Nous trouvons au début du voyage du comte de Zinzendorf un exemple de ce commerce familier qu’il aimait à entretenir avec le Sauveur. Il était sujet au mal de mer, et cette fois-ci il redoutait beaucoup cette indisposition, car il désirait consacrer la traversée à des travaux pressants. « Comme j’avais beaucoup à faire, » raconte-t-il, « je dis au Sauveur qu’il ne convenait guère que je fusse malade si longtemps, et je fus en effet guéri avant même que nous eussions mis à la voile. » La traversée présenta quelques dangers, mais ne fut pas longue ; au bout de trente-trois jours, on aborda à Saint-Eustache. Zinzendorf y prit aussitôt une embarcation pour passer à Saint-Thomas. Il y arriva le 29 janvier 1739.
La mission des Frères y était dans l’état le plus déplorable ; ils avaient trouvé, il est vrai, beaucoup d’accueil auprès des noirs, qui accouraient avec joie pour entendre leur prédication et dont plus de neuf cents s’étaient convertis à l’Évangile. Mais ce réveil des noirs avait déplu aux planteurs, qui avaient appesanti davantage encore le joug sous lequel gémissaient leurs malheureux esclaves et avaient cherché par tous les moyens possibles à arrêter la prédication des Frères. On s’était plaint au gouverneur de ce que ces gens-là voulaient apprendre aux noirs à être plus chrétiens que leurs maîtres ; on les avait accusés d’administrer le baptême sans avoir de caractère ecclésiastique accusation dénuée de fondement, puisqu’ils avaient parmi eux des ministres consacrés. — Enfin la persécution trouva un prétexte plus spécieux dans le refus que firent les missionnaires de prêter un serment qu’on exigea d’eux. Plusieurs Frères, en effet, conservaient à l’égard du serment les scrupules de l’ancienne église morave. On les arrêta donc, on les mit en prison et on les y eût peut-être laissé périr de misère et de maladie, si Dieu n’avait envoyé le comte au moment favorable.
Il y avait trois mois que les Frères étaient en prison, quand Zinzendorf arriva. Il apprit cette fâcheuse nouvelle en débarquant, du premier noir qu’il rencontra. Il s’adressa immédiatement au gouverneur pour le prier de les faire mettre en liberté. Celui-ci, qui sans doute le croyait mieux en cour qu’il ne l’était réellement alors, s’empressa de les lui envoyer par un de ses officiers. Le comte, en voyant entrer ces Frères bien-aimés, s’inclina et leur baisa la main, afin de témoigner à ceux qui étaient présents le respect que lui inspiraient ces humbles confesseurs de l’Évangile que l’on avait traités comme des malfaiteurs. Dès le lendemain, le gouverneur vint lui-même lui rendre ses devoirs et s’excusa de son mieux de l’arrestation des missionnaires. Il protesta qu’elle avait eu lieu sans son autorisation, ajoutant qu’il régnait une telle liberté dans les colonies, qu’il ne dépendait pas de lui de faire ce qu’il voulait. Zinzendorf n’insista pas sur ce qui s’était passé et se contenta de demander si, pendant son séjour à Saint-Thomas, il lui serait loisible de s’occuper lui-même des noirs. Sur la réponse affirmative du gouverneur, il commença sans retard son œuvre.
Les réunions, interrompues pendant l’emprisonnement des Frères, recommencèrent donc sous la présidence du comte ; elles ne commençaient que le soir — car toute la journée les noirs n’avaient pas un moment à eux et se prolongeaient assez avant dans la nuit. Les persécutions souffertes par les Frères avaient été pour les noirs la plus éloquente des prédications ; aussi les vit-on se presser autour de Zinzendorf, avides de recevoir de sa bouche les promesses et les consolations de l’Évangile.
Les missionnaires n’avaient pas eu jusqu’alors à Saint-Thomas de sol ou de maison qui leur appartînt, et cette circonstance, qui les faisait dépendre du bon plaisir d’autrui, était une entrave de plus à leur œuvre et spécialement aux réunions. Le comte parvint, non sans peine, à acheter pour eux une maison avec une petite plantation. On l’inaugura en présence des noirs convertis. Mais quelques blancs, exaspérés de voir que, malgré les efforts qu’ils avaient déjà faits pour la détruire, la mission paraissait prendre plus de consistance qu’auparavant, envahirent en armes la salle où l’on était assemblé et se précipitèrent sur les noirs, qu’ils dispersèrent après les avoir horriblement maltraités. Quelques blancs suffisaient pour maltraiter plusieurs centaines de noirs, car la loi qui existait alors dans les colonies et qui, croyons-nous, existe encore dans les pays à esclaves, ne reconnaissait pour les noirs aucun cas de légitime défense.
Comme le gouverneur ne pouvait empêcher ces désordres ou feignait du moins de ne le pouvoir pas, Zinzendorf jugea urgent de retourner lui-même en Europe pour exposer l’état des choses à la cour de Copenhague.