Les Pères ne paraissent pas s’être préoccupés de cette question. Papiasa fait remarquer le manque d’ordre qu’il trouvait dans le récit de Marc ; mais il ne dit pas quel autre récit il lui préférait sur ce point. Je suppose que c’est celui de Matthieu, dont il parle également et dans lequel il trouvait un meilleur groupement des enseignements du Seigneur. Saint Augustin (de consensu evangelistarum, I, 4) envisage Marc comme l’abréviateur de Matthieu.
a – son témoignage, relatant celui du « presbytre. »
La Réformation ne pose pas sérieusement le problème. Calvin se borne à dire que, selon son avis, Marc n’a pas connu Matthieu, ni Luc les deux autres. Bèze trouve également dans le préambule de Luc la preuve que Matthieu et Marc ne pouvaient être parmi ses devanciers. Malgré cela, Grotius, dans ses Annotations (1641), revient à l’idée d’Augustin ; il fait provenir Marc de Matthieu et Luc de tous les deux : « Marc, dit-il, a, si je ne me trompe, employé le Matthieu hébreu, et celui quel qu’il soit, qui a traduit Matthieu en grec, s’est servi du livre grec de Marc. Luc a accru le récit de Marc, qui était plutôt un abrégé qu’une histoire. De là vient qu’il emploie souvent les mêmes termes. » – En 1716, Le Clerc, appartenant comme Grotius au parti arminien, émet (dans son Hist. ecclesiastica duorum sæculorum) l’idée que la ressemblance entre nos évangiles pourrait provenir d’un certain nombre de petits écrits anecdotiques que leurs auteurs auraient eu tous trois en mains.
C’est avec le travail de Lessing : Neue Hypothese über die Evangelisten als blos menschliche Schriftsteller betrachtet (1778)b, que commence l’étude sérieuse et suivie du problème. La première rédaction évangélique est, selon Lessing, antérieure à nos évangiles, car l’Eglise palestinienne ne saurait être restée trente ans sans narration écrite de la vie de Jésus. Cet écrit, l’évangile dit « des Nazaréens » ou « des douze apôtres, » ou encore « de Matthieu » (l’apôtre à qui on l’attribuait), était un recueil de récits détachés, susceptible comme tel de recevoir des additions de la part des copistes ou de lecteurs qui pensaient posséder des renseignements dignes de foi. Rédigé en araméen, il fut traduit en grec lorsque l’Evangile commença à se répandre dans le monde païen. Matthieu, plus habitué que d’autres apôtres à tenir la plume, en fit la première traduction ; d’autres surgirent ensuite (Luc 1.1), notamment celle de Marc, faite sur un exemplaire moins complet, et celle de Luc, qui se distingue par un style grec plus soigné. Nos synoptiques sont donc issus d’une même souche, l’évangile palestinien primitif.
b – Publié seulement en 1784, dans ses œuvres posthumes (éd. Lachmann, t. XI).
Quelques années plus tard, Storrc reprenait l’idée, déjà énoncée par Koppe dans un programme de 1782, et d’après laquelle Marc, bien loin de dépendre de Matthieu, serait la source des deux autres synoptiques : il aurait écrit pour les églises de Syrie, formées à la suite de la persécution de l’église de Jérusalem, et eu pour source les récits de Pierre. Il ne saurait avoir puisé dans Matthieu, car d’une part il a omis trop d’éléments importants qui se trouvent dans celui-ci, et d’autre part ce qu’il y ajoute est si peu de chose qu’on se demande à quoi lui auraient servi les récits de Pierre. Son écrit éveilla chez les chrétiens de Palestine le désir d’en posséder un semblable dans leur propre langue ; de là l’écrit araméen de l’apôtre Matthieu, dont on fit des traductions diversement altérées. Notre premier évangile canonique est une traduction plus exacte, pour la rédaction de laquelle son auteur se servit de Marc et de Luc. Ce dernier, composé à Rome, a pour base Marc, qu’il enrichit au moyen de renseignements puisés à Jérusalem auprès des témoins oculaires des faits. Son préambule fait allusion aux additions inexactes dont on avait surchargé le Matthieu apostolique.
c – Ueber den Zweck der evangel. Geschichte und der Briefe Johannis, 1786.
Griesbachd prit, peu après, la contre-partie du point de vue de Storr. Il fit dépendre Marc non seulement, comme Augustin, de Matthieu, mais aussi de Luc. Dans sa Synopsis (1797), il fit remarquer plusieurs passages où Marc réunit deux expressions dont l’une est empruntée à Matthieu, l’autre à Luc. Il crut avoir démontré que, là où Marc suit Matthieu, il retient son ordre sans y rien changer, tandis que, lorsqu’il l’abandonne, il se rattache à Luc.
d – Commentatio qua Marci evangelium totum e Matthæi et Lucæ commentariis decerptum esse monstratur, 1789.
La question fut reprise à un tout autre point de vue par Herdere, sur une voie ouverte déjà par Eckermann, dans ses Theologische Beitræge. Le point de départ commun de nos synoptiques est, selon lui, un « évangile primitif non écrit, » sorte de précis de la narration évangélique, né sous les yeux des apôtres et destiné à servir de fil conducteur aux prédications des évangélistes. Mieux qu’un évangile primitif écrit (comme celui de Lessing), ce type, propagé d’abord oralement, permet d’expliquer aussi bien le fond commun que les différences entre nos trois synoptiques, sortis, librement de cette évangélisation populaire. Les évangélistes ne sont pas des scribes, des hommes à confronter, collationner, recoudre péniblement des fragments de documents : de tels procédés ne conviennent ni au mode de composition des ouvrages anciens, ni au caractère de nos évangiles. On reconnaît bien plutôt dans les différences de leurs récits la liberté qui est le propre de la narration orale. C’est surtout le cas chez Marc, dans la narration duquel on croit entendre encore les récits vivants de Pierre. Son écrit est celui qui reproduit le plus exactement l’évangile araméen primitif. Luc a fondu avec la tradition orale générale les renseignements particuliers qu’il avait recueillis. Matthieu ne se borne pas à traduite la rédaction araméenne très complète qui fut faite vers l’an 60 de la tradition apostolique ; son style est celui non d’une traduction, mais d’une composition spontanée.
e – Vom Erlöser der Menschen nach den drei ersten Evangelien, 1796.
Il était alors, à la suite des travaux de Wolff, fort question des chantres homériques qui, sortant des écoles de Chio et d’Asie Mineure, parcouraient les villes de la Grèce en chantant les exploits de la guerre troyenne. Tels apparurent à Herder les évangélistes primitifs, formés à l’ouïe des récits des apôtres et récitant dans les églises, d’après un type déterminé, les merveilles de la vie du Christ. Ses idées, tombées d’abord dans un terrain stérile, ont été ensuite plus justement appréciées.
La campagne était ouverte ; les différents corps de troupe avaient successivement paru : compositions détachées de Le Clerc, évangile araméen de Lessing, emploi de l’un ou de deux des synoptiques par les deux autres ou par le troisième (Grotius, Storr, Griesbach), tradition orale de Herder. A la discussion s’étaient mêlés bien d’autres écrivains que nous n’avons pas nommés. Mill (1707), Welslein (1730), Bengel (1736), Townson (traduit par Semler, 1783), s’étaient rattachés à l’idée de Grotius ; Niemeyer (1790), à celle de Lessing ; Semler avait parlé de plusieurs rédactions en araméen ; quelques-uns avaient opposé à la priorité de Marc, soutenue par Storr, celle de Luc ; ainsi Owen (1764), Büsching (1766), Evanson (1792), Vogel (1804).
Dans cette période, quatre noms me paraissent surgir de la foule des écrivains qui se sont occupés de la question : ceux de Eichhorn, Gieseler, Schleiermacher et Weisse, entre lesquels se placent naturellement de nombreux intermédiaires dont je ne songe pas à diminuer l’importance. On verra que les uns et les autres ne font guère que relever, défendre, préciser les éléments de solution proposés dans la période précédente.
Ce fut Eichhorn qui se livra à la première investigation approfondie du problèmef. Supposant, comme Lessing, l’existence d’un écrit araméen antérieur à nos synoptiques, il ne le fait pas sortir, comme lui, d’une origine anonyme : cet « évangile primitif, » qui devait avoir une valeur officielle et servir de guide aux évangélistes, aurait été composé par un disciple des apôtres et sous leur direction. Pour le reconstituer, il suffit de réunir les quarante-quatre sections qui forment le fonds commun de nos trois synoptiques. Eichhorn explique ainsi assez aisément les ressemblances de ces trois écrits ; mais d’où proviennent les différences ? et comment rendre compte des termes grecs communs, au moyen d’une source araméenne ? Eichhorn admet, pour expliquer ce double fait, une traduction grecque qui peu à peu aurait été diversement remaniée et augmentée d’additions nombreuses, et qui aurait ainsi revêtu des formes très variées, multipliées presque à l’infini par des combinaisons compliquées : – c’est sous ces formes divergentes qu’elle aurait été employée par nos évangélistesg. Cette hypothèse artificielle eut quelques années de grand succès. Elle fut présentée sous une forme plus artificielle encore par H. Marsh, puis simplifiée par Gratz (1812), qui diffère d’Eichhorn en ce qu’il place Marc avant Matthieu. Kuinæl, Bertholdt et d’autres s’y rattachèrent. Mais on ne tarda pas à se demander si nos évangélistes étaient réellement des compilateurs qui auraient aligné, phrase après phrase, les éléments divers empruntés à toute une série de documents différents. D’ailleurs, si le document fondamental était assez détaillé pour expliquer les ressemblances verbales entre nos évangiles, comment rendre compte des différences qu’ils présentent dans les récits qui leur sont communs ? Si, au contraire, il n’était qu’une simple esquisse, n’offrant en quelque sorte, comme a dit Schleiermacher, qu’une table des matières, comment expliquer tant de ressemblances de détail entre nos trois textes ? Enfin, comment un document de cette importance n’aurait-il laissé aucune trace dans le souvenir de l’Église ?
f – Dans un travail publié en 1794, puis plus complètement dans son Introduction (1804).
g – On en vint à supposer pour Luc, le dernier des trois, jusqu’à douze documents, dont il se serait servi.
Le poids de ces raisons se fit sentir. En 1808, le théologien catholique Hug en revint, dans son Introduction au Nouveau Testament, au point de vue de saint Augustin : l’ordre des évangiles dans le Canon répondant à celui de leur apparition et indiquant l’influence qu’ils ont exercée l’un sur l’autre. Matthieu est la source première ; Marc l’a extrait en le complétant par les récits de Pierre ; Luc les a combinés tous deux, en suivant Marc pour l’ordre et le détail des faits, Matthieu pour les discours : il a puisé aussi dans les ouvrages dont il parle dans son préambule et parmi lesquels se trouvaient, outre Marc et Matthieu, d’autres écrits évangéliques. – Ce système peut-il rendre compte des différences, allant parfois jusqu’à la contradiction, qui distinguent les trois récits ?
Dans un travail, publié en 1817h, Schleiermacher expliqua la composition du troisième évangile par la réunion d’un grand nombre de petits écrits anecdotiques relatant certains traits ou discours de la vie de Jésus. Au lieu de faire débuter la littérature évangélique par une narration suivie, plus ou moins complète, n’est-il pas plus naturel de la faire commencer par de petites compositions émanant de divers auteurs qui se seraient bornés à rédiger le récit de tel fait ou à fixer le souvenir de tel discours auquel ils avaient assisté ou qu’ils avaient entendu raconter ? Ainsi, tandis qu’Eichhorn partait de l’unité pour arriver à la diversité, Schleiermacher fait l’inverse. Il voit dans nos synoptiques la combinaison d’une quantité de ces « diégèses » (Luc 1.1) ou rédactions primitives, et prétend expliquer aussi bien par ce procédé les différences que les ressemblances qui existent entre eux. Il appuie sa démonstration sur une analyse détaillée de Luc, mais il ne fit jamais le même travail pour les deux autres. Si son étude sur Luc ne porta pas coup dans la science, c’est sans doute que l’unité de plan et de style, si évidente dans cet écrit, rendait peu vraisemblable le procédé de mosaïque par lequel il en expliquait l’origine. Néanmoins cette façon de concevoir les débuts de la littérature évangélique se rapprochait davantage du cours naturel des choses que l’hypothèse artificielle de « l’évangile primitif. » Nous retrouverons d’ailleurs l’influence du même savant, à l’occasion de son travail ultérieur sur Matthieu et Marc, où elle s’est montrée beaucoup plus décisive.
h – Ueber di Schriften des Lucas.
A l’hypothèse de Schleiermacher, comme à celle d’Eichhorn et à toute idée de sources écrites communes, l’historien Gieseleri opposa la conception, déjà indiquée par Eckermann et Herder, d’un évangile primitif purement oral. C’est de vive voix, et non par écrit, que s’est exercée l’activité apostolique ; les termes κηρύσσειν, εὐαγγελίζεσθαι, etc., par lesquels l’évangélisation primitive est désignée dans le N.T., le prouvent assez. Ce n’est que plus tard, quand la narration orale devint insuffisante, que l’on songea à la fixer par écrit, dans ces nombreuses rédactions dont parle Luc 1.1. A ce moment, cette tradition, journellement répétée par les évangélistes à la suite des apôtres, avait déjà revêtu une forme très arrêtée ; elle s’était en quelque sorte stéréotypée. La pauvreté et le manque de souplesse de la langue araméenne se prêtaient à une pareille fixité, favorisée aussi par l’absence de culture des hommes simples qui reproduisaient sans prétentions les récits apostoliques tels qu’ils les avaient entendus. Il faut encore tenir compte de la forme imagée des paroles de Jésus, qui se gravaient à la fois dans la conscience, l’esprit et le cœur d’une manière ineffaçable, et du respect qu’inspirait leur caractère sacré. On comprend dès lors que, quand cette tradition fut reproduite par écrit, les formes fixes qu’elle avait revêtues soient demeurées inaltérées. Certaines séries de récits que l’on avait coutume de raconter de suite, se retrouvèrent telles quelles dans les diverses rédactions. Gieseler cite une foule d’analogies, appartenant soit à l’antiquité, soit au monde oriental, qui prouvent comment, là où l’écriture est encore peu employée, la mémoire acquiert une puissance prodigieuse et suffit pour conserver intacte la matière de gros volumes et des poèmes de plusieurs milliers de vers. Restée vivante jusqu’au IIe siècle, quoique revêtue d’une forme grecque à mesure que l’Evangile passait des Juifs aux Hellènes, la tradition orale a fourni la base commune de nos écrits synoptiques.
i – Historisch-kritischer Versuch über die Entstehung und die frühesten Schicksale der schriftlichen Evangelien, 1818.
Cette solution rendait au mode de composition des évangiles l’élasticité nécessaire pour expliquer et leurs ressemblances et leurs différences, et elle dispensait la critique de cette confrontation minutieuse des textes dont les résultats sont toujours si problématiques. Mais on lui contestait la possibilité d’expliquer les formes identiques que nous retrouvons dans un si grand nombre de récits et discours parallèles, ou l’emploi commun de certains termes grecs caractéristiques. Une circonstance nuisit aussi à l’influence qu’elle eût pu exercer : on sait l’usage qu’en fit Strauss dans sa Vie de Jésus (1835). En faveur de son explication de l’histoire évangélique, présentée comme la condensation d’une foule de traditions mythiques qui auraient surgi et se seraient accrues pendant l’espace d’un siècle, il allégua la théorie de Gieseler. L’appui qu’elle semblait prêter à cette thèse ne contribua pas à lui assurer la considération qu’elle méritait.
Ici se place une seconde intervention de Schleiermacher, qui fut plus décisive que la première et imprima à la discussion une direction nouvelle. Dans un travail publié dans les Studien und Kritikenj, il fit remarquer pour la première fois que Papias, parlant de l’écrit de Matthieu comme composé en araméen et l’intitulant τὰ Λόγια, les Discours, n’avait pu désigner par là notre Matthieu canonique, rédigé en grec et renfermant bien d’autres choses que des discours. Papias avait donc voulu parler d’un autre ouvrage, dans lequel Matthieu avait recueilli, en leur langue originale, les enseignements de Jésus. Dans quelle relation cet écrit apostolique était-il avec notre évangile canonique ? C’était la question maintenant posée. L’observation de Schleiermacher concordait avec le fait que, peu auparavant, Sieffertk avait démontré, par une foule de critères internes, l’impossibilité d’attribuer le premier évangile à l’apôtre Matthieu ; son écrit eut une réelle influence sur la question synoptique, en ramenant cet évangile au même niveau que les deux autres et en permettant d’examiner leurs relations avec plus d’impartialité. – En même temps, Schleiermacher faisait des observations analogues au sujet de notre second évangile, qui diffère selon lui complètement de l’écrit attribué à Marc par Papias. Celui-ci parle en effet de notes rédigées par Marc d’après les récits occasionnels de Pierre et dénuées ainsi de tout ordre historique, tandis que le second évangile est une narration suivie et aussi bien ordonnée que les deux autres synoptiques.
j – Ueber die Zeugnisse des Papias von unseren beiden ersten Evangelien (1832).
k – Ueber den Ursprung des ersten hanon. Evangeliums, 1832.
Ainsi s’ouvrait pour la critique un champ tout nouveau ; après avoir tenté vainement la solution du problème, soit en supposant à la base des trois synoptiques un évangile primitif, soit en admettant l’emploi d’un évangile par l’un des autres ou par tous les deux, elle venait de découvrir deux sources propres à fournir peut-être l’explication des ressemblances et des différences que présentent ces écrits : le Recueil des discours, attribué à l’apôtre Matthieu, et le Marc primitif, œuvre du disciple de Pierre, antérieure à l’évangile qui porte son nom.
Peu après, Lachmann, dans un article très remarquél, cherchait à démontrer que la tradition orale, source de nos synoptiques, n’avait pas passé directement dans ces écrits : à la phase des compositions détachées, dont parlait Schleiermacherm, il faisait succéder une phase de groupement au cours de laquelle s’étaient formés certains cycles de récits que nous retrouvons plus ou moins bien conservés dans nos évangiles : ces corpuscula historiæ evangelicæ, comme il les appelait, marquaient un degré intermédiaire entre les premières compositions détachées et les écrits synoptiques. Il découvrait, particulièrement dans Marc, les traces de cinq de ces cycles qui, malgré diverses interversions, additions et omissions, reparaissent aussi dans Matthieu et dans Luc. Il les faisait remonter à « un ordre constitué et arrêté par une certaine autorité et tradition évangélique, antérieurement à l’époque où nos trois évangiles furent rédigés, mais sans vouloir décider si cet ordre était déjà consigné dans un document écrit ou simplement formé par une certaine habitude d’enseignement et d’audition. »
l – Studien und Kritiken, 1835.
A ce moment, le fruit était mûr ; il tomba en quelque sorte de lui-même et simultanément dans les mains de deux éminents critiques, Credner et Weisse. Credner, dans son Introductionn, atteignit le terme auquel conduisait le travail de Schleiermacher. Distinguant entre les esquisses élémentaires de Marc, rédaction des récits de Pierre, et notre second évangile, dans lequel ces esquisses furent coordonnées et complétées, il fit du « Proto-Marc ». la principale source narrative de nos trois synoptiques, pendant que les « Logia » de l’apôtre Matthieu, dont avait parlé Papias, étaient la source tout indiquée des discours de Jésus, conservés dans Luc et Matthieu et manquant chez Marc. Notre premier évangile est dû à un écrivain palestinien qui a combiné le Matthieu apostolique avec le Proto-Marc et la tradition orale. Quant à Luc, il déclare lui-même s’être servi d’écrits antérieurs au sien ; parmi ces écrits, il faut ranger naturellement les Logia et le Proto-Marc, peut-être même déjà nos deux premiers évangiles canoniques ; il puise d’ailleurs aussi dans la tradition et conserve ainsi sa liberté et son originalité vis-à-vis de ses devanciers. – Weisseo se sépara de Schleiermacher et de Credner en soutenant que le témoignage de Papias peut parfaitement s’appliquer à notre Marc canonique et en rejetant tout Proto-Marc. Il fit donc du Matthieu araméen, ou des Logia, et de notre Marc les deux grandes sources d’où sont sortis Luc et un peu plus tard le Matthieu canonique.
n – Einl. in das N.T., 1836.
o – Die evangelische Geschichte, 1838 ; puis Die Evangelienfrage, 1856.
Le travail approfondi de Wilkep, paru presque en même temps que celui de Weisse, vint corroborer le résultat auquel étaient parvenus (avec la différence que nous avons indiquée relativement à l’hypothèse du Proto-Marc) Credner et Weisse : l’originalité de Marc et l’emploi fait de son écrit par les deux autres synoptiques, Luc d’abord, puis Matthieu, qui, selon Wilke, dépendrait aussi de Luc. Quant aux différences entre les trois textes, Wilke les attribuait soit à l’individualité des évangélistes, soit à des intentions réfléchies de leur part et à des éléments légendaires introduits par eux. Il frayait ainsi la voie à la critique de l’école de Tubingue.
p – Der Urevangelist, 1838.
A sa suite, Bruno Bauerq poussa l’idée de la priorité de Marc à l’extrême : l’histoire évangélique racontée par lui est une création du génie de l’auteur ; et bientôt Hasert, « l’anonyme saxon, » présentait nos synoptiques et leurs particularités comme le produit de la lutte acharnée et toute personnelle que se livraient les apôtres Pierre et Paul.
q – Kritik der evang. Gesch. der Synoptiker, 1844.
Un écrit plus important fut celui de Reuss sur la littérature évangélique. Dans cet ouvrage, comme plus tard dans son introduction à l’explication des évangilesr, Reuss a défendu d’une manière magistrale l’hypothèse des deux sources, telle que l’avait formulée Credner. La tradition orale, mise en circulation par les apôtres, commença d’être fixée quand on vit peu à peu disparaître les témoins des faits. Les premières rédactions ne furent point des évangiles complets : des auditeurs, recueillant leurs souvenirs, les mirent par écrit (Luc 1.1), puis les complétèrent au moyen de renseignements nouveaux ; ce fut la transition à la rédaction d’écrits plus complets, comme nos synoptiques. Marc fut le premier d’entre eux, car l’arrangement de la narration chez les deux autres repose sur la sienne, pour Luc à peu près complètement, pour Matthieu à partir du ch. 14. Mais, selon l’observation de Papias, cet arrangement n’était pas aussi complet dans l’ouvrage primitif de Marc que dans le Marc canonique. Dans le Proto-Marc manquaient le préambule de l’évangile actuel (1.1-15), qui n’est manifestement qu’un extrait des deux autres évangiles, et l’histoire de la Passion et de la Résurrection, car le récit de Luc est ici tellement différent de celui de Marc qu’on ne peut supposer qu’il ait eu cette partie du récit de Marc sous les yeux : il a suivi une autre source. On ne saurait non plus dériver de Marc les grands enseignements de Jésus qui forment une partie si considérable de Matthieu et de Luc. Luc les aurait-il puisés dans Matthieu ? Non, car ils se présentent chez lui désagrégés, tandis que dans Matthieu ils forment de grandes masses compactes. Les contradictions que présentent les deux récits de la naissance de Jésus prouvent d’ailleurs que Luc n’a pas connu Matthieu. Il faut donc, recourir, pour les discours, à une seconde source commune qui ne peut être que les Logia de l’apôtre Matthieu ; seulement, il faut admettre aussi que l’édition de cet écrit qui était entre les mains de Luc avait une tout autre forme que celle dont s’est servi l’auteur de notre Matthieu canonique.
r – Geschichte der heil. Schriften N.T., 1842.
Ce résumé du travail de Reuss renferme la substance de plusieurs écrits français qui ont paru dès lors et que nous indiquons ici par anticipation : ceux de A. Révilles (un Proto-Marc peu différent de notre Marc, qui ne contient que quelques additions de plus), Michel Nicolast (Marc, après avoir servi comme Proto-Marc de guide à Matthieu et probablement aussi à Luc, a reçu sa forme actuelle par des emprunts faits à Luc et à Matthieu), E. de Pressenséu (Marc provient des récits de Pierre ; il n’est nullement l’abréviateur des deux autres, leur sert bien plutôt de source ; Matthieu est une traduction très libre, un « second original » du Matthieu araméen ; Luc a employé Marc et rejoint par son intermédiaire Matthieu, qu’il ne connaissait pas ; il s’est servi aussi des Logia), G. Meyerv (le recueil araméen des discours, destiné à prémunir l’Église contre le formalisme pharisaïque ; le Proto-Marc grec, destiné à maintenir la tradition apostolique dans sa pureté originelle ; des deux procède le Matthieu canonique, destiné à expliquer pourquoi Jésus, le Messie, a été rejeté par les Juifs et à avertir ceux-ci du péril qui les menaçait ; puis Luc, champion de l’universalisme chrétien ; enfin, Marc, complété par une main inconnue après la publication de l’évangile de Jean, et le développement synoptique fut clos), Sabatierw (pas de Proto-Marc ; Marc, rédaction de la tradition sous sa forme la plus simple, d’après les récits de Pierre ; les Logia, deuxième source du premier et du troisième évangile, circulent à côté de Marc ; Luc a en outre ses sources propres). H. Lutterothx prend une position à part : il nie non seulement le Proto-Marc, mais le Proto-Matthieu (les Logia), en raison des témoignages d’Eusèbe et d’Irénée, qui n’ont rien soupçonné de semblable. Notre premier évangile a été rédigé de bonne heure (vers 44) en Palestine, en langue hébraïque, puis bientôt reproduit en grec, soit par Matthieu lui-même, soit par un autre ; Marc a écrit à Rome ; Luc, beaucoup plus tard, avait l’évangile grec de Matthieu sous les yeux et en conserva le cadre.
s – Etudes critiques sur l’évangile selon St-Matthieu,1862.
t – Etudes critiques sur le N.T., 1862.
u – Jésus-Christ, 1865.
v – La question synoptique, 1878.
w – Evangiles synoptiques, dans l’Encyclopédie des Sciences religieuses, t. XI, 1881.
x – Essai d’interprétation de quelques parties de l’évangile de St-Matthieu, 1860-1876.
Avant de quitter cette période, mentionnons encore quelques écrits qui, s’ils n’introduisirent pas d’éléments nouveaux dans la discussion, en influencèrent pourtant le cours. Au milieu de beaucoup de variations, de Wettey retint toujours l’idée émise par Griesbach de la dépendance de Marc par rapport aux deux autres ; il expliqua les rapports de Luc et Matthieu par la tradition orale et par des réminiscences de Luc à la suite de la lecture de Matthieu. Bleek, dont l’Introduction ne fut publiée qu’après sa mortz, faisait aussi dépendre Marc de Luc et Matthieu, et ceux-ci d’un évangile d’origine galiléenne qui ressemblait assez à notre Marc. Tholuck réfutaa de la manière la plus convaincante le système de Griesbach. Ebrardb envisagea, ainsi que l’avait fait Gieseler, la tradition orale comme le vrai moyen d’explication de la relation entre les synoptiques. Enfin Thierschc se déclara aussi en faveur de la tradition orale.
y – Dans les diverses éditions de son Introduction au N.T. (de 1817 à 1848.)
z – Einl. in das N.T., 1862.
a – Dans son écrit : Die Glaubwürdigkeit der evang. Geschichte, 1837.
b – Wissenschaftliche Kritik der evang. Gesch., 1842.
c – Versuch zur Herstellung des histor. Standpunkts für die Kritik der neutest. Schriften, 1845.
La période qui s’ouvre un peu avant le milieu du siècle dernier, toute brillante qu’elle a été, et à bien des égards féconde, mérite, à d’autres égards, un jugement sévère : elle introduisit dans la question le principe funeste de la « critique de tendance, » qui caractérise l’école de Tubingue et dont les effets n’ont pas encore cessé entièrement de se faire sentir.
Cette période débute avec l’écrit de Schwegler, à la fois disciple et précurseur de Baur : Das nachapostolische Zeitalter (1846). Selon lui, du christianisme primitif ébionite est dérivé l’évangile des Hébreux, puis par adoucissement celui de Matthieu ; du christianisme de Paul, à l’opposé, dérive l’évangile de Marcion, et par adoucissement celui de Luc ; l’harmonie complète des contrastes ainsi atténués se trouve réalisée dans Marc.
L’ouvrage fondamental du chef de l’école, Ferd.-Christian Baur : Kritische Untersuchungen über die kanonischen Evangelien (1847), suivit de près. L’étude des épîtres de Paul avait amené Baur à statuer une opposition complète de principes entre cet apôtre et les douze, et il crut pouvoir appliquer cette idée à l’explication des différences entre nos synoptiques. Chacun des évangélistes aurait présenté la personne de Jésus sous le jour qui convenait à son propre parti religieux. Ainsi disparaissait l’esprit de candeur et de sincérité que l’Eglise s’était toujours plu à reconnaître à ces écrits.
La tâche que s’était imposée Baur avait ses difficultés. Matthieu, le prétendu représentant de l’esprit légal et particulariste des douze, renfermait maint passage décidément universaliste, tandis que le champion du spiritualisme paulinien, Luc, en contenait plusieurs d’un caractère judaïque et, légal. Comment expliquer ces faits ? Baur soutint que nous ne les possédons ni l’un ni l’autre sous leur forme originaire. Le Matthieu primitif, strictement judéo-chrétien, – qui n’est autre, au fond, que cet évangile des Hébreux dont nous parlent les Pères, – a été remanié et interpolé dans un sens universaliste et paulinien ; d’autre part, le Luc primitif, beaucoup plus exclusivement paulinien que le Luc actuel, ne différait guère de l’évangile ultra-paulinien de Marcion, que nous connaissons par Tertullien et Epiphane. Quant à Marc, c’est, comme l’a bien vu Griesbach, un incolore extrait des deux autres, rédigé dans le but exprès de neutraliser le contraste dogmatique qui existe entre eux. De cette opposition fondamentale des trois points de vue sont découlées, par des altérations réfléchies et intentionnelles, toutes les différences entre nos synoptiques, chacun modifiant sans scrupule le texte de son devancier pour adapter l’enseignement de Jésus à ses idées propres.
Cette conception générale est demeurée à la base de tous les travaux de l’école, en dépit des diversités nombreuses, des oppositions même, qui se sont produites quand il s’est agi de l’appliquer.
Hilgenfeldd, tout en faisant de l’évangile des Hébreux et de son remaniement en langue grecque, dans notre Matthieu canonique, la source des deux autres, assigne à Marc la première place entre ces deux derniers ; il en fait le représentant d’un judéo-christianisme modéré, tel que devait être celui de l’apôtre Pierre, favorable à l’admission des païens, tandis que Luc, usant d’autres sources, pousse la transformation de l’évangile primitif jusqu’à en faire le manifeste du paulinisme complete.
d – Das Marcusevangelium, 1850 ; Die Evangelien nach ihrer Entstehung und geschichtl. Bedeutung, 1854 ; Einleitung in das N.T., 1875.
e – Un point de vue analogue est représenté par G. d’Eichthal : Les Évangiles, 1851. Selon lui, Marc a déjudaïsé, pour l’accommoder aux besoins des lecteurs païens, un évangile primitif auquel il a enlevé ses éléments particularistes qu’a conservés l’auteur de notre Matthieu. Luc a suivi les deux autres ; dans ses deux parties historiques (1.1-9.50 et 18.15 à la fin), il suit principalement Marc, tout en le corrigeant parfois d’après Matthieu, et avec des omissions que le critique renonce à expliquer ; quant à la partie dogmatique (comme d’Eichthal appelle le récit de voyage 9.51-18.14), c’est une composition réfléchie de Luc sur différents points de doctrine qu’il avait trouvés posés dans l’évangile de Matthieu.
K.-R. Köstlinf commence, continue et finit par Marc. Le Marc dont parle Papias, les Logia, représentant un judéo-christianisme modéré, et un troisième écrit, décrivant les scènes les plus remarquables de la vie de Jésus (tentation, transfiguration, etc.), ont fourni les matériaux de Matthieu. D’autre part, le Marc primitif a été retravaillé en un évangile de Pierre, dans lequel sont entrés les Logia de Matthieu, augmentés de suppléments judéens. Luc a combiné ces divers écrits, en y ajoutant des matériaux venant du sud de la Palestine. Notre Marc canonique, enfin, est un produit du Marc primitif, remanié au moyen de Matthieu et de Luc. Nos évangélistes ne sont donc pas des créateurs, mais des compilateurs.
f – Ursprung und Composition der synoptischen Evangelien, 1853.
Il en est autrement chez Volkmarg, qui, après avoir victorieusement combattu, contre le chef de l’école, l’identification de notre Luc avec l’évangile de Marcion, renvoie le Proto-Marc et les Logia de Matthieu au domaine de la fable. Pour lui, comme pour B. Bauer, notre Marc canonique, épopée géniale et création spontanée de son auteur, est la base de la littérature synoptique. Marc est paulinien. Son évangile est la réponse au manifeste judéo-chrétien : l’Apocalypse de Jean. A ce Marc paulinien fut opposé un Matthieu très judaïsant, auquel Luc opposa à son tour son évangile, pour réaffirmer et renforcer le paulinisme modéré de Marc. Notre Matthieu, remaniement de Marc et de Luc dû à la plume d’un chrétien palestinien libéral, qui se propose de concilier ces oppositions, est le résultat final de cette lutte. Ainsi Matthieu, qui formait le point de départ chez Baur, devient chez Volkmar le dernier terme du mouvement, tandis que Marc, qui était absolument neutre et dépendant des deux autres chez le maître, devient chez le disciple leur source commune, et une source décidément paulinienne.
g – Der Ursprung unserer Evangelien, 1866 ; Die Evangelien oder Marcus und die Synopsis, 1870.
Holstenh consomme l’évolution graduellement opérée dans les idées de l’école : la conception primitive de Pierre et des douze, c’est-à-dire le judéo-christianisme simple et naïf, non encore opposé au paulinisme, est ici représentée par un évangile antérieur à notre Matthieu, qu’on pourrait appeler l’évangile de Pierre. A mesure que Paul tire les conséquences pratiques de ce point de vue naïvement universaliste, l’opposition se dessine dans l’église de Jérusalem, où l’influence de Jacques devient prépondérante, et, à la suite du conflit de Pierre et de Paul à Antioche, la guerre est déclarée entre les deux points de vue. L’évangile primitif est remanié dans un sens décidément anti-paulinien, peut-être sous l’influence des Logia de Matthieu : ainsi naît notre Matthieu canonique. En opposition à celui-ci est alors composé notre Marc, le plus tendancieux de nos synoptiques par son paulinisme tranché et l’élimination de tous les éléments judaïques de Matthieu : il devait prouver que le point de vue de Paul avait été celui de Jésus lui-même. Toutes les différences entre Matthieu et Marc sont dues à des transformations intentionnelles des textes de Matthieu, faites dans ce but bien arrêté. Luc enfin écrit pour raffermir l’Eglise ébranlée par ce conflit entre les évangiles. A cette fin, il donne au contenu de Marc, d’après de nouveaux documents, l’arrangement qui lui manquait et il y introduit les éléments judéo-chrétiens de Matthieu, éliminés par Marc. Ainsi Luc, l’adversaire fougueux des douze chez Baur, se trouve être l’unioniste chez Holsten, tandis que Marc, l’écrivain sans couleur chez Baur, devient ici le paulinien tranché dont Luc adoucit le point de vue. L’école de Baur, après avoir, si l’on peut ainsi dire, parcouru, toutes les longitudes, aboutit à tous égards aux antipodes de son point de départ, mais, il faut le reconnaître, en s’appuyant toujours sur la même prémisse : l’antagonisme prétendu entre Paul et les douze. Cette étonnante évolution est propre à montrer ce que vaut en réalité la prémisse et avec quel arbitraire est apprécié dans cette école, l’esprit de nos évangiles. La phase tubingienne représente certainement une déviation du cours normal de la discussion ; elle n’a toutefois point été inutile, car elle a énergiquement poussé à l’étude plus approfondie de nos documents évangéliques.
h – Die drei ursprünglichen noch ungeschriebenen Evangelien, 1883 ; Die synopt. Evangelien nach der Form ihres Inhalts, 1886.
Le développement que nous avons à considérer maintenant est dominé avant tout par les noms de Ritschl, Holtzmann, Weizsäcker, B. Weiss et Simons.
Dès 1848, H. Ewald consacre ses Jahrbücher der biblischen Wissenschaft surtout à combattre l’école de Tubingue, soit en ce qui touche les synoptiques, soit en ce qui concerne Jean. Deux écrits évangéliques ont, selon lui, précédé tous les autres : le recueil des discours de Matthieu et un écrit en langue grecque de l’évangéliste Philippe, qui retraçait quelques traits de la vie du Seigneur. Ce dernier écrit a passé dans l’évangile de Marc, dans lequel le premier a aussi été utilisé. Marc et les Logia, et de plus un autre écrit relatant certains moments de la vie de Jésus (par exemple la tentation), ont servi de source à notre Matthieu canonique. Enfin, au moyen des précédents et de trois nouveaux écrits, a été composé Luc, auquel aboutit tout ce travail. Nous ne nous arrêterons pas à la construction plus compliquée encore de Schollen i, qui parle non seulement d’un Proto et d’un Deutéro-Marc, mais encore d’un Proto, d’un Deutéro et d’un Trito-Matthieu. Mais il faut relever spécialement le travail capital de Ritschl, dans les Theologische Jahrbücher de 1851. Ce savant défendit la thèse de la priorité de Marc par de tout nouveaux arguments, tirés de la comparaison entre les récits synoptiques, qui frappèrent vivement l’opinionj.
i – Das älteste Evangelium, 1869 ; Das paulinische Evangelium, 1881.
j – Ainsi, par exemple, Luc 4.23 ne s’explique que par un autre ordre des récits que celui de Luc même, ordre qui ne peut être que celui de Marc 4.39 suppose l’appel antérieur des disciples, comme dans Marc ; l’omission dans Luc de tout ce qui sépare les deux multiplications des pains s’explique par le fait que dans l’esprit de Luc, employant de mémoire le récit de Marc, les deux faits semblables se sont confondus. – Le résultat auquel il est arrivé a été développé comme suit par Ritschl dans son cours oral de 1865 : Matthieu a eu pour sources : 1° notre Marc ; 2° une rédaction (A) des discours de Matthieu ; 3° d’autres sources à nous inconnues. Luc a également employé Marc, puis une rédaction (B) des Logia, enfin notre Matthieu actuel. Mais l’emploi des écrits antérieurs n’aurait eu lieu que de mémoire.
L’ouvrage le plus important de cette période de la discussion est celui de H. Holtzmann : Die synoptischen Evangelien (1863), qui développe de la manière la plus approfondie et la plus conséquente l’hypothèse des deux sources, le Proto-Marc et les Logia : le premier (A), source commune des éléments narratifs de nos trois synoptiques ; le second (Λ), source de Matthieu et de Luc pour les discours de Jésus. L’analyse détaillée des trois synoptiques permet à l’auteur de renvoyer chacun des récits, chacune des paroles à l’une ou l’autre des deux sources et de déterminer ainsi exactement l’origine et les caractères littéraires et théologiques de celles-ci. Tandis que chez Reuss le Proto-Marc était beaucoup plus bref que notre écrit canoniquek et devait avoir été complété plus tard, d’après Holtzmann, au contraire, comme d’après Réville, le Proto-Marc devait contenir plusieurs morceaux qui ne se trouvent plus dans notre Marc actuel, ainsi le sermon sur la montagne, la guérison du serviteur du centenier, etc., qui doivent remonter à une source commune.
k – Il ne renfermait que Marc 1.21-6.48 et 8.27-13.37.
Peu après parut l’ouvrage de Weizsäcker : Untersuchungen über die evangel. Geschichte, ihre Quellen und den Gang ihrer Entwickelung (1864). La donnée fondamentale est la même que chez Holtzmann et Reuss. Mais, comme Reuss et Holtzmann ne se faisaient pas la même idée de la première des deux sources, Weizsäcker et Holtzmann diffèrent dans la conception de la seconde. Le recueil des Logia doit servir à expliquer l’origine des enseignements de Jésus renfermés dans Matthieu et Luc. Mais comment déduire d’une même source deux formes aussi différentes : d’un côté, les grands corps de discours que nous trouvons dans Matthieu ; de l’autre, cette foule d’enseignements particuliers que nous lisons dans Luc, surtout dans la partie intermédiaire, le récit de voyage 9.51-18.14, où se retrouve une très grande part du contenu des discours de Matthieu ? Reuss se tirait de la difficulté en supposant deux éditions différentes des Logia, employées l’une par Matthieu, l’autre par Luc. Mais comment le même ouvrage a-t-il pu revêtir deux formes aussi hétérogènes ? Il faut plutôt admettre, selon Holtzmann, que Luc a conservé la forme originaire des Logia, tandis que celle que nous présente le premier évangile est l’œuvre de l’auteur de ce dernier. Weizsäcker, au contraire, croit retrouver la forme primitive des Logia dans Matthieu et pense que c’est Luc qui a désagrégé les grands corps de discours et donné aux enseignements de Jésus la forme d’entretiens particuliers, en rapport avec les circonstances ecclésiastiques et sociales du temps postérieur où il écrivait ; il les a, dans ce but, pourvus de préambules, le plus souvent de son invention, propres à les motiver. A la différence de Holtzmann également, Weizsäcker attribue aux Logia certains traits communs à Luc et à Matthieu, qui ne se trouvent pas dans Marc et que Holtzmann supposait avoir existé dans le Proto-Marc ; il fait ainsi des Logia une source non seulement didactique, mais aussi jusqu’à un certain point narrative, qui gagne par là en importance à mesure que le Proto-Marc perd de la siennel. C’était là faire déjà une partie du chemin qui conduit à l’explication de B. Weiss.
l – Dans son Apostolisches Zeitalter (1886), Weizsäcker lui-même recule devant l’idée d’une même source employée par Matthieu et Luc pour les discours de Jésus et admet deux recueils différents, composés pour répondre aux besoins de l’Eglise et employés l’un par Matthieu, l’autre par Luc. La rédaction dont s’est servi Matthieu est la plus ancienne, car elle se rapporte uniquement à des sujets qui intéressaient directement la vie de la primitive Eglise.
Meyer, d’abord partisan de l’opinion de Griesbach, a passé dès 1853 à celle d’Ewald. Luc dépend de Matthieu, dont Marc, quoique le plus ancien des trois, peut dépendre aussi à quelques égards, par le fait que le premier évangile s’est formé graduellement en Palestine et doit avoir ainsi conservé bien des éléments très anciens et originaux que Marc a recueillis plus tard, Reuss, tout en admettant la priorité de Marc, croyait également avoir constaté que le commencement et la fin de cet évangile étaient des extraits tirés de Luc et de Matthieu.
Ce sont des observations de ce genre qui’ont conduit B. Weiss au système qu’il a développé d’abord dans plusieurs articles des Jahrbücher fur deutsche Théologie (1864), puis dans ses deux grands écrits : Das Marcusevangelium und seine synoptischen Parallelen (1872), et Das Matthæusevangelium und seine Lucas-Parallelen (1876), enfin dans son Introduction au N.T.m Tandis que Holtzmann admettait le Proto-Marc comme source (narrative) commune des trois synoptiques et les Logia comme source (didactique) de Matthieu et de Luc, Weiss admet comme source commune (narrative et didactique) des trois les Logia et comme source (narrative) de Luc et Matthieu notre Marc lui-même. La source principale des récits synoptiques n’est point un Proto-Marc qui n’a jamais existé, ni même notre Marc, mais le Matthieu apostolique ou l’ouvrage appelé Logia par Papias. Cet écrit, en effet, ne contenait pas rien que des discours : un ouvrage composé uniquement de discours, sans éléments narratifs, ne saurait se concevoir ; les paroles de Jésus ont dû être rattachées aux circonstances qui y avaient donné lieu. Le Matthieu primitif renfermait donc beaucoup de traits de la vie de Jésus et fut appelé « Logia » a potiori parte. De cet écrit sont provenus non seulement les discours de Jésus communs à Matthieu et Luc, mais tous les traits qui se trouvent dans ces deux écrits et manquent à Marcn, et enfin beaucoup d’autres faits et discours qui se trouvent aujourd’hui dans Marc, mais qui y ont évidemment le caractère d’un emprunt. En dérivant tous ces matériaux des Logia, Weiss non seulement rend l’hypothèse d’un Proto-Marc superflue, mais il attribue à Marc, malgré l’originalité que lui assure la conservation des récits de Pierre, une position très inférieure à celle que lui assignaient les critiques qui y voyaient la source historique principale des deux autres. On a toujours été frappé, selon Weiss, d’un certain mélange de traits originaux et de traits secondaires dans cet évangile. Les premiers proviennent sans doute des récits de Pierre ; les seconds, du fait que Marc, tout en usant, lui aussi, de la « source apostolique » (Logia), l’a reproduite moins exactement et moins complètement que ne l’ont fait Matthieu et Luc, dont les coïncidences, aussi bien que les infériorités de Marc, s’expliquent par ce fait même. De là la double impression que produit Marc et les positions opposées qui lui ont été successivement assignées : il est, en effet, à la fois original et dépendant ; dépendant par rapport au Matthieu apostolique, mais source pour le Matthieu canonique ; voilà pourquoi, par rapport au premier évangile, il fait tantôt l’effet d’être l’original, tantôt d’être la reproduction.
m – Lehrbuch der Einl. in das N.T., 1886.
n – Ces morceaux communs à Luc et à Matthieu ne se trouvant pas dans Marc, leur source commune, il fallait, à moins d’admettre un Marc antérieur où ils se trouvaient, les assigner à l’autre source, les Logia, et attribuer à celle-ci un contenu historique.
Le Matthieu apostolique est donc la grande source où Matthieu et Luc ont puisé la majeure partie de leurs matériaux, et que Marc a aussi subsidiairement employée. Mais Luc nous a transmis les paroles de Jésus dans leur séparation primitive, tandis que Matthieu a formé les grandes compositions que nous connaissons. Marc, d’autre part, au moyen des récits de Pierre, a fourni l’ordre et l’arrangement progressif que nous trouvons dans Luc et dans le Matthieu canonique. La source apostolique débutait par le ministère de Jean-Baptiste (Matthieu 3.1) et s’arrêtait à l’entrée de l’histoire de la Passion, où le récit de Luc diffère trop de celui des deux autres pour qu’il ait puisé à la même source que ceux-ci. Outre les Logia et Marc, Luc doit avoir eu une troisième source, un écrit embrassant toute la vie du Sauveur et renfermant les nombreux traits, discours et paraboles que le troisième évangile a en propre. C’est de cette source que Weiss fait dériver aussi le récit de la Passion chez Luc.
Dans ses deux écrits sur Marc et sur Matthieu, Weiss a appliqué sa théorie jusque dans les moindres détails au texte de nos synoptiques ; c’est peut-être le travail le plus considérable qui ait été fait sur cette matière.
Klostermann, dans son écrit paru en 1876o, a soutenu la thèse que Marc doit avoir eu sous les yeux notre Matthieu ou un Matthieu peu différent du nôtre, rédaction de la tradition orale primitive ; il l’a retravaillé en y insérant des notes provenant des récits de Pierre. Luc a composé son évangile au moyen des deux précédents d’abord, puis aussi d’autres sources orales ou écrites.
o – Das Marcusevangelium nach seinem Quellenwerth für evangel. Geschichte.
Renan, dans l’introduction à sa Vie de Jésus (1863) et dans les Évangiles (1877), admet comme premier écrit évangélique un ouvrage syro-chaldaïque sorti du sein des congrégations judéo-chrétiennes qui s’étaient retirées à l’orient du Jourdain avant la ruine de Jérusalem et qui avaient à leur tête les frères de Jésus. Cet évangile est demeuré jusqu’au Vme siècle, de plus en plus remanié et transformé, parmi les Nazaréens. Il contenait surtout les enseignements du Seigneur ; Matthieu est celui de nos évangiles qui s’en rapproche le plus. C’est de cet évangile batanéen primitif que sont tirés les discours du Seigneur conservés dans le premier évangile, et que Luc a aussi reproduits. Marc, le premier, écrivit un évangile en langue grecque. Ayant accompagné Pierre à Rome, il y rédigea, après le martyre de celui-ci, son petit écrit, « premier noyau des évangiles grecs. » Rien n’empêche que le témoin oculaire dont Marc reproduit les récits ne soit l’apôtre lui-même, et il n’y a d’ailleurs aucune raison de croire que son récit fût sensiblement différent de notre Marc canonique. Marc a été, quant aux faits, la source où ont puisé les deux autres. Le rédacteur de Matthieu travaillait également sur l’évangile hébreu (Logia). Luc a employé Marc et un évangile hébreu, mais non un recueil des discours où déjà les grandes masses dont on constate l’insertion dans notre Matthieu fussent constituées. Il n’a pas connu notre Matthieu, car il serait, dans ce cas, incompréhensible qu’il eût constamment brisé les grands discours que nous donne celui-ci. Renan fait aussi remarquer que Luc n’a pas les détails que Matthieu ajoute à Marc, et que, dans les passages que Marc n’a pas, Luc présente une recension différente de celle de Matthieu. du reste, Luc plongeait encore en plein dans la tradition.
Keim, dans sa Geschichte Jesu von Nazara (t. I, 1867), s’est opposé énergiquement à la priorité de Marc, comme aussi à l’emploi de Matthieu par Luc. Il pense que, peu avant la ruine de Jérusalem, fut construit, avec les matériaux déjà existants (généalogies, apocalypses, rédactions de discours et de récits de la vie de Jésus), l’édifice bien lié du premier évangile. Papias n’a point opposé à un Matthieu ne contenant que des discours un Matthieu contenant discours et histoire ; il distingue simplement un Matthieu hébreu d’un Matthieu grec. La principale source de Luc a été un grand évangile de caractère judéo-chrétien et ébionite ; les textes des discours de Jésus sont trop différents pour qu’il les ait tirés de Matthieu. Il a puisé, en outre, à des sources pauliniennes et samaritaines. Marc dépend de Matthieu et de Luc, comme l’ont bien vu Griesbach et Baur, mais il a aussi usé de la tradition oralep.
p – Dans son dernier écrit, Aus dern Urchristenthum, 1878, Keim va plus loin et déclare qu’à la suite de ses nouvelles études des fragments de Papias et des discours de Matthieu, il ne s’oppose plus aussi absolument à la théorie des deux sources, l’une pour les discours, l’autre pour les faits.
Grauq pense que la source première de la littérature évangélique a été le trésor des souvenirs de l’église de Jérusalem, que Pierre a principalement contribué à formuler oralement. Matthieu, pour conserver intactes les paroles de Jésus, composa le recueil des Discours, qu’il retravailla plus tard en grec en le combinant avec la tradition formulée par Pierre : ce fut là notre Matthieu canonique, dont se servit Marc pour composer, à l’aide aussi des prédications de Pierre, son évangile destiné aux païens. Luc emploie les Discours de Matthieu et notre Marc, en y faisant entrer ses traditions pauliniennes.
q – Entwickelungsgeschichte des neutest. Schriftthums, 1871.
Nösgen a publié, de 1876 à 1880, dans les Studien und Kritikenr, plusieurs articles sur l’évangile de Luc, qu’il croit avoir été composé pour affermir Théophile contre les enseignements judaïsants particulièrement répandus et actifs en Syrie, où habitait ce seigneur. Luc en a puisé le contenu dans la tradition apostolique, entre autres auprès de Jacques, le frère du Seigneur, et de Jean, parfois aussi dans les, Logia araméens de Matthieu. Marc a suivi, pour l’ordre des faits, Luc dans la première, Matthieu dans la dernière partie de son écrit, dont il puise d’ailleurs le contenu dans les récits de Pierre. Le Matthieu canonique n’est point une traduction, – la langue prouve une conception originairement grecque, – mais un remaniement des Logia par Matthieu lui-même, au moyen de la tradition orale.
r – Voir aussi le Kurzgefasster Kommentar zum N.T., I, 1886.
On voit que l’idée de la tradition orale est loin d’être oubliée, bien qu’elle ne joue dans ces diverses constructions qu’un rôle secondaire. C’est à ce moyen d’explication qu’à la suite de diverses théories, successivement préférées, Hase est revenu à la fin de sa carrières. Après avoir critiqué les autres solutions, il ajoute : « Nous sommes ainsi poussés à une troisième manière de voir : un évangile primitif non écrit, résultant non d’un accord réfléchi, mais spontanément produit. Voilà le mode qui répond à l’esprit de cette époque d’enthousiasme où l’on célébrait chaque jour le souvenir du Seigneur. Représentons-nous une famille vivant du souvenir d’un aïeul illustre. Quelques-uns de ceux qui l’ont connu personnellement sont encore là : ils retracent à la génération nouvelle ses glorieux exploits et lui rappellent ses paroles pleines de sagesse. Chaque fois ces récits sont écoutés avec un nouveau plaisir. Insensiblement ils s’arrondissent et prennent une forme arrêtée qui s’étend jusqu’aux tournures mêmes de la phrase. L’Église apostolique palestinienne était une pareille famille.t » Hase fait remarquer que le récit oral conserve rarement la vraie succession des faits, et qu’ainsi s’expliquent les interversions si fréquentes des événements dans l’histoire synoptique. Il envisage Marc comme l’écrit dans lequel le type évangélique primordial s’est le plus exactement conservé, lors même qu’il est en fait postérieur à la forme originaire de Matthieu.
s – Dans sa Geschichte Jesu, 1876.
t – Ibid., p. 23.
Dans un écrit plein de fines et frappantes observations dont on n’a peut-être pas assez tenu compteu, Wetzel réfute avec sagacité les solutions en cours et adhère à l’explication par la tradition orale, mais en la présentant sous une forme assez étrange. Il suppose l’apôtre Matthieu donnant en langue grecque, à Jérusalem, un enseignement sur la vie de Jésus aux évangélistes hellénistes qui partaient pour visiter les églises et en fonder de nouvelles. Les auditeurs rédigeaient eux-mêmes ce cours : ce furent là les écrits de ces πολλοί, de ces nombreux rédacteurs dont parle Luc 1.1. Marc rédigea avec beaucoup d’exactitude, notant avec soin les détails, conservant surtout les faits, qui l’intéressaient plus que les discours. Les notes de l’auteur de notre premier évangile furent plus complètes que celles de Marc, mais il ne commença à les rédiger que depuis 14.13, point à partir duquel les deux évangiles marchent parallèlement. Jusque-là il s’était fié à sa mémoire. Luc n’a pas écrit du tout ; il a recueilli les leçons uniquement de mémoire ; il en a même manqué quelques-unes, ce qui explique la grande lacune entre 9.17 et 9.18. Mais, à côté de ce cours, le premier et le troisième évangile ont encore usé d’autres sources secondaires.
u – Die synoptischen Evangelien, 1883.
L’hypothèse de la tradition orale n’a heureusement pas besoin de revêtir une forme aussi matérielle pour donner la solution du problème. C’est à ce mode d’explication que se rattachent encore Westcottv et Le Camusw. Un écrit qui a joué un rôle assez important dans la critique actuelle est celui de Simons : Hat der drilte Evangelist den kanonischen Malthæus benutzt ? (1880). Deux points paraissent à l’auteur des résultats acquis : la priorité de Marc par rapport aux deux autres synoptiques et la dépendance de ceux-ci par rapport à lui ; puis l’existence d’une seconde source, le recueil des Discours, qu’il suppose avoir renfermé non seulement des discours, mais aussi subsidiairement des faits. Sur cette base il entreprend de démontrer que, si Matthieu a pu n’avoir que ces deux sources, Luc au contraire doit avoir en outre connu et employé Matthieu lui-même. Le Proto-Marc de Holtzmann, qui devait expliquer les éléments communs à Matthieu et Luc qui manquent à Marc, devient ainsi inutile ; Luc a tiré ces éléments directement de Matthieu ou des Logia, au moyen desquels il a même pu rectifier Matthieu, lorsque celui-ci avait reproduit les Logia incomplètement ou inexactement. Simons peut enfin se passer de la dépendance de Marc à l’égard des Logia, qu’affirmait Weiss et qui compliquait son hypothèse, puisque, Luc dépendant directement de Matthieu, les éléments qui lui sont communs avec ce dernier s’expliquent aisément, en dehors de Marc, par l’influence que Matthieu a exercée sur lui. Il ne faudrait pas se figurer toutefois que Luc, dans son travail, ait perpétuellement sauté d’un document à l’autre, de Marc à Matthieu, ce qui serait incompatible avec l’unité de son écrit. Simons admet un emploi des sources par Luc non de visu, mais de mémoire, comme celui des écrivains du N.T. citant les LXX. Reste à savoir si la simple réminiscence de documents antérieurement lus ou entrevus peut suffire à expliquer la teneur identique de tant de textes synoptiques.
v – Introduction to the study of the Gospels, 1860 ; 7e éd., 1882.
w – Vie de N. S. Jésus-Christ, 1883 ; 6e éd., 1901.
L’écrit de Simons a produit un effet considérable. Holtzmann, déjà ébranlé dans sa foi au Proto-Marc par la difficulté de se représenter clairement un tel écrit, y a renoncé tout à faitx pour y substituer l’emploi de Matthieu par Luc, démontré par Simons. Mangold aussiy, sans renoncer au Proto-Marc, s’est déclaré convaincu de la dépendance de Luc par rapport à Matthieu. De même Wendt et Paul Ewald, dont nous parlerons plus bas.
x – Theol. Litteraturzeitung, 1881, n° 8.
y – Einl. in das N.T., de Bleek-Mangold, 4e éd., 1886, p. 246.
Dans un travail intitulé : Die apostolische Spruchsamm-lungz, Beyschlag revient au Proto-Marc, comme à la source narrative principale, et revendique pour cet écrit la place que Weiss avait cherché à donner au recueil des Logia. D’accord avec Weiffenbacha, il admet même deux Proto-Marcs : celui qui a servi de source commune à nos synoptiques était déjà lui-même le remaniement de notes antérieures, rédigées par Marc d’après les récits de Pierre ; ces notes, simples descriptions de faits isolés, reçurent en Palestine l’ordre historique qui leur manquait, et c’est sous cette forme plus complète qu’elles ont servi de source à nos deux grands synoptiques et à notre Marc lui-même. Ce dernier fut rédigé à Rome, en vue des chrétiens païens de cette ville.
z – Dans les Studien und Kritiken, 1884.
a – Das Papias-Fragment, 1874.
Dans la IXme partie de son grand ouvrage sur le Nouveau Testament, parue après sa mortb, Hofmann admet que Luc a écrit à Rome, tirant parti de ses propres renseignements, mais aussi de divers écrits (1.1, entre autres de Marc ; il aurait également connu Matthieu. Quant à Marc, il a eu connaissance de Matthieu en Palestine, avant de se rendre à Rome.
b – Die heil. Schrift N.T., IXte Abth. : Zusammenfassende Untersuchung, publiée par Volck, 1881.
Jacobsen, dans un petit écrit paru en 1883c, admet comme source première le noyau de l’écrit de Marc, provenant de Pierre, qu’il oppose à notre Marc, tout chargé d’interpolations. Matthieu s’est servi de ce Marc primitif, en y ajoutant beaucoup de paroles du Seigneur empruntées au recueil des Discours. Luc a employé, non les Logia, mais notre Matthieu et notre Marc, qu’il suit alternativement. C’est, selon Jacobsen, une preuve de l’action de Dieu dans l’histoire, que, grâce à ces deux écrits primitifs, les traces authentiques de l’activité de Jésus ne se soient jamais effacées, et que nous puissions encore aujourd’hui nous replonger dans l’esprit de cette époque décisive.
c – Untersuchungen über die synoptischen Evangelien.
D’après Stockmeyerd, Matthieu n’est qu’un Marc agrandi au moyen des Logia dont l’auteur insère de temps en temps un morceau dans le cadre de Marc. Luc a également employé Marc, dont il possédait un exemplaire incomplet (la grande lacune de Luc) ; il a employé en outre les Logia, qu’il a reproduits assez intacts, et de plus un évangile de couleur ébionite, émanant de l’Eglise primitive.
d – Theol. Zeitschrift aus der Schweiz, 1881.
Dans son livre A historical Introduction to the books of the N.T.e, Salmon combat l’explication par la tradition orale et soutient un système particulier, d’après lequel un Marc primitif aurait servi à la composition de Luc et de Matthieu, et ceux-ci à leur tour auraient été employés par le rédacteur de notre Marc canonique.
e – 1885 ; 4e éd., 1889.
Wendtf admet également les deux sources. Les auteurs de notre premier et de notre troisième évangile ont eu un même dessein, celui de les réunir en les complétant par de nouveaux renseignements, dans un tableau unique du ministère de Jésus. Marc n’a point à sa base un Proto-Marc (contre Holtzmann) et il ne peut avoir connu les Logia (contre Weiss) ; comment en eût-il omis la majeure partie, même ce qui serait si bien rentré dans son but ? Il a tiré la plus grande partie de ses matériaux de récits apostoliques oralement transmis, mais qui avaient déjà reçu dans la tradition une forme arrêtée. Les sources de Marc sont donc absolument en dehors des documents que nous possédons. Le recueil des Discours de Jésus provient d’un témoin ; il nous est parvenu par l’intermédiaire de deux recensions différentes, l’une suivie par Matthieu, l’autre par Luc. En rapprochant ces deux évangiles, nous pouvons reconstruire approximativement l’écrit primitifg. Wendt dérive des Logia la plus grande partie du contenu propre de Luc et de ce qu’il a de commun avec Matthieu, tandis que Weiss admettait pour lui une troisième source.
f – Die Lehre Jesu, I, 1886.
g – Comme Wendt a en effet cherché lui-même à le faire.
Paul Ewaldh a émis une idée originale : c’est que le problème synoptique ne peut être résolu qu’en tenant compte du quatrième évangile. Où doit, en effet, se trouver la vraie tradition apostolique sur la vie de Jésus, si ce n’est dans le récit émanant directement de l’apôtre Jean ? La narration synoptique, qui en diffère si sensiblement, ne peut donc prétendre être la vraie tradition de l’église de Jérusalem. Mais comment, en ce cas, expliquer l’origine du type synoptique, opposé en tant de points au type johannique ? Il doit s’être formé en dehors du grand courant de la tradition palestinienne, représenté par Jean. Si, en effet, pour ceux qui admettent comme P. Ewald lui-même l’authenticité du IVe évangile, la tradition synoptique ne peut être centrale, il faut donc qu’elle soit d’origine purement locale, et jusqu’à un certain point personnelle. Voici la solution proposée de ce phénomène. Pierre s’était habitué à retracer surtout les incidents du ministère galiléen, et par suite ces souvenirs remplirent naturellement les récits de Marc, qui reproduisent l’évangélisation de Pierre. C’est en Italie que cette influence personnelle de Pierre se fit surtout sentir, et c’est dans ce pays que nous devons chercher l’origine de nos synoptiques et les lecteurs auxquels ils furent primitivement destinés. L’auteur de Matthieu employa, à côté de Marc, la collection des Discours de l’apôtre de ce nom, qu’il y incorpora presque tout entière, dans le but didactique de présenter sous toutes ses faces la notion du royaume de Dieu. Outre ces deux documents employés par Matthieu, Luc en a employé un troisième, qui lui a fourni la matière de cette grande partie intermédiaire à laquelle on donne ordinairement pour source une édition des Logia différente de celle dont s’est servi Matthieu. – Cette hypothèse étrange peut en tout cas servir à faire serrer de plus près le problème synoptique, en relation avec la tradition orale d’une part, avec la narration johannique de l’autre.
h – Das Hauptproblem der Evangelienfrage, 1890.
C’est ici le lieu de mentionner un travail intéressant, publié en 1891 par Feine. Ce critique avait précédemment déjà traité la question synoptique au point de vue des deux sourcesi : il avait admis que la source narrative des trois synoptiques a été reproduite plus exactement, sous sa forme primitive, par Matthieu que par Marc, et que la source didactique est arrivée aux mains de Luc considérablement remaniée dans un sens ébionite. Dans son récent écritj, il poursuit cette voie en démontrant l’emploi par Luc d’une source judéo-chrétienne, très hostile au judaïsme légal et persécuteur : l’esprit en était assez semblable à celui de l’épître de Jacques et même de celle de Jean ; ce qui prouverait l’existence à Jérusalem, dès l’origine de l’Église, d’un christianisme de tendance universaliste et antipharisaïque, et justifierait Luc du reproche d’avoir de lui-même altéré l’histoire, soit dans l’évangile, soit dans les Actes. A côté de cet évangile primitif, employé aussi par Matthieu et Marc, Luc se serait servi des Logia et de Marc, mais il n’aurait pas connu Matthieu, ni celui-ci Marc.
i – Jahrb. für protest. Theol., 1885-1888.
j – Eine vorkanonische Ueberlieferung des Lucas, 1891.
A peu près au même moment, nous voyons se produire des essais dans une direction toute différente. A. Resch, dans ses deux ouvrages : Agrapha (1889) et Ausserkanonische Paralleltexte zu den Evangelien (1893-1897)k, a recueilli un grand nombre de paroles non canoniques, attribuées à Christ par les Pères et les évangiles apocryphes. Resch en compte 74 qu’il considère comme authentiquesl. Ces paroles prouveraient, selon lui, l’existence d’un évangile primitif dans lequel auraient puisé non seulement nos synoptiques, mais Paul et d’autres auteurs du Nouveau Testament, puis enfin les Pères. Cet écrit renfermait, à côté des paroles, beaucoup de matières historiques ; en première ligne, les éléments communs à Matthieu et Luc. Il débutait par le ministère de Jean-Baptiste et se terminait par le récit de l’Ascension et le catalogue des apôtres (Actes ch. 1). Resch a essayém d’en reproduire la teneur dans la langue originale, – d’après lui, l’hébreu, – de façon à montrer comment les divergences de nos textes évangéliques s’expliquent par des traductions différentes d’un même original. L’ouvrage imaginé par Resch aurait porté le titre de Diberé Jéschua (« histoires » de Jésus), rendu un peu improprement en grec par « Logia. » C’est l’écrit de Matthieu dont a parlé Papias. Les récits de l’enfance n’y figuraient pas. Resch admet, comme source des premiers chapitres de Luc et de Matthieu, un « Evangile de l’enfance » hébreu, dont il a également reconstitué le texten.
k – Publiés dans les Texte und Untersuchungen de Gebhardt et Harnack. – Voir aussi le travail de Resch intitulé : « Τὰ Λόγια Ἰνσοῦ, » dans les Theologische Studien, B. Weiss dargebracht. 1897.
l – Il en a enregistré en outre 103, qu’il envisage lui-même comme apocryphes.
m – Dans son ouvrage Die Logia Jesu, 1898. – On sait que Wendt avait tenté une reconstruction du texte grec des Logia Lehre Jesu, I, 1886).
n – Das Kindheitsevangelium nach Lucas und Matthæus (Paralleltexte, V), 1897.
J.-H. Ropeso a fait une critique serrée des Agrapha et du système que Resch a construit sur cette base. Il a montré qu’une douzaine à peu près d’ « agrapha » peuvent être considérés comme historiques, et combien est insoutenable l’idée d’un évangile primitif qui aurait subsisté et joui d’une très grande diffusion longtemps après l’époque des apôtres (puisque les Pères s’en servent), et dont cependant personne n’aurait jamais entendu parler. D’autre part, un orientaliste d’une compétence reconnue, G. Dalmanp, a prouvé d’une façon convaincante qu’il ne saurait être question d’un évangile primitif hébreu et que les discours du Seigneur ne peuvent avoir été transmis oralement et rédigésq que dans la langue parlée par Jésus et les apôtres et comprise des Juifs, c’est-à-dire l’araméen.
o – Die Sprüche Jesu (Texte und Untersuch., XIV, 2), 1896.
p – Die Worte Jesu, I, 1898.
q – A supposer qu’une rédaction sémitique ait précédé les rédactions grecques.
Presque en même temps que Resch et indépendamment de lui, le professeur anglais Marshall était arrivé à l’idéer que les différences de nos textes doivent s’expliquer par des manières différentes de rendre un original qui a préexisté à nos synoptiques ; mais cet original aurait été araméens. La forme même de l’écriture araméenne facilitait, selon lui, des confusions et des différences de traduction. Malgré l’habileté déployée par Marshall dans les exemples qu’il a fournis, Dalman juge son travail peu solide et ne se déclare pas convaincu de l’existence d’un original araméen du texte évangélique. Les hébraïsmes et araméismes qu’on y rencontre en si grand nombre, proviennent à son avis du grec fortement hébraïsant et araméisant de l’époque, dont les LXX nous offrent un exemple. Les sources immédiates de nos évangiles étaient rédigées en grec.
r – Développée dans une série d’articles de l’Expositor (1891-1893).
s – Wellhausen et Nestlé (Philologica sacra, 1896) ont aussi tenté de démontrer un original araméen à la base de nos textes.
Ce dernier point de vue est celui de la grande majorité des critiques actuels ; ils s’en tiennent, en général, à la théorie qui voit dans Matthieu et Luc la combinaison de deux sources principales : Marc, pour les parties narratives ; les Logia de Matthieu, pour les enseignements qu’ils ont en commun. Cette hypothèse des deux sources fait, avec bien des variations de détail, le fond de la plupart des travaux publiés ces dernières années. On la trouvera exposée très complètement dans les récents ouvrages de H. Holtzmannt, Jülicheru, Wernlev, plus sommairement dans ceux de F. Barthw et de O. Holtzmannx ; en français, elle a été développée par J. Bovony, A. Révillez, et résumée dans le Commentaire du Nouveau Testament de Bonneta.
t – Einl. in das N.T., 3e éd., 1892 ; Hand-Commentar zum N.T., I, 1, 3e éd., 1901.
u – Einl. in das N.T., 3e-4e éd., 1901.
v – Die synoptische Frage, 1899.
w – Die Hauptprobleme des Lebens Jesu, 1899 ; 2e éd., 1903.
x – Leben Jesu, 1901.
y – Théologie du N.T., I, 1893.
z – Jésus de Nazareth, I, 1897.
a – Tome I, 2e éd., revue par A. Schrœder, 1895.
Le point de vue de H. Holtzmann a déjà été indiqué.
Jülicher expose, avec une admirable clarté, les différents éléments du problème. Mais il ne s’attache pas à développer un système complet. Il admet comme sources principales Marc et les Logia, qui étaient un recueil de Discours sans éléments historiques. Matthieu et Luc emploient ces deux sources indépendamment l’un de l’autre. Ils ont d’ailleurs en outre chacun ses sources particulières. Au nombre des sources de Luc, il ne faut pas placer le Matthieu canonique et il n’est pas probable que Marc se soit servi des Logia.
Wernle reconnaît dans Marc, base commune de Matthieu et de Luc, la transcription du récit d’un témoin oculaire (Pierre). Le recueil des Discours a subi plusieurs remaniements successifs et revêtu des formes diverses avant d’entrer comme partie intégrante dans les deux évangiles de Luc et de Matthieu. On s’explique ainsi les différences des deux rédactions. Marc et les Logia puisent parallèlement et d’une façon indépendante dans la tradition orale, qui suffit parfaitement à expliquer les coïncidences dans le texte des paroles entre le second évangile les deux autres. Marc a pu, il est vrai, connaître les Logia, plus anciens que lui ; mais il ne les a pas employés. On ne doit admettre chez lui de source écrite que pour le chapitre 13 : la « petite apocalypse » datant d’avant l’an 70 (l’évangile a été rédigé plus tard), et qui se retrouve dans Matthieu ch. 4. Luc use, au début et à la fin de son récit, et dans d’autres morceaux encore, d’une troisième source ; Matthieu a eu aussi ses sources propres, orales ou écrites.
Selon F. Barth, Marc est la source, remarquablement exacte et pittoresque, des deux autres pour les faits ; il est dépendant des Logia pour les discours. C’est chez Matthieu que ceux-ci sont le mieux reproduits dans leur teneur primitive, mais c’est Luc qui nous les a conservés dans l’ordre historique où ils se présentaient dans la source. Harth juge superflue l’hypothèse d’un Proto-Marc et rejette expressément la supposition de Simons, d’après laquelle Luc aurait connu Matthieu, qui est d’ailleurs le dernier en date de nos trois synoptiques.
O. Holtzmann reconnaît la grande valeur historique et l’ordre excellent de Marc, qui est naturellement à la base des narrations de Matthieu et de Luc. Pour les discours, il a utilisé la source employée par les deux autres, lesquels ne sauraient – les textes étant trop, différents – avoir puisé ces discours l’un chez l’autre ; cependant Luc a probablement connu et subsidiairement utilisé Matthieu.
D’après Bovon, Matthieu, au moment de quitter l’église palestinienne, rédigea dans la langue de ses concitoyens un recueil des discours de Jésus, en y ajoutant quelques parties narratives. Parmi les traductions grecques qui circulèrent de cet écrit, se distingua notre Matthieu canonique, pour la rédaction duquel l’auteur anonyme utilisa aussi des traditions orales et même certains fragments détachés, actuellement incorporés dans l’évangile de Marc. Quant à ce dernier, son auteur, compagnon de Pierre, commença par noter ses souvenirs de la prédication de l’apôtre, puis mit lui-même au net celle première ébauche, et, à l’aide d’autres sources, composa enfin notre évangile canonique. Il n’a point suivi Matthieu, ni ne lui a servi de source. Il en est de même de Luc, qui n’a connu ni Marc, ni Matthieu, et n’a été utilisé non plus ni par l’un, ni par l’autre. Les ressemblances entre les trois s’expliquent par l’usage commun des Logia de Matthieu, des souvenirs de Pierre consignés dans les narrations fragmentaires de Marc, et des recueils d’anecdotes et d’enseignements dont parle Luc dans son préambule.
Réville s’oppose aussi nettement à l’idée que l’un quelconque des évangélistes ait connu l’œuvre des deux autres ou de l’un des deux autres. Il admet comme sources communes pour les trois un Proto-Marc peu différent de notre Marc, et pour Luc et Matthieu les Logia (primitivement rédigés en araméen)de l’apôtre de ce nom ; Luc a en outre utilisé une troisième source que l’on retrouve dans la partie 9.51 à 18.14 et probablement dans les récits de la Passion et de la Résurrection.
L’assurance avec laquelle les partisans de la théorie des deux sources la présentent volontiers comme définitivement acquise, ne doit pas donner le change sur le véritable état des choses. L’accord est loin d’être complet entre eux, et de grandes divergences subsistent encore sur des points importants. Voici les principaux :
1. Marc a-t-il employé la source apostolique, les Logia, comme le soutient entre autres B. Weiss ?
Titius, dans un travail d’une excessive sagacitéb, a prétendu donner de cette thèse une démonstration décisive, en mettant en lumière le fonds considérable d’enseignements communs à Marc et aux Logia, les éléments nombreux de la langue – entre autres maints termes rares – qui se retrouvent dans les deux écrits, et toute une série de faits qui tendraient à prouver que Marc, en bien des cas, loin d’être la source des passages parallèles des deux autres, dépend lui-même d’une autre source qui ne peut être que les Logia. D’où il suivrait qu’en définitive ce n’est pas Marc, ce sont les Logia qui sont la source principale et primaire de nos synoptiques (comme dans le point de vue de B. Weiss).
b – Das Verhältniss der Herrnworte im Markusevang. zu den Logia des Matthæus, dans les Theol. Studien, B. Weiss dargebracht, 1897.
Mais cette thèse de l’emploi des Logia par Marc est fortement contestée par d’autres critiques. Beyschlag n’a cessé de se prononcer énergiquement contre elle ; il est allé jusqu’à la traiter d’absurdec. La rédaction araméenne des Logia est selon lui source commune de Luc et Matthieu seulement, qui les ont, chacun de son côté, traduits « comme ils ont pu, » – d’où les différences. Wernle, de même, conteste tout emploi des Logia par Marc et observe qu’admettre cet emploi équivaut à réduire à rien le rôle de la tradition pétrinique dans la composition du second évangiled. Soltau, dans des écrits que nous mentionnerons tout à l’heure, se prononce dans le même sens.
c – Studien und Kritiken, 1898.
d – Wernle contredit aussi les assertions de Titius relatives à la langue de Marc, dans laquelle il ne trouve pas d’éléments assez caractéristiques pour établir la dépendance de Marc par rapport aux Logia. Rien d’ailleurs de plus arbitraire que les conclusions que l’on tire d’observations de ce genre : on en sera frappé une fois de plus en lisant le travail de Titius.
2. Est-ce notre Marc canonique lui-même, ou un Proto-Marc, qui a servi de source à Matthieu et à Luc ?
L’hypothèse du Proto-Marc, abandonnée par son auteur (H. Holtzmann) et jugée inutile par la plupart des modernese, est actuellement remise en honneur par plusieurs critiques, Feine, par exemple ; c’est le cas aussi de deux auteurs qui ont fait récemment de l’évangile de Marc – considéré généralement comme représentant le roc solide de la réalité historique – l’objet d’études très ingénieuses et très radicales. Wredef croit reconnaître dans cet évangile la trace de remaniements nombreux qui ont précédé la rédaction dans laquelle il nous est parvenu : notre Marc a derrière lui toute une histoire ; ce sont les points de vue dogmatiques de l’époque postapostolique qui s’y reflètent, et les faits ne sont le plus souvent pour l’auteur que l’enveloppe des idées. La valeur historique de cet écrit est donc à peu près nulle. Il repose d’ailleurs tout entier sur une donnée qui n’a rien d’historique : la thèse de la messianité de Jésus, qui n’a été dans la réalité affirmée qu’à la suite de sa résurrection, est ici reportée dans la vie même du Seigneur, mais sous la forme d’une doctrine secrète – et pourtant attestée – que Jésus défend constamment de proclamerg.
e – Beyschlag a continué à la soutenir avec vigueur, en dernier lieu dans la 4e édition de sa Vie de Jésus (1901-1902).
f – Das Messiasgeheimniss in den Evangelien, 1901.
g – Baldensperger, dans une remarquable critique du livre de Wrede (Theol. Litteraturzeitung, 4902, n° 14), a montré que la contradiction que cet auteur attribue à Marc existe bien plus encore dans son propre point de vue. O. Holtzmann a pris la défense de la crédibilité historique de Marc (Das Messiasbewusstsein Jesu und seine neueste Bustreitung, 1902).
J. Weissh juge exagéré le scepticisme de Wrede à l’égard de l’historicité du récit de Marc. L’auteur de cet évangilei, rédigé en 64-66, est un disciple à la fois de Pierre – dont il recueille les souvenirs, auxquels se sont ajoutées d’autres traditions de provenance assez diverse – et de Paul, dont il subit visiblement l’influence. Weiss est partisan d’un Proto-Marc plus court que le Marc canoniquej.
h – Das älteste Evangelium, 1903.
i – Qui ne saurait guère, selon J. Weiss, être le Jean-Marc indiqué par la tradition.
j – Il en est de même de O. Schmiedel, dans son petit écrit : Die Hauptprobleme der Leben Jesu Forschung, 1902.
L’hypothèse du Proto-Marc a été combattue récemment par Hawkinsk, qui a cherché à établir, par l’examen le plus minutieux de la langue des évangiles, que c’est bien, notre Marc, et non un ouvrage différent de celui-ci, que Luc et Matthieu ont eu sous les yeux ; par Soltaul, qui déclare cette hypothèse insoutenable parce qu’on ne peut concevoir le Proto-Marc ni comme beaucoup plus court, ni comme beaucoup plus étendu que le Marc actuel, ni par conséquent comme réellement différent de ce dernier ; par Wernle, enfin, qui prononce que l’hypothèse du Proto-Marc doit disparaître désormais de la question synoptique.
k – Horæ synopticæ, 1899.
l – Unsere Evangelien, 1901.
3. Luc a-t-il employé Matthieu, comme l’ont admis Simons et, à sa suite, Holtzmann ? Ou peut-être Matthieu aurait-il employé Luc ?
Ces questions sont résolues négativement par un grand nombre de critiques, qui font valoir entre autres les énormes différences entre les récits de l’enfance et ceux de la Passion et de la Résurrection dans les deux évangiles. Comment admettre d’ailleurs que l’un des deux évangélistes, travaillant sur le texte de l’autre, eût négligé tant de précieux éléments du récit de son devancier ? Aussi Beyschlag n’hésite-t-il pas à déclarer que l’un des résultats les plus certains de la critique, c’est que Matthieu et Luc ne se sont pas connus mutuellement. La question des sources de Luc est une de celles qui sont loin d’être entièrement élucidées. Les uns admettent qu’il a eu en mains les Logia déjà rédigés en grec et sous la même forme qu’a connue Matthieu ; d’autres pensent que la teneur si différente des discours dans les deux évangiles implique nécessairement que les Logia sont parvenus aux deux évangélistes, soit en araméen, soit en grec, sous deux formes très différentes. Selon Feine, Soltau et d’autres, Luc ne les a utilisés que sous une forme assez éloignée du texte primitif, remaniée dans un sens ébionite (« l’évangile des pauvres, des péagers, des pécheurs et des samaritains »). Plusieurs enfin nient que Luc se soit servi des Logia. – Les uns admettent pour Luc, outre les deux sources connues, une troisième grande source écrite, tandis que d’autres pensent qu’il a puisé les éléments qui lui sont propres dans la tradition et ses renseignements particuliers.
4. La question des rapports de Luc et de Matthieu a donné lieu à l’hypothèse d’un Proto-Matthieu, développée surtout par Soltaum. Il ne s’agit pas du Proto-Matthieu tel qu’on l’a conçu généralement depuis Schleiermacher et qui n’est qu’un recueil de discours, mais d’une première édition de l’évangile complet : cette première rédaction doit servir à expliquer les cas nombreux où les textes de Matthieu et de Luc coïncident, tout en différant de celui de Marc. Ces coïncidences supposent en effet une source commune autre que Marc : cette source est le proto-Matthieu, que Luc a utilisé de mémoire. A l’appui de l’hypothèse, on cherche à démontrer dans notre Matthieu la trace de deux auteurs différents, d’un premier d’un second rédacteur : l’un, universaliste, antipharisaïque et non dogmatique, citant avec les Logia l’A.T. d’après les LXX ; l’autre, imbu de la dogmatique pharisaïque et préoccupé de démontrer dans l’histoire évangélique l’accomplissement de l’A.T., qu’il cite d’après le texte hébreun. Outre les nombreuses citations qu’il a rajoutées au Proto-Matthieu, on lui doit un certain nombre de traits et de récits d’un caractère manifestement légendaire.
m – Eine Lücke der Evangelienforschung, 1899 ; Die Entstehung des ersten Evangeliums, dans la Zeitschrift für neutest. Wissenschaft, 1900.
n – Voir sur ce sujet le mémoire de E. Massebieau, Examen des citations de l’A.T. dans l’évang. selon St. Matthieu, 1885.
Sous une forme un peu différente, Zahno parle aussi d’un Matthieu primitif. Le premier écrit évangélique qui ait paru est l’ouvrage de l’apôtre Matthieu, rédigé en araméen. Marc s’en est servi en le combinant avec les souvenirs de Pierre. Luc emploie Marc ; il y joint le riche produit de ses propres informations et puise aussi à des sources écrites. Notre Matthieu grec, enfin, est une traduction du Matthieu primitif, mais le traducteur a utilisé pour son travail le texte de Marc, qui se trouve ainsi être (comme chez B. Weiss) dans un double rapport avec Matthieu : dépendant du Matthieu araméen et source pour le Matthieu canonique. – Zahn est aujourd’hui presque seul à soutenir que le premier évangile canonique est une traduction. On lui reconnaît généralement le caractère d’une composition grecque originale.
o – Einl. in das N.T., t. II, 1899 ; 2e éd., 1900.
5. La priorité de Marc passe auprès de beaucoup pour absolument indiscutable. Elle a été cependant mise récemment encore en question. Nous venons de voir Zahn assigner à Matthieu la première place. C’est ce que font aussi Hadornp, Haussleiterq, Bolligerr. On peut prédire à ces essais de renouveler sur ce point la conception tubingienne, le plus brillant insuccès.
p – Die Entstehung des Markus-Evangeliums, 1898.
q – Problème des Matthæus-Evangeliums, 1901.
r – Markus, der Bearbeiter des Matthæus-Evangeliums, 1902.
L’exposé que nous venons de faire des principaux travaux de la critique actuelle montre clairement que l’hypothèse des sources communes n’a pas réussi jusqu’ici à résoudre toutes les difficultés du problème synoptique. La plupart de ses défenseurs font d’ailleurs une large part à un élément d’explication souvent trop négligé : la tradition orale, à laquelle, quelles que soient d’ailleurs les sources écrites dont ils ont pu disposer, nos trois. évangélistes ont dû puiser aussi. La tradition joue un rôle important dans les systèmes de Beyschlag, Holtzmann, Wernle, Soltau, Hawkins, etc. Elle suffit parfaitement, selon plusieurs, à expliquer les éléments communs à Marc et aux Logia.
L’auteur du présent ouvrage l’a toujours soutenue comme principe suffisant d’explication des rapports de nos synoptiquess. C’est également l’opinion de Bonnet. Un travail approfondi a été voué à ce sujet par C. Veitt. L’auteur rappelle le rôle considérable joué par la tradition dans l’antiquité chrétienne ; il entre dans des développements fort intéressants sur la méthode des rabbins, qui consiste à fixer par la répétition les enseignements dans la mémoire, et il émet l’opinion que Jésus, qui n’a pas écrit, a dû assurer la conservation de sa parole en l’inculquant de la même manière à ses disciples, comme ceux-ci à leur tour ont dû, dans leur enseignement oral, veiller à maintenir intact dans l’Église ce dépôt qui était son plus précieux trésor. Il montre que les différences de fond et de forme entre nos évangiles s’expliquent le mieux par les variations naturelles de la tradition orale, combien est artificiel et inconciliable avec la candeur la simplicité de leurs auteurs le système d’après lequel ils se seraient mutuellement copiés, extraits, corrigés, remaniés, de la façon la moins respectueuse et la plus arbitraire. – Cet écrit, plein d’observations justes, développe, avec plus de sobriété qu’on ne l’a fait parfois, le point de vue que nous soutenons nous-même, et mérite en tout cas l’attention.
s – Voir en particulier son Commentaire sur l’évang. de St., Luc, t. I, 3e éd., 1888.
t – Die synoptischen Parallelen und ein alter Versuch ihrer Enträthselung, mit neuer Begründung, 1897.
Malgré la longueur du cortège qui vient de défiler sous nos yeux, le lecteur ne peut se faire qu’une faible idée de l’immense somme de travail qui, depuis plus d’un siècle, a été dépensée à chercher la solution du problème que la relation de nos synoptiques offre à la théologie. Nous sommes loin d’avoir mentionné tous les auteurs, et, pour ceux mêmes que nous avons nommés, nous avons souvent résumé en quelques lignes de gros volumes. Jamais sans doute question historique et scientifique n’a suscité autant d’efforts. Quelle que soit d’ailleurs la valeur des résultats obtenus, il y a là un hommage singulier rendu non pas tant aux ouvrages dont il s’agit qu’à la grandeur de celui dont seuls ils nous ont conservé l’authentique souvenir.
Cette laborieuse investigation a-t-elle abouti à quelque résultat un peu certain ? C’est à peine si on peut l’affirmer. Nous venons de voir l’hypothèse des deux sources, considérée pendant un temps par beaucoup comme une solution définitive, subir le sort de celle d’Eichhorn, qui durant une vingtaine d’années avait paru elle aussi être le dernier mot de la discussion : son plus éminent défenseur l’a, peut-on dire, abandonnée pour adhérer, depuis l’écrit de Simons, à celle de l’emploi direct de Marc par Matthieu et de Matthieu et Marc par Luc. Enfin, voici que reparaît, sous diverses formes, l’hypothèse de l’évangile araméen primitif, qui nous ramène au point de départ de ce long travail, à la conception de Lessing.
Serons-nous, après cette expérience, assez hardi pour rouvrir la discussion ? Il le faut bien, d’autant plus que cette expérience elle-même semble prouver que l’on a, en général, fait fausse route et que la solution la plus simple est aussi celle à laquelle on devra, tôt ou tard, s’arrêter.
Nous ne saurions reprendre et examiner un à un tous les systèmes si divers que nous venons d’exposer. La seule méthode possible consiste à discuter la valeur intrinsèque des matériaux avec lesquels ils sont construits.. Nous examinerons successivement les trois modes d’explication auxquels ces divers systèmes peuvent se ramener :
- L’emploi direct des évangiles l’un par l’autre ;
- L’emploi de sources écrites communes ;
- L’emploi d’une source commune de nature purement orale (la tradition apostolique).
Je ne me cache pas que les apparences sont en faveur d’une relation de dépendance réciproque ou d’origine littéraire commune en quelque façon. L’identité du plan général des trois évangiles, les séries de récits absolument pareilles, les morceaux coïncidant jusque dans les détails de la forme, favorisent cette manière de voir, paraissent même lui donner le caractère de l’évidence. Cependant, ne nous laissons pas séduire par les apparences. Examinons de près, et jugeons.