de son jugement est venue… » (Apocalypse 14.6-7)

A l’œuvre donc, savants modernes ! à vos merveilleuses découvertes ajoutez-en de nouvelles ! Allez, explorateurs infatigables, ingénieurs habiles, sillonnez de lignes ferrées tous les continents ; percez les montagnes, comblez les abîmes, frayez la route à travers les déserts… « Dieu le veut ! » car il faut « que l’Evangile soit prêché à toute créature. »

Il n’est pas jusqu’aux Congrès universels des religions qui ne témoignent à leur manière de la vitalité croissante du christianisme. Avait-on jamais vu chose pareille ? Et serait-ce un pur hasard que le premier de ces congrès se soit tenu sur le sol par excellence de la libre discussion, dans un pays dont chaque citoyen est accoutumé dès sa jeunesse à exprimer ouvertement ses croyances et à respecter celles d’autrui, et où le christianisme a d’autant plus conscience de sa force qu’il ne connaît ni joug ni tutelle ?

« Ce parlement des religions, a écrit M. Paul Bourget, tenu dans la capitale même du monde positif et industriel, quelle preuve de la vigueur du christianisme il dénote en face des triomphes de la science ! »

M. Bonet-Maury a parlé dans le même sens :

« Nous pensons qu’une religion est bien forte qui affronte, sans sourciller, les batteries de l’ennemi et qui emprunte à leurs critiques mêmes les moyens de se perfectionnerd. »

dLe congrès religieux de Chicago : Revue des Deux-Mondes, du 15 août 1894.

La plus belle parole peut-être qui ait été prononcée à ce congrès, nous la trouvons dans cette réponse d’un missionnaire aux critiques d’un brahmane :

« Nous ne sommes pas aussi semblables au Christ que nous devrions l’être. Nous profiterons des critiques de nos amis brahmanistes et bouddhistes pour nous efforcer de nous améliorer. Tout homme qui nous aidera à devenir plus humbles et plus sages nous rendra service, et nous lui en saurons gré, quel qu’il soit et d’où qu’il viennee. »

eSemaine religieuse de Genève du 3 mars 1894.

Une religion qui, d’une part, se dit seule en possession de la vérité absolue et qui, d’autre part, inspire de tels sentiments à ses messagers, montre assez par ce double caractère qu’elle n’est pas d’invention humaine.

Quant à la fusion d’idées qui se serait opérée au « Parlement » de Chicago, on l’a sans doute exagérée. On a dit que l’oraison dominicale était devenue la « prière universelle, » parce que les disciples de Confucius et de Bouddha l’avaient écoutée avec recueillement ! C’est abuser un peu du proverbe : « Qui ne dit rien consent. » Ce qui ressort plutôt de ce rendez-vous digne et courtois, c’est que le christianisme exerce aujourd’hui une sorte d’hégémonie morale sur les autres religions de l’humanité. Celles-ci ont beau faire, elles ne peuvent pas ne se point modifier à son contact. La concurrence même les oblige à se corriger et à lui emprunter certains éléments où éclate sa supériorité. Il n’a pas à son service que l’action directe, mais encore, pour ainsi dire, le rayonnement de sa chaleur diffuse. C’est la répétition, dans le champ universel du monde, de ce qui s’est passé au commencement de notre ère dans le monde alors connu : le terrain se prépare pour le jour de la moisson.

Il est un point noir, cependant. Les pays lointains ne sont certes pas dans une position très enviable, mais nous n’en sommes pas inquiets ; puisqu’ils accueillent l’Evangile, ils ont pour eux l’avenir. Le point noir, c’est l’Europe, car c’est ici qu’est la plaie purulente. Là-bas, du moins, l’humanité monte ; elle émerge lentement du chaos à la lumière. Ici, hélas ! on dirait qu’elle s’enfonce peu à peu dans la nuit.

Le monde, sans doute, se passera bien de nous. Qu’importe à sa marche générale que nos pays latins et germains disparaissent dans un cataclysme ou retournent bientôt à la barbarie, comme ces belles provinces de l’Afrique du nord, où florissaient jadis les Tertullien, les Origène, les saint Augustin, et dont le Croissant a fait un Sahara ! Oui, mais alors quelle serait la destinée de nos enfants et de nos petits-enfants ? Et que deviendraient nos patries bien-aimées ?…

Voilà pourquoi le cœur nous saigne en pensant à l’incrédulité qui nous ravage, au paganisme qui renaît de ses cendres, à la superstition qui suit l’incrédulité comme son ombre et étend de plus en plus ses voiles épais, à l’antipiétisme qui relève la tête et déjà fourbit ses armes pour l’heure prochaine de l’action ; car, si l’Europe continue de ce train, il n’est pas besoin d’être prophète, il suffit d’un peu de sens historique pour lui prédire à coup sûr que les plus grands malheurs fondront sur elle par sa faute.

Nous sommes arrivés à un tournant de l’histoire, à une arête au bout de laquelle il faut inévitablement ou monter ou descendre… Prêtez l’oreille, n’entendez-vous rien ? Ce n’est encore qu’un « son doux et subtil, » mais le bruissement se rapproche, précurseur d’un vent d’orage ou fraîche brise du matin : L’Eternel passe !… Que les âmes se recueillent, que tous les gens de bien se disposent à le recevoir, que les « classes dirigeantes, » elles surtout, si elles en sont encore capables, réfléchissent et prennent une décision virile ; que tous, enfin, répètent, non en littérateurs, mais en croyants, les vers émus de Jean Aicard :

Le siècle va finir dans une angoisse immense ;
Nous avons peur et froid dans la nuit qui commence…
Reste avec nous, Seigneur !…

Et ce « vent de l’Eternel » sera un souffle vivifiant qui rajeunira la société et lui ouvrira une ère nouvelle de paix, de bonheur, de liberté, comme elle n’en a jamais vue.

Ou bien, si elle est trop aveugle ou distraite pour discerner les «  signes des temps, » si elle est réfractaire à l’appel divin, vox clamans in deserto, alors, changeant de nature en raison des obstacles mêmes, ce vent sera un sifflement de tempête chargée de grêle et de foudre, un tourbillon balayant tout sur son passage… Il faut que le souffle de Dieu nous élève au ciel ou nous abatte dans la poussière. Notre Occident sera transformé par l’Evangile ou bouleversé par le génie du mal. A lui le choix !

« Voici, je mets aujourd’hui devant toi la vie et la mort, la malédiction et la bénédiction ; choisis donc la vie, afin que tu vives, toi et ta postérité, pour aimer l’Eternel ton Dieu, pour obéir à sa voix et pour t’attacher à lui : car de cela dépendent ta vie et la prolongation de tes jours. » (Deutéronome 30.19-20)

S’il s’était trouvé dix justes à Sodome, elle eût été épargnée. Ce qui nous donne bon espoir, c’est que, pour parler avec Charles Secrétan (Théologie et religion, 1883), « l’Eglise est enfin debout et la bataille engagée ; » c’est que l’Eglise est en prière, plus vivante que jamais et redoublant d’activité chrétienne. Qu’elle pratique toujours mieux la devise : Ora et labora ! et il nous sera permis d’appliquer à notre siècle expirant ces paroles prononcées par M. le duc de Broglie, le 7 février 1895, à propos de la mort de Taine :

« Quand, sur une tombe prête à s’ouvrir, l’ombre, au lieu de s’épaissir, s’éclaire d’une lumière encore flottante et indécise, ce n’est pas le crépuscule de la nuit qui tombe, c’est l’aube du jour qui se lève. »

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