Zinzendorf se rendit d’abord à la Ronnebourg, où l’opposition qu’avaient excitée les Frères avait fini par s’apaiser. Pendant les quelques jours qu’il y passa, il consacra un missionnaire qui devait partir pour les colonies anglaises, conformément à l’accord qui avait été fait entre l’église des Frères et l’Association pour l’instruction des noirs. Le comte se dirigea ensuite vers Berlin.
Plusieurs raisons l’engageaient à choisir cette ville pour séjour : il voulait, dans l’attente de la décision qui allait être prise à son sujet par le gouvernement de Dresde, ne pas s’éloigner trop de Herrnhout et de la Saxe ; il voulait aussi se rapprocher de sa mère ; « enfin, nous dit-il, j’avais à cœur les âmes réveillées jadis par mon parrain, le bienheureux Spener, et par quelques autres. Partout je suis la trace de Spener : à Dresde comme à Francfort, j’ai eu essentiellement en vue de faire lever la semence qu’il a déposée, et mon principal objet en venant à Berlin a été de travailler à ce but par la prédication de l’Évangile. »
Plusieurs Frères et Sœurs avaient précédé le comte à Berlin ; plusieurs autres vinrent l’y rejoindre. Son fils aîné Chrétien-René, âgé de dix ans, qu’il avait envoyé à Iéna pour son éducation environ un an auparavant, arriva aussi avec les personnes qui composaient sa maison. Le comte s’installa dans les vastes appartements d’une maison de la rue de Leipzig, et régla les heures quotidiennes d’édification ; mais, malgré le désir que lui en exprimèrent plusieurs personnes, il ne voulut pas que ce fût autre chose qu’un culte domestique et en refusa l’accès au public. Il désirait que sa prédication pût avoir lieu dans un des temples de Berlin et espérait qu’un des prédicateurs de cette ville lui offrirait la chaire. Il était même disposé, afin de se conformer mieux encore à la marche habituelle des choses, à se faire le suffragant en titre de l’un des pasteurs ; mais ses démarches furent inutiles : ils s’étaient tous entendus pour lui ôter la possibilité de prêcher dans leurs églises.
Voyant ses tentatives inutiles, Zinzendorf se décida à ouvrir dans sa maison des réunions publiques. Il ne lui restait pas d’autre parti à prendre. On y accourut en foule, gens de tout âge et de toute condition ; la rue était encombrée de voitures. Le salon ne suffisant plus, il fallut passer à l’antichambre, puis au galetas ; enfin, il fut nécessaire de dédoubler l’auditoire et de recevoir alternativement les auditeurs des deux sexes. A ces réunions, chacun restait debout pour économiser la place.
Ces discours, qui eurent lieu chaque jour pendant près de quatre mois, n’étaient pas toujours des sermons proprement dits ; c’est plutôt ce qu’on appelle des conférences. Zinzendorf dit qu’il n’y a traité que quatre sujets : 1° la divinité essentielle, unique, éternelle, de Celui qui a été fait homme ; — 2° l’humanité essentielle, réelle, complète, du Dieu qui est au ciel ; — 3° la grâce, seul moyen de salut pour tous les hommes, et le pardon de tout péché par les mérites de l’Agneau immolé ; — 4° le précieux privilège que Jésus nous a acquis par son sang d’être affranchis du péché et de pouvoir mener une vie spirituelle.
« Ma préparation, » dit Zinzendorf en parlant de ces discours, « c’est la détresse et la pauvreté que je sens en moi pendant l’heure qui précède, à tel point que souvent, au moment de monter au galetas, je ne sais plus où je suis. Mais, dès que je commence à parler, je sens les charbons de l’autel… (Ésaïe 6.5-7) Jamais encore je n’ai pu m’épancher comme ici … Mes auditeurs versent souvent des larmes, même les soldats. Que le Sauveur rende ces impressions durables ! …
Les pasteurs prêchent ouvertement contre moi ; à ma connaissance, il n’y en a pas un seul qui soit pour nous. Toute la ville est en émoi … Ceux qui approchent du roi s’efforcent de nous perdre ; les uns s’y prennent plus grossièrement, les autres plus finement. On dit que M. Roloffd a écrit au roi pour lui demander son appui contre l’homme qui cause tant d’agitation ; mais le roi doit lui avoir fait répondre qu’il eût à me laisser tranquille…
d – Un des ecclésiastiques chargés d’examiner la doctrine de Zinzendorf.
Avant que je commence à parler, quelqu’un dicte un cantique. Après le discours, c’est ordinairement moi qui en dicte un nouveau approprié au sujet. Quand je n’en trouve point, j’en improvise un ; je dis, au nom du Sauveur, ce qui me vient au cœur… Je suis, comme toujours, un pauvre pécheur, un captif de l’éternel Amour, courant à côté de son char de triomphe. Je ne voudrais pas, au reste, être autre chose, ni devenir autre chose, tant que je vivrai ! »
Ces quelques traits suffisent pour mettre sous nos yeux un tableau complet : nous voyons Zinzendorf possédé comme toujours d’un seul amour qui le dévore et dont le souffle brûlant passe de son cœur et de ses lèvres dans l’âme de chacun de ses auditeurs ; nous voyons les saintes émotions des uns, l’envieuse opposition des autres, l’agitation de tout un public inquiet et curieux. Ces discours à Berlin ont été sans contredit le succès le plus éclatant de Zinzendorf, l’apogée de sa popularité comme de son impopularité.
Un étudiant d’Iéna, nommé Langguth, qui avait accompagné à Berlin le jeune Chrétien-René et qui devint plus tard le gendre de Zinzendorf, essaya de recueillir ses discours à mesure qu’il les prononçait. Ses notes étaient nécessairement incomplètes et ne donnaient guère que la substance des paroles du comte ; souvent aussi ses larmes l’empêchaient d’écrire ; cependant le comte approuva ce travail et se décida à le livrer à l’impression : ce qui l’y détermina, ce fut de voir circuler de prétendus extraits de ses discours, soit altérés, soit entièrement supposés.
Les Discours de Berlin, réimprimés bien des fois et traduits en plusieurs langues, se répandirent promptement ; ils ont de nos jours encore de nombreux lecteurs et continuent à être en bénédiction. Zinzendorf lui-même disait plus tard : « Berlin n’a été que la chaire, les discours, ont été pour le monde entier. »
Il est presque superflu de dire que cette publication fut un nouveau sujet de scandale pour le dogmatisme chatouilleux des théologiens de l’époque. L’entraînement de la parole de l’orateur avait fait passer inaperçues certaines expressions hasardées, certains points de vue particuliers, qui furent relevés et signalés avec empressement une fois qu’on put les éplucher à loisir. On essaya encore d’intéresser le roi dans la querelle ; il fit appeler Zinzendorf et lui demanda à lui-même des éclaircissements sur les passages de ces discours que l’on avait incriminés. Les explications du comte le satisfirent pleinement, et lorsqu’on tenta de nouveau d’accuser celui-ci auprès de lui, il s’écria : « Que personne ne me dise de mal du comte Zinzendorf ! Je le porte dans mon cœur. »
Peu avant son départ de Berlin, le comte fut vivement sollicité par quelques personnes de les constituer en une communauté pareille à celle de Herrnhout. Il s’y refusa formellement, ne voulant pas les détourner de l’église dont elles étaient membres, ni les soustraire à la direction de leurs pasteurs. Il consentit seulement à organiser à Berlin une société de Frères dans le sein de l’église luthérienne, en se conformant à la constitution et aux habitudes de cette église.
Ce fut aussi pendant son séjour à Berlin que Zinzendorf présida un synode qu’il avait convoqué spécialement pour s’occuper des missions chez les païens. De nouveaux missionnaires furent envoyés à Saint-Thomas, à Ceylan, à Surinam et à Rio-de-Berbice, dans l’Amérique du Sud. Il y fut question aussi d’un voyage au Caucase et au mont Ararat, où se trouvait, à ce qu’on supposait, une colonie d’émigrés moraves. Enfin, on s’y entretint de l’évangélisation du peuple d’Israël, et, quelque temps après, le frère Léonard Dober se rendit de son propre mouvement à Amsterdam, pour s’y occuper principalement des Juifs.
Sur cette question de l’évangélisation des Juifs, Zinzendorf n’avait pas d’idée arrêtée ; il se disait quelquefois, en voyant le peu de réalité de la plupart des conversions opérées parmi eux, que peut-être leur heure n’était pas encore venue. Il n’en était pas moins persuadé que le frère Dober ne pouvait que leur être en bénédiction, si, se gardant d’entrer dans de vaines disputes, il vivait parmi eux en homme de Dieu, rendant témoignage à Jésus-Christ et priant pour eux. Le comte aimait particulièrement les Juifs, pour l’amour de Jésus qui fut juif, et quand il avait occasion d’en voir, il leur témoignait beaucoup de sympathie. Dans la litanie qu’il composa pour l’église des Frères, il mentionne expressément le peuple d’Israël, et chaque année, quand revenait le grand jour des expiations que célèbrent les Juifs, il recommandait à la communauté de se souvenir d’eux dans ses prières, et souvent même il en faisait le sujet de son discours. En 1738, il improvisa ce jour-là, en présence de l’assemblée, un cantique qui commence ainsi : « Aie pitié de ton peuple maintenant prosterné devant toi, etc. » En voici les derniers versets :
« Roi des Juifs ! quand donc viendra ton heure ? Quand donc ton peuple contemplera-t-il tes plaies et reprendra-t-il vie dans le sang de Celui que ses pères ont percé ?
Ah ! si elle venait enfin, cette heure bénie, où les écailles tomberont de leurs yeux, où ils feront l’expérience que fit Thomas ! …
Alors, nous verrions rentrer nos frères aînés dans la maison de notre bon Père. Alors ce serait un immense alléluia, une louange de l’Agneau jusque dans la vie éternelle. »