Ce que nous venons de dire dans le chapitre qui précède peut servir aussi de réfutation du système de ceux qui veulent que le monde ait été créé hors du Plerum, par les soins de quelque divinité bienfaisante qui dès lors, plus puissante que tout le reste, retient le Père universel enfermé et pour ainsi dire bloqué dans son Plerum. Quant à ceux qui veulent que la création du monde se soit opérée dans l’essence même du Père, moins par un autre que par lui, nous leur répondrons que ce que nous avons dit à ce sujet démontre toute l’absurdité de leur système. Ils sont forcés de reconnaître ou que tout est rempli de lumière, que tout est plein et agissant dans le Père ; ou bien, s’ils ne le reconnaissent pas, il faut qu’ils taxent d’impuissance cette lumière du Père, qui ne pourrait se répandre sur l’universalité des choses ; ou bien, s’il n’y a, au contraire, que cette partie du Plerum que Demiurgos et les Æons avaient choisi pour travailler à la création, qui soit éclairée et pleine, il faudra qu’ils avouent que le reste ou la presque totalité du Plerum n’est que vide et ténèbres. Ou bien encore, il faudra qu’ils avouent que toutes les choses créées indistinctement sont d’une durée éternelle et à la fois d’une durée limitée, s’ils les font contenir par le Plerum et par la puissance centrale du Père ; et alors leurs contradictions retombent en masse sur le Plerum tout entier ; et en définitive, c’est sur leur Christ que se reporteront tous ces reproches d’ignorance et d’erreur. Ne disent-ils pas, en effet, que lorsque ce Christ eût créé la mère des Æons il la rejeta hors du Plerum, c’est-à-dire qu’il la chassa du séjour de la vérité ? Il la plongea donc dans l’ignorance et dans les ténèbres. Et quant aux Æons qui étaient nés avant lui, comment aurait-il pu leur communiquer la connaissance de la vérité, puisqu’il n’existait pas encore lui-même ?
Parmi nos adversaires, il en est qui veulent que la vérité soit ce qui est dans l’intérieur du Plerum, et l’ignorance ce qui est en dehors de ce même Plerum ; il faudra donc être dans le Plerum, pour avoir part à la vérité : or, nous allons les forcer d’avouer que leur Sauveur (qu’ils appellent l’Universalité) a été rejeté dans l’ignorance et les ténèbres. Ils disent, en effet, que ce fut après être sorti du Plerum qu’il forma la mère des Æons. Donc, si ce qui est hors du Plerum n’est qu’ignorance et ténèbres, le Sauveur est tombé dans l’ignorance et les ténèbres, puisqu’il était sorti du Plerum pour créer la mère des Æons. Comment aurait-il pu communiquer la vérité à celle-ci, puisqu’il ne la possédait plus lui-même ? Et, en effet, quand ils parlent de nous, ils disent que nous sommes hors de la vérité, parce que nous sommes hors du Plerum. Nous leur faisons encore ce raisonnement : puisque le Sauveur est sorti du Plerum pour aller à la recherche de la brebis égarée, la vérité n’était que dans le Plerum ; il s’en serait donc séparé, par sa sortie du Plerum, pour rentrer dans l’ignorance. Ainsi, de quelque manière qu’ils établissent leur distinction de la vérité et de l’erreur, par le dedans ou le dehors du Plerum, soit qu’ils l’entendent matériellement ou intellectuellement, nos arguments contre leur doctrine subsistent dans toute leur force ; et ils sont forcés d’avouer que, d’après leur propre système, leur Christ et leur Sauveur ont été plongés dans les régions de l’ignorance, aussitôt leur sortie du Plerum, pour procéder à la formation de la mère des Æons.
Ces raisonnements réfutent tous ceux indistinctement qui veulent que le monde ait été créé, soit par les anges, soit par quelque autre puissance quelle qu’elle soit. Et, en effet, tous les reproches qu’ils adressent au Demiurgos au sujet des créations matérielles, et qui n’ont qu’une durée limitée, tous ces reproches s’appliquent nécessairement au Créateur véritable, au vrai Dieu, puisqu’il abandonnerait à une dissolution successive, aussitôt après leur création, les choses formées dans l’intérieur du Plerum, et qui par cela même sembleraient devoir être à l’abri de tout dépérissement. Ce n’est donc point le Père qui serait le premier auteur de ces créations imparfaites, mais bien cet autre créateur qui aurait empiété sur la puissance du Père et qui aurait donné l’erreur et le péché pour causes premières à toutes les créations, et qui a pu ainsi, sans contradiction, placer les choses d’une durée limitée au sein des choses éternelles, mêler les choses corruptibles aux incorruptibles, et les êtres de vérité aux êtres de l’erreur. Or, si tout cela a été fait ainsi contre la volonté du Père et avec sa désapprobation, il faut en conclure que celui qui en a été l’auteur était plus puissant et plus fort que le Père. Ainsi, tout s’est fait de cette manière contre l’approbation du Père ; mais alors, ou il pouvait s’y opposer, ou bien il ne le pouvait pas. S’il ne le pouvait pas, c’est donc qu’il n’était pas tout-puissant et qu’il n’était pas Dieu ; ou bien il le pouvait, et il ne l’a pas fait, et alors il faut dire qu’il a agi en séducteur et en hypocrite, et comme un esclave de la nécessité ; car d’un côté il ne consent pas, et de l’autre il laisse faire comme s’il consentait réellement. Il laisse l’erreur croître, se développer, et ensuite quand elle est parvenue à toute sa force, lorsqu’elle a été déjà la cause de la perte d’une multitude d’êtres, il songe, mais trop tard, à l’extirper.
Il est tout à fait contradictoire de dire que Dieu, dont la puissance et la liberté sont l’essence, serait esclave de la nécessité ; de telle sorte que plusieurs choses se feraient contre son gré ; mais alors c’est faire la nécessité plus puissante que Dieu même, et la mettre au-dessus de lui et avant lui. Si la nécessité devait devenir si puissante, il fallait donc l’extirper dès le principe, pour ne pas être ensuite forcé de lui faire des concessions et de compromettre ainsi la dignité et la toute-puissance du Créateur souverain. Cette conduite aurait été plus sage, plus digne d’un Dieu, que d’attendre plus tard, comme s’il venait à résipiscence, en cherchant enfin à détruire tout ce qu’il a donné à cette nécessité le temps de produire. Et si le maître souverain de toutes choses est ainsi assujetti à la nécessité, il sera forcé de souffrir tout ce qui se fait malgré lui, et tout ce qu’il fera sera le produit de la nécessité ou du destin ; il sera comme le dieu d’Homère, à qui la nécessité fait dire : « Je t’ai fait ce don, comme si c’était de mon plein gré ; mais, au fond du cœur, je ne le voulais pas. » Il résulte de tout cela que leur dieu Bythus n’est qu’un esclave de la nécessité et du destin.