Les fonctions économiques de la seconde personne sont comprises dans le rôle universel de Médiateur, μεσίτης (1 Timothée 2.5), qui lui est dévolu en vertu d’une mission primordiale et anté-historique, le constituant tout à la fois le représentant d’office de Dieu auprès de la créature et le représentant de la créature devant Dieu ; car c’est de ces deux qualités que se compose l’office de médiateur.
Cette prédestination divine du Fils à servir de médiateur entre Dieu et le monde, est indiquée dans plusieurs passages. Il est appelé : προεγνωσμένου μὲν πρὸ καταβολῆς κόσμου (1 Pierre 1.20), τὸ Α καὶ τὸ Ω (Apocalypse 1.8) ; ὁ πρῶτος καὶ ἔσχατος (Apocalypse 1.17) ; l’archétype éternel, mais personnel et vivant de toute existence créée : ἡ ἀρχὴ τῆς κτίσεως τοῦ θεοῦ (Apocalypse 3.14). Et de même que le rôle de médiateur de la seconde personne envers la créature n’est que la reproduction dans le temps et dans l’espace de la fonction qu’elle remplit hors du temps et de l’espace en Dieu même, son rôle de médiateur envers l’humanité innocente, de rédempteur même de l’humanité déchue, a été la conséquence de sa qualité de médiateur universel entre Dieu et la créature.
Il était dans la logique divine que Celui qui remplissait éternellement en Dieu même le rôle de Parole, Jean 1.1, fût le même être en qui étaient dès le commencement la vie et la lumière de l’humanité (v. 4), et qui est devenu un jour la Parole en chair (v. 14 : comp. 1 Corinthiens 11.3 ; Romains 8.29).
Cependant dans ce rôle de médiateur universel, nous n’avons à traiter ici que de l’une des parties : la qualité de représentant de Dieu envers la créature. Or, celle-ci elle-même comprend deux activités distinctes, quoique intimement connexes l’une à l’autre. En effet, la première personne étant, quant à l’être : le Dieu inaccessible à toute créature, et quant à l’action : le principe primordial de toute existence créée, cette double relation engendre à son tour un double rapport de la seconde personne avec l’existence créée, et par là même, une double fonction où s’accusera la différence entre l’action du Fils et celle du Père. Car en regard de l’inaccessibilité de l’être que nous attribuons à la première personne, nous considérons la seconde comme la manifestation de la première ; et en regard de la primordialité de l’existence que nous attribuons au Père, nous considérons le Fils comme l’agent de la pensée du Père dans le monde. En d’autres termes : nous établirons dans un premier paragraphe le rôle révélateur, et dans un second, le rôle opérateur du Fils ; car il n’y a pas dans le Royaume de Dieu d’action aveugle, qui ne soit pas accompagnée de révélation ; et il n’y a non plus pas d’idée théorique qui n’ait sa fin dans l’action. Nous pouvons condamner dès maintenant comme anti-scripturaire l’opinion qui fait du Père le représentant attitré de la justice, et du Fils, celui de la grâce. Le Fils n’a pas arraché au Père le décret du salut du monde, mais « Dieu a tant aimé le monde que de donner son Fils unique « (Jean 3.16).
Le rôle révélateur de la seconde personne est exprimé par le titre qui lui est donné par saint Jean de λόγος (Jean 1.1-18), et qui comprend toutes les phases, supratemporelles et temporelles, de l’activité ainsi désignée. Quelle que soit l’origine première de ce titrei, il se prête admirablement à faire ressortir le caractère que nous appellerons le libéralisme de Dieu dans ses relations avec le monde. La parole s’adresse à des êtres libres, doués de raison et de volonté ; elle ne contraint pas, elle oblige ; elle ne domine pas, elle persuade.
i – Voir le Commentaire de M. Godet sur Jean 1.1.
Le Fils est le λόγος et non pas le ῥῆμα τοῦ θεοῦ. Il est dans le monde, et dès la création du monde (Genèse 1.3), comme en Dieu même, la parole parlante et la parole parlée, et cette parole, personnifiée et personnelle, comme l’Être dont elle émane, et qui est lui-même une personne. Il est l’image et la gloire de Dieu, εἰκὼν et δόξα, devant le monde (2 Corinthiens 4.4, 6), comme il l’est et parce qu’il l’est en Dieu même (Colossiens 1.15 et sq. ; Hébreux 1.3), en sorte que même durant sa carrière terrestre, il a pu dire : Celui qui m’a vu, a vu le Père (Jean 14.9). Mais il n’est pas le Révélateur de Dieu par sa présence seulement ; il l’est encore par son enseignement ; et l’Être qui seul a connu Dieu d’une connaissance adéquate (Matthieu 11.27), était seul aussi capable de parler de Dieu avec l’autorité d’un témoin (Jean 1.18).
Mais le Fils, disons-nous, ne révèle que pour agir ; le Père ne montre au Fils que ce que le Fils doit exécuter ; le Fils n’est l’image du Père dans le monde que pour être son ministre.
Il résulte de nos considérations précédentes que nous n’opposons pas le Fils au Père comme la personne active à la personne oisive, car le Père, a dit Jésus, travaille sans cesse : ἕως ἄρτι ἐργάζεται (Jean 5.17) ; mais nous opposons l’activité conceptive à l’activité propulsive ; car si c’est du Père, ἐξ αὐτοῦ, que toute chose procède, c’est par le Fils, δι’ αὐτοῦ, qu’elle se détache de son concept en Dieu pour se poser dans le temps et dans l’espace.
Nous suivrons ce caractère propulsif de l’activité de la seconde personne à travers toutes les grandes œuvres de Dieu dans le cours de l’histoire, dont nous comptons les six suivantes : la création ; la sustentation du monde ; la rédemption de l’humanité ; la résurrection des morts ; le jugement dernier ; la palingénésie universelle ; et nous reconnaîtrons que d’après l’enseignement du Nouveau Testament, c’est par le Fils que toutes se réalisent.
Création et Sustentation du monde.
Non seulement l’auteur du quatrième évangile attribue la causalité universelle à la Parole par la formule : Πάντα δι’ αὐτοῦ (Jean 1.3) ; mais toute autre causalité, à l’origine des choses, est niée à côté de celle-là : χωρὶς αὐτοῦ ἐγένετο οὐδὲ ἓν ὃ γέγονεν (v. 3) ; et comme toute existence est issue de lui, c’est en lui aussi que réside la vie et la lumière des hommes (v. 4).
Dans 1 Corinthiens 8.6, saint Paul oppose très nettement dans la genèse de toutes choses, à l’activité du Père caractérisée, comme nous l’avons dit, par la formule ἐκ, l’activité du Fils formulée par διά : δι’ οὗ τὰ πάντα (1 Corinthiens 8.6)j. Les mots qui suivent immédiatement : ἡμεῖς δι’ αὐτοῦ, nous paraissent désigner une action continue succédant à une action historique, l’une comme l’autre rapportées à la causalité efficiente du Fils.
j – Nous remarquons en passant que ce texte est un des plus probants à opposer aux auteurs de théologies bibliques qui prétendent qu’il y a eu, à un moment donné, révolution dans la christologie de Paul.
Le même rapport est exprimé dans Colossiens 1.16, en ce qui concerne la création par les mots : τὰ πάντα δι’ αὐτοῦ καὶ εἰς αὐτὸν ἔκτισται, — et la sustentation du monde, dans ceux qui suivent au v. 17 : τὰ πάντα ἐν αὐτῷ συνέστηκεν, sous cette réserve que les prépositions διὰ et εἰς ; caractérisent le rôle du Fils dans la création, et ἐν dans la sustentation du monde.
Dans le texte : Hébreux 1.2-3, la mention de la création et de la sustentation du monde se suivent également, la causalité efficiente de l’une et de l’autre étant rapportée au Fils par des formules soit identiques, soit équivalentes aux précédentes ; la causalité de la création : δι’ οὗ καὶ τοὺς αἰῶνας ἐποίησεν, (v. 2), et de la sustentation : φέρων τε τὰ πάντα τῷ ῥήματι τῆς δυνάμεως αὐτοῦ, (v. 3).
Lorsque Jésus sur la terre attribuait au Père les fonctions providentielles, comme dans Matthieu 5.45 ; 6.8, etc., nous ne devons pas méconnaître que, dans cet état d’abaissement où il avait renoncé à l’exercice des pouvoirs divins, le Père avait dû reprendre à lui les attributions qui appartenaient au Fils dans sa μορφὲ θεοῦ, et qui lui ont été restituées après l’achèvement de sa carrière terrestre : Matthieu 28.18 ; Philippiens 2.9. Le Fils, rentré dans la gloire est redevenu, et à double titre, ce qu’il était avant son incarnation, le Souverain de toutes choses ; et cette puissance souveraine et universelle est employée à l’avancement de la cause de Dieu dans le monde et dans l’Eglise : Jean 17.3 ; Éphésiens 1.22 ; Colossiens 1.18. Le développement de ce sujet appartient au chapitre de la Royauté de Christ.
Rédemption de l’humanité.
Le corps même du prologue du quatrième Evangile nous révèle le rôle actif du Logos dans la préparation comme dans l’accomplissement du salut, et nous présente en traits rapides ce personnage issu du sein de Dieu, auteur de toutes choses, porteur de la lumière et de la vie auprès de l’humanité innocente, traversant les longs siècles de l’alliance préparatoire, toujours sollicitant et toujours repoussé (v. 11), pour finir par renfermer sa gloire dans une chair humaine, chair meurtrie et sanglante (v. 14). C’est par soi-même, dit encore l’auteur de l’Epître aux Hébreux, qu’il a fait la purification des péchés (Hébreux 1.3) ; et non seulement le salut de l’humanité réside dans le nom de Jésus-Christ, qui est la désignation historique du Fils de Dieu, mais il ne se trouve nulle part ailleurs (Actes 4.12).
Résurrection et Jugement.
Ses œuvres futures sont également les conséquences logiques de ses œuvres passées. La résurrection des morts (Jean 5.28-29 ; 6.54 ; 1 Corinthiens 15.22) et le jugement final (Matthieu 25 ; Jean 5.27 ; Actes 17.31 ; Romains 14.10 ; 2 Corinthiens 5.10 ; Philippiens 2.9) seront les effets de sa parole, à cette réserve près que c’est en qualité de Fils de Dieu qu’il ressuscitera (Jean 5.28-29), et que c’est expressément en qualité de Fils de l’homme qu’il jugera (Jean 5.27) ; car un Dieu seul peut faire sortir la vie de la mort ; mais il convenait à la gloire de Dieu que l’humanité fut jugée par un de ses pairs.
Palingénésie universelle.
Enfin la palingénésie universelle, ou la création des nouveaux cieux et de la nouvelle terre, sera son œuvre comme la création des premiers cieux et de la première terre : Apocalypse 21.5. Puis, à l’heure de la consommation de l’histoire de l’univers, lorsque toute créature se sera déterminée absolument dans le bien ou dans le mal, le rôle médiateur du Fils prendra fin parce qu’il n’aura plus de raison d’être ; et le règne sera remis pour toujours par le Fils au Père, « afin que Dieu soit tout en tous. » (1 Corinthiens 15.24-28).
Nous résumons donc ce chapitre en disant que tout l’intervalle de l’éternité ante et de l’éternité post est occupé par l’activité médiatrice, à la fois révélatrice et opératrice du Fils de Dieu.