Histoire de la Réformation du seizième siècle

20.3

Revirement politique – Nouvelles instructions du pape à Campeggi – Ses retards – Il s’ouvre à François Ier – Une prédiction – Arrivée de Campeggi – Inquiétude de Wolsey et joie du roi – Un projet du cardinal – Réception de Campeggi – Première entrevue avec la reine – Avec le roi – Efforts inutiles pour que Campeggi donne la décrétale – La conscience du nonce – Opinion publique – Mesures prises par le roi – Son discours aux lords et aux notables – Fêtes – Wolsey recherche l’appui français – Nouvelle contrariété

Pendant que ces persécutions agitaient les campagnes et la capitale de l’Angleterre, tout avait changé dans le monde ecclésiastique, parce que tout avait changé dans le monde politique. Le pape, pressé par Henri VIII et intimidé par les armées de François Ier, avait accordé la décrétale et envoyé Campeggi. Mais tout à coup, nouvelle évolution ; autres faits, autres conseils. Doria avait passé à l’Empereur ; sa flotte avait ramené l’abondance dans Naples ; l’armée de François Ier, ravagée par la famine et par la peste, avait capitulé, et Charles-Quint, triomphant en Italie, avait dit fièrement au pape : « Nous sommes décidé à défendre la reine d’Angleterre contre l’injustice du roi Henriy. »

y – Cum Cæsar materteræ suæ causam contra injurias Henrici propugnaverit. (Sanders, p. 28.)

Le pouvoir étant revenu à Charles, le pape effrayé ouvrit les yeux sur la justice de la cause de Catherine. « Envoyez quatre messagers après Campeggi, dit-il à ses officiers ; que chacun d’eux prenne un chemin différent ; qu’ils voyagent à bride abattue, et lui remettent en toute hâte nos dépêchesz. » On atteignit le légat qui ouvrit les lettres du pape. Premièrement, lui disait Clément VII, traînez votre voyage en longueur. Secondement, quand vous serez arrivé en Angleterre, mettez tout en œuvre pour réconcilier le roi et la reine. Troisièmement, si vous ne pouvez y parvenir, persuadez à la reine de prendre le voile. Quatrièmement enfin, si elle s’y refuse, ne prononcez aucune sentence favorable au divorce sans un commandement exprès et nouveau de ma part. Ceci est l’essentiel. Summum et maximum mandatum. » L’ambassadeur du souverain pontife avait donc pour mission de ne rien faire. C’est une instruction comme une autre.

z – Quatuor nuncios celerrimo cursu diversis itineribus ad Campegium misit. (Ibid. et Herbert, p. 253.)

Campeggi, le moins ancien des cardinaux, était le plus intelligent et le plus lent ; et cette lenteur l’avait fait choisir par le pape. Il comprit son maître. Si Wolsey était l’éperon de Henri pour activer Campeggi, Campeggi devait être la bride de Clément pour arrêter Wolseya. L’un des juges du divorce allait tirer en avant et l’autre en arrière ; l’affaire ne risquait donc pas d’avancer. C’était tout ce que demandait le pape.

a – Wolsey might spur Campegius, and Campegius would bridle Wolsey. » (Fuller, book V, p. 172.)

Le légat, fort empressé à ralentir ses pas, mit trois mois à se rendre d’Italie en Angleterre. Il avait dû s’embarquer pour la France le 23 juillet ; mais la fin d’août approchait que l’on ne savait pas en France ce qu’il était devenub. Enfin on apprit que le 22 août Campeggi était arrivé à Lyon. L’ambassade d’Angleterre en France lui ayant envoyé chevaux, voitures et argent, pour qu’il hâtât sa marche, le légat se plaignit de la goutte, et Gardiner eut toute la peine du monde à le faire avancer. Henri écrivait jour par jour à Anne Boleyn les lenteurs et les progrès du nonce. « Il est arrivé à Paris dimanche ou lundi dernier, lui écrivait-il au commencement de septembre ; lundi prochain nous apprendrons son arrivée à Calais, et alors j’obtiendrai ce que j’ai si longtemps désiré pour votre bonheur et pour le mienc. » En même temps ce prince impatient envoyait coup sur coup des messages pour hâter la marche du légat.

bState Papers, VII, p. 91, 92.

c – Which l have so long longed for, to God’s pleasure, and our both comforts. » (Pamphleteer, n° 43, p. 117.)

Anne commençait à désirer un avenir qui dépassait tout ce que sa jeune imagination avait pu concevoir, et son cœur agité s’ouvrait à l’espérance. « Je veux, écrivait-elle à Wolsey, exprimer à Votre Grâce ma reconnaissance de toutes les peines qu’elle se donne pour m’assurer le plus grand état qu’une créature vivante puisse obtenir, surtout si l’on compare ma petitesse à la gloire de Sa Majesté. Ah ! Monseigneur, vous savez combien peu il est en mon pouvoir de vous récompenser ; toutefois, quoi que ce soit qui puisse vous être agréable, je serai, si je puis vous le procurer, la plus heureuse des femmesd. »

d – The gladdest woman inthe world. » (Pamphleteer, n° 43, p. 151.)

Mais l’impatience du roi d’Angleterre et d’Anne Boleyn ne paraissait pas devoir être satisfaite. Campeggi, en passant à Paris, dit à François Ier que le divorce n’aurait pas lieu, et qu’il se rendrait bientôt en Espagne, auprès de Charles-Quint Ceci était significatif. « Il faut que le roi d’Angleterre sache, dit François indigné au duc de Suffolk, que Campeggi est impérial dans l’âme, et que toute sa mission en Angleterre ne sera qu’une longue dissimulatione. »

e – Onlu to use dissimulation with Your Grace. » (State Papers, VII, p. 183.)

En effet, la faction espagnole et romaine mettait tout en œuvre pour empêcher une union qu’elle détestait. Anne, reine d’Angleterre, ce n’était pas seulement Catherine humiliée, Charles-Quint offensé ; c’était le parti clérical affaibli, peut-être perdu, et le parti évangélique mis à sa place. La faction romaine trouvait des complices jusque dans la famille d’Anne Boleyn. La femme de son frère George, fière, emportée, stricte catholique, avait juré à sa jeune belle-sœur une haine implacable. On pouvait ainsi porter jusque dans le sanctuaire domestique des coups qui, pour être plus intimes, n’en étaient que plus profonds. Un jour, dit-on, Anne trouva sous sa main un livre de prétendues prophéties, et ses regards tombèrent sur une image représentant un roi, une reine versant des larmes, et à leurs pieds une jeune fille décapitée. Anne détourna les yeux avec dégoût. Elle voulut pourtant savoir ce que cette image signifiait, et des amis officieux lui amenèrent un de ces soi-disant savants, assez nombreux alors, qui, abusant de la crédulité des ignorants, prétendaient interpréter de tels mystères. — « Cette image prophétique, dit-il, représente l’histoire du roi et de son épouse. » Anne n’était pas crédule, mais elle comprit ce qu’on voulait lui insinuer, et congédia le prétendu interprète sans montrer de frayeur ; puis s’adressant à celle de ses femmes qu’elle aimait le plus : « Viens ici, Nanne, lui dit-elle, regarde bien ; ceci représente, dit-on, le roi, ceci la reine, et cela (posant le doigt sur la tête sanglante), c’est moi !… — Ah ! s’écria la jeune fille épouvantée, si j’étais à votre place, je n’épouserais jamais le roi, fût-il même empereur ! — Rassure-toi, Nanne, répondit Anne Boleyn avec un doux sou rire, ce livre n’est qu’une niaiserief. Quel que soit l’avenir qui m’attende, continua-t-elle, l’espoir de faire le bonheur de ce peuple en lui donnant un prince, ne doit-il pas contrebalancer ces cruels présages ? » Cette histoire repose sur une bonne autorité, et il y avait alors tant de prédictions de ce genre, qu’il se peut que l’une d’elles ait rencontré juste ; on ne se rappelait plus tard que les prophéties confirmées par les événements. Quoiqu’il en soit, cette jeune femme châtiée un jour sévèrement, devait pourtant trouver en Dieu une abondante consolation.

f – I think the book a bauble. » (Anne Boleyn, Wyat, p. 430.)

Enfin Campeggi s’embarqua le 29 septembre à Calais, et malheureusement pour lui, il eut une excellente traversée ; une tempête qui l’eût rejeté sur les côtes de la France l’aurait admirablement servi. Mais le 1er octobre il était à Cantorbéry, et annonçait son arrivée au roi. A cette nouvelle Henri oublia tous ces délais qui l’avaient tant indigné. « Sa Majesté ne pourra jamais témoigner à votre Sainteté une reconnaissance qui réponde à tant de faveur, écrivit Wolsey au pape ; mais elle y emploiera ses richesses, son royaume, sa vie même, et méritera le nom de Restaurateur de l'Eglise à aussi juste titre que celui de Défenseur de la foi… » Ce zèle effraya Campeggi, car le pape lui écrivait que toute démarche qui irriterait Charles-Quint entraînerait inévitablement la ruine de l’Egliseg. Le nonce redoubla donc de lenteur, et arrivé à Cantorbéry le 1er octobre, il n’atteignit Dartford que le 5, mettant cinq jours à faire deux ou trois lieuesh.

g – Sanga à Campeggi, Viterbe, 27 septembre (Ranke, Deutsche Gesch., III, p. 135.)

hState Papers, VII, p. 94, 95, note.

Cependant on se préparait à le recevoir à Londres. Wolsey, plein de dédain pour la pauvreté des cardinaux romains, et fort inquiet de l’équipage dans lequel son collègue allait faire son entrée dans la capitale, lui envoya des coffres précieux, de riches tapis, des carrosses drapés et des mules enharnachées. Campeggi, dont la mission secrète était de ne pas paraître et surtout de ne rien faire, craignait au contraire les panaches, les caparaçons et tout l’éclat d’une entrée triomphale. Il allégua donc la goutte pour se soustraire aux pompes que son collègue lui avait préparées, se mit modestement dans un bateau, et arriva ainsi au palais de l’évêque de Bath qui lui était destiné.

Pendant que le nonce remontait incognito la Tamise, les équipages envoyés par Wolsey entraient à Londres au milieu d’une multitude ébahie, qui les contemplait avec curiosité, comme s’ils arrivaient des bords du Tibre. Quelques mules ayant fait un écart, les coffres tombèrent, s’ouvrirent, et chacun se précipita pour voir les objets précieux qu’ils devaient contenir, … mais, ô surprise !… ils étaient vides ! Cela divertit fort les bourgeois de Londres. « Brillants au dehors, vides au dedans… bel emblème de la papauté, de son ambassade et de ses pompes ridicules ! disait-on ; … Légat en peinture, procession de carnaval, vraie scène de comédie !… »

Campeggi était enfin arrivé, et maintenant ce qu’il redoutait le plus, c’était une audience. « Je ne puis me mouvoir, dit-il, ni supporter même le mouvement d’une litièrei. » Jamais goutte n’était venue si à propos. Wolsey, qui le visitait souvent, reconnut bientôt en lui un prêtre qui l’égalait en finesse. En vain l’entourait-il d’égards, lui serrait-il la main, l’embrassait-il, le choyait-ilj ; c’était peine perdue, le nonce romain restait bouche close, et Wolsey perdait courage. Le roi était, au contraire, plein d’espérance, et croyait avoir déjà la lettre de divorce dans son portefeuille, parce qu’il avait le nonce dans son royaume.

i – Dépêche de l’évêque de Bayonne, du 16 octobre 1529. (Le Grand, preuves, p. 169.)

j – Quem sæpius visitavi et amantissime sum complexus. (State Papers, p. 103.)

Le plus grand effet de l’arrivée du nonce fut de mettre fin aux indécisions d’Anne. Elle avait des retours ; les épreuves qu’elle prévoyait, la douleur que Catherine devait ressentir, avaient agité son imagination et troublé son âme. Mais quand elle vit l’Eglise, ses propres ennemis, prêts à prononcer le divorce du roi, ses doutes se dissipèrent, et elle regarda comme légitime la position qui lui était offerte. Le roi, qui souffrait de ses scrupules, fut ravi de ce changement. Je veux vous dire, lui écrivit-il (en anglais), toute ma joie en apprenant que vous vous conformez enfin à la sa gesse, que vous supprimez vos inutiles pensées et vos vaines imaginations, et les maîtrisez par la bride de la raisonk. La possession de tous les biens du monde ne saurait me donner une si grande satisfaction. La maladie non feinte de ce légat bien disposé, retarde seule le moment où il se présentera chez vous. » Ce fut donc la résolution du pape qui décida Anne Boleyn à accepter la main de Henri VIII ; c’est là un renseignement important dont nous sommes redevables aux lettres du Vatican. Il faut être reconnaissant envers la papauté qui nous les a si soigneusement conservées.

k – The supressing of your inutile and vaine thoughts and fantasys with the brydl of reason. »(Pamphleteer, n° 43, p. 123.)

Mais plus Henri se réjouissait, plus Wolsey se désespérait ; il eût voulu pénétrer dans la pensée de Clément VII, et il ne pouvait y parvenir. S’imaginant que De Angelis, général de l’Observance espagnole, connaissait tous les secrets du pape et de l’Empereur, il conçut le projet de le faire enlever. « S’il se rend en Espagne par mer, dit-il à Du Bellay, un bon brigantin ou deux feront l’affaire ; si par terre, ce sera plus facile encore. » Du Bellay ne faillit (dit-il lui-même), « à lui mettre au nez qu’après de tels actes, c’en serait fait de la bonne volonté du Saint-Père… » — N’importe, répondit Wolsey, je n’ai rien à perdre ! » En disant cela, la larme lui en venait à l’œill. Enfin, il se résigna à ignorer les desseins du pontife, sécha ses pleurs, et attendit, non sans trembler, l’entrevue de Henri et de Campeggi.

l – Du Bellay à Montmorency, 21 octobre. (Le Grand, preuves p. 185.)

Ce fut le 22 octobre, un mois après son arrivée, que le nonce, porté sur un fauteuil de velours écarlate, se rendit à la cour. Il fut posé à la droite du trône, et son secrétaire fit en son nom un discours pompeux, saluant Henri du nom de Sauveur de Rome, Liberator urbis. « Sa Majesté, répondit Fox au nom du roi, s’est acquittée des devoirs imposés à un prince chrétien, et elle espère que le saint-siège s’en souviendra. — Bien assailli, bien défendu, dit Du Bellay. » Pour le moment, quelques déclamations latines avaient tiré d’affaire le nonce du pape.

Campeggi ne se faisait pas d’illusion ; derrière le refus du divorce, il entrevoyait la réformation de l’Angleterre. Cependant il espérait encore, car on assurait que Catherine se soumettrait au jugement de l’Eglise ; et persuadé que la reine ne refuserait rien au saint-père, le nonce commença « les approches, » comme parle Du Bellay. Ce fut le 27 octobre que les deux cardinaux se rendirent chez Catherine, et lui insinuèrent avec des paroles flatteuses, qu’elle pouvait prévenir le coup qui la menaçait en se retirant volontairement dans un cloître. Puis, pour faire cesser toute indécision dans l’esprit de la reine, Campeggi prit un air sévère et s’écria : « Eh quoi ! Madame, expliquez-nous ce mystère : Du moment que le saint-père nous a commis pour examiner la question de votre divorce, on vous a vue non seulement à la cour, mais en public, vous parer d’ornements magnifiques, assister avec une apparence de gaieté et de dissipation à des divertissements, à des fêtes, que vous n’aviez pas tolérés jusqu’alors !… L’Église est à votre sujet dans l’embarras le plus cruel ; le roi, votre époux, se trouve dans une grande perplexité ; la princesse, votre fille, vous est retirée… et au lieu de verser des larmes, vous vous livrez à la vanité… Renoncez au monde, Madame, entrez en religion, c’est notre saint-père lui-même qui vous le demandem. »

m – Du Bellay à Montmorency, 1er novembre. (Le Grand, preuves, p. 195.)

La reine troublée était près de s’évanouir ; elle surmonta pourtant son émotion, et dit avec douceur, mais avec fermeté : « Quoi ! Monseigneur, on demande si je suis la femme légitime du roi ! Mais voilà près de vingt ans que je le suis, et personne n’a jamais élevé le moindre doute à ce sujet… Des lords, des prélats qui vivent encore, ont déclaré notre mariage légitime et honorable, au moment où il fut contracté ; et maintenant il serait abominable ! Quand je me rappelle la sagesse du roi Henri VII et l’amour que me portait le roi Ferdinand mon père, puis-je croire que ces princes illustres m’aient fait contracter une union illicite ? » A ces mots l’émotion de Catherine la contraignit à s’arrêter. « Si je pleure, Monseigneur, reprit-elle aussitôt, ce n’est pas pour moi-même, c’est pour une personne qui m’est plus chère que la vie. Quoi ! je consentirais à un acte qui priverait ma fille de la couronne ! Non, je ne sacrifierai pas mon enfant. Je connais les dangers qui me menacent. Je ne suis qu’une faible femme, étrangère, sans lettres, sans conseillers, sans amis et mes adversaires sont habiles, versés dans les lois, et jaloux de mériter la faveur de leur maître… Il y a plus ; mes juges mêmes sont mes ennemis. Puis-je recevoir comme tel, dit-elle en regardant Campeggi, un homme arraché au pape par de manifestes mensonges ? Et quant à vous, ajoutant t-elle en se tournant avec hauteur vers Wolsey, n’ayant pu obtenir la tiare, vous avez juré de vous venger de l’Empereur mon neveu et vous avez tenu votre serment. C’est de vous seul que viennent tous les chagrins qu’il a endurés. Une victime ne vous a pas suffi. Forgeant d’abominables suppositions, vous voulez plonger sa tante dans un affreux abîme Mais ma cause est juste, et je la remets au Seigneur. » Après ces courageuses paroles, l’infortunée Catherine se retira dans ses appartements. L’imminence du danger opéra chez elle une révolution salutaire : elle posa ses brillants atours, prit les vêtements graves sous lesquels on la représente ordinairement, et passa les jours et les nuits dans le deuil et dans les larmesn.

n – Regina in luctu et lacrymis noctes diesque egit. (Sanders, p. 29.)

Ainsi Campeggi voyait ses espérances déçues ; il avait cru trouver une nonne, et il avait rencontré une reine, une mère… Il va mettre en mouvement tous les ressorts imaginables ; Catherine ne voulant pas renoncer à Henri, il fallait obtenir de Henri qu’il renonçât à se séparer de la reine. Le légat romain changea donc ses batteries, et les tourna contre le roi.

Henri, toujours impatient, s’étant rendu sans cérémonie chez Campeggi, accompagné de Wolseyo : « Nous voici sans témoins, dit-il en s’asseyant familièrement entre les deux cardinaux ; parlons de nos affaires à cœur ouvertp. — Comment allons-nous procéder ? » Mais quels furent son étonnement et sa douleurq, lorsque le nonce l’engagea, il est vrai avec tous les ménagements imaginables, à renoncer au divorcer ! A ces mots, le bouillant Tudor s’emporte : « Est-ce ainsi que le pape tient sa parole ? s’écrie-t-il. Il m’envoie un ambassadeur pour annuler mon mariage, mais en réalité pour l’affermir ! » Il se fit une pause. Campeggi ne savait que dire. Henri et Catherine étant également persuadés de leur bon droit, le nonce se trouvait placé entre l’enclume et le marteau ; Wolsey lui-même endurait le martyres. La colère du roi s’accrut ; il avait pensé que le légat se hâterait de retirer une parole imprudente, et Campeggi demeurait muet. « Je le vois, dit Henri au nonce, votre parti est pris ; le mien, soyez-en sûr, ne tardera pas à l’être. Que le pape persévère seulement dans cette manière d’agir, et le siège apostolique, couvert d’une infamie perpétuelle, sera frappé d’une affreuse destructiont. » Le lion avait rejeté la peau d’agneau dont il s’était un instant couvert ; il rugissait en bondissant. Campeggi sentit qu’il fallait apaiser le monarque. Finesse et délai, lui écrivait-on de Rome ; et dans ce but le pape l’avait muni des armes nécessaires. Il se hâta d’exhiber la fameuse décrétale qui prononçait le divorce. « Le saint-père, dit-il au roi, désire ardemment que cette affaire se termine par une heureuse réconciliation entre vous et la reine ; mais si cela est impossible, vous allez juger vous-même si Sa Sainteté veut tenir ses promesses. » Puis il lut la bulle, et la montra même à Henri, sans toutefois la laisser sortir de ses mains. Cette exhibition produisit l’effet désiré ; Tudor se calma. « Me voilà rassuré, dit-il ; ce talisman miraculeux ranime tout mon courage. Cette décrétale est le remède énergique qui va rendre la paix à ma conscience oppressée et la joie à mon cœur briséu. Écrivez à Sa Sainteté que cet immense bienfait m’unit tellement à elle, qu’elle peut attendre de moi au delà de tout ce que son imagination peut concevoir. »

o – Regia majestas et ego ad eum crebro accessimus. (State Papers, 7 p. 103.)

p – Rex et duo cardinales, remotis arbitris, de suis rebus multum et diu collocuti. (Sanders, p. 29.)

q – Incredibili utriusque nostrum animi mœrore. (State Papes, 7 p. 104.)

r – Conatus est omne divortium inter regiam majestatem ut reginam dissuadere. (Ibid.)

s – Non absque ingenti cruciatu. (Ibid.)

t – Ingemiscendum excidium, perpetua infamia. (Ibid.)

u – Remedium levamenque afflictæ oppressæque conscientiæ. (Ibid.)

Cependant quelques nuages se formèrent peu après dans l’esprit du roi.

Campeggi ayant montré la bulle, s’était hâté de la remettre sous clef. Prétendrait-il la garder dans sa cassette ? Henry et Wolsey vont mettre tout en œuvre pour l’obtenir ; ce point gagné, la victoire leur appartient.

Wolsey s’étant rendu chez le nonce, il lui demanda la décrétale d’un air de candeur, et comme chose toute naturelle ; il désirait, dit-il, la montrer aux conseillers privés du roi. « Le pape, répondit Campeggi, a accordé cette bulle, non pour qu’on s’en serve, mais pour qu’on la tienne secrètev ; il a simplement voulu montrer au roi les bons sentiments qui l’animent. » Wolsey ayant échoué, Henri vint à son tour. « Veuillez, dit-il, me remettre cette bulle que vous m’avez montrée. » Le nonce la refusa respectueusement. — « Pour un seul moment, » reprit le roi. Même refus. L’orgueilleux Tudor se retira en étouffant sa colère. Alors Wolsey revint à la charge et fonda sa demande sur la justice. « Je suis, comme vous, délégué par Sa Sainteté pour décider cette affaire, dit-il, et j’ai besoin d’étudier l’acte important qui doit régler nos opérations. » — Nouveau refus. — Eh quoi ! s’écria le ministre de Henri VIII, ne suis-je pas cardinal comme vous ?… juge comme vous ?… votre collègue ?… » — N’importe, le nonce ne voulut à aucun prix se dessaisir de la décrétalew. Clément ne s’était pas trompé dans le choix qu’il avait fait de Campeggi ; l’ambassadeur était digne de son maître.

v – Non ut ea uteremur, sed ut secreta haberetur. (State Papers, 7 p. 104.)

w – Nullo pacto adduci vult, ut mihi, suo collegæ, commissionem hanc decretalem e suis manibus credat. (Ibid. p. 105)

Il était évident que le pape, en accordant la bulle, avait joué la comédie ; cette ruse révoltait le roi. Ce n’était plus de la colère qu’il ressentait ; c’était du dégoût. Wolsey comprit que le mépris de Henri était plus à craindre que son courroux ; il s’en alarma et se rendit de nouveau chez le nonce. « La commission générale, lui dit-il, est insuffisante, la commission décrétale peut seule nous servir, et vous ne nous permettez pas d’en lire un seul motx… Le roi et moi nous nous reposions avec confiance sur les bonnes intentions de Sa Sainteté, et nous nous voyons frustrés dans notre attentey. Où est cette affection paternelle dont nous nous étions flattés ? Quel est le prince qui ait jamais été joué par le pape comme l’est maintenant le roi d’Angleterre ? Si c’est ainsi que l’on récompense le Défenseur de la foi, la chrétienté saura ce que doivent attendre de Rome ceux qui la servent, et toutes les puissances lui retireront leur appui. Ne vous y trompez pas ; la base sur laquelle le saint-siège repose est si peu solide que le moindre mouvement suffit pour le précipiter dans une ruine éternellez. Funeste avenir… Tourment inexprimable !… Soit que je veille, soit que je dorme, de sinistres pensées ne cessent de me poursuivre comme un affreux cauchemara … » Cette fois-ci Wolsey disait la vérité.

x – Nec ullum verbum nec mentionem ullam. (Ibid.)

y – Esse omni spe frustratos quam in præfata Sanctitate tam ingenue reposueramus. (Ibid.)

z – A fundamento tam levi incertaque statera pendeat, ut in sempiternam ruinam. Ibid. p. 106.

a – Quanto animi cruciatu… vigilans dormiensque. (State Papers, 7 p. 108.)

Mais toute cette éloquence était inutile ; Campeggi refusait la bulle tant désirée ; en l’envoyant, Rome lui avait dit : « Surtout, ne réussissez pas ! » Ce moyen ayant échoué, il restait pourtant à Wolsey une autre voie pour accomplir le divorce : « Eh bien, dit-il à Campeggi, prononçons-le nous-mêmes. — Gardons-nous-en bien, répondit le nonce ; l’indignation de l’Empereur serait telle, que la paix de l’Europe en serait à jamais troublée. — Je sais comment arranger tout cela, répliqua le cardinal anglais ; en fait de politique vous pouvez vous reposersur moib. » Alors le nonce prit un autre langage, et s’enveloppant fièrement du manteau de sa moralité : « Je ne suivrai que la voix de ma conscience, dit-il ; si je reconnais que le divorce est possible, je franchirai le fossé ; sinon, non. — Votre conscience ! il est facile de la satisfaire, reprit Wolsey. La sainte Écriture défend d’épouser la veuve de son frère ; or, nul pape ne peut accorder ce que la loi de Dieu défend. — Dieu nous préserve d’un tel principe ! s’écria le prélat romain ; la puissance du pape est sans limites. » — A peine le nonce avait-il mis sa conscience en avant, qu’elle faisait naufrage ; elle le liait à Rome et non au ciel. Au reste, l’opinion publique, et les amis de Campeggi eux-mêmes, n’avaient pas grande idée de sa moralité ; ils pensaient que pour lui faire franchir le fossé, il fallait seulement connaître le prix auquel il voulait se vendre. L’évêque de Bayonne écrivait à Montmorency : « Mettez-moi en quelque bout de lettre, que je puisse montrer à Campeggi, quelque chose de sonnant, qu’on lui donnera des bénéfices… Cela ne vous coûtera rien, et pourra servir à la matière du mariage ; car je sais bien qu’il en désire. — Que reste-t-il donc à faire ? dit enfin Wolsey, étonné de rencontrer une résistance à laquelle il n’était point accoutumé. — Je vais informer le pape de ce que j’ai vu et entendu, répondit Campeggi, et j’attendrai ses instructions. » Henri dut consentir à cette nouvelle démarche, car le nonce faisait mine, si l’on s’y opposait, d’aller chercher lui-même à Rome les directions du pontife, et il n’en fût jamais revenu. Encore quelques mois de gagnés.

b – Du Bellay à Montmorency. (Le Grand, preuves p. 66.)

Pendant ce temps les esprits fermentaient. La perspective d’un divorce entre le roi et la reine avait ému la nation ; et la majorité, surtout parmi les femmes, se prononçait contre le roi. « Quoi que l’on fasse, disait-on hautement, qui épousera la princesse Marie, sera roi d’Angleterrec. » Les espions de Wolsey l’informaient que Catherine et Charles-Quint avaient à la cour même des partisans dévoués. Il voulut s’en assurer. « On prétend, dit-il un jour d’un air indifférent, que l’Empereur s’est vanté de faire jeter le roi hors de son royaume, et cela par les propres sujets de Sa Majesté… Qu’en pensez-vous, milords ? — Durs à l’éperon, dit Du Bellay, » les lords demeurèrent muets. A la fin pourtant, l’un d’eux, plus imprudent que les autres, s’écria : « Cette parole fera perdre à l’Empereur plus de cent mille Anglais ! » Wolsey en savait assez. Pour les perdre, pensait-il, il faut bien les avoir. Si Catherine pensait à faire la guerre à son mari, suivant l’exemple de quelques reines d’Angleterre, elle aurait donc un parti prêt à l’appuyer ; ceci devenait dangereux.

c – Du Bellay à Montmorency, 8 novembre 1528. (Le Grand, preuves p. 204.)

Le roi et le cardinal prirent aussitôt leurs mesures. On fit sortir de Londres plus de quinze mille sujets de Charles ; on saisit les armes des bourgeois, « afin qu’il ne leur demeurât pire bâton que la langued ; » on renvoya les conseillers flamands que l’on avait accordés à Catherine, après qu’ils eurent été entendus du roi et de Campeggi (« car à l’autre, [Wolsey], ils dirent n’avoir charge de parler ») ; enfin on fit sur tout le pays un guet grand et continuel. » On craignait une descente en Angleterre, et Henri n’était pas d’humeur à soumettre son royaume au pape.

d – Le Grand, preuves, p. 232.

Ce n’était pas assez ; le roi alarmé crut devoir compter avec son peuple, et ayant convoqué, le 13 novembree, dans son palais de Bridewell, les lords spirituels et temporels, les juges, les membres du conseil privé, le maire de Londres, les aldermen et la plupart des grands seigneurs du pays, il leur dit d’un air de condescendance : « Vous savez, milords, que depuis vingt années la divine Providence a accordé à notre patrie une prospérité qu’elle n’avait jamais connue. Mais au milieu de toute la gloire qui m’environne, la pensée de mon dernier moment s’offre souvent à moif, et je crains que si je meurs sans héritier, ma mort ne fasse plus de mal à mon peuple que ma vie ne lui aura fait de bien. A Dieu ne plaise que, faute d’un roi légitime, l’Angleterre soit de nouveau livrée aux horreurs de la guerre civile ! » Puis ayant rappelé les illégalités qui invalidaient son mariage avec Catherine : Ces pensées, continua le roi, ont rempli mon âme de crainte, et viennent sans cesse bourreler ma conscience. Voilà le seul motif, j’en prends Dieu à témoing, qui m’a fait porter cette affaire devant le souverain pontife. Depuis vingt ans que je connais la reine, elle est à mes yeux tellement au-dessus de toutes les femmes, que si j’étais sans épouse, et que le droit divin le permît, je la choisirais encore. Mais, ô deuil ! ô larmes !… si Dieu interdit d’épouser la femme de son frère, je dois me séparer d’une femme si illustre, je dois me reconnaître coupable d’avoir vécu vingt ans dans une union illicite ; je vois mon trône sans héritier, et cet empire sans chef après ma mort… Invitez mon peuple, nobles seigneurs, à joindre ses prières aux miennes, pour que Dieu nous fasse connaître sa volonté suprême. » Ces paroles manquaient de sincérité, mais elles étaient bien calculées pour calmer les esprits. Malheureusement, il paraît qu’après ce discours de la couronne, dont la copie officielle nous a été conservée, Henri ajouta quelques mots de sa façon. « Si cependant, dit-il, selon Du Bellay, en portant autour de lui un regard menaçant, il se trouvait un homme quel qu’il fût qui tînt de son prince d’autres termes qu’il ne faut tenir, je montrerai que je suis maître, et il n’y aura si belle tête que je n’en fasse volerh. » Ceci était un vrai propos à la Henri VIII ; mais on ne peut accorder un crédit sans limites aux assertions de Du Bellay, ce diplomate aimant, comme d’autres, à donner du piquant à ses dépêches. Quoi qu’il en soit du post scriptum, le discours à l’occasion du divorce fit effet. Dès lors plus de plaisanteries, pas même de la part des ennemis des Boleyns. Les uns approuvaient le roi, d’autres se contentaient de plaindre la reine en secret ; la plupart se préparaient à profiter d’une révolution de cour que chacun prévoyait. « Le roi, dit encore l’ambassadeur de France, leur a fait si vivement entendre sa fantaisie, qu’ils parlent plus sobrement qu’ils n’ont fait. »

eIdibus novembris, porte l’acte. (Wilkius, Concilia, III, p. 714.) Herbert et Collyers disent le 8 novembre.

f – In mentem una venit et concurrit mortis cogitatio. (Ibid.)

g – Hæc una res quod Deo teste et in regis oraculo affirmamus. (Ibid.)

h – Du Bellay à Montmorency, 17 novembre 1528. (Le Grand, preuves, p. 218.)

Henri, voulant étouffer les clameurs du peuple et remettre les grands de leur effroi, donna des fêtes magnifiques, tantôt à Londres, tantôt à Greenwich, quelquefois à Hampton-Court et à Richmond. La reine l’accompagnait, mais Anne restait d’ordinaire dans un « fort beau logis que Henri lui avait fait accoutrer, » dit du Bellay. Le cardinal, suivant l’exemple de son maître, faisait jouer des farces en français avec grand appareil. Tout son espoir était dans la France. Je ne veux rien en Angleterre, ni en fait, ni en paroles, qui ne soit françaisi, » disait-il à l’évêque de Bayonne. Enfin, Anne Boleyn avait accepté la position brillante qu’elle avait d’abord refusée, et chaque jour ses beaux appartements se remplissaient d’une cour nombreuse ; « plus grosse que de longtemps il n’avait été fait à la reine. — Oui dà, disait Du Bellay en voyant la foule se tourner vers le soleil levant, on veut accoutumer ce peuple par les petits à l’endurer, afin que quand on viendra à donner les grands coups, il ne les trouve si étranges. »

i – Du Bellay à Montmorency, 1er janvier. (Le Grand, preuves, p. 268.

Au milieu de ces fêtes, la grande affaire ne sommeillait pas. L’ambassadeur de France sollicitant le subside destiné à la rançon des fils de François Ier, le cardinal lui demanda en échange un écrit prouvant que le mariage n’avait jamais rien valu. Du Bellay s’excusa sur son âge et son peu de science ; mais comprenant enfin qu’il n’aurait pas autrement le subside, il écrivit le mémoire en un seul jour. Le cardinal et le roi, ravis, le conjurèrent de parler lui-même à Campeggij. L’ambassadeur y consentit et réussit au delà de toute espérance. Le nonce, sachant qu’un arc trop tendu peut se rompre, faisait passer Henri tour à tour par la crainte et par l’espoir. « Gardez-vous bien d’avancer que le pape n’avait pas le droit d’accorder une dispense au roi, disait-il à l’évêque français ; ce serait nier son pouvoir, gui est infini. Mais, ajouta-t-il d’un ton mystérieux, je veux vous faire connaître un chemin qui vous mènera infailliblement au but. Montrez que l’on a trompé le saint-père en alléguant de faux motifs. Poussez-moi cela roide, ajouta-t-il, afin de me faire tomber à déclarer la dispense mal fondéek. » Ainsi le légat révélait lui-même la brèche par laquelle on pouvait surprendre la forteresse. « Victoire ! » s’écria Henri en entrant rayonnant de joie chez Anne Boleyn.

j – Du Bellay à Montmorency. (Le Grand, preuves, p. 200.)

kIbid., p. 217.

Mais cet épanchement de Campeggi n’était qu’une nouvelle ruse. « Il se fait à la cour un grand bruit, écrivit bientôt Du Bellay, que l’Empereur et le roi de France appointent ensemble et laissent Henri VIII derrière, en sorte que tout retombera sur ses épaulesl. » Wolsey voyant que les intrigues de la diplomatie échouaient, crut devoir faire jouer de nouveaux ressorts, et « par tous bons et honnêtes moyens tirer le pape en bonne dévotionm. » Il voyait d’ailleurs avec une grande peine la nouvelle catholicité qui se formait dans le monde, et qui unissait par d’intimes liens les chrétiens de l’Angleterre à ceux du continent. Frapper l’un des chefs de ce mouvement évangélique pourrait incliner la cour de Rome en faveur de Henri VIII. Le cardinal entreprit donc de poursuivre Tyndale, et c’est en Allemagne que cette résolution va nous transporter.

lIbid., p. 219.

mIbid., p. 225.

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