On se sert de tous ces vocables pour désigner les membres de la famille élue, de la race choisie ; cependant ils peuvent très bien être distingués l’un de l’autre, et ils méritent bien de l’être.
Ἑβραῖος réclame le premier notre attention. Il nous ramène à la période la plus ancienne alors qu’aucun des mots que nous comparons à Ἑβραῖος n’était ou ne pouvait être en existence (Joseph., Ant. I, 6, 4). Sa meilleure dérivation est de עֵבֶד, même mot que ὑπέρ, super. Ce titre contenait une allusion au passage d’Abraham de l’autre côté de l’Euphrate ; le patriarche devint ainsi, dans le langage des tribus phéniciennes, au sein desquelles il venait, « Abram l’Hébreu », ou ὁ περάτης, comme l’a bien rendu la version des Septante (Genèse 14.13), étant d’au delà (πέραν) du fleuve : ainsi Origène dit avec raison (in Matt. tom. xi, 5) : Ἑβραῖοι οἵτινες ἐρμηνεύονται περατικοί. Expliqué de cette manière, ce nom n’est, pas celui que se donne le peuple élu, mais celui qu’on lui donne, qu’on lui impose ; et dans tout le cours de l’A. T., nous trouvons qu’on emploie Ἑβραῖος d’une manière qui s’accorde avec cette explication de son origine. Dans tous les cas, c’est un titre par lequel les étrangers désignent le peuple de Dieu (Genèse 39.14, 17 ; 41.12 ; Exod.1.16, 19 ; 1 Samuel 4.6 ; 13.19 ; 29.3 ; Judith 12.11) ; ou par lequel il se désigne aux étrangers (Genèse 40.15 ; Exode 2.7 ; 3.18 ; 5.3 ; 9.1 ; Jonas 1.9) ; ou encore dont il se sert pour parler de lui-même par opposition aux autres nations (Genèse 43.32 ; Deutéronome 15.12 ; 1 Samuel 13.3 ; Jérémie 34.9, 14) ; jamais cette appellation n’est employée sans qu’elle ne cache ou n’exprime un tel antagonisme national.
Quand cependant surgit le nom de Ἰουδαῖος, ce qui eut lieu dans les périodes plus récentes de l’histoire juive (nous en fixerons bientôt le moment précis), Ἑβραῖος changea de signification. Rien de plus commun pour des vocables que de se renfermer dans de plus étroites limites, n’occupant plus qu’une partie d’un domaine dont jadis ils possédaient le tout, surtout lorsque, par l’apparition d’un nouveau terme, on n’a plus besoin de leurs services sur une aussi vaste étendue, ou lorsque, par la création de quelque nouvelle relation, ils peuvent se prêter utilement à l’expression de cette relation. C’est ce qui arriva en tous points pour Ἑβραῖος.
Dans le N. T., l’idée externe de la nation, qu’autrefois le mot impliquait toujours, n’existe plus : chaque membre du peuple élu n’est plus un Ἑβραῖος, mais les seuls habitants de la Palestine ou d’ailleurs le sont qui ont conservé la langue sacrée des Hébreux comme leur langue nationale ; car le vrai corrélatif et l’antithèse de Ἑβραῖος est Ἑλληνιστής, mot que le N. T. a le premier mis au jour et qui s’y trouve employé pour désigner un Juif qui a désappris sa propre langue, qui ne parle plus que le grec et qui lit les Écritures dans la version des Septante.
cette distinction apparaît d’abord dans Actes 6.1 ; et c’est probablement la même intention qu’on découvre dans les deux autres endroits (2 Corinthiens 11.22 ; Philippiens 3.5) ou se trouve Ἑβραῖος ; aussi bien que dans la suscription (quelle que soit l’autorité sur laquelle elle repose) de l’épître aux Hébreux. Il est important de ne pas perdre de vue que c’est la langue, non l’habitation, qui sépare l’« Hébreu » et l’« Helléniste ». Était un « Hébreu », quel que fût son domicile, quiconque retenait l’usage de la langue de ses pères. Ainsi Paul, quoique établi à Tarse, cité grecque de l’Asie Mineure, se dit « Hébreu », de parents « hébreux » (Philippiens 3.5 ; Actes 23.6), bien qu’il soit très possible, qu’après tout, il ne veuille qu’affirmer plus fortement son caractère de Juif. Sans doute que le plus grand nombre des Hébreux résidaient dans la Palestine ; cependant, je le répète, ce n’était pas le fait de la résidence, mais celui de la langue qu’ils parlaient qui en faisait des Hébreux.
En même temps, n’oublions pas que cette distinction et cette opposition de Ἑβραῖος à Ἑλληνιστής, comme établie au sein de la nation, et non entre elle et les autres nations (ce qui est clair d’après Actes 6.1 ; probablement aussi que Paul parle dans le même sens dans Philippiens 3.5, et dans 2 Corinthiens 11.22), est une distinction exclusivement scripturaire, que reconnaissent à peine les écrivains chrétiens postérieurs, et jamais, en aucun point, ni les Juifs ni les païens. Ainsi Eusèbe peut caractériser de cette manière Philon, juif d’Alexandrie, qui ne visita Jérusalem qu’une seule fois dans sa vie et qui n’écrivit qu’en grec (Hist. Eccl. 2.4) : τὸ μὲν οὖν γένος ἀνέκαθεν Ἑβραῖος ἦν ; cf. Prœp. Evang. 7.13, 21 ; tandis que Clément d’Alexandrie, d’après les citations d’Eusèbe (II. E. 6.14), oppose toujours à Ἑβραῖοι, non pas Ἐλληνισταί, mais soit Ἕλληνες ou ἔθνη. Théodoret (Op. vol 2, p. 1246) qualifie Josèphe, qui écrit en grec, de συγγραφεὺς Ἑβραῖος ; cf Origène, Ep. ad. Afric. 5. Il n’existe trace ni dans Josèphe, ni même dans Philon, de la distinction que fait le N. T. entre Ἑβραῖος et Ἑλληνιστής ; et tout aussi peu dans les écrivains païens (Plut., Symp. 4.6 ; Pausanias,5.7, 3 ; 10.12, 5). En fait de différence, ce point seul est reconnu, que Ἑβραῖος, quoique plus rarement en usage que Ἰουδαῖος, est toujours employé quand on a l’intention de désigner le peuple par sa langue. Cette règle, juifs, païens et chrétiens l’observent également, et jusqu’à ce jour nous parlons de la nation juive et de la langue hébraïque.
Le nom Ἰουδαῖος est d’origine bien plus récente. Il ne nous fait pas remonter jusqu’au berceau du peuple élu ; il n’atteint pas le jour où le père des croyants traversa le Fleuve et entra dans le pays de son héritage ; mais il conserve plutôt un perpétuel souvenir de la période de la « disruption » et du déclin de la nation. Il naquit, et ne pouvait naître, qu’avec la séparation des tribus en deux royaumes rivaux, Israël et Juda. Alors, voyant que les dix tribus, quoique avec moins de droit qu’eux, s’arrogeaient le titre d’Israel, les deux autres tribus tirèrent leur nom de la principale des deux, et de Juda vint le nom יְהוּדִים, ou Ἰουδαῖοι
Josèphe, autant que j’ai pu le remarquer, ne se sert jamais de cette dernière désignation en racontant l’histoire primitive de son peuple ; mais, il l’emploie, pour la première fois, en parlant de Daniel et de ses jeunes compagnons (Ant. 10.10.1). Cependant il le fait ici, par anticipation, si sa manière d’expliquer l’origine du mot est correcte ; le terme paraît, dit-il, pour la première fois, après le retour de Babylone et provint du fait que la première colonie qui revint en Palestine était de la tribu de Juda (Ant. 11.5.7) : ἐκλήθησαν δὲ τὸ ὄνομα ἐξ ἧς ἡμέρας ἀνέβησαν ἐκ Βαβυλῶνος ἀπὸ τῆς Ἰούδα φυλῆς ἧς πρώτης ἐλθούσης εἰς ἐκείνους τοὺς τόπους αὐτοί τε καὶ ἡ χώρα τῆς προσηγορίας αὐτῆς μετέλαβον Ἰουδαῖοιa. Mais ici Josèphe se trompe évidemment. Nous rencontrons Ἰουδαῖοι dans des livres du canon sacré composés avant ou pendant la captivité, et désignant ceux qui appartenaient à la petite section des tribus, c’est-à-dire au royaume de Juda (2 Rois 16.6 ; Jérémie 32.12 ; 34.9 ; 38.19) ; le terme Ἰουδαῖος ne se trouve pas d’abord dans Esdras, Néhémie et Esther, quoique, dans ces livres, et surtout dans Esther, il s’y trouve bien plus souvent.
a – On les appelait ainsi du jour où revinrent de Babylone ceux de la tribu de Juda, qui, retournés les premiers dans le pays, lui donnèrent leur nom.
Il est facile de voir comment le nom s’étendit à toute la nation. Quand les dix tribus furent transportées en Assyrie, et qu’elles disparurent du théâtre du monde, cette portion plus petite du peuple qui resta en Palestine représenta dans la suite toute la nation ; et ainsi il n’était que naturel que Ἑβραῖος ; exprimât, ainsi qu’il le fit alors, non pas un habitant du royaume de Juda en tant que distinct du royaume d’Israël, mais un membre quelconque de la nation, un Juif, dans un sens plus large, comme opposé à un Gentil.
De fait, le mot fut soumis à un procédé précisément inverse de celui par lequel Ἑβραῖος avait dû passer : car Ἑβραῖος, qui appartenait dans l’origine à toute la nation, n’appartint plus qu’à une partie, tandis que Ἰουδαῖος, qui ne désignait d’abord qu’un membre de cette partie, finit par désigner la nation tout entière. C’était, dans sa signification plus récente, comme Ἑβραῖος dans sa signification plus ancienne, un titre que prenait le descendant d’Abraham lui-même, quand il voulait faire ressortir la distinction nationale entre lui et un autre peuple (Romains 2.9-10) ; de là l’expression, « Juif et Gentil » ; jamais « Israélite et Gentil » ; ou c’était encore une distinction dont les autres peuples se servaient à l’égard de l’enfant d’Abraham, quand ils avaient en vue ce même caractère ; ainsi les Sages venus de l’Orient demandent : « Où est celui qui est né roi des Juifs ? » (Matthieu 2.2) déclarant, par la forme même de leur question, qu’ils étaient eux-mêmes des Gentils, car ils eussent certainement demandé le roi d’Israël, s’ils avaient pu réclamer une relation plus étroite avec lui. De même les soldats romains et le gouverneur romain donnent, en s’en moquant, à Jésus le titre de « roi des Juifs » (Matthieu 27.29, 37), tandis que ses propres concitoyens, les souverains sacrificateurs, le somment de prouver, par sa descente de la croix, qu’il est le « roi d’Israël » (Matthieu 27.42).
En effet, le nom par excellence, celui qui exprimait toute la dignité, toute la gloire d’un membre de la nation théocratique, du peuple qui avait contracté une alliance spéciale avec Dieu, c’était celui d’Ἰσραηλίτης. Cette désignation ne se trouve que rarement dans les Septante, mais Josèphe s’en sert souvent dans son histoire des premiers temps, comme pouvant s’échanger avec Ἑβραῖος (Antiq. 1.9.1-2) ; vers la période du milieu, il l’emploie pour désigner un membre des dix tribus (8.8.3 ; 9.14.1) ; et vers la fin, comme équivalant à Ἰουδαῖος (11.5.4). Ce n’est que dans ses rapports de ressemblance et de différence avec ce dernier vocable que nous avons à le considérer ici. Pour le Juif, ce nom était une marque spéciale de distinction et un titre d’honneur. Descendant d’Abraham, il partage cette origine avec l’Ismaélite ; descendant d’Abraham et d’Isaac, avec l’Édomite ; mais des trois descendants, il n’y a que lui qui soit de la postérité de Jacob, tel que le déclarait ce titre d’Israélite. Ce n’est pas tout ; ce nom le faisait remonter d’une manière encore plus glorieuse, non jusqu’au patriarche Jacob, mais jusqu’à Israël, jusqu’à celui qui, comme prince, avait lutté avec Dieu et avec les hommes, et avait prévalu (Genèse 32.28). Nous avons bien des preuves que ce titre était estimé le plus noble. Ainsi, comme nous l’avons vu, quand les dix tribus rompirent avec la maison de David, elles réclamèrent, dans leur orgueil, le nom de « royaume d’Israël » pour le nouveau royaume qu’elles formaient — royaume, comme le terme d’Israël devait l’impliquer, que traversaient le courant des promesses divines et la vraie succession des premiers patriarches. Aussi n’existe-t-il point de titre plus grand et que le Seigneur pût conférer à Nathanaël que celui de « vrai Israélite » (Jean 1.47), c’est-à-dire de quelqu’un qui réalisait véritablement tout ce que ce nom renfermait. Quand St. Pierre et St. Paul veulent, gagner l’attention des hommes de leur nation, ils leur donnent le nom que ces hommes aimaient le mieux entendre, et les appellent : ἄνδρες Ἰσραηλῖται (Actes 2.22 ; 3.12 ; 13.16 ; cf. Romains 9.4 ; Philippiens 3.5 ; 2 Corinthiens 11.22).
Nous renfermant donc dans les limites du N. T. quant à l’emploi de ces trois mots et quant aux distinctions qui leur sont propres sous la plume des écrivains sacrés, nous pouvons dire, que Εβραῖος ; désigne quelqu’un qui parle hébreu, distinct d’un Juif qui parle grec ou d’un Juif hellénisant (ce dernier qualificatif, la version anglaise l’a bien rendu par un « Grecian », différent d’un Ἕλλην, « Greek » pur sang ou d’un autre Gentil) ; Ἰουδαῖος c’est un Juif en tant que naturellement distinct d’un Gentil ; tandis que Ἰσραηλίτης, le titre le plus auguste de tous, c’est un Juif, membre de la théocratie et ainsi héritier des promesses. Dans le premier cas, ce qu’on révèle surtout, c’est la langue ; dans le second, la nationalité (Ἰουδαϊσμός, Joseph. De Macc. 4 ; Galates 1.13 ; Ἰουδαΐζειν, Galates 2.14) ; dans le troisième, les privilèges théocratiques et la glorieuse vocation.