Neuf possibilités se présentent ici ; car chacun des trois évangiles peut avoir été composé sous l’influence de l’un des deux autres ou de tous les deux, ce qui fournit trois combinaisons possibles, pour chacuna.
a – Pour l’étude des rapports entre les évangiles, on se servira avec profit des éditions synoptiques, telles que les Synopses de de Wette et Lücke (1818, 1842) et de Tischendorf (1854, 1878), et surtout les travaux plus modernes : le Synopticon de Rushbrooke (1880), A Synopsis of the Gospels de Wright (1896), Die synoptischen Parallelen de Veit (1897), Synopse der drei ersten Evangelien de Huck (1892) ; 2e éd., 1898). Cette dernière est basée sur l’arrangement du Hand-Commentar de Holtzmann et offre un moyen d’étude commode. – La Concordance des évangiles synoptiques de E. Morel et G. Chastand (Lausanne, 1901) rendra de bons services aux lecteurs qui ne peuvent recourir au texte grec.
C’est ce qu’admettent Storr, Weisse, Wilke, Thiersch, Volkmar, Ewald, Ritschl, Weiss, Stockmeyer, Wendt, Paul Ewald, Simons, Holtzmann (aujourd’hui), Zahn, Soltau, Wernle, etc. ; ainsi des écrivains des écoles les plus diverses. On fait valoir la ressemblance dans le plan des deux écrits, dans le choix et l’arrangement des matériaux, dans le texte des récits et des discours, entre autres dans celui des citations de l’Ancien Testament, là même où il n’est conforme ni à l’hébreu, ni aux LXX, enfin quelques particularités du récit.
Reprenons ces divers points.
1. Le plan. – Dans l’un comme dans l’autre évangile, à une phase de grand succès populaire de l’enseignement de Jésus en Galilée, succède une période d’hostilité marquée et croissante de la part des pharisiens, amenant un triage nécessaire entre les éléments contraires et la retraite de Jésus avec ses disciples pour les préparer à sa mort ; le récit se clôt par le voyage à Jérusalem et la Passion.
Mais, à y regarder de près, la succession de ces phases, pareille dans les deux évangiles, reproduit simplement le cours de l’histoire plutôt qu’elle ne constitue le plan, l’économie interne des deux ouvrages. Un récit fidèle du ministère de Jésus, quel qu’il fût d’ailleurs, ne pouvait suivre une marche différente. Ce qui le prouve bien, c’est que, malgré d’importantes divergences, ces mêmes phases se retrouvent également chez Luc et même chez Jean (premiers succès, ch. 1 à 4 ; hostilité croissante, ch. 5 à 10 ; retraite avec les disciples, ch. 10 et 11, etc.). Mais le mode d’exécution de ce plan naturel n’est pas du tout le même chez Matthieu et chez Marc. Celui-ci nous présente, avons-nous vub, cinq excursions de Jésus partant toutes de Capernaüm et y revenant, ayant pour théâtre d’abord les environs de cette ville, à l’ouest et à l’est, puis, lorsque Jésus sent le besoin de se retirer à l’écart avec ses disciples, se dirigeant beaucoup plus loin, au nord-ouest (Tyr et Sidon) et au nord (Césarée de Philippe) ; le voyage à Jérusalem apparaît comme le plus lointain et le dernier de ces voyages d’évangélisation.
b – Voir Contenu et plan du deuxième évangile.
Ce type du ministère de Jésus est absolument différent de celui de Matthieu. Ici, après que l’évangéliste a introduit Jésus sur le théâtre de son activité, est rapporté son premier grand discours (sermon sur la montagne) ; suit un recueil de miracles et d’actes de pouvoir messianique, qui aboutit à un second discours (l’instruction donnée aux apôtres au moment de leur première mission) ; après quoi est placé un recueil d’enseignements qui se terminent par les sept paraboles du royaume. Dès ce moment, le récit de Matthieu devient parallèle à celui de Marc : la suite des faits – voyages au nord-ouest et au nord, retour à Capernaüm, voyage par la Pérée à Jérusalem – ne comporte plus des variations comme celles qui se remarquent dans la série des scènes du ministère galiléen, pour lesquelles on ne peut guère se représenter deux types de narration plus différents que ceux de Matthieu et de Marc.
2. Les matériaux. – La ressemblance est presque de l’identité : la quasi-totalité de Marc se retrouve dans Matthieu. Les traits suivants font exception :
- guérison du démoniaque de Capernaüm, Marc 1.21-28
- parabole de l’épi, 4.26-29c
- guérisons du sourd-muet, 7.32-37 et de l’aveugle de Bethsaïda, 8.22-26
- l’exorciste qui n’est pas au nombre des disciples, 9.38-40
- l’aumône de la veuve, 12.41-44
- le jeune homme qui s’enfuit de Gethsémané, 14.51-52.
c – Que Weiss prétend en vain retrouver dans celle de l’ivraie.
Du fait que, hormis ces quelques traits, Marc se retrouve tout entier dans Matthieu, ne doit-on pas conclure que l’auteur de ce dernier a eu Marc pour source principale ? Est-il vraisemblable que, parmi les nombreux miracles de Jésus, deux auteurs aient, indépendamment l’un de l’autre, fait, ou à peu près, le même choix ? – La conclusion, qui paraît s’imposer, n’est toutefois pas absolument forcée. On se rappelle ce que dit Luc des premiers écrits évangéliques, composés d’après les témoins apostoliques qui ont raconté « les choses accomplies parmi nous » (1.1-2). Le choix des apôtres, dans leurs récits, dut se porter de préférence et tout naturellement sur certains faits, certains miracles particulièrement saillants, appartenant aux diverses catégories que présentait l’activité de Jésus. Sans doute, ceux qui rédigèrent ces récits pouvaient y ajouter à leur gré les faits dont ils avaient eu connaissance par d’autres témoins. Mais de ce que nos évangélistes se rencontrent en général dans le choix des faits racontés, on ne doit pas nécessairement conclure à un rapport de dépendance littéraire entre eux ; cette rencontre peut s’expliquer par les circonstances que nous venons de rappeler.
3. L’arrangement des matériaux. – La dépendance d’un de nos écrits par rapport à l’autre semble en revanche péremptoirement prouvée par les séries de récits qui se retrouvent identiquement les mêmes dans les deux évangiles ; ce ne saurait être là l’œuvre du hasard. En voici quelques exemples :
- Ministère de Jean-Baptiste, baptême de Jésus, tentation, Matthieu 3.1-4.11 et Marc 1.4-13
- guérison du paralytique, vocation de Matthieu, entretien sur le jeûne Matthieu 9.1-17 et Marc 2.1-22
- deux scènes sabbatiques, Matthieu 12.1-14 et Marc 2.23-3.6
- réponse de Jésus à l’accusation des pharisiens et visite de sa famille, Matthieu 12.22-50 et Marc 3.20-35
- enfin, suite absolument semblable des faits dans la dernière partie du ministère galiléen, Matthieu ch. 14 à 16 et Marc 6.14 à ch. 9d.
d – Cet ordre se retrouve aussi dans Luc, à partir de l’entretien de Césarée de Philippe et jusqu’au dernier retour à Capernaüm (9.18-50).
Dès le départ de Galilée, les deux récits restent parallèles jusqu’à la résurrection.
Mais, en regard de ces constatations, il faut noter les interversions non moins frappantes qui viennent contre-balancer les séries identiques. Le cycle Matthieu 9.1-17, qui chez Marc est placé au retour de la première excursion de Jésus aux environs de Capernaüm, est placé par Matthieu beaucoup plus tard, après l’excursion à Gadara, que Marc ne raconte qu’au ch. 5, et il y est intercalé dans un autre cycle, qui se retrouve chez Marc et Luc (tempête, Gadara, fille de Jaïrus). La guérison du lépreux qui, d’après Marc (1.40-45), appartient à la première excursion, n’a lieu d’après Matthieu qu’à la suite du sermon sur la montagne ; celle de la belle-mère de Pierre, que Marc (1.29-31) attribue au premier sabbat du ministère de Jésus, se trouve chez Matthieu après le sermon sur la montagne et les faits qui suivirent (lépreux, serviteur du centenier). Le cycle important de l’apaisement de la tempête et du démoniaque de Gadara, fixé très exactement par Marc (4.35-5.20) au soir du jour des paraboles, est placé par Matthieu beaucoup plus tôt, peu après le sermon sur la montagne (8.23-34), ainsi longtemps avant la journée des paraboles (ch. 13). Les deux scènes sabbatiques qui, dans Marc, sont placées après la vocation de Lévi (2.13-22) et avant celle des Douze (3.7-19), le sont dans Matthieu après l’envoi des Douze (ch. 10) et avant le discours apologétique (12.22 et suiv.).
Ces différences fréquentes dans l’arrangement non seulement des récits, mais des séries de récits, prouvent que la formation des séries identiques doit avoir une autre origine que l’emploi du procédé de copie. Les séries semblables peuvent provenir soit de l’enchaînement réel des faits (par exemple les cycles : Jean-Baptiste, baptême, tentation ; paralytique, vocation de Lévi, jeûne ; tempête, Gadara, fille de Jaïrus), soit de l’analogie des sujets (scènes sabbatiques ; soupçons d’Hérode, meurtre de Jean-Baptistee). Reuss a cherché à expliquer les interversions par la différence de plan entre les deux écrits, Weiss par la position saillante donnée au sermon sur la montagne à l’entrée de l’écrit de Matthieu. Mais on ne peut poursuivre l’application de ces idées dans le détail sans tomber dans des subtilités. Réville, avec d’autres, rattache ces perturbations à l’insertion par Matthieu des grands discours des Logia dans le cadre de Marc. Si cette explication était fondée, le récit des faits dans Matthieu devrait reprendre chaque fois d’après l’ordre de Marc au point où il a été interrompu par l’intercalation d’un morceau des Logia. Or, il n’en est rien. Le sermon sur la montagne suit dans Matthieu le tableau de l’affluence formée autour de Jésus au début de son activité, tableau qui correspond à celui qu’on trouve dans Marc à une époque plus tardive, au moment de l’élection des Douze (3.7-19). Dès le verset suivant (3.20), le récit de Marc devrait donc coïncider avec Matthieu 8.1 (après le sermon sur la montagne). Mais Matthieu a ici les guérisons du lépreux et du serviteur du centenier, Marc le discours apologétique et la visite des parents de Jésus. – Le discours d’instruction aux Douze (Matthieu ch.12) a dans le cadre de Marc une place bien marquée par le petit discours parallèle 6.7 et suiv. Mais ce qui précède et suit dans les deux évangiles diffère entièrement ; avant : dans Matthieu, Jaïrus (avec les guérisons de deux aveugles et d’un muet qui manquent dans Marc.) ; dans Marc, visite à Nazareth (placée beaucoup plus tard par Matthieu.) ; après : dans Matthieu, députation de Jean-Baptiste, scènes sabbatiques, discours apologétique ; dans Marc, soupçons d’Hérode, meurtre de Jean-Baptiste, multiplication des pains. – Le troisième discours (paraboles du royaume, Matthieu ch.12) a sa place exactement correspondante dans Marc ch. 4, où se retrouvent la parabole du semeur et l’entretien de Jésus avec les disciples sur ce mode d’enseignement. Ce qui précède dans les deux écrits concorde (visite des parents de Jésus), mais ce qui suit diffère totalement : dans Matthieu, visite à Nazareth, meurtre du précurseur, multiplication des pains ; dans Marc, apaisement de la tempête, Gadara. – Les deux autres discours tirés des Logia (Matthieu ch. 18 et 24 à 25) ont une situation tellement déterminée par la suite des événements qu’il ne peut plus y avoir ici d’autre différence que celle des discours eux-mêmes, qui est assez notable (comparez surtout Matthieu 18.1-35 et Marc 9.33-50). L’identité de situation ne saurait infirmer la conclusion qui résulte avec évidence des divergences relevées pour les autres discours. Que si l’on alléguait, pour rendre compte de celles-ci, la différence qui a pu exister entre un Marc primitif et le Marc canonique, on ne gagnerait rien, puisque, abstraction faite de quelques légers changements, l’un doit avoir été en général la reproduction de l’autre.
e – Matthieu 14.1-12 ; Marc 6.14-29.
4. La similitude des textes. – La teneur des textes est souvent si semblable dans les deux écrits, qu’elle ne paraît pas pouvoir être accidentelle : l’un des textes doit avoir été copié sur l’autre. Il suffit d’ouvrir une Synopse pour constater le fait à chaque page ; que l’on compare, par exemple :
- Matthieu 3.4-6 avec Marc 1.5-6
- Matthieu 4.18-22 avec Marc 1.16-20
- Matthieu 9.5-6 avec Marc 2.9-11
- Matthieu 9.14-15 avec Marc 2.18-20
- Matthieu 3.3-9 avec Marc 4.2-9
- Matthieu 17.1-8 avec Marc 9.2-8
- Matthieu 20.24-28 avec Marc 10.41-45
En faisant cette comparaison, on ne pourra toutefois manquer d’observer que, dans tous ces passages, la similitude est fréquemment troublée par de légères variations d’expression ou de construction qui, si on les suppose volontaires, ne peuvent guère s’expliquer que par un caprice de l’auteur ou le désir de se donner une apparence d’originalité. Mais les variations, dans bien des cas, ne sont point indifférentes ; elles atteignent le fond même du discours ou du fait raconté. Le récit du baptême est introduit par deux préambules tout à fait différents (Matthieu 4.13-15 ; Marc 1.9) ; la parole divine y revêt chez Matthieu la forme de la 3e personne (C’est ici…) au lieu de la 2e chez Marc (Tu es…), en sorte que chez le premier elle est adressée à Jean-Baptiste au lieu de l’être à Jésus. Dans le récit de la tentation, Marc ne parle pas du jeûne de Jésus, mais d’une tentation de quarante jours ; Matthieu raconte un jeûne de quarante jours et de quarante nuits et ne connaît que la tentation finale. Dans la guérison du paralytique, les mots : voyant leur foi, sont motivés chez Matthieu par le simple fait de la venue du malade et de ses porteurs (9.2), chez Marc par la hardiesse et la persévérance dont ils font preuve en ouvrant le toit pour amener le malade devant Jésus. D’après Matthieu, la fille de Jaïrus était déjà morte quand celui-ci aborda Jésus ; Marc fait dire au père que sa fille est à l’extrémité, et plus tard seulement les serviteurs viennent annoncer la mort, ce qui provoque la parole d’encouragement de Jésus au père. Chez Marc, les gens de Nazareth appellent Jésus « le charpentier » (6.3), chez Matthieu (13.55) « le fils du charpentier, » différence qui n’est point insignifiante. Dans la scène de Gadara, Marc parle d’un seul démoniaque, Matthieu de deux. La demande des fils de Zébédée est présentée d’après Matthieu par leur mère, dont il n’est pas parlé dans Marc. A Jéricho, Jésus guérit deux aveugles chez Matthieu, un seul chez Marc. L’expulsion des vendeurs a lieu selon Matthieu le jour même de l’entrée de Jésus à Jérusalem, selon Marc le lendemain. Dans le reniement de Pierre, Matthieu, malgré le (deux fois], répété par deux fois chez Marc, réduit les deux chants du coq à un seul et parle d’une autre servante là où Marc parle évidemment de la même (14.66-69).
Dans tous ces cas, auxquels il serait facile d’en ajouter d’autres, il faut avouer que Matthieu, si Marc était sa source, agirait comme nul historien consciencieux ne le ferait. On le sentira plus vivement encore, si l’on compare la manière dont l’un et l’autre rapportent les mêmes paroles de Jésus. Citons quelques exemples seulement, dont un certain nombre ne sont significatifs que par leur insignifiance même. A ces derniers appartiennent les différences du texte de la parabole du semeur. Marc emploie le singulier là où Matthieu met le pluriel (13.4-7) ; il a par deux fois la gradation ascendante (4.8-20) là où Matthieu a la descendante (13.8-23). Changements puérils, si l’un copie l’autre. – Nous avons relevé la contradiction plus grave des deux textes dans l’instruction aux disciples (Matthieu 10.10 ; Marc 6.8). Comparez également la différence dans la teneur des paroles sur le blasphème du Saint-Esprit et dans l’énumération des péchés qui sortent du cœur naturel de l’homme (Matthieu 12.31-32 ; 15.19 ; Marc 3.28-29 ; 7.21-22). Que penser de l’auteur du Ier évangile, s’il eût ainsi transformé de son chef les paroles du Maître, jusqu’à leur faire dire parfois le contraire de ce que disait Marc, son modèle ! A Césarée de Philippe, Matthieu met dans la bouche de Pierre une réponse différente de celle que lui attribue Marc ; puis il ajoute une parole de Jésus fort honorable pour Pierre, dont il n’y a pas trace chez Marc. Il inventef, ou bien il puise à une autre source, laquelle n’a pu renfermer uniquement cette parole et devait contenir le récit entier dont celle-ci fait partie ; la similitude de ce qui la précède et la suit chez Marc ne prouve donc pas que le récit de Matthieu soit tiré de ce dernier. Dans la parole qui termine cette scène (16.28), il est évident que ce n’est pas Matthieu qui a transformé la parole de Marc : « Il y en a ici qui ne goûteront pas la mort, qu’ils n’aient vu le royaume de Dieu venant avec puissance » (9.1), en celle-ci : « … jusqu’à ce qu’ils aient vu le Fils de l’homme venant dans son règne. » S’il y a dépendance d’un des textes par rapport à l’autre, c’est certainement l’inverse qui a eu lieu. – Matthieu seul caractérise le riche qui vient interroger Jésus (19.16 et suiv.), comme un jeune homme (νεανίσκος) ; d’où le sait-il, s’il copie Marc, qui n’en dit mot ? La réponse de Jésus est chez Matthieu (d’après les meilleurs documents) : « Pourquoi m’interroges-tu sur le bien ? » chez Marc : « Pourquoi m’appelles-tu bon ? » (10.18). Les mois : « Si tu veux être parfait, » manquent dans Marc ; en échange, le touchant détail : « Et Jésus, l’ayant contemplé, l’aima » (Marc), est omis par Matthieu : – Que l’on compare les différences entre les deux textes dans l’entretien sur le divorce (Matthieu 19.3 et suiv. ; Marc 10.2 et suiv.) et celles, très considérables, que présentent la parabole des vignerons et la parole de Jésus relative au Fils de David qui est en même temps son Seigneur (Matthieu 22.41-43 ; Marc 12.35-36). – Comment Matthieu se permet-il de formuler la question des disciples 24.3 tout autrement que Marc ? S’il y a dépendance ici, comme 16.28, ce doit être du côté de Marc. – Il est impossible que Matthieu ait tiré de Marc l’unique parole qu’il rapporte de Jésus crucifié : « Mon Dieu ! Mon Dieu ! pourquoi… ? » dont la forme diffère sensiblement de celle de Marc.
f – Ce qui paraît tout simple à Wrede (p. 161), tandis que d’autres (B. Weiss, H. Holtzmann, Resch, Aussercanon. Paralleltexte, II, p. 186 et suiv., Wernle, etc.) se bornent à déclarer tout ou partie de ces versets (17-19) une adjonction de Matthieu ou une interpolation postérieure, et il doit en être ainsi, en effet, si Marc est la source où puise Matthieu. Contre ce point de vue, voir le beau passage de Bolliger (Markus, p. 86-87).
Il peut arriver, sans doute, qu’un écrivain, citant de mémoire, reproduise d’une manière peu exacte des paroles que néanmoins il vénère. C’est souvent le cas des Pères lorsqu’ils citent le N.T., et des auteurs de ce dernier quand ils citent l’Ancien. On n’avait pas alors les facilités d’aujourd’hui pour recourir au texte original. Mais qu’un historien modifie arbitrairement des discours – et des discours d’un maître tel que Jésus – dont il a le texte sous les yeux, c’est un procédé qu’on ne saurait imputer à un homme sérieux. Aussi les critiques qui admettent l’emploi de Marc par Matthieu supposent-ils en général qu’il n’en avait pas en mains le texte et ne l’employait que de mémoireg. Mais si sa mémoire était si peu fidèle dans certains cas, comment pouvait-elle dans d’autres lui rappeler des paragraphes entiers qu’il reproduit littéralement ? – On dira qu’à côté de sa source principale, Marc, il avait d’autres sources qu’il lui préférait parfois. Cela donnerait une mince idée de l’autorité qu’il attribuait à son modèle. Comment d’ailleurs ces sources différentes se trouveraient-elles avoir le même style que celui de sa source principale et le sien propre ?
g – Voir les déclarations concordantes de Reuss, Réville, Ritschl, Holtzmann, Weiss, Simons, etc.
En considérant l’ensemble des faits, on est conduit à admettre que le récit de notre premier évangéliste, qui est évidemment d’un jet, est le produit de sa propre individualité, nourrie de tous les renseignements qu’il avait pu se procurer. Cela peut s’appliquer même aux parties tirées des Logia, si lui-même est le traducteur de cet écrit araméen qu’il a inséré dans le sien.
5. Les citations de l’Ancien Testament. – Des dix-neuf citations communes à Matthieu et à Marc, seize appartiennent dans les deux écrits aux discours ou entretiens de Jésus, une chez Matthieu au discours de Jésus sur Jean-Baptiste (11.10) et chez Marc au préambule narratif (1.10), et une à ce même préambule chez Marc (1.3), tandis que chez Matthieu (3.3) elle fait partie de la série des citations servant à sa démonstration prophétique. Une enfin se trouve dans la bouche de la foule au jour des Rameaux. Nous résumons ci-dessous l’étude de détail de ces citations dans les textes comparés des deux évangiles.
1 | Ésaïe 40.3, le précurseur | Matthieu 3.13 | Marc 1.3 |
Identique chez les deux, quoique différant du texte des LXX : αὐτοῦ (ses sentiers, ceux du Messie), au lieu de τοῦ θεοῦ ἡμῶν (de notre Dieu) des LXX, qui est conforme à l’hébreu. Ce passage, que Luc et Jean emploient aussi, était sans doute souvent cité pour légitimer l’œuvre du précurseur, avec une légère modification des derniers mots pour les appliquer à la personne du Messie. |
2 | Malachie 3.14 | Matthieu 11.10 | Marc 1.2 |
Marc omet à la fin le ἐμπροσθέν σου (devant toi) de Matthieu. On serait donc porté à envisager les deux citations comme indépendantes, si elles n’étaient liées par trois différences communes d’avec l’hébreu et les LXX : chez ceux-ci les mots πρὸ προσώπου μου σου, devant ma (ta) face, appartiennent à la dernière proposition, chez Matthieu et Marc à la première : l’hébreu préparera, rendu dans les LXX par ἐπιβλέψεται (surveillera), l’est chez les évang. par κατασκευάσει (disposera) ; enfin, dans hébr. et LXX, Jéhova parle à la 1re personne (devant ma face) ; les évang. mettent la 2e (devant ta face, devant toi). Ce dernier changement s’explique par le fait que ce passage était, comme le dit Weizsäcker, un de ceux dont on faisait habituellement usage dans la « démonstration messianique»; l’application du passage à Jésus rendait nécessaire le changement de personne : dans l’A.T. Jéhova parle en s’identifiant avec le Messie, dans le N.T. il parle au Messie. Comparez n° 1. Quant à la substitution de κατασκευάζειν au terme plus rare ἐπιβλέπεσθαι, elle se fit sans doute spontanément dans l’usage habituel de ce texte. En tout cas, si l’un des deux évangélistes dépend de l’autre, ce n’est pas Matthieu qui a inséré dans un discours de Jésus le passage cité par Marc, mais plutôt Marc qui a employé dans son préambule le passage cité dans Matthieu par Jésus lui-même. |
3 | Ésaïe 6.9-10 | Matthieu 13.14-15 | Marc 4.12 |
Très abrégé dans Marc, tout au long dans Matthieu. Différence plus importante : dans Marc, l’idée de but (ἵνα, afin que), dans Matthieu et dans Esaïe la forme négative μήποτε (de peur que). La citation est donc tirée par Matthieu d’Esaïe, non de Marc. |
4 | Exode 20.12, 5ème commandement | Matthieu 15.4 | Marc 7.10 |
Matthieu retranche le σου après πατέρα καὶ μητέρα (ton père et ta mère), que Marc lit avec hébr. et LXX. |
5 | Exode 21.17 | Matthieu 15.4 | Marc 7.10 |
Les deux évangiles substituent θανάτῳ τελευτάτω (qu’il meure de mort) à τελευτήσει (il mourra de mort) des LXX. Cet adage de droit était sans doute généralement cité sous la forme des évangélistes. |
6 | Ésaïe 29.13 | Matthieu 15.8-9 | Marc 7.6-7 |
Citation identique, sauf que Marc οὗτος ὁ λαός, Matthieu avec les LXX ὁ λαὸς οὗτος. Différence bien faible pour établir l’indépendance des deux auteurs, en face du fait que leur texte à tous deux fusionne les deux premières propositions d’Esaïe et diffère à quelques autres égards de celui du prophète. Il faut admettre ou que la forme des évangiles provient de Jésus lui-même ; et s’est traditionnellement transmise, ou que l’un des deux évangélistes dépend de l’autre. |
7 | Genèse 1.27 ; 2.24 | Matthieu 19.4-5 | Marc 10.6-8 |
Le texte de Matthieu est plus conforme à celui des LXX, sauf qu’il substitue ἕνεκα à ἕνεκεν et lit κολληθήσεται au lieu de προσκολληθήσεται πρὸς τήν. Marc conserve les deux αὐτοῦ (après πατέρα et μητέρα) que retranche Matthieu, mais d’ailleurs il abrège ; il supprime les mots : s’attachera à sa femme. Matthieu cite donc directement d’après LXX (comparez n° 3). |
8 | Deutéronome 24.1, lettre de divorce | Matthieu 19.7 | Marc 10.4 |
Matthieu substitue γράψαι (écrire) au δοῦναι (donner) de Marc et des LXX. |
9 | Exode 20.12-16 ; Deutéronome 5.16-20 ; Lévitique 19.18 (les commandements) | Matthieu 19.18-19 | Marc 10.19 |
Matthieu et Marc placent tous deux le 5e commandement après les autres. Marc substitue le conjonctif (μὴ φονεύσῃς, etc.) au futur (οὐ φονεύσεις, etc.) de Matthieu et des LXX ; il place, d’après la leçon la plus probable, l’adultère avant le meurtre, et ajoute après le faux témoignage un μἡ ἀποστερήσῄς (tu ne dépouilleras point) qui ne se trouve nulle part ailleurs ; enfin il omet la seconde partie du sommaire, qui se trouve dans Matthieu L’indépendance de la citation de Matthieu est incontestable. |
10 | Psaumes 118.25-26 | Matthieu 21.9 | Marc 11.9-10 |
Les deux évangiles ont hosanna d’après l’hébreu et y ajoutent la seconde fois : « dans les lieux très-hauts.» Tous deux donnent la phrase : Béni soit celui…, d’après les LXX. Mais Matthieu ajoute au premier hosanna : « au fils de David,» tandis que Marc ajoute au v. 10 : « Béni soit le règne… de David notre père.» Matthieu pourrait avoir abrégé le texte de Marc. |
11 | Ésaïe 56.7 ; Jérémie 7.11 | Matthieu 21.13 | Marc 11.17 |
La réunion de ces deux paroles doit remonter à Jésus lui-même. Différence notable : Matthieu retranche les mots πᾶσι τοῖς ἔθνεσι (pour toutes les nations) que Marc a conservés des LXX. Ce n’est assurément pas par antipathie pour les Gentils que l’auteur du Ier évangile les a omis. Voudrait-il être plus juif qu’Esaïe lui-même ? Comparez 21.43 ; 24.14 ; 28.19. La citation de Matthieu est donc indépendante de celle de Marc, ce que confirme la différence de temps (Matthieu : ποιεῖτε, Marc : πεποιήκατε). |
12 | Psaumes 118.22-23 | Matthieu 21.42 | Marc 12.10-11 |
Cité dans les deux évangiles conformément au texte des LXX. |
13 | Deutéronome 25.5-6, loi du lévirat | Matthieu 22.24 | Marc 12.19 |
Citée sous deux formes très différentes et qui s’éloignent aussi bien de l’hébreu que des LXX. Cependant Matthieu se rapproche davantage de l’hébreu, par l’emploi du terme technique ἐπιγαμβρεύειν qui sert à rendre jabbem dans Genèse 38.8. |
14 | Exode 3.6, le Dieu des vivants | Matthieu 22.32 | Marc 12.26 |
Marc omet le εἰμί que lisent Matthieu et LXX. La citation d’une parole si connue a sans doute été faite de mémoire. |
15 | Deutéronome 6.5 ; Lévitique 19.18 | Matthieu 22.37-39 | Marc 12.29-31 |
Les deux évangiles. substituent dans la 1re du sommaire καρδία au 1er terme des LXX, διάνοια, qui est le 3e chez Matthieu et Marc Mais Matthieu a ἐν (dans), qui répond mieux à l’hébreu, devant les termes cœur, âme, etc., Marc ἐξ, comme LXX. De plus, Marc ajoute un 4e terme, ἰσχύς (force), qui répond au 3e des LXX et de l’hébreu (δύναμις, meod), et il fait précéder le sommaire de ces mots : « Ecoute, Israël, le Seigneur notre Dieu est le seul Seigneur» (comme dans le Deutéronome). Indépendance manifeste des deux textes. Si l’un dépendait de l’autre, ce serait d’ailleurs Marc, qui aurait introduit d’après Matthieu un nouveau terme, manquant dans l’A.T., καρδία (voir Zahn, Einl., II, p. 318). |
16 | Psaumes 110.1 | Matthieu 22.44 | Marc 12.36 |
Matthieu substitue ὑποκάτω (sous) à ὑποπόδιον (marchepied) de Marc (leçon la mieux appuyée) et des LXX, ce qui semble indiquer deux rédactions indépendantes. |
17 | Daniel 9.26-27 ; 12.11 | Matthieu 24.15 | Marc 13.14 |
Les deux évangiles ont βδέλυγμα τῆς ἐρημώσεως ; d’après LXX ; mais Matthieu y ajoute ἐν τόπῳ ἁγίῳ (d’après ἅγιον des LXX), tandis que Marc a ὅπου οὐ δεῖ, qui s’écarte davantage de l’A.T. De plus, Matthieu renvoie expressément au prophète Daniel, mention qui manque dans Marc Il paraît donc évident que Matthieu ne tire pas sa citation de Marc, mais directement des LXX. |
18 | Zacharie 13.7 | Matthieu 26.31 | Marc 14.27 |
Citation pareille dans les deux évangiles sauf que Matthieu ajoutée à τὰ πρόβατα les mots τῆς ποίμνης (« les brebis du troupeau-») et met le tout après διασκορπισθήσονται. Le texte des évangiles diffère et de l’hébreu et des LXX. Au lieu de l’hébreu : « [Epée], frappe le berger,» et des LXX : « Frappez les bergers,» il met ces paroles dans la bouche de Dieu : « Je frapperai le berger.» C’est sans doute sous cette forme que Jésus les avait citées ; elle a pu lui être inspirée par le sentiment profond de la causalité divine à l’œuvre dans sa destinée. Si l’on n’admet pas cette explication, il sera difficile de ne pas reconnaître l’influence d’un des textes sur l’autre : reste à savoir lequel des deux est l’original. |
19 | Psaumes 22.1 | Matthieu 27.46 | Marc 15.34 |
Parole de Jésus crucifié, (Mon Dieu, mon Dieu.…). Marc reproduit la forme originale araméenne : Eloï, Eloï, et en donne la traduction au nominatif : ὁ θεός μου, ὁ θεός μου, tandis que Matthieu dit avec les LXX et l’hébreu : Eli, Eli, et traduit par le vocatif : θεέ μου, θεέ μου Matthieu lit λεμά, qu’il rend avec les LXX par ἱνατί (pourquoi), tandis que Marc lit probablement λαμά et traduit εἰς τί (en vue de quoi). L’une des deux formes ne peut être provenue de l’autre. |
De cette étude il résulte que, sur dix-neuf citations, douze (nos 3, 4, 7, 8, 9, 11, 13, 14, 15, 16, 17, 19), – dont sept (nos 3, 7, 9, 13,15, 17, 19) où le texte de Matthieu se rapproche davantage de celui de l’A.T. que le texte de Marc, – paraissent établir l’indépendance mutuelle des deux textes ; une (no 12) n’autorise aucune conclusion, parce que les deux textes, identiques entre eux, le sont en même temps avec les LXX ; cinq ou six enfin, au plus (nos 1, 2, 5, 6, 10, 18), semblent établir l’emploi par un des deux évangélistes du texte de l’autrea. Mais ce mode d’explication, s’il était fondé, devrait pouvoir s’appliquer à un beaucoup plus grand nombre de cas, ce que ne permettent pas les différences constatées dans la majorité d’entre eux.
a – Nous disons : « semblent établir, » et non « établissent, » parce qu’une autre explication du rapport des textes est possible et que plusieurs de ces cas (nos 2, 6, 18) présentent des différences malaisées à expliquer dans l’hypothèse de l’emploi d’un des évangiles par l’autre.
6. Quelques particularités. – Ritschl et Wendt ont essayé de prouver la dépendance de Matthieu à l’égard de Marc en montrant que le premier, quoique calqué sur le plan du second, renferme un certain nombre de traits secondaires incompatibles avec ce plan – provenant par conséquent d’une autre source – et prouvant que ce plan est emprunté par lui à Marc. Ainsi les passages où Jésus est proclamé par ceux qui l’entourent Fils de Dieu (14.33) ou Fils de David (9.27 ; 12.23 ; 15.22), c’est-à-dire Messie, à une époque où, d’après le plan général clairement exécuté par Marc, Jésus ne s’était pas encore déclaré tel. Jusqu’à la scène de Césarée de Philippe, il n’a cessé de voiler sa dignité messianique : Pierre la confesse à ce moment-là pour la première fois, ensuite d’une illumination divine dont Jésus le félicite (Matthieu 16.16,17). – Mais n’y a-t-il pas une grande différence entre la conviction calme, réfléchie, triomphante qu’exprime Pierre dans cette occasion solennelle, et l’exclamation arrachée par la surprise aux témoins de l’apaisement de la tempête (14.33) ou le titre de Fils de David dont se permettaient de saluer Jésus ceux qui désiraient obtenir de lui une grâce miraculeuse (9.27 ; 15.22) ? L’évangile de Jean (7.12,26,27,40-43 ; 10.24) montre combien l’opinion était partagée à son sujet, – les uns le tenant pour le Messie, d’autres pour un prophète, d’autres encore pour un imposteur, – Jésus lui-même se gardant de lâcher le grand mot, mais se rendant témoignage de telle sorte que ce mot se formât de lui-même dans le cœur des auditeurs croyants, dont plusieurs en effet ne se gênaient pas de l’articuler. Aurait-il dû non seulement se taire, comme il le fait, mais imposer silence, ainsi que le voudrait Wendt, à ces premières manifestations spontanées d’une foi naissante, laquelle, d’ailleurs, n’était point encore en état de se propager par le témoignage et avait besoin, comme la foi des apôtres (Jean 1.42-50), de mûrir au travers de l’épreuve, avant de pouvoir s’affirmer à l’instar de celle des disciples disant par la bouche de Pierre (dans l’entretien parallèle de la scène de Césarée de Philippe) : « Nous avons cru et nous avons connu ! » (Jean 6.69).
Ritschl et Wendt en appellent à l’interdiction intimée dans Marc aux démoniaques de proclamer la messianité de Jésus. Mais Jésus avait un motif spécial de repousser cet hommage impur, qui n’aurait pu que confirmer l’accusation lancée contre lui d’être le complice de Béelzébul. – Ils allèguent aussi la défense faite par lui aux malades de divulguer leur guérison, et observent que cette défense, qui a du sens chez Marc, où il s’agit de guérisons opérées dans un cercle intime (1.44 ; 5.43 ; 7.36 ; 8.26), n’en a plus chez Matthieu, où il s’agit de guérisons opérées en public : voir 8.4 (le lépreux guéri au milieu de la fouleb) ; 12.15-16 (nombreuses guérisons accomplies en présence de grandes multitudes). – Mais, d’abord, la défense en question n’a aucun rapport direct avec la messianité de Jésus : elle a pour but d’atténuer le bruit de ses miracles, dont l’effet était de grossir sans cesse les foules qui l’entouraient. C’est ce que Matthieu fait entendre, lorsqu’à l’occasion de la défense 12.15-16, il allègue la prophétie d’Ésaïe, décrivant l’activité humble et paisible du Messie. La défense répondait donc à son but, même quand il s’agissait de miracles faits en publicc. Rien ne prouve d’ailleurs, d’après le récit de Marc, que la guérison du lépreux ait eu lieu dans une maison ; on ne peut le conclure sûrement des termes ἐξέβαλεν et ἐξελθών (v. 43, 45).d Le texte dit simplement : « Un lépreux vint à lui. » La résurrection de la fille de Jaïrus, quoique opérée dans une chambre, n’en est pas moins publique, puisque la maison était pleine de monde quand Jésus y entra. Marc se serait donc contredit lui-même, s’il eût donné à cette défense la portée que lui attribuent ces savants.
b – Voir aussi Holtzmann, dans Hand-Comm., I, 1, 3e édit., p. 8-9.
c – Zahn (das Evang. des Matthæus ausgelegt, 1903, p. 332 et suiv.) montre fort bien que le but de Jésus n’a pu être de tenir ses miracles secrets ou d’empêcher les malades qu’il guérissait de raconter leur guérison à leurs proches. Son vrai but, qu’il atteignait même si, souvent, on lui désobéissait, ressort de Matthieu 12.17-21 : il voulait montrer son aversion pour toute, réclame tapageuse et combien il tenait peu à grossir le nombre de ceux qui ne venaient chercher auprès de lui que des secours matériels (Marc 1.45). – Selon Weiss (Markus u. Lukas. Meyer, 9e éd., 1901, p. 29), suivi par Bolliger (Markus, der Bearbeiter des Matthæus-Evang., p. 39), c’est Matthieu qui a conservé la teneur primitive du récit, bien loin de l’avoir altérée, comme le veulent les critiques ci-dessus ; chez lui (8.4), la défense signifie : « Garde-toi de te proclamer pur avant que ta guérison ait été légalement constatée, » et c’est Marc qui l’a transformée en l’interdiction de faire du bruit autour de ses miracles. – Comparez encore les judicieuses remarques de O. Holtzmann contre Wrede, qui fait état, en faveur de sa thèse, du secret dont Jésus semble d’après Marc vouloir entourer ses miracles. Ces défenses ont un tout autre but, dit Holtzmann, et même lorsqu’il s’agit de cas aussi éclatants que celui de la fille de Jaïrus, la différence est grande, selon que les assistants les publient à grand fracas ou non. « Si on ne peut pas cacher l’enfant, Jésus n’en désire pas moins que les circonstances spéciales du fait restent ignorées du public. » (Zeitschr. für neutest. Wissenschaft, 1001, p. 269.)
d – Zahn, ouvr. cité, p. 332. S’il s’agit d’un local fermé, ce sera d’ailleurs plutôt la synagogue (Weiss), c’est-à-dire un lieu public.
Reuss allègue dans le récit de Matthieu une autre contradiction qui s’explique par l’usage qu’il fait de Marc. Ce dernier note à plusieurs reprises l’incapacité intellectuelle et morale des disciples (4.13,40-41 ; 6.52 ; 7.18 ; 8.17-18 ; 9.6, etc.), tandis que Matthieu les appelle « le sel de la terre, la lumière du monde » (5.13-14) et reconnaît qu’ils ont déjà et sont aptes à recevoir davantage (13.11-12). Cependant Matthieu lui-même constate aussi leur faiblesse (15.16 ; 16.8-9) : c’est là chez lui une contradiction, qu’explique précisément l’influence du récit de Marc. – Au lieu de prêter à Matthieu une pareille inconséquence, n’est-il pas plus naturel de penser que si, par leur foi en Jésus, les disciples étaient déjà les porteurs du principe qui devait éclairer et purifier le monde, ils ne le possédaient encore que bien incomplètement et, par leur manque d’intelligence spirituelle, jetaient souvent Jésus dans l’étonnement ? Où est la contradiction ? Ce phénomène ne se reproduit-il pas tous les jours, même chez les croyants les plus avancés ? Au reste, Marc qualifie aussi les disciples comme ceux à qui il est donné de connaître les mystères du royaume, ceux qui ont et par conséquent recevront (4.11,24. 25). A supposer enfin que l’auteur de Matthieu ait réellement altéré l’histoire, fidèlement retracée par Marc, est-il plus vraisemblable qu’il l’ait fait ayant sous les yeux le texte de ce dernier, – qu’il reproduisait parfois si servilement, – ou qu’il l’ait fait inconsciemment et en l’absence de ce modèle ?
Un dernier fait, qu’allèguent presque tous les critiques actuels en faveur de l’emploi de Marc par Matthieu, ce sont les doublets que nous rencontrons dans ce dernier évangile. Des textes comme Matthieu 5.29 et suiv. ; 18.8 et suiv., proviennent évidemment de deux sources différentes. Si l’un est tiré des Logia, il faut assigner au second une autre source qui, selon la critique, ne peut être que Marc. – Ce fait ne prouve pas aussi péremptoirement qu’il le semble la dépendance de Matthieu par rapport à Marc. Mais nous réservons ce que nous avons à dire à cet égard pour le moment où nous devrons revenir sur la question générale des doublets dans Matthieu et Luc, à propos de l’hypothèse des deux sources.
Aucune des raisons alléguées en faveur de l’hypothèse de l’emploi de Marc par Matthieu ne nous a paru assez décisive pour contrebalancer les raisons en sens contraire : la différence du plan, les interversions dans la succession des morceaux et les différences dans le texte des récits et surtout des paroles de Jésus. Deux raisons encore nous paraissent militer décidément contre cette thèse :
1°) Les omissions de Matthieue. Je ne parle pas de cette foule de petits traits frappants, pleins de couleur locale, qui distinguent les récits de Marc et manquent dans ceux de Matthieu, – leur retranchement pourrait s’expliquer par la tournure d’esprit ou le goût littéraire de l’auteur, – ni même de l’absence de certains miracles, comme la guérison du possédé de Capernaüm (dont l’omission peut tenir à la marche très différente du récit des premiers temps du ministère de Jésus dans les deux évangiles)f, ou celles du sourd-muet et de l’aveugle de Bethsaïda, Marc 7.32-37 ; 8.22-26 (dont Reuss explique l’omission par l’usage que Jésus fait, d’après Marc, de moyens matériels qui répugnaient à Matthieu, et Wernle par le fait que Matthieu a déjà raconté, 9.27-34, deux miracles qui sont l’équivalent de ceux qu’il omet ici). Mais comment expliquer l’omission du récit de la pite de la veuve, placé chez Marc entre deux morceaux qui se suivent aussi dans Matthieu ? Le prolongement, chez ce dernier, du discours contre les scribes, dont Marc n’a que le commencement, lui a fait perdre de vue, dira-t-on, le petit récit de la veuve qui suit immédiatementg. Mais alors quel degré d’étourderie ne prête-t-on pas à l’évangéliste ! – Une autre omission très instructive est celle de la parole Marc 2.27 : « Le sabbat a été fait pour l’homme, et non l’homme pour le sabbat, » dans la scène correspondante de Matthieu (12.1-8). Matthieu serait-il en cela guidé par un préjugé légal ? Mais il aurait dû retrancher aussi les mots suivants : « Le Fils de l’homme est maître même du sabbath. » Et élèvera-t-on le même soupçon contre Luc, qui fait le même retranchement ? Le ch. 15 de Matthieu ne sape pas moins que Marc (ch. 7) tout le lévitisme par la base. Évidemment donc le récit de Matthieu ch. 12 est puisé à une autre source que le IIe évangile ; ce qui n’empêche pas que l’on n’y trouve aussi de ces ressemblances littérales qui sont aux yeux de la critique la preuve irréfutable d’une dépendance littéraire.
e – Wernle en compte huit, dont il donne la liste, avec les raisons, la plupart très peu satisfaisantes, qui selon lui les expliquent Synopt. Frage, p. 125 et 126).
f – Wernle explique cette omission par une fort mauvaise raison : l’insertion par Matthieu, en cet endroit, du discours de la montagne ; le miracle ne convenait plus, dans la situation nouvelle ainsi créée. Mais cette insertion ne lui a pas fait négliger la guérison du lépreux, qui a lieu pendant le retour à Capernaüm (Marc 1.40 ; 2.1), ni celle de la belle-mère de Pierre, qui dans Marc se rattache étroitement à la visite à la synagogue.
g – Cela revient à peu près à ce que dit Wernle (p. 126) ; que dans Marc ce récit se rattache à la parole contre les scribes, qui « dévorent les maisons des veuves ; » dans Matthieu, après le long discours et la terrible prophétie qui le termine (ch. 23, fin), l’occasion de cette petite anecdote est perdue.
h – A entendre O. Holtzmann (Leben Jesu, p. 19), Matthieu aurait retranché la première de ces deux paroles parce qu’elle contredisait la Genèse, qui dit (2.2-3) que Dieu a institué le sabbat pour lui-même (et non pour l’homme). Comme si l’A.T. ne relevait pas déjà le but philanthropique du sabbat (Deutéronome 5.13) !
2°) La différence étonnante de style qui distingue les deux écrits. Marc est naïf jusqu’à la gaucherie, lourd, prolixe, souvent hébraïsant ; Matthieu a une langue ferme, concise, d’une vigueur lapidaire, et purement grecque. Ces caractères se maintiennent d’un bout à l’autre des deux écrits. Si le second a été calqué sur le premier, il faudrait que son auteur se fût proposé expressément de recouvrir d’un meilleur vêtement l’histoire maladroitement habillée par Marc. Mais le maladroit, ce serait lui-même, qui aurait gâté son modèle en en faisant disparaître les meilleures beautés. Que l’on compare dans les deux évangiles des récits comme ceux du paralytique de Capernaüm, du démoniaque de Gadara, de l’enfant lunatique ou du jeune homme riche, et que l’on dise si un homme doué de quelque tact aurait pu enlever ainsi sciemment tout le lustre des récits de Marc, pour les présenter sous la forme d’un extrait dépourvu de vie et de couleur locale, tel que nous le trouvons chez Matthieu !
Cette opinion compte peu d’adhérents (Büsching, Vogel, Wilke, Sckneckenburger, Volkmar et quelques autres). Rien là d’étonnant. Quand on examine les raisons alléguées, par exemple, par Schneckenburgeri, on voit sur quelle faible base elle repose. Matthieu doit avoir utilisé Luc ; maintes fois, en effet, il cherche à le corriger : il transforme (12.9) en liaison chronologique la liaison purement logique établie par Luc (6.6) entre deux scènes sabbatiques ; il place (22.23), par pure conjecture, au même jour deux faits que Luc (20.27) place simplement la suite l’un de l’autre ; il motive (14.13) la retraite de Jésus au désert avec les disciples par la nouvelle de la mort du précurseur, tandis que cette retraite se rattache chez Luc (9.10) au retour des disciples, etc. – Mais rien ne prouve sérieusement que ce soit le récit de Luc qui ait occasionné ces particularités de celui de Matthieu.
i – Beiträge zur Einl. ins N.T., 1832, p. 16 et suiv.
Volkmar fonde son système de la succession des évangiles sur l’idée qu’il se fait des phases théologiques de littérature synoptique. Mais comme cette hypothèsej est restée la propriété de son auteur, nous n’avons pas à nous occuper des conséquences qu’il en tire.
j – Voir 2. Histoire de la discussion (C. La seconde moitié du XIXe siècle).
L’indépendance de Matthieu par rapport à Luck ressort déjà avec évidence de ses récits de l’enfance, dont il ne [prend pas la moindre peine pour établir l’accord avec ceux du IIIe évangilel. Les deux généalogies ne concordent, à partir de David, que dans deux noms. L’écrivain qui raconte dans Matthieu (8.5 et suiv.) la guérison du serviteur du centenier, ne peut avoir eu sous les yeux le récit de Luc (7.2 et suiv.), à moins qu’il n’ait envisagé ce dernier comme un tableau de fantaisie. Il en est de même des récits du paralytique de Capernaüm et du démoniaque de Gadara. Matthieu pourrait-il parler comme il le fait de l’impénitence des deux malfaiteurs crucifiés avec Jésus (27.44), s’il connaissait le récit de la conversion de l’un d’eux (Luc 23.39 et suiv.) ? Comprendrait-on de sa part l’omission de l’histoire de Zachée (un péager comme lui) et celle d’un si grand nombre d’enseignements (paraboles du mauvais riche, de l’enfant prodigue, du bon Samaritain, du péager et du pharisien surtout) ? – la transposition de tant de paroles : l’oraison dominicale, dont l’occasion est si nettement indiquée par Luc (11.1), placée dans le sermon sur la montagne ; l’enseignement sur la Providence, provoqué, d’après Luc, par un incident caractéristique (12.13), joint par lui à ce même discours (6.25) ; le discours sur les pharisiens, que Luc rattache à un repas en Galilée (11.37), transporté à Jérusalem dans le parvis du temple (23.1-36), etc. ?m – la transformation de textes comme ceux de l’oraison dominicale, de l’institution de la Cène, des imprécations de Pierre lors de son reniement, et de tant de paroles de Jésus (par exemple paraboles des vignerons, des talents, du grand souper)n. C’est le cas d’appliquer les paroles de Beyschlag : « J’avoue que ni pour la parabole du festin (Matthieu 22.1-14 ; Luc 14.15-24), ni pour celle des talents (Matthieu 25.14-30 ; Luc 19.12-27), dont Weiss rapporte les deux récensions à une forme fondamentale unique, je ne puis me faire une idée d’un pareil mode de rédaction évangélique. Je ne puis croire que des chrétiens simples et fidèles, comme les évangélistes, aient fait subir aux paroles du Sauveur, qu’ils avaient sous les yeux [selon Beyschlag, dans la source apostolique des Logia], de pareilles transformationso ». Ce jugement s’applique à plus forte raison au cas de Matthieu modifiant si complètement le texte de Luc qui lui servirait de basep.
k – En voir la démonstration concluante chez Wernle, Synopt. Frage, p. 40 et suiv.
l – Wernle, p. 43 : « Dans les récits de l’enfance, Luc et Matthieu divergent tellement que l’arbitraire seul peut admettre qu’ils se soient employés mutuellement. »
m – « Matthieu, dit très bien O. Holtzmann (Leben Jesu, p. 21), ne peut avoir tiré de Luc les discours, qu’il a en commun avec lui ; il n’eût pas, en ce cas, conservé une seulement des trois paraboles qu’il trouvait réunies Luc ch. 15. » « S’il est inconcevable, dit-il encore, que Luc ait disloqué les discours de Matthieu de la façon dont nous les trouvons chez lui, il est tout aussi improbable que Matthieu ait formé lui-même ces discours, s’il avait sous les yeux le texte de ces paroles sous la forme de Luc. » – Wernle dit également : « Les différences dans l’arrangement des discours chez Matthieu et Luc dépassent les ressemblances. Le début (sermon sur la montagne) et la fin (discours sur la Parousie), de même les deux discours (Béelzébul, demande d’un signe) réunis en un seul morceau (Matthieu ch. 12 ; Luc ch. 11), leur sont communs ; mais tout le reste diffère… Chacun des deux suit un principe déterminé pour le placement des discours dans la narration, et ces principes sont tout différents. » (Synopt. Frage, p. 44)
n – Wernle montre fort bien l’indépendance réciproque des deux évangélistes. Dans les détails du texte, « Matthieu, dit-il (p. 51-52), ne suit Luc dans aucune des corrections qu’il apporte au texte de Marc. L’indépendance des deux textes est confirmée par la comparaison de la langue. »
o – Studien und Kritiken, 1881, p. 580. Beyschlag dit encore non moins sensément (p. 582) : « D’après ce procédé critique, deux versions d’une parole de Jésus, pour ne pas être accusées de dépendre l’une de l’autre, devraient n’avoir rien de commun. Mais seraient-elles encore, en ce cas, les versions d’une même parole ? »
p – C’est avec toute raison que Beyschlag a pu dire que « l’un des résultats les plus certains de la critique, c’est que Matthieu et Luc ne se sont pas connus l’un l’autre. » (Studien und Kritiken, 1898, p. 83.)
Matthieu serait-il autorisé à ces changements par une autre source qu’il avait aussi sous les yeux ? Mais le même-phénomène se reproduit d’un bout à l’autre de son écrit, et c’est le compliquer inutilement que d’admettre qu’à côté de cette « autre source, » il se soit servi aussi de notre Luc, auquel il serait si constamment infidèle. Reste la question du sermon sur la montagne. Personne ne prétendra que la forme de Matthieu ait été empruntée à celle de Luc. On la fera donc dériver encore de « l’autre source. » N’est-il pas plus simple de reconnaître l’indépendance complète de Matthieu par rapporta Luc ?
Ce résultat est confirmé par le style de chacun des deux écrits, qui a un caractère d’originalité bien marqué, diffère de celui de l’autre par des termes de prédilection qui lui sont propres et ne saurait être en aucune partie un style d’emprunt.
C’est l’opinion de plusieurs de ceux qui le font dépendre de Marc et de presque tous ceux qui le font dépendre de Luc.
Si ce qui précède est fondé, la question posée maintenant doit être a fortiori tranchée négativement. Il ne nous paraît donc pas nécessaire de réfuter en détail cette hypothèse, d’après laquelle on soutiendrait sans doute que, là où Matthieu s’écarte du texte de l’un des deux évangélistes qui lui servent de source, c’est en s’appuyant sur celui de l’autre. Cette solution se montrerait, croyons-nous, à l’examen, inapplicable dans le plus grand nombre des cas.
C’est l’opinion d’Augustin, des principaux commentateurs catholiques (Hug, Schanz, Bisping, etc.) et des protestants Grotius, MM, Bengel, Hengstenberg, Keil, Klostermann, Lutteroth, Hilgenfeld, Holsten, Haussleiter, Badorn, Bolliger, auxquels il faut joindre tous ceux qui ajoutent Luc à Matthieu comme seconde source de Marc ou qui l’interposent entre Matthieu et Marc (Griesbach, Strauss, Baur, Anger, de Wette, Bleek, Delitzsch, Hofmann, Grau, Nösgen, Salmon, etc.).
La raison principale alléguée en faveur de cette opinion est le très petit nombre de récits que Marc a en propre ; on en conclut qu’il n’est qu’un extrait des deux autres, dans le récit desquels il a choisi ce qu’il a estimé le plus intéressant pour ses lecteurs. Il suit Matthieu jusqu’au sermon sur la montagne, qu’il ne juge pas devoir les intéresserq ; à partir de ce moment, il suit Luc, jusqu’à ce ’ qu’il rencontre le même obstacle, pour revenir ensuite à Matthieu.
q – Pourquoi pas, aussi bien que les lecteurs de Luc ? Selon Bolliger, qui s’efforce de prouver que le rédacteur de Marc 3.13 et suiv. avait Matthieu ch. 5 à 7 sous les yeux, c’est le point de vue paulinien et antilégal de Marc qui lui a fait éliminer ce discours. Selon d’autres (ainsi Wittichen, dans les Jahrb. für protest. Theol., 1879,1), Marc contenait primitivement un sermon sur la montagne, assez semblable à la seconde moitié de Matthieu ch. 5, qui a disparu par le fait que le texte de Marc a été l’objet de moins de soins que celui de Matthieu et de Luc (!).
On allègue aussi certains passages où la phrase de Marc semble être une combinaison des deux autres textes. Ainsi quand il dit 1.32 : « Le soir étant venu, lorsque le soleil fut couché, » ou 1.42 : « Aussitôt la lèpre se retira de lui, et il fut purifié, » ou encore 14.12 : « Le premier jour des pains sans levain, où l’on immolait la Pâque, » tandis qu’on lit dans
Matthieu 8.16 : « Le soir étant venu. »
Luc 4.40 « Comme le soleil se couchait. »
Matthieu 8.3 « Aussitôt sa lèpre fut purifiée. »
Luc 5.13 « Aussitôt la lèpre se retira de lui. »
Matthieu 26.17 « Le premier jour des pains sans levain. »
Luc 22.7 « Le jour des pains sans levain, dans lequel il fallait immoler la Pâque. »
Ces raisons sont peu solides. On ne saurait comprendre ce qui aurait engagé Marc à retrancher une foule de récits ou de discours importants que lui présentait Matthieu. Ainsi entr’autres l’histoire du centenier de Capernaüm (Matthieu 8.5 et suiv.), dont l’omission serait d’autant plus étonnante chez Marc qu’il écrivait pour les chrétiens de Rome, que devaient particulièrement intéresser la foi d’un centurion païen et la parole de Jésus à cette occasionr. Le sermon sur la montagne pouvait, s’il était trop long pour les lecteurs païens, être abrégé par le retranchement de la partie anti-pharisaïque, comme chez Luc. Pourquoi encore omettre totalement les récits de l’enfance ? Si Marc visait à la brièveté, comment se fait-il que, dans une foule de cas, il est plus long que les deux autress ? Il en est précisément ainsi dans les exemples qui viennent d’être cités et où il semble combiner les textes de ses deux collègues, sans autre but apparent que de ne rien perdre. Et lui-même ferait fi de toute une masse de matériaux importants qu’ils renferment ! Mais il n’en est point réellement ainsi : il faut simplement reconnaître que la manière de Marc est volontiers un peu prolixet. Quant aux passages cités, 14.12 ne prouve évidemment rien, puisque la même forme développée se retrouve aussi dans Luc : elle a pour but d’indiquer aux lecteurs païens les deux faits qui signalaient le jour indiqué (pains sans levain, agneau immolé). 1.42 s’explique aussi fort naturellement : la lèpre était un mal à la fois physique et légal ; Marc note les deux aspects de la guérison : avec Luc, l’enlèvement du mal physique ; avec Matthieu, celui de l’impureté rituelle. De même, 1.32, la combinaison des deux termes, indiquant la fin du sabbat, prouve si peu l’emploi des deux autres par Marc, que l’on retrouve (comme le remarque Holtzmann) chez Luc aussi des combinaisons semblables de deux termes en apparence synonymes ; ainsi 8.25 : « Effrayés, ils s’étonnèrent. » Comparez. les parallèles : « Ils s’étonnèrent » (Matthieu 8.27) ; « ils furent très effrayés » (Marc 4.41).
r – Selon Bolliger (p. 43, 82), le paulinien Marc ne pouvait admettre ce récit, qui glorifie la foi d’un païen, dans la première partie de son évangile (d’après la règle posée Romains 1.16: « Le salut au Juif premièrement »), ni même plus tard, puisque « la foi vient de ce qu’on entend, c’est-à-dire de la Parole de Dieu » (Romains 10.17), que le centenier n’avait pas encore entendue. Cela ne soutient pas l’examen. L’histoire de la Cananéenne, dont celle du centenier est selon Bolliger une imitation (p. 16-17), suffit, quoi qu’il en dise, à réfuter cette explication.
s – L’auteur qui écrit comme le fait Marc 4.30, par exemple, n’est pas un homme pressé ou avare de son papier. Si l’on veut savoir qui, de Marc ou de Matthieu, ménage le temps et la place, on n’a qu’à comparer leurs récits de la mort de Jean-Baptiste (Marc 6.17-29 ; Matthieu 14.3-4.2).
t – Dans un petit nombre de cas, il est vrai, Marc est plus bref que Matthieu, ainsi dans l’histoire de la Cananéenne. Bolliger (p. 81-82) explique à tort par une intention dogmatique (voir ci-dessus, note) le retranchement des mots : « O femme, ta foi est grande » (Matthieu) ; les mots : « A cause de cette parole, » de Marc, en sont en effet l’exact équivalent.
Le procédé que l’on prête à Marc, passant, sous l’empire d’une sorte de logophobie, de Matthieu à Luc, puis de Luc à Matthieu, etc., est simplement ridicule. Personne ne soutiendra plus ce mode de composition, depuis que Holtzmann en a fait justice et a montré qu’il est en désaccord complet avec les faitsu. Marc redoute si peu les discours, que l’on en compte jusqu’à huit plus ou moins étendus dans son court écrit (3.23-30 ; 4.4-32 ; 7.1-23 ; 8.34-9.1 ; 9.33-50 ; 10.24-31 ; 12.1-12 ; ch. 13).
u – Synopt. Evangelien, p. 117-120.
L’indépendance et l’originalité de Marc par rapport à notre Matthieu canonique sont aujourd’hui généralement reconnues. Il suffit de lire dans les deux évangiles le récit des débuts du ministère de Jésus en Galilée (Marc 1.21-39 ; Matthieu 4.12-25) pour se convaincre du caractère absolument personnel et vivant du tableau de Marcv. Ce caractère se retrouve d’ailleurs, nous l’avons fait voirw, dans tout son écrit. Les traits particuliers où se révèle son originalité sont sans nombre, et il est superflu de les rappeler ici. Bleek et de Wette envisagent tous ces traits comme des enjolivements dûs à l’imagination de Marc. Il n’y a pas d’autre explication, du moment que l’on considère avec eux Marc comme composé uniquement au moyen de Matthieu et de Luc. « Cette conséquence suffirait, comme le dit Reuss, à réfuter leur hypothèse ; il faut dans ce cas avouer tout simplement que Marc a brodé et amplifié, » ce que Reuss ne juge pas digne de réfutation. Klostermann échappe à cette conséquence en admettant que Marc, travaillant sur le fond fourni par Matthieu, a inséré dans le récit de ce dernier une foule de petits traits qu’il puisait dans les récits, de Pierre. Mais si Marc employait Matthieu ; le style de celui-ci aurait dû déteindre sur le sien ; or, on ne retrouve pas chez lui les expressions favorites de Matthieu. Comment d’ailleurs expliquer à ce point de vue la suite si naturelle et simplement progressive des excursions de Jésus dans le tableau du ministère galiléen tracé par Marc ? Jamais il n’eût pu la dégager du double groupement systématique des miracles et des discours qui constitue chez Matthieu l’arrangement de cette partie. Enfin, que faire des nombreuses différences qui distinguent le récit de Marc de celui de Matthieu : le nom de Lévi donné à l’apôtre, sans que Marc fasse remarquer qu’il s’applique au Matthieu mentionné dans sa sourcex ; la demande des fils de Zébédée, sans mention de leur mère, expressément désignée dans Matthieu ; l’unique démoniaque de Gadara, l’unique aveugle de Jéricho, là où le modèle parlait de deux ; l’expulsion des vendeurs placée au lendemain de l’entrée à Jérusalem ? Le ton de Marc est si naïf et si détendu que l’on ne saurait lui supposer l’intention de rectifier ou de combattre un autre récit. Marc paraît aussi indépendant de Matthieu que Matthieu de Marc.
v – Voir là-dessus une belle page de Wernle (p. 204). « Toute comparaison avec les parallèles, dit-il, fera toujours de nouveau ressortir la fraîcheur et le caractère concret du récit de Marc. Un témoin n’aurait pu raconter autrement. Combien pauvres et informes apparaissent en regard les récits parallèles de Matthieu et de Luc ! » Weiss porte un jugement analogue sur ces premiers récits de Marc Das älteste Evangelium, p. 121, 141 et suiv., 149).
w – Voir 3. Traits caractéristiques de la narration et suiv.
x – Bolliger ressuscite à ce propos la critique de tendance sous sa plus détestable forme. Il vaut la peine de résumer son développement (p. 41-45) vraiment typique. Marc substitue 2.14 le nom de Lévi à celui de Matthieu, parce que, voulant écarter l’évangile de Matthieu pour mettre le sien à la place dans les églises du monde païen, il lui importe de refuser à cet apôtre le privilège et l’autorité d’un disciple appelé (comme les trois apôtres principaux) directement par le Seigneur. Celui-ci s’appellera donc Lévi (les péagers se recrutant volontiers parmi les Lévites, privés de territoire), et son père Alphée, indication par laquelle Marc se fait valoir comme bien informé, ainsi qu’il le fait aussi en citant les noms de Jaïrus, de Bartimée, dont l’origine est d’ailleurs transparente – ou devrait l’être – pour qui sait l’araméen (Jaïrus = « Jéhova réveille ; » Bartimée = « fils de l’aveugle, » aveugle). – Mais ce « service amical » que Marc rend à Matthieu, Luc le rend à son tour à Marc, dans le but de frayer la voie à son propre évangile : il le nomme dans les Actes, mais pour le rabaisser au rang d’un simple « domestique » de Paul et de Barnabas et en faire même un « apostat » au sujet duquel les deux missionnaires ont une dispute sur laquelle il s’étend avec complaisance (13.5 ; 15.36-39) ! – Peut-on concevoir quelque chose de plus pitoyable que cette façon d’expliquer les différences entre nos évangiles par de mesquins intérêts personnels ! Voir la vérité sur les deux noms de Lévi et de Matthieu dans Zahn, Einl., II, p. 263 et suiv.
C’est l’opinion de de Wette, Bleek, Hilgenfeld, Köstlin, Keim, Nösgen, Salmon.
Il y a, en effet, un rapport frappant entre les récits des débuts du ministère de Jésus à Capernaüm chez Marc (1.21-45) et chez Luc (4.31-44) ; de même entre les deux récits de la fin du ministère galiléen (Marc 9.33-40 ; Luc 9.46-50). Entre ces deux points extrêmes, l’arrangement des faits est le même, à peu d’exceptions près : l’une, concernant la vocation des premiers apôtres, que Marc place avant l’arrivée de Jésus à Capernaüm (1.16 et suiv.), Luc après son premier séjour dans cette ville et sa première excursion dans le voisinage (5.1 et suiv.) ; l’autre, relative à la visite des parents de Jésus, que Marc place après le discours apologétique et avant le discours en paraboles (3.31 et suiv.), Luc après ce dernier et avant l’excursion à Gadara (8.19 et suiv.). Il y a encore le passage à Nazareth (4.13), placée par Luc tout au commencement (4.16 et suiv.), par Marc beaucoup plus tard (6.1-6). Mais il est possible qu’il ne s’agisse pas du même fait. En tous cas, le plan du tableau du ministère galiléen chez Luc et chez Marc est tout différent : chez Marc, une série d’excursions toujours plus lointaines, ayant Capernaüm pour centrey ; chez Luc, l’accroissement de l’œuvre de Jésus en elle-même, jalonné par le développement graduel de ses collaborateurs, que de croyants il fait disciples, de disciples apôtres, d’apôtres missionnaires effectifs ; il leur adjoint ensuite soixante-dix évangélistes, pour finir par les envoyer dans le monde entierz. Ce type de développement appartient à un tout autre domaine que celui de Marc ; les deux évangélistes sont indépendants l’un de l’autre quant à leur plan général. Quant à l’arrangement semblable des récits, les déplacements, si peu nombreux qu’ils soient, permettent difficilement de penser à une dépendance immédiate ; cette conformité doit donc être expliquée par une autre cause.
y – Voir 2. Contenu et plan du deuxième évangile (§ 7. Le plan) et voir 3. Le système de la dépendance mutuelle.
z – Voir 5.1-11 ; 6.12-16 ; 9.1-6 ; 10.1-20 ; 24.46-49 (Actes 1.8).
Si Marc dépendait de Luc, il n’eût sans doute pas passé entièrement sous silence les récits de la naissance et de l’enfance. Ici, dit Reuss, l’omission faite de propos délibéré équivaudrait presque à un rejet. On peut dire la même chose de l’omission du récit du centenier de Capernaüm (Luc 7.2 et suiv.)a.
Nous avons déjà relevé, dans le récit de la première scène sabbatique (6.1 et suiv.), l’omission chez Luc comme chez Matthieu de la parole : « Le sabbat a été fait pour l’homme, etc. » (Marc 2.27). Si Luc était la source de Marc, il faudrait admettre ou que celui-ci l’a inventée lui-même, ou qu’il l’a empruntée à une autre source, dans laquelle évidemment cette parole ne se trouvait pas seule ; et dans ce cas, le récit tout entier provient de la source, et non de Luc. Et pourtant la ressemblance des textes est la même dans ce récit que dans tous les autres où l’on conclut à une dépendance littéraire.
Après avoir rapporté la parabole du grain de sénevé (4.30-32), Marc ne mentionne point celle du levain, qui dans Matthieu (13.33) et Luc (13.20-21) forme une paire indissoluble avec l’autre. S’il eût tiré la première de Luc, eût-il oublié la seconde ? Il place celle du grain de sénevé dans la première journée de l’enseignement en paraboles, tandis que Luc lui assigne, ainsi qu’à celle du levain, une tout autre situation (13.18 et suiv.). En pourrait-il être ainsi, si Marc puisait dans Luc ?
Marc omet, comme Matthieu, le récit de voyage qui remplit toute une partie de Luc (9.51-18.14). Non seulement ce trait important disparaît de son cadre, mais les nombreux et importants enseignements que renferment ces chapitres de Luc manquent tout à fait chez lui, tandis que Matthieu en a réuni la plus grande partie dans les grands discours que l’on connaît. Cela pourrait s’expliquer, s’il ne s’agissait que d’enseignements relatifs au pharisaïsme et à la loi, comme Matthieu ch. 5. Mais pourquoi retrancher des discours d’une portée humaine et universelle, comme ceux sur la Providence (Luc 12.22-31), sur la prière (11.1-13), – y compris l’oraison dominicale, – sur le détachement des richesses (12.33-40), ou les trois paraboles de la grâce (ch. 15) et celle du grand souper (14.15-24) ? Dire que Marc recherche la brièveté, ce n’est pas répondre sérieusementb.
b – Voir p. 750.
Remarquons enfin que Luc omet complètement le récit de la grande séance du sanhédrin chez Caïphe, dans laquelle a été prononcée la condamnation capitale de Jésus ; ce n’est donc pas à lui que Marc peut avoir emprunté ce récit si important, qui concorde avec celui de Matthieu. Reuss constate que, dans l’histoire de la Passion, il y a au plus quatre versets parallèles entre Luc et Marc, et il fait observer une série de différences entre les deux récits, qui, selon lui, ne permettent pas de penser que l’un ait utilisé l’autre.
De tout cela nous concluons que Marc n’a pas plus écrit dans la dépendance de Luc que dans celle de Matthieu. Son style, d’ailleurs, plein de fraîcheur et de naïve originalité, malgré sa prolixité, est bien à lui, à lui seul, et cela uniformément d’un bout à l’autre de son écrit ; ce trait ne permet pas plus de le faire dépendre de Luc que de Matthieu.
C’est proprement ici que se placerait l’examen de l’hypothèse de Griesbach, dont nous avons déjà dû parler plus haut, en réfutant l’un des arguments par lesquels on a voulu démontrer la dépendance de Marc par rapport à Matthieu.
Quant à la construction de Baur, qui faisait de Marc le pacificateur du conflit religieux entre Luc et Matthieu ; elle est tombée avec tout son système sur les synoptiques.
C’est l’opinion de plusieurs, qui placent Matthieu en tête des trois en le faisant suivre de Luc, tandis que d’autres interposent Marc entre les deux et que d’autres enfin placent Marc en tête et Matthieu entre les deux autres (Grotius, Bengel, Hug, Bisping, Hilgenfeld, Klostermann, Ritschl, Wendt, Simons, Holtzmann actuellement).
Aux raisons ordinaires, les ressemblances littérales, un choix semblable de récits, avec séries identiques, s’ajoutent ici, selon Köstlin et Simons, d’abord plusieurs allusions positives à Matthieu dans le prologue de Luc. Selon eux, en effet, en disant « qu’il s’est informé de toutes choses, depuis le commencement, avec exactitude » (ἄνωθεν πᾶσιν ἀκριβῶς), et qu’il se propose de raconter par ordre (καθεξῆς), afin que Théophile connaisse la vérité réelle de cette histoire, Luc fait allusion par chacun de ces termes aux lacunes de ceux qui l’ont devancé, spécialement de Matthieu. « Depuis le commencement » : Matthieu ne remonte pas jusqu’à la naissance de Jean-Baptiste ; « avec exactitude » : Matthieu raconte en formant des groupes selon les matières ; il n’indique pas exactement les situations ; « par ordre » : Matthieu ne donne pas avec soin les indications chronologiques et géographiques et n’observe pas la continuité de l’histoire ; « la vérité, » le sens réel des faits : Matthieu, à bien des égards, est encore le représentant de la conscience judéo-chrétienne ; il fait de l’Evangile la loi nouvelle. Sous tous ces rapports, Luc, selon ces critiques, prétend le corriger. Notre Matthieu se trouvait donc parmi ces écrits nombreux qu’il mentionne. – Mais ces allusions à Matthieu sont-elles réelles ? Luc distingue (v. 1 et 2) entre les auteurs des narrations dont il parle et les témoins apostoliques qui leur ont transmis les faits et les ont, les premiers, racontés dans les églises. Si donc à ses yeux l’auteur de Matthieu était du nombre des premiers, il n’était pas parmi les seconds, c’est-à-dire qu’aux yeux de Luc, cet écrit n’était point de l’apôtre. Or, en cela, Luc serait en désaccord avec toute l’Eglise primitive. Il est vrai que, d’après celle-ci (Papias entr’autres), c’est un écrit hébreu, les Logia, et non notre Matthieu grec, qui est apostolique. Or, c’est de l’évangile grec que parle Luc. Mais celui-ci, reposant sur l’original hébreu, est couvert par son autorité apostolique et ne peut en être distingué sous ce point de vue ; il ne devait donc pas être au nombre des écrits des πολλοί dont parle Luc. La justesse des applications que l’on fait à Matthieu des expressions de Luc, est d’ailleurs fort discutable ; rien ne force à y voir des allusions à Matthieu plutôt qu’à tout autre écrit, et à nos yeux, tout ingénieuses qu’elles soient, elles sont imaginaires. La question de savoir si l’écrit de Luc repose sur celui de Matthieu doit se résoudre par des raisons plus solides, par des faits positifs.
Les ressemblances littérales que l’on allègue existent sans aucun doute. Comparez, par exemple :
Mais en même temps quelles différences dans ces morceaux ! Dans Luc ch. 3 le discours de Jean s’adresse aux foules, dans Matthieu ch. 3 aux pharisiens et aux sadducéens ; il renferme chez Luc (v. 10-14) toute une partie étrangère à Matthieu (conseils à diverses classes d’auditeurs) : Luc a-t-il inventé cette partie, ou l’a-t-il trouvée dans sa source ? En ce cas celle-ci ne saurait être Matthieu, et comme elle ne pouvait contenir seulement les éléments du discours propre à Luc, mais devait évidemment le rapporter en entier, c’est d’elle, et non de Matthieu, que Luc doit en avoir tiré aussi la première partie, en dépit de la ressemblance littérale qu’elle présente avec le texte du Ier évangile. – Dans le discours sur Jean-Baptiste (Luc ch. 7 ; Matthieu ch. 11), à côté de termes identiques, on rencontre tout à coup des changements d’expression dont on ne peut se rendre compte : ainsi, au lieu de « ceux qui portent des habits luxueux » (οἱ τὰ μαλακὰ φοροῦντες), Luc écrit : « ceux qui se vêtent magnifiquement et qui vivent dans les délices » (οἱ ἐν ἱματισμῷ ἐνδόξῳ καὶ τρυφῇ ὑπάρχοντες). Plus loin, nous rencontrons deux versets (29-30) dont il n’y a pas trace chez Matthieu et qui, à moins d’être de l’invention de Luc, doivent avoir été puisés à une source toute différente, où ils ne pouvaient se trouver isolés du contexte qu’il reproduit. – L’exhortation au renoncement (Luc ch. 9 ; Matthieu ch. 16) est adressée chez Luc à tous (πρὸς πάντας), chez Matthieu aux disciples (τοῖς μαθηταῖς αὐτοῦ). Matthieu dit : « … s’il perd son âme, ou que donnera l’homme en échange (ἀντάλλαγμα) de son âme ? » Luc dit ; « … s’il se détruit ou se perd lui-même ? » Quel arbitraire, si cette forme si différente n’est pas tirée d’une autre récension !
Certaines séries de récits se retrouvent les mêmes dans les deux narrations. Mais les déplacements de faits et de paroles sont plus considérables encore et permettent difficilement d’admettre une dépendance directe. La guérison du lépreux, placée par Matthieu après le sermon sur la montagne (8.1-4), l’est chez Luc beaucoup plus tôt (5.12-14), au cours de l’excursion qui suivit le premier sabbat à Capernaüm. La vocation des premiers disciples est placée chez Matthieu (4.18-22) avant l’arrivée à Capernaüm, chez Luc (5.1 et suiv.) à la suite du premier séjour dans cette ville. La guérison du paralytique suit chez Matthieu le retour de Gadara (9.1 et suiv.), tandis qu’elle se trouve chez Luc trois chapitres avant ce retour (5.17 et suiv. ; 8.40). La vocation du péager Matthieu (ou Lévi) suit immédiatement chez Luc le premier retour à Capernaüm (5.27) ; chez Matthieu, elle est placée beaucoup plus tardivement, après le retour de Gadara (IX, 9).
Le choix des faits est le même, pour un grand nombre d’entre eux, sans doute ; mais que de faits rapportés par Luc, qui manquent dans Matthieu et supposent de tout autres sourcesc.
Quant aux faits qu’ils ont en commun, que de différences de fond et de forme !
Reprenons, d’entre la soixantaine de passages que compare Simons, quelques exemples qui donneront une idée de sa façon de procéder.
Dans le récit de la tentation (Matthieu ch. 4 ; Luc ch. 4), Luc dépend de Matthieu, dit-il, comme le prouvent les traits communs à tous deux, mais étrangers à Marc : διάβολος (au lieu de σατανᾶς) et les quarante jours de jeûne ; à quoi il faut ajouter l’omission des bêtes sauvagesd. Mais Simons. se tait sur les différences : Luc faisant commencer la tentation avec les quarante jours, renversant l’ordre des deux dernières tentations, concluant tout autrement que Matthieu (comparez Luc 4.13 et Matthieu 4.11). Ces différences, plus sérieuses que les ressemblances, ne rendent-elles pas plus que douteuse la dépendance de Luc, fondée sur celles-ci ?
d – Le bref récit de Marc reproduit quelques réminiscences historiques ; Matthieu le combine avec un passage parallèle des Logia ; Luc de même, en usant de Matthieu. Simons relève encore le ἤγετο que Luc substitue au ἐκβάλλει de Marc, comme Matthieu y substitue ἀνήχθν Cela n’est pas précisément une preuve que ce dernier soit sa source !
La visite à Nazareth (Luc ch. 4 ; Matthieu ch. 13) est présentée comme une « preuve incontestable » de l’emploi de Matthieu par Luc. Marc faisait revenir Jésus directement de la Judée au lac de Génézareth (1.14-16). Matthieu lui fait faire le détour par Nazareth (4.12-13). C’est ce qui a permis à Luc de placer ici la visite à Nazareth, afin de donner à cette occasion le programme de son évangile paulinien. Cette preuve est loin d’être décisive. Pourquoi Luc, racontant le retour de Jésus en Galilée et ses premières prédications dans la contrée (4.14-15), n’aurait-il pas mentionné parmi celle-ci la prédication à Nazareth, sans que ce fût sous l’influence de Matthieu ? Ce qui prouve qu’il ne suit pas ici ce dernier, c’est que Jésus fait allusion chez lui à des miracles opérés à Capernaüm, où il devait donc avoir déjà séjourné (v. 25), tandis que chez Matthieu la visite à Nazareth est antérieure à sa première arrivée à Capernaüm. – La dépendance de Luc est confirmée, selon Simons, par les détails du texte : la substitution de ὑπέρστρεψεν au ἦλθεν de Marc (1.44), provoquée par le ἀνεχώρησεν de Matthieu (4.42) ; – c’est ce qu’on peut réellement lire dans Simons (p. 28) ; – la parole : « N’est-ce pas ici le fils de Joseph ? » (Luc 4.22), reproduction de la parole semblable des gens de Nazareth dans Matthieu (13.55). Mais il ne faudrait pas oublier que Matthieu dit : « le fils du charpentiere, » ce qui est assez différent pour exclure la dépendance prétendue, si faiblement établie.
e – Marc, différant encore plus de Luc, dit : « le charpentier, le fils de Marie » (6.3).
D’où Luc a-t-il le récit du centenier de Capernaüm (Luc 7.1 et suiv. ; Matthieu 8.5 et suiv.), qui manque dans Marc ? Il ne peut, dit-on, l’avoir tiré que de Matthieu. Ce qui le prouve, c’est cette introduction : « Lorsqu’il eut achevé de prononcer ces paroles aux oreilles du peuple » (7.1), « paraphrase littérale » de Matthieu 7.28 : « Et il arriva que, lorsque Jésus eut achevé ces discours. » Mais le texte de Luc renferme un hébraïsme que n’a pas Matthieuf, dont la phrase n’a d’ailleurs pas un seul terme commun avec celle de Luc. Puis, que fait-on de la différence des deux récits, que nous avons déjà rappelée () ? Matthieu décrit le malade comme « paralysé, torturé de douleurs ; » Luc le dit « prêt à mourir » et ajoute ce trait : « très cher à son maître. » Dans Matthieu, le centenier vient lui-même présenter sa demande ; chez Luc, il envoie des anciens juifs, qui font son éloge : « il aime notre nation et il nous a bâti une synagogue. » A l’approche de Jésus, nouvelle ambassade des amis du centenier, qui le prient de sa part de ne pas entrer chez lui et de ne point se déranger, mais de dire seulement une parole de guérison. Il dit expressément : « Je ne me suis pas jugé digne de venir vers toi. » Comparez Matthieu 8.5 : προσῆλθεν αὐτῷ. Si Luc puise ce récit dans Matthieu, quel romancier n’est-il pas ! La copie devient même une formelle contradiction du modèle (Matthieu 8.5-13 ; Luc 7.8, 6, 10). D’autre part, les ressemblances littérales ne manquent pas ; comparez Matthieu 8.8-9 et Luc 7.6-8. Ce récit ne se trouvant pas dans Marc, ce ne peut être sur l’autorité de ce dernier que Luc aurait complété et rectifié Matthieu. A cet exemple, l’un des plus saillants sans doute, on en pourrait ajouter une foule d’autres.
f – note 1
Dans le récit de la vocation de l’apôtre Matthieu (Matthieu 9.9), on pourrait comprendre que l’auteur du premier évangile eût substitué au nom de Lévi celui de Matthieu, sous lequel cet apôtre était connu dans l’Eglise, mais non pas que Luc (5.27), substituant (d’après Marc, sans doute) Lévi à Matthieu, n’eût pas fait remarquer par un mot qu’il s’agissait du même personnage, appelé primitivement Lévi.
Dans celui de la transfiguration (Luc ch. 9 ; Matthieu ch. 17), Simons note avec Weiss quelques ressemblances entre les deux évangiles : la description analogue du changement qui s’opère en Jésus ; l’omission de la comparaison du foulon ; Moïse placé avant Elie ; les termes εἶπεν (Marc :λέγει), ἐφοβήθησαν (Marc : ἔκφοβοι ἐγένοντο) et d’autres légères coïncidences qui prouveraient la dépendance de Luc à l’égard de Matthieu. En échange, pas un mot des traits qui attestent bien plus sûrement son indépendance : Luc place l’événement « environ huit jours après » (9.28), Matthieu (avec Marc) « six jours après » (18.4) les discours qui précèdent dans les deux évangiles. Correction puérile, si c’en est une. Luc fait monter Jésus sur la montagne « pour prier » (προσεύξασθαι), but dont Matthieu ne dit mot ; il mentionne seul le sommeil et le réveil des disciples, qui expliquent la demande absurde de Pierre ; seul aussi, il indique le sujet de l’entretien de Jésus avec Moïse et Elie, détail d’où ressort la vraie sublimité de la scène ; enfin, il cite la parole divine sous la forme : « C’est ici mon Fils, l’élu (ὁ ἐκλελεγμένος), » très différente de celle de Matthieu : « … le bien-aimé (ὁ ἀγαπητός), en qui j’ai mis mon bon plaisir. » Ces traits particuliers, si dignes de remarque, ne peuvent s’expliquer par l’emploi de Marc, à qui ils sont aussi étrangers qu’à Matthieu. Si Luc en était simplement l’inventeur, il faudrait désespérer de son sérieux ; s’il les puise dans une autre source, ils ne pouvaient s’y trouver isolés, mais devaient faire partie d’un récit complet.
Est-ce de son chef que Luc ne parle que d’un démoniaque à Gadara et d’un aveugle à Jéricho, tandis que Matthieu parle chaque fois de deux, et qu’il place la guérison de l’aveugle à l’entrée, tandis que Matthieu la place à la sortie de la ville (Luc 18.35 ; Matthieu 20.29-30) ? L’histoire de Zachée, que Luc rapporte seul, immédiatement après, et qui se rattache à cette visite à Jéricho, ne prouve-t-elle pas, une fois de plus, qu’il use d’une autre source que Matthieu ?
Ce ne sont pas les quelques coïncidences d’expressions ou même de phrases qui peuvent compenser de telles différences dans l’exposé des faitsg. Quant aux récits de la naissance et de l’enfance, Luc a évidemment suivi une autre tradition que celle de Matthieu ; s’il eût connu celle-ci, il eût cherché à la mettre en relation avec la sienne. On ne comprend pas qu’en face de la divergence totale des deux récits, Simons puisse citer comme preuve de dépendance littéraire l’analogie entre Matthieu 1.21a et Luc 1.31 ; c’est là vraiment couler le moucheron et avaler le chameau. – Il en est de même des récits de la résurrection. Ce sont deux traditions différentes, dit Simons. Mais, si Luc a connu la narration de Matthieu, il n’a pu, en rédigeant la sienne comme il l’a fait, qu’avoir l’intention de nier la première ; autrement, un mot suffisait pour les raccorderh.
g – Jülicher se prononce dans le même sens et conclut au non emploi de Matthieu par Luc. « Les coïncidences entre les deux évangélistes, dit-il, en dehors de ce qu’ils ont emprunté à une source commune, ne consistent qu’en détails sans importance auxquels ils pouvaient arriver indépendamment l’un de l’autre ; les tournures caractéristiques de Matthieu ne se retrouvent pas dans Luc. » (Einl., 3e-4e éd., p. 289
h – Comparez B. Weiss (Einl., 3e éd., p. 318) : « Les récits de l’enfance comme ceux de la résurrection dans les deux évangiles s’excluent mutuellement. Connaissant Matthieu ch. 2, il était impossible d’écrire Luc 2.39 ; connaissant par le premier évangile les apparitions en Galilée, on ne pouvait les exclure par Luc 24.49. » Beyschlag dit de même : « Si Luc avait connu Matthieu ch. 2, il n’eût pu faire retourner après 40 jours la sainte famille à Nazareth. Ou bien il faudrait que l’un eût envisagé l’autre comme un écrivain indigne de confiance, et alors, il ne s’en fût certainement pas servi dans d’autres parties, comme on l’admet. » Leben Jesu, 4e éd., I, p. 81).
Des divergences plus grandes encore et d’une portée plus grave existent entre les paroles de Jésus telles qu’elles sont rapportées dans les deux écrits. Et d’abord certaines modifications du texte. Matthieu 12.28 fait dire à Jésus : « Si je chasse les démons par l’Esprit de Dieu, » Luc (9.20) : « par le doigt de Dieu. » Jésus dit aux disciples chez Matthieu (8.26) : « Pourquoi êtes-vous lâches, gens de peu de foi ? » chez Luc (8.25) : « Où est votre foi ? » Chez celui-ci (8.8) la semence produit « du fruit au centuple ; » chez Matthieu (13.8) elle produit, « un grain cent, un autre soixante, un autre trente. » Jésus dit dans Luc (11.40) : « Insensés, celui qui a fait le dehors n’a-t-il pas fait aussi le dedans ? » Dans Matthieu (23.26) : « Pharisien aveugle, purifie premièrement le dedans de la coupe, afin que le dehors soit pur ! » Le sens est le même, j’en conviens. Mais, précisément pour cette raison, ces modifications feraient, s’il y avait copie, l’effet d’un caprice quelque peu profane. Or les cas de ce genre sont sans nombre.
Il est aisé de comprendre, au contraire, que les deux évangélistes, écrivant indépendamment l’un de l’autre, formulent chacun les paroles de Jésus dans la forme sous laquelle il les a reçues ou sous laquelle elles se sont gravées dans sa mémoire.
Mais nous rencontrons des modifications plus graves que ces simples changements de termes. D’après Simons, Luc aurait travaillé son sermon sur la montagne sur celui de Matthieu. Il aurait donc réduit arbitrairement à quatre les sept béatitudes et ajouté de sa propre invention les quatre malheur ! qui suivent. On comprendrait qu’il eût retranché pour ses lecteurs païens les antithèses de Matthieu ch. 5 et qu’il eût écrit : « A celui qui te prend le manteau, donne aussi l’habit » (6.29), ordre qui paraît plus logique que celui de Matthieu : « Si l’on te prend l’habit, donne aussi le manteau » (5.40). Mais comment introduit-il dans son discours, 6.39-40, deux paroles placées par Matthieu dans des contextes tout différents (15.14 et 10.24), et qui y ont une tout autre portée ? N’est-il pas évident qu’il puise à une autre source, où ces paroles étaient déjà réuniesi ?
i – Remarquons que, si les exégètes ont ici reproché à Luc un défaut de continuité, c’est purement leur inintelligence qui en est cause. Le lien logique est au contraire excellent entre ces deux versets et le reste du passage : « Ne jugez pas, dit Jésus, comme les pharisiens. Aveugles qu’ils sont, ces orgueilleux maîtres entraînent leurs disciples dans la fosse où ils se précipitent eux-mêmes. Car les disciples ne sauraient valoir mieux que les maîtres qui les forment. » Habileté singulière que celle de Luc, allant cueillir de son chef ces deux paroles dans deux discours de Matthieu très éloignés l’un de l’autre, pour les insérer si adroitement dans le discours de ce même Matthieu qui lui sert ici de source !
On peut expliquer, il est vrai, bien des transpositions de paroles en les envisageant comme des corrections que Luc apporterait au texte de Matthieu, sur la foi de quelque autre source à laquelle il accorderait plus d’autorité, du moins sous ce rapport. Cette explication pourrait s’appliquer même à des paroles faisant partie des Logia apostoliques, en admettant que Luc s’était rendu compte de l’intention didactique et nullement chronologique qui a présidé à la confection de ce recueil de discours. Ainsi de la transposition de l’oraison dominicale, de la parole sur la réconciliation (Matthieu 5.23-26 ; Luc 12.58-59) et de celle sur la Providence (Matthieu 6.25-34 ; Luc 12.22-31). On pourrait expliquer de cette manière la transformation du sens de bien des paroles : ainsi du précepte de la réconciliation, appliqué par Matthieu à la relation des hommes entre eux, par Luc à la réconciliation avec Dieu ; du tableau du démon reprenant possession de son ancien domicile, que Matthieu (12.43-45) applique au peuple juif, Luc (11.24-26) aux guérisons opérées par les exorcistes juifs ; de l’image des tombeaux blanchis et de la parole sur les monuments élevés aux anciens prophètes (Matthieu 23.27-31 ; Luc 11.44,47-48), qui sont appliquées dans des sens si différents chez les deux évangélistes.
Mais ce qui paraît absolument inexplicable, ce sont certaines omissions, que Luc ne peut avoir faites à dessein. On peut comprendre son silence sur bien des faits, des miracles ou des paroles qui se lisent dans Matthieu ; mais comment expliquer celle de ces mots, dont il eût pu faire l’épigraphe de son livre : « Venez à moi, vous tous qui êtes travaillés et chargés, et vous trouverez le repos de vos âmes… » (Matthieu 11.28 et suiv.) ? Holtzmann pense que Luc les a omis parce que Jésus, en finissant, parle de son joug, ce qui rappelle trop la loi. Est-ce sérieux ? N’est-ce pas chez lui (16.17) qu’on lit : « Il est plus aisé que le ciel et la terre passent que de ce qu’un seul trait de la loi tombe » ? La parole de Jésus : « Le Fils de l’homme est venu pour… donner sa vie en rançon pour beaucoup » (Matthieu 20.28 ; comparez Marc 10.45), manque dans Luc. Est-il un mot plus paulinien que celui-là ? Même invraisemblance pour l’omission de la parole Matthieu 24.14 : « Cet évangile du royaume sera prêché par toute la terre, en témoignage à tous les peuples…, » qui se retrouve Marc 13.10. C’est l’universaliste Luc qui aurait passé sous silence de telles déclarationsj ! La scène du jugement (Matthieu 25.31 et suiv.), enfin, dont le mot central : « En vérité, je vous dis que ce que vous aurez fait à l’un de ces plus petits…, » convient si bien au caractère de l’écrit de Luc, aurait-elle été omise par lui volontairement ? On a dit : il croyait trouver dans cette scène la justice des œuvres. Mais d’abord elle ne s’y trouve pas réellement, car les œuvres y supposent la foi (« à l’un de ces plus petits d’entre mes frères ») ; et comparez dans Luc lui-même, 6.35 ; 11.41 ; 12.33 ; 14.12-14 ; 16.9, autant de paroles bien autrement compromettantes, semble-t-il, pour le paulinisme de l’évangéliste.
j – Il est remarquable que Simons, qui relève les moindres, coïncidences de termes entre Luc et Matthieu, ne perde pas un mot sur de telles omissions. En revanche il explique celle des paraboles du trésor et de la perle par le fait qu’en bon paulinien Luc répugnait aux idées de « chercher » et de « trouver. » Mais comparez 13.24 !
Reste ce qu’on a appelé la grande lacune de Luc : l’omission de tout le groupe de récits Matthieu 14.22-16.12, qui se retrouve à peu près complet dans Marc 6.45-8.26 (avec, en plus, les guérisons du sourd-muet et de l’aveugle de Bethsaïda). Comment expliquer l’omission de ce groupe compacte chez Luc, s’il employait Matthieu, et surtout Matthieu et Marc ? On a répondu que la parole : « Je ne suis envoyé qu’aux brebis perdues de la maison d’Israël » (Matthieu 15.24), ne lui convenait pask. Mais ne pouvait-il, avec la liberté qu’on lui suppose, retrancher le mot gênant et conserver le récit, qui illustre le salut des païens par la seule vertu de la foi ? – Et les autres récits ? en particulier le discours sur les purifications (15.1-20), où Jésus a prononcé ce mot qui sape par la base le ritualisme légal : « Ce n’est pas ce qui entre dans l’homme qui le souille ; c’est ce qui sort de sa bouche et de son cœur : voilà ce qui souille l’homme » (v. 18)l. – D’autres ont dit que Luc avait passé sans s’en apercevoir de la première à la seconde multiplication des pains, entre lesquelles se trouve le groupe en questionm. Ce serait supposer qu’il usait parfois bien négligemment de ses sources, lui qui en retenait d’autre part jusqu’aux mots et aux particules. – Reuss et d’autres, qui font dépendre Luc uniquement de Marc, ont parlé d’un exemplaire incomplet de ce dernier, sur lequel Luc aurait travaillén. C’est un expédient dont chacun peut apprécier la valeur. Mais qu’en advient-il, si Luc emploie aussi Matthieu, comme le veut Simons ? Un accident semblable serait-il aussi arrivé à l’exemplaire de Matthieu ? Ce serait de la malchance !
k – Ainsi Wernle, p. 5 : « La Cananéenne ne convenait pas à l’universalisme de Luc. »
l – Wernle se borne à dire : « Ce discours n’offrait pas d’intérêt pour les lecteurs de Luc. » Il nous semble au contraire qu’il en avait un très grand pour eux !
m – Ainsi encore O. Holtzmann (Leben Jesu, p. 18).
n – Selon Soltau (Unsere Evangelien, p. 83) et d’autres, le morceau manquait primitivement dans Marc.
En considérant sérieusement de telles omissions, on arrive à la conviction que le Matthieu canonique n’a point été connu de Luc, ni employé par luio. Pas même de mémoire, car c’est dans cette supposition que se réfugient à cette heure ceux qui enseignent la dépendance des synoptiques entre eux (Reuss, Réville, Weiss, Simons, Holtzmann, etc.). Il y a là une singulière inconséquence. Le même homme doit, d’un côté, à la suite d’une lecture répétée, avoir retenu presque à la lettre des passages entiers et reproduit jusqu’aux expressions et aux formes de langage les plus minutieuses, et, de l’autre, avoir commis des manques de mémoire aussi étonnants et aussi nombreux que ceux que nous venons de signaler. Est-ce admissible ?
o – C’est le résultat de l’étude très approfondie que Wernle a consacrée aux rapports de Matthieu et de Luc (Synopt. Frage, p. 40-80). Il conclut ainsi (p. 80) : « La comparaison de Luc et Matthieu, quant au contenu, à l’arrangement et au texte, prouve que Matthieu ne peut avoir été au nombre des sources de Luc. Luc n’a pas connu une partie des récits de Matthieu, n’a suivi nulle part son ordre des faits, n’a été influencé par son texte ni dans les récits provenant de Marc, ni dans les discours. Il a pris les discours qu’il a en commun avec Matthieu, non dans celui-ci, mais comme lui dans un recueil de discours aujourd’hui perdu. » – Voir aussi Reuss, Gesch. derheil. Schr. N.T., § 1892.
Un dernier trait doit être signalé. Ce sont les araméismes nombreux, qui frappent d’autant plus chez Luc que les morceaux où on les rencontre alternent avec d’autres où règne le grec le plus pur, mais pour reprendre toujours de nouveau et accompagner la narration depuis les récits de l’enfance jusqu’à ceux de la résurrectionp. On constate également que, dans les passages parallèles, Matthieu en est exemptq. Que conclure de là pour le rapport entre les deux écrits ? Que Luc, usant de Matthieu et écrivant pour des Grecs, a introduit ces archaïsmes dans le texte de son devancier ? Rien de plus invraisemblable. N’est-il pas plus simple d’admettre qu’il use, dans tout le cours de son récit, – et non pas seulement dans les récits de l’enfance, – de sources qui lui sont propres et dont une partie avait une origine judéo-chrétienne, mais nullement de l’écrit de Matthieur ?
p – Voir la liste que nous avons donnée des principaux araméismes de Luc.
q – Le verset qui forme la clôture du sermon sur la montagne en offre un exemple frappant. On lit Matthieu 7.28 : « Quand il eut achevé ces discours » (ὅτε ἐτέλεσεν τοὺς λόγους τούτους), et Luc 7.1 : « Lorsqu’il eut achevé de prononcer toutes ses paroles aux oreilles du peuple » (ἐπειδὴ ἐπλήρωσεν πάντα τὰ ῥήματα αὐτου εἰς τὰς ἀκοας τοῦ λαοῦ). Cette dernière forme est un pur hébraïsme. Comparez, entre plusieurs passages, 1 Samuel 11.4 (LXX) : καὶ λαλοῦσι τοὺς λόγους εἰς τὰ ὦτα τοῦ λαοῦ leozné haam). La substitution d’ἀκοας à ’\ οτα montre que Luc n’a pas tiré ses termes des LXX, mais qu’il a rendu librement la forme de l’hébreu. Quant à la comparaison des deux textes évangéliques, elle exclut absolument l’idée que Luc ait tiré cette conclusion, et par conséquent le discours tout entier, de Matthieu. Comparez également le double προσέηετο πέμψαι de Luc (20.11-12), là où Matthieu (comme Marc) s’exprime en excellent grec.
r – Simons suppose que la conclusion contraire à la sienne tient à l’idée moderne de la valeur canonique des évangiles, idée que l’on croit devoir imputer à Luc par rapport à Matthieu. Mais non : cette notion n’a joué aucun rôle dans la discussion à laquelle nous venons de nous livrer. Nous avons pu faire appel à l’honnêteté de Luc, qui, s’il est un historien sérieux, ne saurait avoir arbitrairement altéré ses sources ; nous n’avons nullement invoqué l’inspiration réelle ou prétendue qu’il aurait reconnue à Matthieu.
On a peine à concevoir comment Simons peut, sur le fondement de simples ressemblances de fond ou de style entre Matthieu et Luc, formuler le résultat que nous savons, sans avoir essayé de résoudre aucune des difficultés si graves et si nombreuses qui s’y opposent. Au reste, nous n’avons encore touché qu’une des faces de son travail, la relation directe qu’il croit pouvoir démontrer entre Luc et Matthieu ; nous aurons à y revenir pour l’ensemble du point de vue sur la littérature évangélique.
C’est l’opinion de Grotius, Bengel, Hug, Wilke, Hilgenfeld, Reuss, Ritschl, Klostermann, Hofmann, Weiss, Wendt, Simons, Holtzmann, Jülicher, Zahn, Barth, Wernle, Soltau, etc., en un mot de la grande majorité des critiques actuels.
Les raisons alléguées en faveur de cette hypothèse sont plus plausibles peut-être que celles avancées en faveur de toutes les hypothèses précédentes. Il y a une singulière analogie entre le récit des premiers jours à Capernaüm chez Luc (4.31-44) et le récit correspondant de Marc, qui a tous les caractères de la plus parfaite originalité (1.21-45). La suite des faits du ministère galiléen chez Luc est beaucoup plus conforme à l’ordre de Marc qu’à celui de Matthieu. Ce ministère se termine chez tous deux par le même récit, celui du disciple qui chasse les démons sans accompagner Jésus (Luc 9.49-50 ; Marc 9.38-41). Après une interruption formée par le grand récit de voyage (Luc 9.51-18.14), le récit de Luc rejoint celui de Marc en Pérée (10.13), et tous deux marchent parallèlement jusqu’à la fin. Cependant cette conformité générale ne doit pas nous faire illusion ; elle peut être due à d’autres causes qu’une dépendance littéraire. Les divergences dans l’ordre des faits sont en effet nombreuses. Ainsi, Luc place la visite à Nazareth dans les premiers jours du ministère galiléen, avant que Jésus eût fixé sa résidence habituelle à Capernaüm (4.16-31). Ce n’est nullement, comme volontiers on l’affirme, une espèce de programme jeté là par l’auteur dans une intention systématique et en dépit de toute chronologie. Après avoir promis de raconter « par ordre » (1.3), pourrait-il dès les premiers pas démentir son programme ? Il range certainement cette visite, que Marc omet, parmi les incidents du premier pèlerinage en Galilée dont il parle sommairement dans les versets qui précèdent (4.14-15). – La vocation des quatre premiers disciples précède chez Marc l’établissement à Capernaüm (1.16-21) ; elle est placée chez Luc après le récit de la première excursion qui suivit cet établissement (4.44-5.1). – La visite des parents de Jésus, que Luc place après la journée des paraboles et avant l’excursion à Gadara (8.19-21), suit chez Marc (3.21,31-35) l’élection des Douze et précède la journée des paraboles.
Quant à la grande omission de Luc (Marc 6.45-8.26), nous en avons déjà parlé à propos de Matthieu.
Dans l’histoire de la Passion et de la Résurrection, la suite des faits est à peu près la même, mais les détails des récits diffèrent complètement. Luc va jusqu’à omettre la grande séance de nuit du sanhédrin racontée par Marc et Matthieu. La conversion d’un des brigands, racontée par Luc 23.40-43, contredit ces mots de Marc : « Et ceux qui étaient crucifiés avec lui l’outrageaient aussi » (15.32). Trois des paroles de Jésus sur la croix, mentionnées par Luc, sont étrangères à Marc, tandis que la seule citée par celui-ci : « Mon Dieu, mon Dieu…, » ne se trouve pas chez Luc. Ces quelques traits suffisent à prouver que Luc ne tire pas de Marc son récit de la Passion. Une foule d’autres pourraient être cités.
Si Luc avait sous les yeux l’écrit de Marc, on ne comprendrait pas qu’il eût omis des paroles comme celle-ci : « Si ta main te fait tomber dans le péché, etc. » (Marc 9.43-50), ou celle relative à la rançon que Jésus est venu payer pour le salut de plusieurs (10.45), ou l’annonce de la prédication de l’Evangile à toutes les nations (13.10), qui convenait si bien à son esprit universaliste et paulinien. Il est remarquable que, dans la scène sabbatique 6.1-5, il omette cette parole rapportée dans Marc : « Le sabbat est fait pour l’homme, et non l’homme pour le sabbat, » qui est si conforme au point de vue humanitaire de Luc. Ce qui achève d’ailleurs de prouver qu’il raconte cette scène indépendamment de Marc, – malgré les ressemblances littérales des deux récits, – c’est le terme qui lui est propre de « sabbat second-premier. » Il a certainement trouvé cette dénomination bizarre dans sa source ; celle-ci n’était donc pas Marc. La même conclusion ressort, de la multitude de formes hébraïsantes que Luc a évidemment conservées de ses sources et qui sont aussi étrangères à Marc qu’à Matthieu. En général, le style des deux écrivains est si totalement différent, qu’il est difficile de supposer que l’un ait puisé ses récits chez l’autre. Que signifient, en face de ces faits, les prétendues preuves de dépendance textuelle qu’allègue Weiss ? Ainsi Luc 7.14 : « Jeune homme, je te le dis, lève-toi, » proviendrait de Marc 5.41 : « Il lui dit : Petite fille, lève-toi ! » Comme si deux situations identiques n’appelaient pas naturellement la même parole ! Ou bien 7.50 : « Ta foi t’a sauvé, va en paix, » serait tiré de Marc 5.34 : « Ma fille, ta foi t’a sauvée, va en paix. » Comme si Jésus n’avait pu s’exprimer ainsi dans deux occasions différentes, dans l’une à propos de la guérison de la maladie, dans l’autre à propos de celle du péché ! Luc 10.1, Jésus envoie les disciples « deux à deux. » Cette expression se retrouve dans Marc 6.7. Mais Luc l’a si peu tirée de ce dernier que la forme grecque diffère dans les deux évangiles (Luc : ἀνὰ δύο, Marc : δύο δύο).
Weiss relèvec certains termes de prédilection de Marc qui se retrouvent exceptionnellement dans Luc : d’où il conclut que ce dernier doit les avoir empruntés à Marc. Par exemple, l’adverbe εὐθύς, si caractéristique du récit de Marc et que Luc, qui y substitue d’ordinaire παραχρῆμα, n’a laissé subsister qu’une fois (5.13) ; ce, terme est donc ici évidemment une importation de Marc. Mais on se garde de nous dire que Luc emploie six fois ce même terme dans des passages où il n’y a pas de parallèle de Marc, ce qui ôte toute signification à l’argument. Il en est de même du verbe ὑπάγειν, que Luc évite, dit-on, et a conservé seulement, 19.30. Or, ce verbe se trouve cinq fois en tout dans l’évangile (une fois dans un parallèle avec Marc, une fois dans un morceau où Marc a une tout autre forme, trois fois dans des textes non parallèles). On ne peut donc, pas plus que pour εὐθύς, prétendre que ce terme soit étranger à la langue de Luc et que dans ses morceaux parallèles à Marc il ne puisse être qu’un emprunt fait à celui-ci. Weiss cite encore : δαιμονίζεσθαι (une fois ; cinq fois dans Marc), πνεῦμα ἁκάθαρτον (à tort, car cette expression se rencontre quatre fois chez Luc, deux fois dans les Actes), καθεύεδειν, κρατεῖν, συζητεῖν, ἐκπλήσσεσθαι, etc., termes qui paraissent en effet plus fréquemment chez Marcd, mais qui appartiennent tellement à la langue ordinaire qu’il est puéril de soutenir que Luc ne peut s’en être servi qu’en les empruntant ailleurs. C’est comme si l’on prétendait qu’un écrivain français qui emploie des termes courants tels que « saisir, discuter, être surpris, dormir, » doit les avoir empruntés à quelque autre auteur qui s’en sert plus fréquemment que lui.
c – Einl., p. 546.
d – Cependant συζητεῖν (six fois chez Marc) se trouve quatre fois dans Luc et les Actes, ἐκπλήσσεσθαι (quatre fois chez Marc) trois fois dans Luc et les Actes. La fréquence d’emploi est donc à peu de choses près la même.
Weiss prétend encore que certains passages de Luc, empruntés à Marc, deviennent incompréhensibles, par la relation où Luc croit devoir les mettre avec ce qui précède. Ainsi de 12.2.10. Je ne pense pas qu’une exégèse solide ratifie ce jugement. Ce serait d’ailleurs de la part de Luc un singulier procédé que d’extraire une parole du contexte de son modèle, où elle convient, pour la transporter dans un autre, où elle n’a plus de sens. On pourrait plutôt conclure d’un pareil fait à la priorité de Luc, que Marc chercherait à corriger.
Remarquons enfin la différence du point de vue qui a présidé à la rédaction des deux écrits. Celui qui domine dans Marc est, nous l’avons vu, plus extérieur et géographique : une série d’excursions partant de Capernaüm et toujours plus lointaines, jusqu’à la dernière qui conduit Jésus à Jérusalem. Chez Luc aussi, l’activité de Jésus, toujours croissante en extension, forme la trame du récit. Mais sur ce fond du tableau on voit se dessiner un progrès d’une nature plus spirituelle. A mesure que l’œuvre croît en extension, elle croît aussi en intensité : Jésus s’adjoint des aides dont la position et le nombre grandissent avec l’œuvre elle-même. Ainsi le troisième évangile prélude au livre des Actes, son complément naturel, où nous, voyons l’activité missionnaire, qui continue celle de Jésus, s’exercer depuis la Pentecôte, par les apôtres et l’Eglise entière, jusqu’à embrasser toute la terre. Celui qui a conçu ce plan, ne l’avait pas emprunté au récit simple et naïf de Marc, dont on veut faire son modèlee.
e – On a souvent rangé Marc parmi les πολλοί dont parle Luc 1.1. Rien en soi ne s’y opposerait ; car Marc est un de ceux qui, comme dit Luc, avaient reçu la connaissance de l’histoire de Jésus, « de la bouche des témoins oculaires et des premiers prédicateurs de la Parole. » Cependant il est douteux que Luc confondit un homme tel que Marc, qui avait accompagné Pierre et appartenait lui-même aux premiers prédicateurs de la Parole, avec la foule de ces écrivains dont il parle dans son prologue. Il ne dit point d’ailleurs qu’il ait employé leurs écrits, et la question de la relation entre le sien et celui de Marc doit se résoudre par des faits, non par des suppositions.
La question paraît oiseuse, après les deux discussions précédentes. Elle ne l’est pas tout à fait cependant. C’est la spécialité du travail de Simons, d’avoir porté la question sur un terrain nouveau, en présentant, en partie du moins, les différences apportées par Luc aux récits qui lui sont communs avec Matthieu, comme motivées par l’emploi simultané de Marc, puis d’autres écrits encore. Cette manière de voir justifierait Luc de l’accusation de légèreté, de témérité ou de mauvaise foi, en montrant qu’il n’a si souvent contredit l’une de ses autorités (Matthieu) que pour rester fidèle à d’autres qui, dans ces cas-là, lui semblaient plus dignes de créance.
Mais, d’abord, les cas où l’on peut en appeler à Marc pour justifier les indépendances de Luc, sont fort peu nombreux en regard des différences innombrables et plus ou moins considérables que présentent les deux narrations. Comparez les récits du serviteur du centenier et de la transfiguration, dans lesquels Marc ou fait complètement défaut, ou n’explique rien parce qu’il marche entièrement avec Matthieu. Quant à l’autre autorité (les Logia) à laquelle en appelle parfois Simons, nous apprécierons tout à l’heure sa valeur dans cette question.
Nous nous expliquons l’impression produite par le travail de Simons par deux circonstances qui font sur le lecteur, sans que l’auteur ait eu aucune intention pareille, l’effet d’un trompe-l’œil :
1°) Il part, comme d’un fait acquis et incontesté, de la supposition que Luc et Matthieu ont eu le texte de Marc sous les yeux ou du moins dans la mémoire ; ce qui donne aux ressemblances textuelles un air de copie et confère une valeur intentionnelle et une gravité plus considérable au moindre changement observé dans les textes de ces écrits : toute différence de ce genre prend l’aspect d’un remaniement réfléchi. Mais c’est précisément ce fait que, par les raisons indiquées plus haut, je dois contester absolument. A quelles conséquences forcées Simons n’est-il pas conduit par là d’un bout à l’autre de son travail !
2°) Simons compare successivement les péricopes de Luc avec celles de Matthieu. Mais cette marche fait qu’il néglige ordinairement de tenir compte d’un des éléments les plus importants de la question : les omissions de Luc. Ainsi l’omission du précepte qui se rencontre jusqu’à deux fois dans Matthieu : « Si ton œil te fait tomber… » Peut-être chercherait-il à expliquer cette omission comme il explique celle des paraboles du trésor et de la perle ou celle du grand tableau du jugement (Matthieu ch. 25) : le paulinien Luc répugnait aux idées de chercher, de trouver ; il n’aimait pas à voir la bienfaisance pour l’amour du Christ présentée comme condition du salut, au lieu de la simple foi en Jésus. Mais que signifie ce motif en face de paroles comme Luc 23.24 : « Efforcez-vous (ἀγωνιζεσθε) d’entrer par la porte étroite ; » 16.16 : « Dès maintenant le royaume de Dieu est annoncé et on en force l’entrée, » ou 16.9 : « Faites-vous avec le Mammon injuste des amis qui vous accueillent dans les tabernacles éternels » ? Et si nos évangélistes avaient agi comme on le suppose, qu’est-ce qui distinguerait leurs ouvrages des évangiles apocryphes, dont le caractère est précisément de façonner l’histoire et l’enseignement de Jésus selon les tendances de leurs auteurs ou les partis ecclésiastiques auxquels ils appartenaient ? Nos évangélistes n’ont rien cherché pour eux-mêmes ou pour leur parti. Celui qui était l’objet de leur foi et le sujet de leurs écrits absorbait tellement leur pensée qu’ils se sont entièrement effacés devant Lui. Aussi, avec son instinct de vérité, l’Eglise a-t-elle toujours distingué leurs écrits de tous les autres analogues. On ne saurait porter une plus grave atteinte à leur caractère qu’en les traitant comme l’a fait la critique moderne et en faisant de leurs livres des écrits de tendance et d’eux-mêmes des manipulateurs de l’histoire qui leur avait été transmise. C’est là le mauvais levain qui, depuis plus d’un demi-siècle, a infecté la critique, contre lequel elle a réagi, sans doute, – voir, par exemple, le jugement si sobre de Soltau sur les prétendues tendances attribuées à nos évangiles (Unsere Evangelien, p. 97), – mais qui, comme le montrent l’écrit de Simons et d’autres plus récents, n’en est point encore extirpé.
Pour le moment, nous croyons pouvoir conclure de cette longue étude qu’aucun des trois évangélistes ne s’est servi de l’écrit de l’autre, et que par conséquent les ressemblances si frappantes qui existent entre eux doivent s’expliquer par quelque autre moyenf.
f – Je suis heureux de me rencontrer dans cette conclusion avec M. Bovon (Théol. du N.T., I, p. 102-422), ainsi qu’avec Beyschlag (Leben Jesu, 4e éd., I, p. 84).