(Hiver 1530)
Les motifs de Henri VIII – Congrès à Bologne – Henri y envoie une ambassade – Cranmer adjoint à l’ambassade – Embarras et frayeur du pape – Les Anglais reçus en audience par Clément – Le pied du pape. Menaces – Wiltshire reçu et repris par Charles – Mécontentement des Anglais – Wiltshire part – Cranmer reste
Pour que des espérances si glorieuses se réalisassent, il fallait émanciper la Grande-Bretagne du joug de la suprématie romaine ; tel était le but que les hommes généreux se proposaient alors ; mais le roi y donnerait-il la main ?
Henri VIII joignait à la force du corps celle de la volonté et l’une et l’autre se marquaient sur sa mâle figure. Vif, actif, ardent, véhément, voluptueux, impatient, — ce qu’il était, il l’était de toute son âme. Il fut d’abord tout cœur pour l’Église romaine ; il allait pieds nus en pèlerinage, il écrivait contre Luther et courtisait le pape. Mais bientôt il ne voulut plus de Rome, sans vouloir davantage de la Réformation ; profondément égoïste il ne voulait que de lui seul. Si la domination papale le choquait, la liberté évangélique l’offusquait. Il entendait rester maître chez lui, seul maître, maître de tous. Même sans le divorce, Henri se fût peut-être séparé de Rome. Plutôt que d’endurer une contradiction quelconque, cet homme bizarre devait mettre à mort, amis, ennemis, évêques, évangélistes, ministres d’État, favoris, — même ses femmes. Tel était le prince que la Réformation trouvait roi d’Angleterre.
L’histoire pourtant serait injuste si elle prétendait que la passion seule le fit agir. La question de la succession au trône avait, pendant un siècle, rempli le royaume de troubles et de sang. Le roi ne pouvait l’oublier. Verrait-on les luttes des Deux-Roses se renouveler après sa mort et causer peut-être la ruine d’une antique monarchie ? Si Marie, princesse d’une santé délicate, venait à mourir, l’Ecosse, la France, le parti de la Rose blanche, le duc de Suffolk, dont la femme était sœur de Henri VIII, pouvaient entraîner le pays dans des guerres sans fin. Et même si les jours de Marie étaient prolongés, ses titres à la couronne pourraient être contestés, une femme n’ayant jamais auparavant occupé le trône. A cet ordre d’idées en succédait un autre dans l’esprit de Henri VIII. Il se demandait sincèrement si son mariage avec la femme de son frère était légitime. Déjà avant de le conclure il en avait douté. Mais ses défenseurs même, s’il en a, doivent le reconnaître, une circonstance contribuait alors à donner à ces scrupules une force inaccoutumée ; la passion poussait ce prince à rompre un lien sacré ; il aimait une autre femme que la sienne.
Des écrivains catholiques s’imaginent que ce motif coupable fut le seul ; c’est une erreur ; les deux premiers préoccupaient incontestablement Henri VIII. Et quant au parlement et au peuple, l’amour du roi pour Anne de Boleyn les touchait fort peu ; c’était surtout la raison d’État qui leur faisait regarder le divorce comme juste et nécessairep.
p – All indifferent and discreet persons judged that it was right and necessary. » (Hall’s, Chronicles of England, p. 784.)
Un congrès se tenait alors à Bologne avec grande pompeq. Le 5 novembre Charles-Quint, arrivé d’Espagne, était entré dans la ville, entouré d’une cour magnifique, suivi de vingt mille soldats, couvert d’or, et brillant de grâce et de majesté. Le pape l’attendait devant l’Église de San-Petronio, assis sur un trône et la tiare sur la tête. L’Empereur maître de l’Italie, que ses soldats avaient réduite à la dernière désolationr, se prosterna devant le pontife, naguère son prisonnier. L’union de ces deux monarques, ennemis de Henri VIII, semblait devoir perdre le roi d’Angleterre et sa grande affaire.
q – « Congressus iste magna cum pompa fiet. » (State papers, VII, p. 200. — Il ne faut pas confondre ce congrès avec celui qui se tint plus tard dans cette même ville. (Voir t. II de cet ouvrage, 2.25, 2.26, 2.29)
r – Lettre de sir N. Carew à Henry VIII. (State papers, VII, 225.)
Cependant peu auparavant, un ambassadeur de Charles-Quint avait été reçu à Whitehall ; c’était maître Eustache Chappuis, qui avait déjà rempli une mission à Genèves. Il venait demander des secours contre les Turcs. Henri saisit la balle au bond ; il s’imagina que le moment était favorable, qu’il fallait envoyer une ambassade au chef de l’empire et au chef de l’Église. Il appela auprès de lui le comte de Wiltshire, père d’Anne Boleyn, Édouard Lee, plus tard archevêque d’York, Stokesley, plus tard évêque de Londres, et d’autres encore. Il leur dit que l’Empereur réclamait son alliance, il les chargea de se rendre en Italie, d’exposer à Charles-Quint les graves motifs qui l’engageaient à se séparer de sa tante. « S’il persiste dans son opposition au divorce, continua Henri VIII, menacez-le, mais en termes couverts. Si les menaces sont inutiles, dites-lui nettement que, d’accord avec mes amis, je ferai tout ce que je pourrai pour rendre la paix à ma conscience troublée. » Il ajouta avec plus de calme : « Je suis décidé à craindre Dieu plus que l’homme, et à avoir une entière confiance dans le secours du Sauveurt. » En parlant ainsi, Henri VIII était-il sincère ? Nul ne peut douter de sa sensualité, de son catholicisme scolastique, de ses cruelles violences ; faut-il aussi croire à son hypocrisie ? Il se faisait sans doute illusion, et s’abusait sur l’état de son âme.
s – Voir le premier volume de cet ouvrage, 1.9
t – The king declaring his resolution to fear God rather than men, and his full reliance on comfort from the Saviour. » (Instructions to Willtshire, State papers, VII, p. 230.)
Un membre important fut adjoint à la députation. Un jour que le roi s’occupait de cette affaire, Thomas Cranmer se présenta à la porte de son cabinet, un manuscrit à la main. Cranmer avait une belle intelligence, des sentiments affectueux, un caractère trop faible peut-être, mais des connaissances étendues ; épris de la sainte Écriture, c’était là seulement qu’il voulait chercher la vérité. Il avait suggéré à Henri VIII un point de vue nouveau. « L’essentiel, lui avait-il dit, c’est de savoir ce que la Parole de Dieu enseigne sur le cas dont il est question. — Montrez-moi cela, » s’était écrié le roi. Cranmer lui apportait son travail. Il y démontrait que la Parole de Dieu est au-dessus de toute juridiction humaine, et qu’elle interdit le mariage avec la veuve d’un frère. Le roi tenait en ses mains ces feuilles ; il les lisait, il les relisait, il en exaltait l’excellence. Une idée lumineuse lui vint. Vous faites-vous fort de maintenir la thèse soutenue dans ce traité, en présence de l’évêque de Rome ? » dit-il. Cranmer était timide, mais convaincu et dévoué. « Oui, répondit-il, avec la grâce de Dieu et si Votre Majesté le commande. — Vraiment, s’écria le roi, tout joyeux, je vous enverrai doncu. » Cranmer partit avec les autres envoyés en janvier 1530. Pendant que l’ambassade de Henri VIII avançait lentement, Charles-Quint, plus irrité que jamais contre le divorce, s’efforçait de gagner le pape. Clément VII, homme d’esprit, doué d’une certaine bonhomie, mais au fond rusé, lâche et menteur, payait de paroles le puissant empereur. Quand il apprit que le roi d’Angleterre lui envoyait une ambassade, il s’abandonna à la plus vive douleur. Que faire ? De quel côté se tourner ? Irriter l’Emreur, quel danger ! Séparer l’Angleterre de Rome, quelle perte ! Serré entre Charles-Quint et Henri VIII, le pontife poussait des cris ; il se promenait dans sa chambre en gesticulant ; puis, s’arrêtant tout à coup, il se lassait tomber dans un fauteuil et fondait en larmes. Rien ne lui réussissait ; c’était, pensait-il, comme si on lui avait jeté un sort. Qu’avait besoin le roi d’Angleterre de lui envoyer une ambassade ? Clément n’a-t-il pas fait dire à Henri par l’évêque de Tarbes : — « Je suis content que ce mariage se fasse, pourvu que ce soit sans mon autoritév. » Inutile ! En vain le pape demandait-il qu’on se passât de la papauté, le prince ne voulait marcher qu’avec elle ; il était plus papiste que le pape.
u – Marry, I will send you. » (Fox, Acts, VIII, p. 9.)
v – Le Grand, Preuves du Divorce, p. 400.
Pour surcroît de malheur, Charles-Quint se mit à presser plus vivement le pontife, qui, cédant à ses instances, fit rédiger le 7 mars un bref, dans lequel il ordonnait à Henri VIII de recevoir avec amour Catherine et de la traiter en toutes choses avec une affection maritalew. » Mais à peine le bref était-il écrit, qu’on annonça l’arrivée de l’ambassade anglaise ; aussitôt le pape, effrayé, remit le document dans son portefeuille, se promettant bien de ne pas le publier.
w – « Reginam complectendo, affectione maritali tractet in omnibus. (Ibid., p. 451.)
Dès que les envoyés anglais furent établis à Bologne, les ambassadeurs de France vinrent leur rendre leurs devoirs. M. de Gramont, évêque de Tarbes, ne tarissait pas en politesses, spécialement envers le comte de Wiltshire. « J’ai fort honoré M. de Rochefort, écrivait-il au roi son maître le 28 mars, je suis allé au-devant de lui ; je l’ai visité souvent en son logis ; je l’ai festoyé, je lui ai offert mes sollicitations et mes services, lui disant en avoir commandement de vousx… » Clément VII ne faisait pas de même ; l’arrivée du comte de Wiltshire et de ses collègues était pour lui un sujet d’épouvante. Toutefois il fallait bien se résoudre à les recevoir ; il fixa le jour et l’heure de l’audience.
x – Le Grand, Preuves du Divorce, p. 399.
Henri VIII entendait que son ambassade parût avec grande pompe ; aussi l’ambassadeur et ses collègues firent de fortes dépenses dans ce buty. Wiltshire entra le premier dans la salle de l’audience. Père d’Anne Boleyn, il avait été choisi par le roi, comme l’homme d’Angleterre le plus intéressé à la réussite de ses desseins. Mais Henri avait mal calculé ; l’intérêt personnel que le comte avait dans le divorce devait le rendre odieux à Charles-Quint et à Clément VII. Le pape revêtu de ses habits pontificaux était assis sur son trône, entouré de ses cardinaux. Les ambassadeurs s’approchèrent, firent les salutations d’usage et se tinrent debout devant lui. Le pontife, voulant montrer sa bonne grâce aux envoyés du Défenseur de la foi, avança selon l’usage sa pantoufle, l’offrant d’un air aimable aux baisers de ces fiers Anglais. La révolte allait commencer. Le comte, immobile, refusait de baiser la pantoufle de Sa Sainteté. Ce ne fut pas tout ; un bel et grand épagneul au poil long et soyeux, que Wiltshire avait amené d’Angleterre, l’avait suivi au palais pontifical. Quand l’évêque de Rome avança son pied, le chien fit ce qu’auraient fait tous ses pareils en semblable occasion ; il se jeta dessus et mordit le pape au gros orteilz ; Clément retira soudain le pied. Le sublime est voisin du ridicule ; les ambassadeurs, pris d’un fou rire, levèrent le bras et cachèrent leurs figures, derrière leurs longues et riches manches. « Ce chien était protestant, dit-un révérend père. — Quel qu’il fût, dit un Anglais, il nous a enseigné que le pied d’un pape doit être mordu par une bête, plutôt que baisé par un chrétiena. » Le pape, revenu de son émotion, se mit en devoir d’écouter, et le comte reprenant son sérieux, exposa au pontife que la sainte Écriture défendant à un homme d’épouser la femme de son frère, Henri VIII lui demandait de rompre comme illégitime son union avec Catherine d’Aragon. Clément ne paraissant pas convaincu, l’ambassadeur lui insinua habilement que le roi pourrait bien se déclarer indépendant de Rome et placer l’Église britannique sous la direction d’un patriarche. Cet exemple, ajouta l’ambassadeur, ne manquera pas d’être imité par les autres royaumes de la chrétientéb. »
y – « Esso Conte habi commissione far una grossa spesa. » (Lettre de Joachim de Vaux, (Ibid., p. 409.)
z – « The spaniel took fast with his mouth the great toe of the pope. » (Fox, Acts, VIII, p. 9.)
a – « That his feet were more meet to be bitten of dogs, than kissed, of Christian men. » (Ibid.)
b – « Che l’altri regni questo imitando… » (Le Grand, Preuves du Divorce, p. 419.)
Le pape troublé promit de ne pas évoquer l’affaire à Rome, pourvu que le roi renonçât à réformer l’Angleterre. Puis, prenant l’air le plus gracieuxc, il proposa à l’ambassadeur de l’introduire auprès de Charles-Quint. C’était offrir à Wiltshire l’occasion de recevoir un rude soufflet… Le comte le comprit ; mais son devoir l’obligeant à conférer avec l’Empereur, il accepta.
c – Burnet, I, p. 91.
Le père d’Anne Boleyn se rendit donc à l’audience du neveu de Catherine d’Aragon. Représentants des deux femmes dont les causes rivales agitaient l’Europe, ces deux hommes ne pouvaient se rencontrer sans qu’un choc en résultât. Wiltshire se disait, il est vrai, que l’intérêt de Charles-Quint étant de détacher Henri VIII de François Ier, ce prince si flegmatique et si politique ne sacrifierait certes pas les intérêts les plus graves de son règne à une affaire de sentiment ; il se trompait. L’Empereur reçut l’ambassadeur d’un air calme et réservé sans aucune démonstration bienveillante. Wiltshire commença habilement par parler de l’affaire des Turcs ; puis passant par une ingénieuse transition à l’état du royaume d’Angleterre, il indiqua les raisons d’État qui rendaient le divorce nécessaire. — Ici Charles l’arrêta court. « Monsieur le comte, lui dit-il, vous n’êtes pas créable en cette affaire, vous y êtes partie, laissez la parole à vos collègues. — » Wiltshire répondit avec une respectueuse froideur : « Sire, je ne parle point ici comme père, mais comme serviteur de mon maître, et je suis chargé de vous faire connaître que sa conscience réprouve une union contraire à la loi de Dieud. » Puis il offrit à Charles la restitution immédiate de la dot de Catherine. — L’Empereur répondit sèchement qu’il soutiendrait sa tante dans son bon droit, et tournant brusquement le dos à l’ambassadeur, refusa de lui parler davantagee.
d – Le Grand, Preuves du Divorce, p. 401, 454.
e – Le Grand, Preuves du Divorce, p. 409. — Id., Hist. du Divorce, p. 169.
Ainsi Charles-Quint, qui fut toute sa vie un fin politique, plaça dans cette circonstance la cause de la justice au-dessus des intérêts de son ambition. Peut-être perdra-t-il un important allié ; n’importe… Avant tout il protégera une femme indignement traitée. On éprouve dans cette occasion plus de sympathie pour Charles que pour Henri. L’Empereur indigné quitta brusquement Bologne, le 22 ou 24 février.
Wiltshire courut chez son ami, M. de Gramont, et lui racontant comment il avait été traité, il demanda que les rois de France et d’Angleterre s’unissent par les plus intimes liens. Il ajouta que Henri ne pouvait prendre Clément pour juge, puisqu’il avait déclaré lui-même n’être qu’un ignorant dans la loi de Dieuf. « L’Angleterre, dit-il, va se tenir tranquille trois ou quatre mois. Assise dans la salle de bal, elle regardera les danseurs ; puis elle prendra telle ou telle résolution, selon qu’ils danseront bien ou malg. » C’est une règle de politique qui a été suivie plus d’une fois.
f – « He declared himself ignorant of that law. » (Slate papers, XII, p. 230.)
g – Le Grand, Preuves du Divorce, p. 401, 455.
Gramont était disposé à faire cause commune avec Henri VIII contre l’Empereur ; mais il ne pouvait se résoudre, ainsi que son maître, à se passer du pape. Il s’efforça d’engager Clément VII à se joindre aux deux rois et à abandonner Charles-Quint. Sinon, insinuait-il à son tour, l’Angleterre se séparera de l’Église romaine. C’était s’exposer à perdre l’Europe occidentale ; aussi le pape troublé répondit-il : « Je ferai ce que vous demandez. » Il y avait pourtant un sous-entendu ; savoir que les démarches faites avec ostentation par le pape ne décideraient absolument rien.
Clément reçut de nouveau l’ambassadeur de Henri VIII. Wiltshire se munit du livre dans lequel Cranmer prouvait que le pape ne peut dispenser personne d’obéir à la loi de Dieu, et le remit au pape. Celui-ci le prit, le parcourut, et ses traits indiquèrent qu’une prison ne lui aurait pas été plus désagréable que cet impertinent volumeh. Wiltshire reconnut bientôt qu’il n’y avait rien à faire pour lui en Italie. Charles-Quint, si réservé d’ordinaire, avait fait entendre avant son départ les propos les plus amers. Son chancelier énumérait d’un air de triomphe à l’ambassadeur d’Angleterre tous les théologiens d’Italie et de France, qui étaient contraires aux vœux du roi. Le pape lui semblait un mannequin que l’Empereur faisait mouvoir à son gré ; et les cardinaux n’avaient qu’une idée, exalter la puissance romaine. Ennuyé, découragé, Wiltshire partit pour la France et l’Angleterre avec la plupart de ses collègues.
h – « A book as welcome to his holiness as a prison. » (Fuller’s Church Hist., p. 183.)
Cranmer resta. Envoyé pour montrer à Clément VII que la sainte Ecriture était au-dessus des pontifes romains, et prononçait sur la question dans un sens opposé à celui du pape, il lui avait demandé plusieurs fois une heure, pour s’acquitter de sa mission. Le rusé pontife avait répondu qu’il l’entendrait à Rome, croyant le renvoyer ainsi aux calendes grecques. Mais il se trompait ; le docteur anglais, décidé à faire son devoir, refusa de partir pour Londres avec le reste de l’ambassade et se rendit dans la métropole de la catholicité.