Luc parle d’un grand nombre d’écrivains qui avaient rédigé avant lui les faits évangéliques d’après les narrations des apôtres. Dans cet ordre d’idées, quatre suppositions ont été émises :
On s’est représenté de nombreux petits écrits, relatant chacun quelque incident de la vie de Jésus ou quelque discours prononcé par lui. Nos évangélistes auraient librement réuni ces petits traités.
On a pensé à l’écrit primitif de Matthieu (Logia), dont parlait Papias, et qu’auraient employé Matthieu et Luc, peut-être Marc lui-même.
On a supposé l’existence d’un Marc antérieur à notre Marc canonique, et qui, avant de se transformer en ce dernier, aurait servi de source aux deux autres synoptiques.
On a tout fait dériver d’un évangile araméen ou hébreu, tronc commun dont nos trois évangiles seraient les branches.
Enfin, plusieurs de ces hypothèses ont été combinées entre elles ; ainsi dans la théorie, aujourd’hui en faveur, des « deux sources, » l’une pour les faits (Marc ou le Proto-Marc), l’autre pour les discours (les Logia), qui seraient à la base de Matthieu et de Luc.
Ce moyen d’explication est celui que Schleiermacher a exposé dans son écrit sur Lucg. Malgré la finesse de l’analyse qu’il a donnée du troisième évangile à ce point de vue, il n’a convaincu personne. Cette explication se heurte trop directement à l’unité de manière, de style et de plan qui règne dans cet écrit. Cependant l’idée qui est à la base de cette hypothèse ne doit pas être entièrement rejetée. Schleiermacher a fort bien montré que les premiers débuts de la littérature évangélique ne furent probablement pas des écrits complets sur la vie de Jésus, mais des rédactions fragmentaires de la tradition apostolique, dues à la plume d’évangélistes désireux de fixer les récits qu’ils avaient entendus pour pouvoir les reproduire fidèlement, ou à des auditeurs qui voulaient conserver dans leur pureté et leur fraîcheur les choses qu’ils avaient reçues. Ces rédactions purent arriver dans les mains de nos évangélistes et être recueillies et utilisées par eux. Les ouvrages dont parle Luc (les « diégèses, » 1.1) étaient sans doute des assemblages de pareils petits écrits.
g – Ueber die Schriften des Lucas, 1817.
Ce sont surtout les parties de discours communes à Matthieu et à Luc qui ont suggéré ce mode d’explication à un grand nombre de critiques (Weisse, Reuss, Réville, Weizsäcker, Holtzmann, Beyschlag, Weiss, Wendt, G. Meyer, Sabatier, Bovon, etc.). Nous avons parlé des Logia au point de vue de la composition de Matthieu seul dans le chapitre sur cet évangileh. Il y a lieu d’envisager maintenant le rôle qu’on leur fait jouer dans l’explication de la relation entre nos synoptiques.
On se représente cet écrit de trois manières différentes : ou bien comme composé uniquement des cinq grands corps de discours qui forment le trait saillant du premier évangile et se trouvent répartis dans son cadre narratif ; – ou bien comme ayant renfermé en général les discours que nous ont transmis le premier et le troisième évangile ; – ou bien comme ayant compris en outre une portion considérable des matériaux historiques conservés dans nos synoptiques. Cette dernière conception, qui est celle de Weiss, attribue à la source un caractère bien plus décidément narratif que la précédente : il ne s’agit plus essentiellement d’un recueil de discours. Nous en renvoyons l’examen à plus tard.
Dans la première supposition, – à laquelle je me rattache, – les Logia, écrit purement didactique, ne peuvent servir à résoudre la question synoptique, puisqu’ils se confondent avec les grands discours de l’évangile de Matthieu, duquel nous croyons avoir prouvé que Luc est indépendanti.
i – Luc n’a pu en aucun cas tirer les discours qu’il donne des discours parallèles de Matthieu : les textes sont trop différents. S’il avait utilisé la source de celui-ci, il faudrait donc admettre qu’il l’a connue sous une forme très différente de celle que nous trouvons dans Matthieu. Et alors ce ne serait plus réellement la même source.
Dans la seconde, qui est celle de Holtzmann et de nombreux critiques, les Logia serviraient à expliquer tout ce que les enseignements de Jésus dans Matthieu et dans Luc renferment de commun ; ils auraient contenu en outre quelques éléments historiques, de courtes introductions telles que celles que Luc et parfois aussi Matthieu ont placées en tête des discours de Jésus. – Mais cette explication se heurte à une difficulté capitale. Si c’est Luc qui nous a transmis les Logia de Matthieu sous leur forme primitive, comment comprendre la liberté qu’a prise l’auteur du Ier évangile, de réunir dans de grandes compositions, souvent privées d’enchaînement logique, ces enseignements variés de Jésus qu’avaient fait naître les rencontres diverses de la vie ? Comment a-t-il pu négliger un si grand nombre d’indications historiques précieuses et surtout tant d’enseignements importants qui devaient se trouver aussi dans sa source ? Car il n’y a pas de motif pour ne pas attribuer à celle-ci le gros des enseignements renfermés dans la partie de son évangile que Luc doit avoir tirée des Logia, bien qu’un grand nombre d’entre eux ne se retrouvent pas dans Matthieuj. Comment se fait-il enfin que l’évangile qui a conservé la vraie forme des Logia de l’apôtre soit celui qui porte le nom de Luc, tandis que celui qui les aurait complètement transformés porte le nom d’évangile de Matthieu ?
j – Voir Beyschlag, dans les Stud. u. Krit., 4881, p. 614, et passim.
Si, au contraire, la source renfermait ces enseignements sous la forme de grands corps de discours que nous présente Matthieu, comment comprendre que nous les retrouvions chez Luc répartis en une foule de discours et d’entretiens particuliers ? Nous avons déjà signalé quelques-unes de ces transpositions. Comparez entre autres la place donnée à l’oraison dominicale dans le grand discours Matthieu ch. 5-7, avec le récit Luc 11.1 et suiv., qui indique, avec un cachet de vérité incontestable, la circonstance spéciale dans laquelle Jésus l’a prononcée ; – l’enseignement sur la Providence dans ce même discours (Matthieu ch. 6), avec la demande caractéristique qui d’après Luc 12.13 en fut l’occasion ; – la façon dont l’invitation à dîner chez un pharisien provoque chez Luc le grand discours de reproche prononcé par Jésus contre ce parti, ou celle dont l’apostrophe aux scribes qui s’y rattache répond à l’interruption de l’un d’entre eux (11.37, 45), et, en face de ces détails pris sur le vif, ce même discours, placé par Matthieu (ch. 23) à Jérusalem, dans le parvis du templek. Il faut choisir : la source ne peut avoir eu à la fois ces deux formes différentes, et un écrivain consciencieux ne peut avoir arbitrairement substitué l’une à l’autre. On a voulu échapper à la difficulté en supposant que les Logia araméens de Matthieu avaient été diversement remaniés avant de servir de source à nos évangélistesl, et on a allégué l’assertion de Papias : que chacun les expliquait comme il pouvait ; ce qui signifierait qu’il s’en était fait une foule de traductions qui circulaient sous des formes très diversesm. L’auteur du 1er évangile en aurait employé une, celui du troisième une autre. Mais on ne fait ainsi que reculer la difficulté. On n’expliquera jamais par un procédé d’interprétation ou de traduction comment d’un même écrit ont pu sortir deux formes aussi opposées que celles des enseignements de Jésus dans Luc et dans Matthieu. Stanton a fait observer que dans tout le sermon sur la montagne il n’y a, entre Matthieu et Luc, que deux versets identiquesn. On cite les discours que les historiens anciens mettent dans la bouche de leurs héros. Mais comprendrait-on, demande Stanton, qu’ayant sous les yeux la relation authentique d’un certain discours, ils en eussent altéré le texte à leur gré ? C’est pourtant là ce qu’auraient fait nos évangélistes à l’égard des paroles de Jésus. Que l’historien profane se livre jusqu’à un certain point à ses propres inspirations et rapporte les faits ou les discours d’après l’idée qu’il se fait du temps et des personnes, cela se conçoit. Mais qu’un écrivain croyant use du même procédé à l’égard de faits et de paroles qui sont objets de foi pour lui et pour ses lecteurs, cela est inadmissible. Il faut conclure de là que l’écrit apostolique des Logia n’a pu servir de source commune à Luc et à Matthieuo.
k – « L’écrit primitif de Matthieu, dit Reuss, ne peut avoir été une des sources de Luc, du moins pas sous la forme que nous connaissons par le Ier évangile, car 1° il l’aurait entièrement disloquée ; 2° en aurait souvent changé le texte ; 3° et surtout l’aurait gravement mutilée. Des 107 versets du sermon sur la montagne, Luc en a 27 au ch. 6, 12 au ch. 11, 14 au ch. 13, 3 au ch. 13, 4 au ch. 14, 3 au ch. 16, 47 nulle part. Les 40 versets du ch. 10 de Matthieu sont dispersés chez Luc dans les ch. 6, 9, 10, 12, 14, 17, 21, et plusieurs laissés de côté. Ainsi des autres discours. A côté de beaucoup de coïncidences verbales, – qui ne prouvent pas nécessairement un rapport de dépendance, mais seulement la sûreté de la tradition, – les textes présentent de grandes différences, soit de teneur, soit de sens, par le changement du contexte… » (Gesch. der heil. Schr. N.T., p. 204).
l – C’est ce qu’admettent, avec des nuances et à des degrés divers, Jülicher (Einl., p. 283-284), Wernle (Synopt. Frage, p. 231-233), Soltau (Unsere Evang., p. 43 et suiv.), Bovon (Théol. du N.T., I, p. 130), etc.
m – Ainsi, par ex., Barth (Hauptprobleme, 2e éd., p. 14). Mais Papias ne songe certainement pas, quand il dit : « Chacun le traduisait comme il pouvait, » à des traductions écrites, mais aux traductions orales qui se faisaient dans les églises où l’araméen n’était pas compris, jusqu’au moment où fut publiée une traduction grecque de cet écrit, comme Zahn l’a démontré d’une façon convaincante (Einl., II, p. 256, 257).
n – Expositor, mars 1893, p. 190.
o – Zahn déclare comme nous inexplicables, en partant d’une source écrite commune, les différences entre des récits comme ceux du centenier de Capernaüm dans Matthieu et dans Luc. Les variations sont, dit-il, telles qu’il s’en rencontre toujours quand un fait est fréquemment reproduit de bouche, alors même que parmi les narrateurs se trouvent des témoins oculaires. Luc, dit-il encore, n’a pu changer l’ordre des tentations, s’il avait la source de Matthieu sous les yeux. Les textes concordants (par ex. dans le discours de Jean-Baptiste, Mt. ch. 3, Luc ch. 3) s’expliquent par la fidélité de la tradition, tandis que les divergences (par ex. dans les textes parallèles du sermon sur la montagne) ne sauraient s’expliquer par le besoin de corriger le style ou le fond, mais sont le fait ordinaire et inévitable de la reproduction orale (Einl., II, p. 403 et 404).
Encore bien moins a-t-il pu servir de source à Marc, comme le suppose Weiss et comme a tenté de le démontrer Titiusp. Car, comme le demande avec raison Beyschlag, serait-il concevable que Marc, ayant sous les yeux cet écrit, avec toute la richesse des enseignements de Matthieu et de Luc, en eût fait si peu d’usage ? Nous retrouvons, du reste, entre les discours de Jésus dans Marc et les parallèles de Matthieu et de Luc, des différences tout à fait analogues à celles qui nous frappent entre les rédactions de ces deux derniers.q
p – Voir 2. Histoire de la discussion (C. La seconde moitié du XIXe siècle).
q – Jülicher ne conclut pas, mais est plutôt défavorable à l’emploi des Logia par Marc (Einl., p. 287, 288). Soltau va plus loin et déclare que « tout rapport littéraire entre Marc et les Logia doit être sûrement nié » (p. 83). Wernle conclut de même : « L’emploi des Logia par Marc ne peut se démontrer. Marc et les Logia puisent plutôt ensemble dans la tradition orale » (p. 210, 211). Wernle ne croit devoir admettre de source écrite dans l’évangile de Marc que pour le discours eschatologique du ch. 13 (la « petite apocalypse » dont nous avons parlé. Mais, même pour ce discours, il n’est nullement nécessaire d’attribuer à Marc une source écrite (les Logia), comme l’a montré Beyschlag dans son travail intitulé Die apostolische Spruchsammlung und unsere vier Evttngelien (Stud. u. Krit., 1884, p. 565 et suiv.). « Nous croyons, dit-il, qu’ici aussi la provenance commune (de la bouche de Jésus) suffit pleinement à expliquer la ressemblance des textes… Le résultat qui nous paraît acquis, c’est qu’il n’y a nulle nécessité de dériver aucune des paroles de Jésus, dans Marc, du Recueil des discours de l’apôtre Matthieu » (p. 587).
Si généralement admise que soit à cette heure l’hypothèse de la source commune dite des Logia, nous nous permettons donc, avec Hase, Wetzel, Zahn, de la regarder comme absolument improbable.
Ce qui a donné naissance à l’hypothèse d’un Marc primitif, ébauche du nôtre, c’est, d’un côté, le jugement de Papias, d’après lequel Marc n’aurait pas écrit « avec ordre, » – ce qui, dit-on, ne s’applique nullement au Marc canonique, – et, de l’autre, l’observation que Matthieu et Luc renferment bien des morceaux communs qui ne se trouvent pas aujourd’hui dans Marc et qui devaient s’y trouver précédemment, si Marc est leur source commune à tous deux. Un Marc plus ancien, supposé plus riche, explique cette anomalie. Ainsi raisonnent une partie des défenseurs de l’hypothèse du Proto-Marc. D’autres, au contraire, comme Weizsäcker, Reuss, Jacobsenr, font celui-ci plus pauvre que notre Marc. Selon Reuss, toute l’histoire de la Passion y manquait, car la différence totale entre Luc et Matthieu, dans cette partie, ne permet pas d’admettre qu’ils aient puisé ici à la même source.
r – Untersuchungen über die synopt. Evangelien, p. 57-80.
Le principal promoteur de l’hypothèse, celui qui en a poursuivi l’application avec la plus grande conséquence, l’ayant abandonnée, nous pourrions nous dispenser de la réfuter. Remarquons seulement qu’il a toujours été impossible à Holtzmann d’expliquer ce qui avait engagé l’auteur de notre Marc à appauvrir ainsi l’écrit de son modèle, et d’autre part que l’on ne comprendrait pas un récit de la vie de Jésus ne se terminant pas par l’histoire de la Passion. Le désaccord entre ceux qui faisaient du Proto-Marc un livre plus riche et ceux qui le faisaient plus pauvre que notre Marc, a beaucoup contribué à décréditer cette hypothèse si favorablement accueillie au premier moment, et à montrer sur quelle base incertaine elle reposaits. Et en effet le témoignage de Papias s’explique naturellement, si l’on admet qu’il comparait Marc avec l’ouvrage de Matthieut. Les paroles du Seigneur, dispersées dans Marc, lui paraissaient reproduites sans ordre, en regard des grands enseignements des Logia où elles sont classées selon les matières. Quant à la nécessité d’attribuer au Proto-Marc ce que possèdent en commun Luc et Matthieu et qui manque dans notre Marc, elle ne repose que sur l’opinion préconçue que Marc est la source des deux autres. Contre cette opinion s’élèvent toutes les preuves que nous avons données plus haut.
s – Voir la réfutation décisive qu’en a donnée Wernle (Synopt. Frage, p. 215-218) ; comparez Soltau, p. 30.
t – Et non avec le IVe évangile, comme l’ont pensé Ewald, Renan, Lightfoot, et comme le soutiennent encore Rarnach (Chronol., p. 685, 691), Jülicher (p. 240) et Wernle (p. 207), par la raison que le jugement de Papias provient des cercles johanniques, où l’on était porté à donner raison à Jean contre les synoptiques. Voir plus haut.
Dans un travail tout récent (Das Marcusevangelium und seine Quellen, 1904), le licencié R.-A. Hoffmann, de Kœnigsberg, renouvelle d’une façon originale l’hypothèse d’un évangile primitif araméen, mise en avant sous diverses formes par Resch (voir plus bas), Wellhausen, Nestlé, Blass et d’autres. Il s’agit ici d’un Proto-Marc, le IIe évangile étant reconnu source des deux autres. Mais il ne peut l’avoir été que sous forme araméenne, et non grecque, vu l’extrême divergence des textes, – pas un seul des 619 versets de Marc ne se retrouve absolument identique dans les deux autres (p. 4), – divergence qui doit s’expliquer en grande partie par des différences de traduction. L’auteur distingue deux formes de cet évangile sémitique : l’une, plus ancienne et plus brève, qu’a employée Matthieu, destinée à des lecteurs judéo-chrétiens, a conservé plus purement le coloris juif et palestinien de la vie et des enseignements de Jésus ; l’autre, remaniement et développement de la première, a été employée par Marc et Luc ; destinée aux pagano-chrétiens d’Orient, elle trahit l’influence marquée du paulinisme. D’accord avec Weiss, Hoffmann n’admet pas que l’auteur de la rédaction primitive puisse être le Marc des Actes et des Colossiens, – car il a bien pu être collaborateur de Pierre, mais non de Paul, – ni qu’il ait été un témoin de la vie de Jésus, car alors « la tradition johannique, qui en tant de points complète et rectifie la tradition synoptique, resterait une énigme » (p. 642). Notre Marc canonique est la première rédaction grecque, peu amplifiée, de l’évangile sémitique ; il date encore d’avant 70 ; l’absence, dans Marc 13.24 de l’εὐθύς de Matthieu 24.29, dont la critique fait un argument décisif pour la composition de Marc après 70, ne prouve absolument rien : Marc établit au contraire un lien tout aussi et même plus étroit que Matthieu entre la ruine de Jérusalem et la Parousie. L’auteur n’admet pas que Luc se soit servi de notre Marc. « Le texte de Marc présente, dans les morceaux parallèles, beaucoup trop de traits originaux pour que je puisse sérieusement admettre la possibilité que Luc ait connu Marc dans sa forme actuelle. Je ne puis résoudre le problème compliqué du rapport du texte de Marc à ses parallèles que par la supposition d’une source araméenne que Matthieu reproduit encore sous sa forme primitive, tandis qu’elle est employée par Luc et Marc sous une forme remaniée. Aucun des synoptiques n’a connu l’un des deux autres » (p. 9 et 10). Tout en reconnaissant que, pour une partie des discours de Luc et de Matthieu, il faut admettre – vu les coïncidences verbales – une source grecque commune (les Logia), l’auteur estime que pour une autre partie de ces enseignements les différences sont si grandes qu’il faut renoncer à admettre une source commune, en quelque langue que ce soit. « L’hypothèse des Logia a besoin à cet égard d’être encore révisée à fond » (p. 6-7).
Ce sont là des paroles d’or. Quant à la thèse fondamentale de l’auteur, elle nous paraît sujette à de sérieuses objections. La tradition ne lui est pas favorable. Comment se fait-il que Papias ait parlé d’un Matthieu araméen primitif, tandis que l’ouvrage de Marc est pour lui évidemment un écrit grec et que l’antiquité chrétienne n’a jamais rien su d’un Proto-Marc araméen ? Les différences si grandes qui existent, quant au contenu et à la disposition, entre Marc et Luc notamment, restent inexplicables, dans cette hypothèse comme dans toute autre, en partant d’une source commune, qu’elle soit grecque ou araméenne, et les coïncidences verbales, surtout entre Matthieu et Marc, ne sauraient s’expliquer par les rencontres fortuites de traductions faites indépendamment l’une de l’autre. Enfin, rien de plus arbitraire que l’opération par laquelle on démêle les deux recensions successives de l’évangile primitif. Voir les objections très fondées de Wernle (Synopt. Frage, p. 224-223) contre le point de vue de Blass et le jugement que porte Dalman sur les essais de démontrer un original sémitique à la base de nos évangiles (Worte Jesu, I, p. 56 et 57).
Ce mode d’explication, en honneur aux débuts de l’étude du problème synoptique (Lessing, Eichhorn), a paru de nos jours dans les travaux simultanés et indépendants de Resch et de Marshallu.
u – Voir 2. Histoire de la discussion (C. La seconde moitié du XIXe siècle).
L’évangile hébreu de Resch, rédigé peu après la Pentecôte, ressemble beaucoup à la source apostolique de Weiss ; mais il comprend un plus grand nombre d’éléments narratifs, de manière à former un ouvrage évangélique complet. Il est en quelque sorte la carrière d’où nos trois synoptiques ont tiré chacun les matériaux qui leur convenaient pour l’édifice qu’ils se proposaient de construire. Marc paraît avoir le premier fait ce travail, travail soi-disant de traduction, en réalité un vrai remaniement, car d’un côté il extrait ce qui lui convient, de l’autre il se livre à une peinture de miniature à l’égard des récits qu’il utilise. L’auteur de notre Matthieu se sert d’une autre traduction, qu’il pourrait avoir faite lui même, mais qui est plus probablement antérieure à lui. La traduction qu’a employée Luc doit avoir été semblable à celle dont s’est servi Matthieu ; elle était seulement plus paulinienne, celle-ci plus judaïsante. Ce ne sont pas seulement nos évangélistes qui ont puisé dans ce grand ouvrage ; ce sont tous les écrivains du N.T. On en retrouve la trace chez Jacques, Pierre, dans l’Apocalypse, et surtout chez Paul. Bien plus : le grand nombre des paroles extra-canoniques, que l’on rencontre chez les Pères et dans les évangiles apocryphes, et que Resch a recueillies, proviennent de cet écrit. Les différences de teneur que présentent les paroles de Jésus dans les textes canoniques ou autres, s’expliquent en majeure partie par le double sens que l’on peut donner aux termes hébreux de l’original. Resch déploie dans l’application de ce moyen une érudition et une fertilité d’expédients surprenantes.
Il en est de même de la tentative de Marshall, Celui-ci part d’un évangile primitif en langue araméenne ou syro-chaldaïque, celle qu’a parlée Jésus, comme c’était le cas de la majorité du peuple, entre autres dans le nord de la Palestine. Resch pense, il est vrai, qu’il peut tout aussi bien avoir parlé en hébreu, surtout lorsqu’il citait l’Ancien Testament et enseignait dans les synagoguesv. Mais la traduction araméenne que Marc joint à plusieurs paroles de Jésus (Thalita koum, Epphata, Abba, Eloï, Eloï, lama sabctchtani, ne s’explique que par l’intention de rapporter les ipsissima verba du Seigneur. La dernière de ces paroles entre autres eût été sans cela citée plutôt en hébreu, d’après le psaume, qu’en araméen. Il faut donc sur ce point donner raison à Marshall contre Resch. Son hypothèse est aussi beaucoup plus simple et limitée ; elle se borne à expliquer les différences de textes entre nos synoptiques par des interprétations différentes des termes de l’original araméen, en faisant intervenir les altérations par substitution, transposition ou omission de lettres, que l’antique alphabet araméen rendait plus aisées que cela ne le serait avec les nôtres. Nous citerons comme exemple le cas le plus heureux, à notre sens, qu’ait allégué Marshall. Il s’agit de la réponse de Jésus au jeune homme riche. Marc et Luc disent : « Pourquoi m’appelles-tu bon ? » Matthieu : « Pourquoi m’interroges-tu sur le bien ? » Marshall montre qu’en araméen il n’y a qu’une lettre qui distingue ces deux questions : Lema amer ath li tav (Me, Luc) ; – Lema amer ath li letav ou lidetav (Matthieu). Si tous les exemples étaient aussi frappants que celui-ci, on serait tenté de croire à la solution proposée. Peut-être est-elle en effet applicable à un certain nombre de cas. J’en avais moi-même cité un (indiqué déjà par Ebrard), dans mon Commentaire sur Luc (à 9.3) : Jésus dit dans Matthieu et Luc : « Ne prenez rien, pas même un bâton ; » dans Marc (6.8) : « Ne prenez rien, si ce n’est un bâton. » La contradiction est flagrante, mais s’explique peut-être par la forme sémitique : Ki im matté, « car si un bâton, » ellipse fréquente en hébreu, qui peut être complétée soit par : « c’est suffisant » (Marc), soit par : « c’est déjà trop » (Matthieu, Luc). Mais sur le nombre incalculable des cas de divergence entre nos synoptiques, il n’y en a qu’une très petite part que ce moyen-purement philologique suffise à résoudre. Comment de deux aveugles ou de deux possédés (Matthieu) arriverait-il à en faire un seul (Marc, Luc) ? Et ainsi des mille différences de faits que nous avons signalées. Marshall se voit, pour embrasser dans son explication un plus grand nombre de cas, obligé d’étendre outre mesure le sens de certains termes araméens ou de supposer des changements de lettres en beaucoup plus grand nombre que cela n’est admissible entre la composition de l’original et la confection des copiesw. On cite le texte de l’A.T., si rempli de fautes. Mais des siècles séparent ici les originaux des copies, tandis que pour l’évangile araméen on ne disposerait que de peu d’années. Du reste, il est peu vraisemblable, comme Schleiermacher l’a montréx, que la littérature évangélique ait commencé par un grand ouvrage complet sur l’histoire de Jésus. Holtzmann observe lui-même, pour prouver que la forme des Logia Luc 9.51-18.14 est plus conforme à l’écrit primitif que celle des grandes compositions de Matthieu : « A priori, il nous paraît que ce qui a dû être écrit d’abord, ce sont de courtes sentences, des maximes nettement formulées, plutôt que de longs discours dont la rédaction exige une réflexion prolongéey. »
v – Selon Resch, Jésus a dû parler l’hébreu (modernisé) quand il enseignait d’après l’A.T., l’araméen lorsqu’il s’entretenait avec le bas peuple en Galilée, le grec avec les Juifs parlant cette langue, soit dans les villes palestiniennes, soit en Décapolis.
w – Voir les critiques de son système par les prof. Driver et Allen (Expositor, 1893).
x – Voir plus haut
y – Synopt. Evangelien, p. 130.
Nous avons à faire valoir à peu près les mêmes motifs contre la forme donnée par Resch à cette hypothèsez. Ajoutons que, s’il avait réellement existé un ouvrage de cette dimension et d’une diffusion aussi étendue que le suppose Resch, on ne comprendrait pas qu’il eût disparu sans laisser d’autres traces de son existence. Il aurait été employé par d’innombrables écrivains, sans qu’aucun l’eût expressément cité, comme ont été mentionnés l’évangile des Hébreux ou celui des Egyptiens ! Luc lui-même, parlant des écrits des πολλοί qui ont précédé le sien, n’aurait pas donné une place spéciale à celui-ci, dont le rôle aurait été si grand dans la littérature évangélique et dans la composition de son propre ouvrage ! D’ailleurs, les trois synoptiques, entre lesquels nous remarquons des différences de fond si considérables, se seraient éloignés sans scrupule, même pour le fond des choses, de cette source commune, et d’autre part s’y seraient tenus assez littéralement pour qu’on pût expliquer les divergences qui les séparent par une simple différence dans le sens de quelques termes. L’impossibilité que nous avons reconnue de faire dépendre des Logia les deux formes d’enseignement que nous trouvons dans Matthieu et dans Luc existe également à l’égard de cet évangile hébreu ; et, s’il a paru difficile d’expliquer les abréviations opérées par notre Marc canonique sur un Proto-Marc beaucoup plus riche, à plus forte raison le sera-t-il d’expliquer le maigre extrait fait par Marc de l’évangile de Resch, infiniment plus riche encore. Comme l’a dit Jülichera en parlant de l’hypothèse de ce savant, il se trouverait que Marc, Matthieu et Luc auraient maltraité chacun à son gré cet ouvrage d’une importance capitale, cette γραφή.
z – Comparez la critique de l’hypothèse de Resch, chez Paul Ewald (Das Hauptproblem der Evangelienfrage, p. 203-208) et chez Dalman (Worte Jesu, I, p. 34 et suiv.).
a – Theol. Litteraturzeitung, 1890, n°13.
Quant aux citations que prétend en trouver Resch dans les épîtres de Paul, ces passages ou bien s’expliquent suffisamment par la tradition chrétienne, ou bien ne présentent que des rapprochements fort naturels dus à l’esprit chrétien nourri de la parole du Seigneur. Un certain nombre toutefois peuvent faire supposer que Paul a connu et emploie le Recueil des Logia.
Pour atténuer ce qu’ont de surprenant les profondes divergences de nos textes évangéliques, s’ils proviennent d’une même source, Resch a allégué divers exemples connus de recensions très différentes d’un même texte fondamental : les Homélies et les Reconnaissances clémentines, les deux recensions des Actes de Pilate, les remaniements au Livre d’Hénoch, etc. Mais l’Eglise aurait-elle traité un document apostolique sur la vie et l’enseignement de son divin Chef, comme on a cru pouvoir traiter des écrits dont le caractère romanesque et l’origine obscure ne pouvaient inspirer respect et confiance ? – Resch a cité encore les additions nombreuses à l’histoire évangélique, qui se trouvent dans le Codex Cantabrigiensis et dans ses acolytes, la version syriaque de Cureton, le Diatessaron de Talien et d’anciennes versions latines, additions qu’il dérive de l’évangile hébreu qu’il suppose. Il faut y voir simplement des annotations marginales, qui ont fait invasion dans le texte de nos évangiles.
La « source apostolique » de Weiss est, de tous les écrits imaginés pour expliquer l’origine de nos synoptiques, celui qui se rapproche le plus de l’évangile primitif de Resch, et ce serait ici le lieu d’en parler, si cette source ne se combinait chez lui avec une autre, le Marc canonique ; le système de Weiss se rattache donc plutôt à la théorie des « deux sources, » dont nous parlerons tout à l’heure. Avant de l’aborder, nous devons mentionner encore le système de Zahnb, qui s’accorde avec celui de Resch en ce qu’il reconnaît la grande source écrite de toute la littérature synoptique dans un évangile primitif sémitique, dû à la plume de l’apôtre Matthieuc.
b – Einl. in das N.T., II, § 51-63.
c – Voir 2. Histoire de la discussion (C. La seconde moitié du XIXe siècle).
Zahn s’élève avec énergie contre la prétendue découverte de Schleiermacher : l’existence d’un recueil de Discours de Jésus composé par Matthieu, dont aurait parlé Papias. Le mot logia (paroles) ne désigne nullement chez ce Père le contenu exclusif de l’ouvrage de Matthieu, encore moins le titre de son écrit, mais l’élément de cet écrit qui l’intéressait avant tout et sur lequel devaient porter les « explications » qu’il donnait lui-même dans son livre : « Exégèses des discours du Seigneur. » Papias ne veut donc nullement dire que Matthieu n’ait rédigé que des discours. On ne peut supposer que les paroles de Jésus aient jamais été reproduites séparées du cadre historique correspondant, sans lequel elles ne peuvent être comprises. Les assertions de Papias se rapportent donc à un évangile completd, dont il ne connaît évidemment que la reproduction grecque, en usage dans son milieu : notre évangile canonique de Matthieu. Celui-ci est la traduction de l’original apostolique araméen, lequel, avant d’être traduit en grec, a servi de source à Marc, qui le combine avec les souvenirs de Pierre. Le traducteur de Matthieu s’est à son tour servi de Marc, ce qui explique que celui-ci apparaisse tantôt dépendant, tantôt original par rapport à Matthieu, et rend compte des coïncidences verbales entre les textes grecs des deux évangiles. Luc, enfin, s’est servi de Marc, mais non du Matthieu grec, qui lui est postérieur, et il n’a pu utiliser l’original araméen, dont il ne possédait sans doute pas suffisamment la langue. Il résulte d’ailleurs de son prologue (v. 1 et 2) qu’il n’a point eu à sa disposition d’écrit d’un apôtre. Il n’est pas admissible non plus que Luc ait employé les mêmes sources que Matthieu. Ce que les deux évangélistes ont de commun, en plus de Marc, provient de la tradition, ce qui explique les divergences si nombreuses des textes.
d – Comme cela a toujours été admis jusqu’à Schleiermacher : nul ne-doutait que le témoignage de Papias ne se rapportât à notre Ier évangile.
Ce système, en apparence aussi simple qu’ingénieux, a l’avantage de donner successivement la priorité aux deux évangiles auxquels la critique moderne a cru pouvoir l’attribuer, et de rendre compte ainsi des faits opposés mis en avant par les partisans de l’antériorité soit de Marc, soit de Matthieu. Mais il se heurte à des difficultés selon nous insurmontables. Il suppose l’emploi des évangiles l’un par l’autre : de Matthieu (araméen) par Marc et de Marc par Luc et Matthieu (grec), emploi dont nous avons montré l’impossibilité. Il ne s’accorde pas avec le sens naturel du passage de Papias tel que nous l’avons exposé, ni avec les conclusions que suggère l’examen du Ier évangile lui-même relativement à l’existence du Recueil des discours. Il fait de l’évangile l’œuvre directe de l’apôtre Matthieu, ce qui, pour de sérieuses raisons, me paraît inadmissiblee. Enfin, cet ouvrage ne serait pas une œuvre originale, mais une traduction. Or, c’est là ce que Zahn est loin d’avoir démontré. Les preuves qu’il en fournit (II, p. 297-301, 309-314) sont manifestement insuffisantes et ont pu être qualifiées de « plaisantes » (Wernle, p. 120). Zahn reconnaît lui-même que le style de Matthieu est beaucoup moins araméisant que celui de Marc ; n’en devrait-il pas conclure que, si l’un des deux est une traduction, ce doit être Marc et non pas Matthieu ? On est généralement d’accord aujourd’hui pour reconnaître le caractère original de l’écrit de Matthieu.
e – Zahn explique la brièveté et la sécheresse des récits de Matthieu, comparés à ceux de Marc qui portent à un si haut degré le cachet de l’autopsie, par le but apologétique de son écrit. Il n’en reste pas moins que la narration de Matthieu ne présente aucun des caractères qu’on s’attendrait à trouver dans le récit d’un témoin et qu’elle renferme des inexactitudes qu’on n’y saurait admettre.
Nous arrivons aux modes de solution aujourd’hui les plus approuvés, mais non pas les plus simples : ceux qui reposent sur l’admission de deux sources, l’une canonique, Marc (ou, ce qui revient au même, le Proto-Marc), l’autre extra-canonique, le Recueil des discours ou Logia.
A. Le mode le moins compliqué consiste à mettre sur le même rang ces deux sources, considérées comme indépendantes l’une de l’autre ; l’une, essentiellement narrative, ayant fourni la matière historique des deux grands synoptiques (comme Marc canonique) ou même des trois (comme Proto-Marc) ; l’autre, essentiellement didactique, servant à expliquer les enseignements communs à Matthieu et à Luc. Les partisans de ce système sont en quelque sorte innombrables. Inventé proprement par Weisse, il a été développé avec le soin le plus minutieux par Holtzmann. C’est celui de Reuss, Weizsäcker, Beyschlag, Jülicher, Wernle, O. Holtzmann, Réville, Sabatier, Nicolas, G. Meyer, Bovon, etc. Après ce que nous avons dit relativement à l’existence du Proto-Marc et à l’emploi de Marc et des Logia par Luc, ainsi que de Marc par Matthieu, nous n’avons rien à ajouter de plus pour réfuter ce système.
B. Un mode plus compliqué est celui qui admet une combinaison des deux sources par le fait de la dépendance de l’une par rapport à l’autre. Ce système, déjà indiqué par Ewald, Ritschl, Meyer, a été développé par B. Weiss avec un soin persévérant et une habileté incomparablef. Tout en rendant hommage à l’immense labeur de ce savant, nous ne saurions cependant en admettre les résultats. Le fondement de l’accord entre nos synoptiques n’est, selon lui, ni Marc, ni le Proto-Marc, mais la « source apostolique, » c’est-à-dire l’écrit de Matthieu connu de Papias sous le nom de Logia. Dans un assez grand nombre de cas, en effet, Marc ne semble pas présenter le texte le plus primitif : sa forme paraît dériver plutôt de celle de Matthieu, beaucoup plus simple et originale. C’est par conséquent, dans ces cas assez nombreux, notre Matthieu canonique qui a conservé la vraie forme de l’écrit apostolique, que Marc a amplifiée. D’autres fois, le cas inverse se présente : Marc a tous les caractères de l’originalité par rapport à la forme secondaire de Matthieu et de Luc. Ce rapport compliqué s’explique par l’hypothèse suivante : Les Logia n’étaient nullement un ouvrage purement didactique : ils renfermaient déjà une grande partie de la matière historique des trois synoptiques. Dans cet ouvrage s’est pour la première fois fixée la narration en quelque sorte stéréotypée des apôtres à Jérusalem. C’est là qu’ont été puisés un grand nombre des morceaux communs aux, trois évangiles et la plupart des enseignements communs à Matthieu et Luc, parfois aussi à Marc. Celui-ci a écrit en partie d’après les récits de Pierre ; il a introduit dans la narration non ordonnée des Logia l’ordre historique qui lui manquait. C’est au moyen de son écrit et des Logia qu’ont été composés les deux autres synoptiques. Les trois synoptiques dépendent donc des Logia, mais Matthieu et Luc dépendent en même temps de Marc. L’accord de Luc avec les deux autres cessant avec le récit de la Passion (au moment de l’onction de Béthanie), Weiss en conclut que la source apostolique s’arrêtait à ce point du récit et que par conséquent elle ne contenait pas le récit de la Passion. – Son système est une fusion de l’hypothèse de l’évangile primitif avec celle des deux sources.
f – Voir 2. Histoire de la discussion (B. La première moitié du XIX siècle).
Nos objections contre ce point de vue sont les suivantes :
1. Le sens du terme Logia employé par Papias ne permet de penser qu’à un recueil de discoursg, avec, tout au plus de courtes indications sur la situation où ils furent prononcés, mais non à un écrit rempli de faits. Singulier recueil de discours, dit Holtzmann, qu’un écrit où se trouveraient tous les morceaux historiques que Weiss attribue aux Logia !
g – Nous devons maintenir ce sens en dépit de l’opposition de Wernle (p. 118) et de Bolliger. qui fait de grands efforts pour prouver que Logia désigne un évangile complet (Markus, p. 3-11).
2. Un tableau du ministère de Jésus qui ne se terminerait pas par la Passion est inconcevable. Weiss répond que cette portion de l’histoire de Jésus était suffisamment connue à Jérusalem, où a été fixée la tradition apostolique. Chacun sent l’insuffisance de cette explication. L’ouvrage imaginé par Weiss est un monstre.
3. Nous avons fait voirh qu’on ne peut envisager les enseignements de Jésus dans Matthieu et Luc comme provenant d’un même document ; on ne peut davantage expliquer les énormes omissions qu’il faudrait attribuer aux trois évangélistes et surtout à Marc, s’ils avaient sous les yeux les Logia composés comme le veut Weiss.
4. Si Marc a tiré des Logia une grande partie, la plus grande peut-être, de son contenu, on ne voit pas bien dans quelle mesure il reste une source indépendante pour l’histoire de Jésus, et l’importance des souvenirs de Pierre qu’il doit, d’après la tradition unanime, avoir conservés, est réduite à peu de chose. On ne fait droit au caractère simple et original de Marc que si on le considère comme entièrement indépendant des deux autres et des Logia.
5. D’une part, les évangélistes auraient profondément remanié les paroles et même les faits qu’ils trouvaient dans leur source ; de l’autre, ils se seraient servilement attachés à celle-ci, soit en la reproduisant littéralement, soit en substituant à certaines expressions des expressions équivalentes, ou aussi non équivalentes. On parle, il est vrai, d’un emploi libre, dû simplement à des réminiscences de lectures ou d’auditions fréquentes. Mais il faudrait admettre d’étranges intermittences dans cette mémoire, tantôt fidèle jusqu’à la lettre, tantôt infidèle jusqu’à la contradiction. La simple mémoire explique d’autant moins les différences de fond que l’on s’en sert davantage pour expliquer les ressemblances verbales. Comment, demande Wetzel, expliquer d’un côté des changements raffinés, réfléchis, minutieux, et, dans les mêmes morceaux, une reproduction servile là même où les changements auraient été aussi bien et même mieux motivés ?
Je ne connais pas de lecture plus pénible et fatigante que celle des deux écrits de Weiss sur Marc et Matthieu, où il s’efforce d’expliquer et de motiver tous les changements de détail dans les récits communs aux évangélistes. On éprouve à la fois la plus vive admiration pour ce minutieux labeur et une sorte de répugnance pour une tâche si rebutante et une solution si invraisemblable, qui fait penser au mot de Lange : « L’œuvre de la mort pour expliquer celle de la vie. »
Le Proto-Marc avait été imaginé en faveur du système de la priorité de Marc, afin d’expliquer les récits communs à Matthieu et à Luc qui ne se trouvent pas dans le Marc canonique. Les Logia, tels que les a conçus Weiss, sont destinés à remplir le même office. Mais même dans les cas où l’on admet que Matthieu et Luc dépendent ensemble de Marc, on trouve une foule de petits traits qui leur sont communs et qui manquent à Marc, des nuances de style, des modifications ou des omissions, qui exigent une explication autre que l’emploi commun de Marc ou des Logia, ces derniers n’ayant pu (d’après le point de vue de la plupart des critiques) contenir assez d’éléments historiques pour satisfaire à ce besoin. Il ne reste qu’un moyen, celui auquel a recouru Simons, l’emploi direct de Matthieu par Luc. Si ce dernier a employé Marc et en même temps connu Matthieu, on comprend que, dans les morceaux mêmes qu’il tire de Marc (ou aussi des Logia), il ait admis certaines modifications déjà introduites par Matthieu ; ce qui résout le problème de ces ressemblances et omissions communes, sans recourir à un Proto-Marc, ni même, dans une foule de cas, aux Logia. Le travail de Simons a fait sensation, surtout peut-être par le succès qu’il a obtenu en amenant Holtzmann à renoncer à son précédent système, basé sur le Proto-Marc, et à admettre ce qu’il avait vivement combattu dans ses Evangiles synoptiques : l’emploi direct de Matthieu par Luc. Sa conversion, il est vrai, se préparait dès longtemps. Nous avons vu plus haut quelle était cette démonstration fameuse et ce qu’elle valait. Nous croyons avoir des raisons suffisantes de rejeter ce système, d’après lequel Marc et les Logia seraient le fond sur lequel Matthieu aurait travaillé, et Luc un compilateur-romancier, qui aurait construit une histoire à sa guise en usant des matériaux fournis par les sources de Matthieu et par Matthieu lui-mêmei. Ce n’est pas là le genre de travail que Luc s’attribue dans son prologue ; ce n’est, pas non plus celui que révèle son écrit.
i – En deux mots : Matthieu a brodé sur Marc, et Luc sur tous les deux !
Pour justifier les libertés qu’il lui impute, Simons allègue les trois récits si différents de la conversion de Paul dans les Actes (ch. 9, 22 et 26). Mais d’abord ces trois récits se trouvent dans le même ouvrage ; l’auteur estime donc que le lecteur trouvera dans le livre même le moyen de les agencer et de les compléter l’un par l’autre ; il en est autrement des évangiles, écrits séparément et pour des cercles de lecteurs différents. Il y a plus : les différences des narrations dans les Actes sont motivées par la nature des personnes auxquelles elles s’adressent. Au ch. 26, Paul plaide devant Agrippa et Festus : il est indifférent qu’il mette, pour abréger, dans la bouche de Jésus lui-même, la mission qui lui a été adressée par l’intermédiaire d’Ananias et qu’il omette sa guérison et son baptême par ce Juif croyant. En quoi la personne d’Ananias aurait-elle intéressé le roi et le proconsul ? Au ch. 22, au contraire, où il parle devant le peuple, il met dans tout son jour le rôle de ce Juif pieux, qui avait ici son importance. Il parle de ses compagnons, qui « ont vu la lumière, » tandis qu’au ch. 9 « ils n’ont aperçu personne. » De plus, au ch. 9, ses compagnons « ont entendu la voix, » tandis qu’au ch. 22 ils ne l’ont pas « comprise » (ἀκούειν avec l’accusatif). Il n’y a pas là de contradiction insoluble ; l’auteur pouvait s’exprimer ainsi sans danger de n’être pas compris, les expressions d’un texte servant à préciser et compléter celles de l’autre.
La forme dans laquelle Wendt a présenté l’hypothèse des deux sourcesj est moins compliquée que les systèmes de Weiss et de Simons. Marc et les Logia sont, d’après lui, complètement indépendants l’un de l’autre. Marc est formé par la réunion de certains groupes de récits déjà fixes dans la tradition orale ; il y mêle d’autres narrations apostoliques qu’il a recueillies et rédigées lui-même pour la première fois. Le morceau 12.13-37 se distinguerait clairement des récits de Marc lui-même et aurait primitivement formé avec 2.1-3.6 un tout ayant pour objet les réponses victorieuses de Jésus à ses adversaires. Wendt s’appuie sur la relation frappante entre 3.6 et 12.13. Mais il se laisse séduire ici par une coïncidence purement accidentelle. Quel rapport réel y a-t-il entre une discussion sabbatique comme celle du ch. 3, et la question des sadducéens (ch. 12), qui fait partie d’un ensemble d’épreuves parfaitement liées entre elles dans les trois synoptiques et marquant la clôture du ministère de Jésus ? – La seconde source, les Logia, a pour auteur Matthieu : elle contenait un exposé complet des enseignements de Jésus, tels qu’on les retrouve dans Matthieu, et pas seulement les cinq grands corps de discours. Les auteurs du premier et du troisième évangile se sont tous deux proposé de combiner ces deux sources, mais selon deux points de vue tout différents. Luc, qui connaissait évidemment les Logia autrement que par l’intermédiaire de Matthieu, les a agencés avec l’évangile de Marc tout autrement que ne l’a fait Matthieu et en a mieux conservé la liaison et la teneur. – Ce système se heurte selon nous à l’impossibilité de faire dériver les enseignements de Jésus dans ces deux évangiles d’une même source écrite. Nous devons revenir ici sur l’un des faits sur lesquels les partisans du système des deux sources s’appuient avec le plus d’assurance : le phénomène des doublets, c’est-à-dire des récits ou des paroles qui se lisent deux fois dans le même évangile, sans qu’on puisse admettre que le fait se soit reproduit ou que la parole ait été prononcée deux fois. Ce phénomène, qui se remarque chez Luc et surtout chez Matthieu, serait la preuve palpable de l’emploi de deux sources différentes, auxquelles seraient empruntées les deux séries de paroles ou de faits. On constate chaque fois, en effet, que l’une des deux paroles a son parallèle dans Marc, tandis que l’autre appartient aux discours provenant des Logiak.
j – Voir 2. Histoire de la discussion (C. La seconde moitié du XIXe siècle).
k – Voir la liste de ces doublets dressée par Wernle (p. 111-113), qui en compte 9 dans Luc et 12 dans Matthieu, tirés des deux sources (Marc et les Logia) ; quatre d’entre eux sont communs à Matthieu et à Luc et prouveraient sans réplique cette provenance de deux sources.
Holtzmannl a cru pouvoir ranger dans la catégorie des doublets les cas où Matthieu parle de deux démoniaques, de deux aveugles, au lieu d’un que mentionnent Marc et Luc (à Gadara, à Jéricho) : Matthieu ajoute un second sujet pour compenser l’omission antérieure de quelque miracle analogue (le démoniaque de Capernüm, l’aveugle de Bethsaïda, Marc ch. 1 et 8). – Mais ce ne sont pas là de vrais doublets, et on se demande d’ailleurs comment cette minutieuse fidélité à rappeler un fait précédemment omis se concilie avec l’infidélité grossière qui consisterait à transférer ces guérisons de Capernaüm et de Bethsaïda à Gadara et à Jéricho, et à fondre en un seul des faits dont les circonstances ont été, en réalité, très différentes. Ce procédé véritablement inepte peut-il être attribué à un historien sérieux ? La seule conclusion à tirer de l’omission d’un premier fait et du redoublement introduit dans un second par Matthieu, c’est que celui-ci n’a connu ni Marc, ni Lucm.
l – Synopt. Evangelien, p. 255, 256.
m – D’après Simons, Luc a connu Matthieu : il a rejeté les corrections introduites par lui dans le récit de Marc. Mais ces corrections, d’où Matthieu lui-même les avait-il tirées ? Simons se contente de dire que, de quelque manière qu’on les explique, « elles ne constituaient pas une amélioration. » Encore une fois, d’où provenaient-elles ?
Weiss, avec beaucoup d’autres, range, également à tort, dans la classe des doublets les deux multiplications des pains, comme si c’étaient là deux récits du même fait, amplifié de deux manières différentes par la tradition. Il faut faire, en ce cas, de l’entretien Marc 8.17-21, où Jésus distingue nettement les deux faits, une pure invention de Marc, ce que nous nous refusons à admettren. Il n’y a pas plus ici de doublet que dans la répétition des annonces de la Passion (qui se rencontrent toutes les trois chez Marc, ainsi dans la même source), ou dans les deux discours de mission (Luc ch. 9 et 10), dont l’un s’adresse aux Douze, l’autre aux soixante-dix disciples : certains traits peuvent sans doute avoir été transportés par la tradition d’un des discours dans l’autre, mais nous sommes bien ici en présence de deux circonstances différentes : c’est sans raisons suffisantes que la critique rejette l’historicité de la mission des septanteo. Il en est sans doute de même des deux récits Matthieu 12.38-40 et 16.1-4 (Marc 8.11-12). Les circonstances sont autres et les deux demandes ne sont pas formulées en termes identiques (au ch. 16, « signe dans le ciel ») ; la réponse de Jésus, tout en coïncidant dans certains termes, présente dans les deux cas de grandes différences. La demande d’un signe a dû se répéter plus d’une fois (comparez Jean 6.30) et provoquer de la part du Seigneur des réponses analoguesp.
n – En tous cas la répétition du récit ne prouverait pas une dualité de sources écrites, puisque les deux récits se trouvent dans la même source (Marc), mais seulement une dualité de formes de la tradition orale qui est à la base de Marc. Cette explication pourrait s’appliquer à d’autres cas encore.
o – Voir 2. Contenu et plan du troisième évangile (§ 5. Le voyage de Galilée à Jérusalem).
p – Parmi les doublets historiques, celui qui fait le plus l’impression d’être une répétition, c’est certainement Matthieu 9.32-34 ; 12.22-24 (Luc 11.14-15). Zahn voit dans Matthieu 12.22 et suiv. une reproduction plus détaillée du même récit (en vue du discours qui suit). Selon nous, il pourrait y avoir ici une répétition inconsciente du même fait par la tradition, qui d’ailleurs peut aussi avoir narré en termes presque identiques deux faits distincts, mais analogues.
Nous ne reconnaissons pas non plus un doublet dans les paroles Matthieu 11.14 et 17.11-12 (Marc 9.12-13). La première n’avait évidemment pas été comprise par les disciples. Leur question (17.10) et la réponse de Jésus, qui n’est point du tout identique à 11.14, et à la suite de laquelle ils comprennent enfin (18.13), sont donc parfaitement historiques. De même des paroles Matthieu 16.19 et 18.18 (tirées d’ailleurs, selon la critique, de la même source des Logia), dont la seconde applique partiellement aux disciples ce que la première avait promis à Pierre.
Nous éliminons également du nombre des doublets réels plusieurs paroles d’un caractère proverbial, répétées deux ou trois fois dans le même évangile et dans lesquelles Jésus a formulé quelques-unes des lois fondamentales de la vie morale. Ces maximes ont parfaitement pu être appliquées à diverses occasions ; celles-ci par exemple : « A celui qui a, il sera donné… » « Celui qui voudra sauver sa vie, la perdra… » « Celui qui s’élève, sera abaissé… » « Il y en a des premiers qui seront les derniers… » « Si vous aviez de la foi…, vous diriez à cette montagne… » Ce sont là des principes que Jésus a pu énoncer à plus d’une repriseq.
q – Jean 12.25, nous trouvons le second appliqué à une situation tout autre que celles mentionnées dans les synoptiques.
Il faut éliminer encore des paroles comme celles sur le devoir de porter sa croix (Matthieu 10.38 ; 16.24 ; comparez Luc 14. 27 ; 9.23) ; sur le reniement de Jésus (Luc 9.26 ; 12.9 ; la teneur des deux passages est assez différente) ; sur l’arbre qui se reconnaît à son fruit (Matthieu 7.17 ; 12.33 ; teneur différente) ; sur les choses cachées qui viendront à la lumière (Luc 8.17 ; 12.2 ; application très différente) ; sur les pharisiens (Luc 11.43) ou les scribes (20.46 ; circonstance tout autre) ; une exhortation comme celle-ci : « Veillez, car vous ne savez pas le jour… » (Matthieu 24.42 ; 25.13 ; Marc 13.35) ; l’avertissement relatif aux persécutions, formulé d’ailleurs en termes différents dans Luc 12.52 (Matthieu 10.35) et 21.16 (Matthieu 10.21)r ; enfin des citations comme celle de la parole d’Osée que Jésus rappelle Matthieu 9.13 et 12.17. Toutes ces paroles expriment des pensées que Jésus a pu et dû exprimer plus d’une fois en termes plus ou moins semblables.
r – Dans Matthieu, ces deux paroles appartiennent au même discours et sont (comme les deux précédentes sur la vigilance) tirées de la même source. C’est aussi le cas des prétendus doublets Matthieu 12.31-32 ; – 24.5,11,24 ; – 24.23,26.
Il est à remarquer que nous trouvons dans le IVe évangile, qu’on ne soupçonne pas de provenir de deux sources, un doublet pareil à ceux-là : « Le serviteur n’est pas plus grand que son maître » (13.16 et 15.20). Deux fois, chez Jean, Jésus se cite lui-même, ce qui montre qu’il ne craignait pas de se répéter au besoin et de le faire remarquer : 10.26 (d’après la leçon reçue, qui a pour elle A D et la plupart des anciennes versions) ; 13.33 ; comparez 7.34 ; 8.21.
Au reste, on rencontre chez Marc lui-même quelques doublets semblables ; ainsi 9.1 et 13.30 ; – 9.35 et 10.43 ; doublets qui se retrouvent chez Matthieu et Luc et doivent provenir, selon Holtzmann et les critiques qui n’admettent pas l’emploi des Logia par Marc, d’une seule et même source.
Hollzmann reconnaît d’ailleurs lui-même certaines répétitions faites de propos délibéré (« aus Gründen der Composition ») par les évangélistess ; ainsi Matthieu 3.10 et 8.19 ; – 8.16-18 et 12.33 ; – 20.26 et 23.11 ; – 10.15 et 11.24 ; – Luc 8.16-17 et 11.33 ; – 11.43 et 20.46.
s – Wernle, qui admet aussi ces répétitions voulues, dit : « von sich aus, frei wiederholt » (p. 111).
Nous ne nous étonnerons donc pas si, après avoir retranché les cas cités à tort, il nous reste, dans Matthieu et Luc, quelques doublets réels, et nous ne nous hâterons pas d’en tirer des conclusions critiques. Nous citerons comme tels :
- Matthieu 5.29-30. – 18.8-9 (scandale).
- 6.31-32. – 19.3-9 (divorce).
- 5.34. – 23.22 (serment).
- 6.1. – 23.5 (ostentation).
- 7.8. – 21.22 (prière).
- 10.40-42 – 18.5 (accueil des disciples).
- Luc 8.16 – 11.33 (la lumière).
Holtzmann explique certains de ces doublets en disant que, la première fois, Matthieu place ces paroles « par anticipation » hors de leur situation historique, pour les faire rentrer dans ses grandes compositions didactiques ; la seconde fois au contraire, et en conformité de sa source, dans leur vrai contexte historique (d’après Marc 9.43-47 ; 10.41 ; 9.37,41). Mais, dans ce cas, les deux citations proviendraient au fond de la même source, où l’auteur de Matthieu aurait puisé une première fois en anticipant, c’est-à-dire abandonnant le contexte de la source, et une seconde fois en y revenant. Il n’y aurait donc pas là la preuve de deux sources différentes. – Il en est de même du doublet Luc 14.11 et 18.14 : « Quiconque s’élève…, » parole qui, sans parler du caractère proverbial qui en explique, selon nous, la répétition, est tirée les deux fois, d’après Holtzmann, des Logia et ne prouve par conséquent quoi que ce soit en faveur des deux sources ; de même aussi des doublets Matthieu 10.17-20, 22 et 24.8-14 (comparez Luc 12.11-12 et 21.12-19 ; Marc 13.9-13) ; – 6.15 et 18.35, qui sont évidemment chez Matthieu tirés de la même source, les Logia.
Nous sommes conduits par tous ces faits à une autre explication du phénomène des doublets. Ils proviennent bien, du moins quelques-uns d’entre eux, chez Matthieu, où ils sont le plus fréquents, d’une dualité de sources : les Logia, que l’évangéliste a incorporés à son ouvrage, et la tradition, dont il a, comme les autres évangélistes, réuni les fragments. C’est dans l’usage de cette seconde source qu’il se rencontre avec Marc et Luc. Ainsi : 5.29-30 ; 5.31-32 ; 5.34 ; 6.1 ; 7.8 ; 10.40-42, des Logia ; – et 18.8-9 ; 19.3-9 ; 18.5 ; 23. 22 ; 23.5 (comparez Luc 16.15) ; 21.22, de la tradition orale ; comparez Marc 9.43-45 ; 10.11 ; 9.37 (Luc 9.48 et même Jean 13.20, mais dans une autre circonstance) ; Marc 12.38 (Luc 20.45) ; 11.24t. – Il est frappant de voir que, dans tous ces cas, l’une des deux citations est empruntée à l’un des cinq morceaux que nous pensons être tirés des Logiau.
t – Les deux textes Matthieu 5.29-30 et 18.8-9 ne proviennent évidemment pas de la même source. Le premier étant tiré des Logia, le second ne peut, semble-t-il, provenir que de l’autre source, Marc. – Cet exemple ne prouve cependant pas aussi péremptoirement qu’il le paraît la dépendance de Matthieu à l’égard de Marc. La première partie du ch. 18 (1-14), qui se rattache très étroitement aux circonstances racontées dans ce qui précède, pourrait provenir de la tradition, tandis que la seconde (dès v. 45), où Jésus trace les règles de conduite de la communauté vis-à-vis de ses membres, proviendrait des Logia.
u – Luc 8.16 et 11.33 constituent un doublet parfait, inexplicable, semble-t-il, pour qui n’admet pas que Luc 9.51-18.14 soit tiré des Logia. Selon nous, cette parole a dû être rapportée par la tradition dans deux séries de paroles différentes, que Luc a reproduites sans y rien changer.
De l’examen détaillé auquel nous venons de nous livrer des divers cas de doublets relevés dans nos synoptiques, nous croyons avoir le droit de conclure que ce phénomène ne fournit aucun argument péremptoire en faveur de l’hypothèse des deux sources et peut être expliqué d’une façon différente et beaucoup plus conforme au point de vue général qui est le nôtre.
Nous n’entrerons pas ici dans l’examen spécial des points de vue d’autres écrivains, tels que Nösgen, Grau, Salmon, etc., qui tous reposent sur des combinaisons plus ou moins analogues à celles que nous venons de discuter. Nous croyons avoir montré le peu de solidité de tous les éléments qui entrent dans ces constructions variées, et nous passons à l’exposé de l’explication qui, à nos yeux, rend seule compte des faits que nous avons constatés.
Nous dirons seulement encore un mot de l’hypothèse d’un Proto-Matthieu, soutenue par divers critiques et en dernier lieu par Soltau et Bolliger (dans son écrit sur Marc, p. 12-18) : le premier, partant de l’idée de la priorité de Marc, que le Matthieu primitif combine déjà avec les Logia ; le second, admettant la priorité de Matthieu, qui, sous sa forme première, a servi de source à Marc (point de vue qui se rapproche de celui de Zahn). Les preuves que ces deux auteurs ont essayé de donner d’une double rédaction du premier évangile, sont tout à fait insuffisantes. L’hypothèse a été solidement réfutée par Wernle (Synopt. Frage, p. 121-124) ; ce critique relève avec raison, d’une part, le peu d’accord qui existe entre ses partisans et l’arbitraire avec lequel ils prétendent distinguer les éléments qui appartiennent aux deux rédactions, de l’autre, l’unité qui règne dans tout l’écrit de Matthieu, soit au point de vue religieux, soit au point de vue littéraire. Il conclut ainsi : « L’hypothèse d’un remaniement ne mérite pas créance : elle méconnaît entièrement l’unité de la langue et de la tendance du Ier évangile. »