Établissons d’abord les caractères généraux et distinctifs des deux grandes Églises protestantes, en ce qui concerne leur dogmatique respective. Les points de division peuvent se ramener à trois. Ils portent sur les trois doctrines de la Cène (ou plus généralement des sacrements), de l’Église et la prédestination. La diversité la plus frappante, la plus extérieure, est celle qui se rapporte à la question des sacrements et de l’Église. Le luthéranisme fait à l’élément objectif et sacramentel, dans les sacrements, à l’élément objectif et divin, dans l’Église, une part beaucoup plus large que le calvinisme.
I. — Pour ce qui est de la Sainte-Cène, en particulier, Luther se sépare d’une manière beaucoup moins radicale de l’Église romaine que Zwingle et Calvin. Il conserve :
1° La présence réelle du corps de Christ dans le sacrement ;
2° La vertu objective du sacrement, qui est : pour les croyants, une nourriture spirituelle et, en même temps, une semence de résurrection, — et, pour les incrédules, une cause efficace de condamnation et de mort.
Mais de réelles différences séparent la doctrine de Luther de celle des catholiques :
1° Le corps de Christ présent dans la Sainte-Cène est son corps spirituel glorifié et non son corps matériel ;
2° Il n’y a pas de transsubstantiation ; les accidents et la substance des espèces demeurent ; mais, dans, sous et avec ces accidents et cette substance — in, cum sub, — se trouve le corps spirituel de Jésus. C’est ce qu’on a appelé la doctrine de l’impanation. Voilà pourquoi il n’y a pas, chez les Luthériens, d’adoration de l’hostie, ni de messe ;
3° Il n’y a pas enfin d’opus operatum, puisque la nature de l’action du sacrement (salutaire pour les uns, funeste pour les autres) est déterminée par les dispositions de celui qui le reçoit.
Zwingle et Calvin s’accordent à rejeter la présence réelle et cette action objective du sacrement, même sur les incrédules. Ils se séparent d’ailleurs l’un de l’autre sur un point important. Tandis que Zwingle ne voit dans la Sainte-Cène qu’un pur symbole, un acte commémoratif de la mort de Jésus-Christ, Calvin y voit, en outre, une communication spirituelle de Jésus-Christ à l’âme du croyant.
Quant au baptême, les Luthériens conservent la notion de la régénération baptismale, qui lave la coulpe originelle, et dont ce sacrement est à la fois le signe et le symbole. D’une manière générale, la notion des sacrements est plus réaliste dans la dogmatique luthérienne que dans la dogmatique réformée.
II. — Il en est de même de la notion de l’Église. Les Luthériens insistent davantage sur l’élément objectif et divin. Ils relèvent l’origine divine de l’Église ; ils y voient une institution divine, revêtue par Dieu même d’une certaine puissance spirituelle — le pouvoir des clefs, en vertu duquel elle donne l’absolution, — possédant une certaine hiérarchie et jouissant enfin de promesses spéciales du Saint-Esprit. De là l’importance plus grande qu’ils attachent aux traditions et aux symboles ecclésiastiques.
Les Réformés insistent moins sur ce côté des choses. L’Église est pour eux surtout une société de croyants, réunie autour de la Parole de Dieu. Chez eux, pas de hiérarchie, pas de pouvoir des clefs. Aussi attribuent-ils une moindre importance à l’autorité ecclésiastique, à la tradition.
III. — Les Luthériens font très peu de place, dans leur dogmatique, à la doctrine de la prédestination. Les Réformés y attachent, au contraire, une très grande importance. Les premiers placent dans la foi le fondement du salut, la foi s’attachant à la grâce offerte à tous en Jésus-Christ, à la grâce qui correspond aux besoins les plus profonds du cœur et de la conscience. Les seconds le placent dans la grâce souveraine et absolue de Dieu, que Dieu donne à ceux qu’il a choisis de toute éternité pour cela. Ils proclament un décret absolu et inconditionnel de Dieu, par lequel Dieu manifeste sa gloire et ses perfections infinies : sa bonté et sa miséricorde dans les élus, sa justice et sa sainteté dans les réprouvés.
Enfin, il y a aussi une différence, quand à la doctrine de la personne de Christ. Les Luthériens insistent sur l’union des deux natures et se rattachent à la théorie de la communicatio idiomatum ; les Réformés s’appliquent, au contraire, à distinguer nettement les deux natures en Christ.
Ces divergences ont leur source et leur explication dans une diversité plus haute et plus générale. Elles proviennent de deux manières différentes d’envisager la religion. La religion est le rapport, le lien qui unit l’homme à Dieu. C’est la vie avec Dieu, l’union avec lui, et l’ensemble des moyens destinés à réaliser cette union et cette vie. Or, on peut considérer ces rapports de deux points de vue différents, selon qu’on prend pour point de départ l’un ou l’autre de ces deux termes : l’homme et Dieu. C’est ce qui arrive dans la dogmatique des deux Églises protestantes.
La dogmatique luthérienne prend pour point de départ l’homme, l’homme tel qu’il est, avec sa faiblesse, avec tous les éléments et tous les besoins de sa nature, telle que Dieu l’a faite et telle que l’a faite le péché, — avec son cœur, son imagination et ses sens, avec son organisation tout entière, physique et spirituelle.
La dogmatique réformée part de Dieu, considéré dans son objectivité absolue et dans sa souveraineté. La souveraineté de Dieu, sa liberté absolue, sa gloire, son honneur, son droit incontesté, ses perfections infinies et leur manifestation, voilà le point de vue duquel elle envisage tout le reste ; voilà le grand principe auquel elle subordonne tout.
D’un côté, c’est un point de vue plus anthropologique, de l’autre, un point de vue plus théologique. — C’est là ce qui explique les diversités dogmatiques que présentent les deux Églises.
1. C’est d’abord ce qui explique les divergences portant sur les points particuliers dont je viens de parler. S’agit-il de la prédestination, par exemple ? D’un côté, on part de Dieu et de son décret absolu, et l’on en fait le fondement du salut ; de l’autre, on part de l’homme, et l’on insiste sur la condition humaine du salut, savoir, l’acceptation de la grâce par la foi. S’agit-il des sacrements et de l’Église ? Les Réformés y insistent peu, parce que, ce qui les frappe avant tout, c’est l’action souveraine, directe et immédiate de Dieu, qui se passe volontiers de moyens humains et d’intermédiaires visibles. Les Luthériens y insistent davantage, parce qu’ils tiennent beaucoup plus compte des nécessités de la faiblesse humaine, des exigences de sa condition présente, et du rôle des moyens visibles de grâce et des appuis extérieurs de la foi.
2. De là aussi, dans le culte, une tendance plus spiritualiste chez les Réformés, plus réaliste chez les Luthériens. Les premiers songent surtout à l’action directe de Dieu sur l’homme, action qui n’a besoin d’aucun intermédiaire extérieur. Ils opèrent en quelque sorte une simplification de l’homme, en qui ils ne voient plus qu’une conscience et une raison. Les seconds se préoccupent davantage de l’élément matériel, corporel de l’homme ; ils cherchent à parler aux sens, et introduisent plus d’art dans leur culte. En un mot, ils s’accommodent davantage aux infirmités de la nature humaine.
3. De là encore les tendances diverses de la théologie, plus intellectualiste chez les Réformés, plus mystique et plus humaine chez les Luthériens. La théologie calviniste est l’application rigoureuse d’un principe absolu, poursuivie même au risque de faire violence aux faits et aux besoins de la nature humaine.
4. De là enfin la prédominance du principe matériel dans la dogmatique luthérienne, et du principe formel dans la dogmatique réformée. Luther, en effet, se plaçant avant tout au point de vue de l’homme, de ses aspirations et de ses besoins, et trouvant que la justice de la foi, le salut par grâce, y répond seul d’une manière complète, fait de la doctrine du salut par la foi la pierre angulaire de sa dogmatique. Calvin, se plaçant au point de vue de Dieu, cherche avant tout dans sa Parole l’expression de ses volontés souveraines, et fait de l’autorité des Écritures le principe fondamental de sa dogmatique. — De cette différence dans le point de départ découlent logiquement les trois conséquences suivantes :
a) Le rapport des deux principes — matériel et formel — n’est pas le même dans les deux dogmatiques. Chez les Luthériens, c’est le principe matériel qui conduit au principe formel ; chez les Réformés, c’est l’inverse. Nous avons vu que Luther était depuis longtemps en possession du principe matériel, quand il fut amené à formuler le principe formel. La soif du salut le conduisit à la foi en Christ ; et c’est cette foi, engendrée en lui par le Saint-Esprit, c’est l’expérience intime qu’il fit de la justification par grâce, qui le conduisit à la Bible comme à la source et à la règle souveraine en matière religieuse. Pour Calvin, au contraire, c’est la Bible qui se légitime avant tout comme Parole de Dieu. Calvin est surtout tourmenté par la soif de la vérité, et il trouve la vérité dans la Bible. Et, quand il a affirmé et reconnu l’autorité de la Bible, c’est celle-ci qui le conduit au salut, en lui annonçant de la part de Dieu qu’il est justifié par la foi.
Cette différence implique une grande question d’apologétique. Nous trouvons ici en présence les deux méthodes qui ont inspiré la confession d’Augsbourg et celle de La Rochelle. La première commence par légitimer la doctrine du salut, et c’est cette doctrine qui légitime la Bible, parce qu’elle y est renfermée. La seconde légitime d’abord la Bible, puis en applique l’enseignement, qui est la doctrine du salut. L’une va du contenu au contenant, l’autre du contenant au contenu. Une certaine école orthodoxe, dont M. Jalaguier a été le représentant le plus distingué, est pour la seconde méthode. Je me déclare en faveur de la première. Je la crois plus moderne et plus humaine, et je suis heureux de pouvoir l’appuyer du nom de Luther.
b) La notion de l’inspiration est beaucoup plus stricte chez les Réformés, plus large et plus souple chez les Luthériens. Pour les premiers, l’inspiration s’étend à tout ; tout ce qui est dans la Bible est Parole de Dieu. Pour les seconds, la Bible renferme la Parole de Dieu ; elle est divine, inspirée, souveraine, mais seulement en matière religieuse, et en ce qui concerne la question du salut. De là la manière dont Luther résout les problèmes de canonicité.
c) Enfin, les Réformés rejettent plus radicalement la tradition ecclésiastique. Tout ce qui n’est pas directement sanctionné par la Bible, disent-ils, doit être réprouvé. A quoi les Luthériens répondent : tout ce qui n’est pas directement condamné ou défendu par la Bible peut être conservé. De là, la prétention des Réformés à revenir à la constitution, à la discipline et au culte apostoliques, tandis que les Luthériens conservent la hiérarchie, l’absolution et certaines formes du culte catholique.
Il faut reconnaître qu’il y a une part de vérité dans le point de vue luthérien.
Après cette appréciation générale, esquissons le développement de la doctrine au sein de chacune des deux Églises protestantes.
Luther fut le héros de la Réformation allemande : il n’en fut pas le théologien. Homme d’action avant tout, c’est lui qui prit la grande initiative, qui eut le courage d’engager le premier la lutte avec le pape et avec l’Église romaine, et de fonder une Église nouvelle, où le salut par la foi pût être librement proclamé et la Parole de Dieu librement prêchée. Dans ses écrits, qui sont aussi des actes, Luther pose les principes de la Réforme, il n’en tire pas les conséquences. Ce n’est pas à lui qu’il appartient de donner aux nouvelles affirmations religieuses une forme théologique et scientifique. Cette tâche était réservée à son ami, Philippe Mélanchthon.
Mélanchthon publia en 1521, pendant que Luther était prisonnier à la Wartbourg, la première édition de ses Loci communes, où il expose la doctrine de la justification par la foi, en suivant le plan de l’épître aux Romains : le péché, la loi, la grâce. Cet ouvrage, accru à travers plusieurs éditions successives, demeura le premier et le plus important monument théologique de la Réformation allemande. Mélanchthon montre bien le véritable caractère de cette Réformation, en ce qu’il oppose la doctrine apostolique du salut par la foi à la doctrine du salut, telle que l’enseignait l’Église romaine. C’est le principe matériel qui le conduit au principe formel. La question du salut et tout ce qui s’y rattache — le péché, la grâce, la foi, — voilà pour lui la grande affaire. Tout le reste — Trinité, création, personne de Jésus-Christ, Église — lui paraît secondaire. Il ne s’en occupe pas, ou n’en parle que dans des appendices. Ce qui distingue encore ce livre, c’est la modération des opinions et du langage, la précision et l’élégance de la forme, non moins que la netteté des idées.
Aussi Mélanchthon fut-il désigné, par ces qualités et par le succès de son livre, au choix des protestants d’Allemagne, quand il fallut rédiger la confession qui devait être présentée à Augsbourg, en 1530. Une conférence se réunit d’abord à Torgau, à laquelle Luther prit une part active, et où quelques articles fondamentaux furent arrêtés en commun. Mais le soin de la rédaction définitive fut confié à Mélanchthon, et Luther ne voulut pas s’en mêler.
Ce fut un grand événement que la publication de la Confession d’Augsbourg. Elle marque une date. Pour la première fois, la nouvelle Église s’affirme et se justifie. La confession est une apologie, en même temps qu’un symbole ; elle a cela de commun avec les premiers ouvrages des Pères de l’Église, aux débuts du christianisme. En effet, le premier devoir était de s’affirmer hautement, et de réfuter par là les accusations et les calomnies. On disait que les Luthériens étaient les ennemis de l’Évangile et de Jésus-Christ, qu’il renversaient tout ordre dans l’Église et dans l’État. Il fallait démontrer la fausseté de ces accusations, en prouvant l’accord des Luthériens avec l’Évangile et avec l’ancienne Église, et en déclarant qu’ils ne rejetaient des doctrines et des traditions de l’Église que ce qui était contraire aux Écritures et à la tradition primitive.
La confession d’Augsbourg est un document remarquable, au point de vue théologique, par la richesse du fond et par la modération et la précision de la forme. On y reconnaît les qualités distinctives de Mélanchthon, sa puissance de systématisation théologique, sa modération et son esprit de conciliation, l’élégante précision et la clarté merveilleuse de son langage. La confession est importante surtout au point de vue historique. Elle trahit des préoccupations apologétiques évidentes, et donne bien l’expression de la pensée de l’Église, au moment où elle fut rédigée. En voici l’ordonnance générale :
Elle se compose de deux parties bien distinctes, consacrées, l’une à l’exposition directe et détaillée de la foi protestante, l’autre à la critique des erreurs catholiques que l’on rejette.
I. La première est de beaucoup la plus longue et la plus importante : elle comprend 21 articles sur 28. Le centre de toute l’exposition est l’article IV, sur la justification par la foi : c’est de là que tout part et c’est là que tout arrive. C’est le pivot autour duquel tout se meut. Aussi peut-on diviser la première partie en trois points : les prémisses de la doctrine de la justification, la doctrine elle-même et ses conséquences :
1° Les prémisses sont posées dans les trois premiers articles. L’article Ier pose les prémisses théologiques — Dieu et la Trinité ; — l’article ll, les prémisses anthropologiques — l’homme, la chute et le péché ; — l’article III, les prémisses christologiques — Jésus-Christ, sa personne et son œuvre. — Dans tous ces articles, les rédacteurs de la confession de foi, accusés de ruiner l’Évangile et la doctrine de l’Église, se lavent de cette accusation, en constatant, au contraire, leur accord avec l’ancienne Église comme avec l’Écriture, et en citant les grands symboles œcuméniques, depuis celui de Nicée jusqu’à celui d’Athanase ;
2° Puis vient l’article IV, qui expose la doctrine elle-même du salut par la foi. Trois éléments sont spécialement relevés, soit dans cet article, soit dans l’article XX, qui revient sur le même sujet, à propos des bonnes œuvres :
a) La justification considérée comme un acte divin, par lequel Dieu déclare juste le pécheur, en lui imputant sa foi à justice — Nous enseignons aussi que nous ne pouvons pas obtenir la rémission des péchés et la justice devant Dieu par notre propre mérite, par nos œuvres ou par nos satisfactions, mais que nous obtenons la rémission des péchés et que nous sommes justifiés devant Dieu par pure grâce, à cause de Jésus-Christ et par la foi, — lorsque nous croyons que Christ a souffert pour nous, et que, grâce à lui, le pardon des péchés, la justice et la vie éternelle nous sont accordés. Car Dieu veut que cette foi nous tienne lieu de justice devant lui, il veut nous l’imputer à justicea. — (art. IV) ;
b) La nature de la foi, qui n’est pas historique, mais mystique — Nous instruisons aussi tout le monde, qu’ici nous ne parlons pas de cette sorte de croyance qu’ont aussi les démons et les impies. Ceux-ci aussi croient aux faits historiques ; ils croient que Christ a souffert et qu’il est ressuscité des morts. Mais nous parlons de la véritable foi, de celle par laquelle nous croyons que par Christ nous recevons la grâce et la rémission des péchés. — (art. XX) ;
c) Les bonnes œuvres envisagées comme fruit de la foi, et non comme condition du salut — C’est à tort qu’on nous accuse de prohiber les bonnes œuvres… nous enseignons qu’il est absolument nécessaire que l’on fasse de bonnes œuvres, non pas dans l’intention de s’y fier et de mériter la grâce, mais par amour pour Dieu, et pour sa louange. — (art. XX).
Les articles V et VI développent le précédent, en insistant sur les conditions objectives de la justification, sur la manière dont se produit la foi et sur le développement de la foi et de la vie chrétienne.
3° Les articles VII à XVIII, tirant les conséquences de la doctrine de la justification, établissent la doctrine de l’Église et des sacrements. — L’Église est la communion des saints ou des croyants. Elle est impérissable. Elle a pour caractères et pour signes distinctifs la prédication de la Parole de Dieu et l’administration fidèle des sacrements — est ecclesia congregatio sanctorum, in qua evangelium recte docetur et recte administrantur sacramenta — (art. VII). C’est là ce qui fait son unité, à travers les variations et les vicissitudes des traditions humaines. Le fait qu’il y a dans l’Église des hypocrites et des méchants, ne saurait détruire l’efficace des grâces divines dont elle est la dépositaire.
Alors vient une doctrine détaillée des sacrements, qui renferme la critique indirecte de la doctrine correspondante de l’Église romaine. L’article XI énumère et définit les sacrements. Ils sont au nombre de trois :
- Le baptême, déclaré nécessaire au salut, la grâce de Dieu étant présentée et communiquée par ce moyen ;
- La sainte Cène, dans laquelle le corps et le sang de Jésus-Christ sont véritablement présents, et sont administrés à ceux qui la reçoivent, sous les espèces du pain et du vin ;
- La confession et la pénitence. On ne reçoit à la communion que ceux qui ont auparavant confessé leurs péchés et reçu l’absolution, non de la part d’un homme, mais de la part de Dieu, qui seul pardonne les péchés, et fait prononcer par ses ministres la parole de la réconciliation.
L’article XII oppose à la doctrine catholique de l’opus operatum celle de la nécessité de la foi pour l’efficacité salutaire des sacrements. L’article XIV proclame la nécessité de l’ordre et de la discipline dans l’Église, et la légitimité d’une ordination et d’un ministère spécial, pourvu que l’on sauvegarde les droits de la conscience chrétienne. L’article XV exclut toutes les traditions, pratiques ou enseignements, contraires à la grande doctrine de la libre grâce de Dieu, ou tendant à enraciner dans les cœurs la dangereuse croyance du mérite des œuvres. L’article XVI déclare que les gouvernements politiques sont d’institution divine — déclaration qui trahit une fois de plus les préoccupations du moment, car il s’agissait de ne pas indisposer Charles-Quint contre les Protestants. — Enfin, l’article XVII est consacré à la glorification de l’Église.
4° Après cela viennent quatre articles (XVIII-XXI), qui ont pour but d’écarter certains préjugés. On nie que les chrétiens évangéliques suppriment le libre arbitre, dont ils reconnaissent les droits absolus dans les divers domaines de la justice civile (art. XVIII) ; qu’ils fassent de Dieu l’auteur du mal (art. XIX) ; qu’ils combattent les bonnes œuvres et méprisent la loi (art. XX) ; qu’ils méconnaissent les mérites des saints et les outragent (art. XXI). Tout ceci a un caractère apologétique fortement accentué.
II — La seconde partie de la confession d’Augsbourg se compose de sept articles (XXII-XXVIII), qui sont consacrés à condamner les sept erreurs suivantes de l’Église romaine : le refus de la coupe aux laïques, le célibat des prêtres, la messe, la confession auriculaire, les lois sur les aliments, les vœux monastiques et les empiétements du pouvoir épiscopal et papal sur les droits sacrés de l’État et de l’Évangile.
Ce qui me frappe dans cette confession, outre son ordonnance générale, qui met en pleine lumière le dogme de la justification par la foi, et les préoccupations apologétiques qui en ont dicté beaucoup d’articles, c’est le souffle profondément religieux qui la pénètre tout entière, c’est sa sobriété théologique, son esprit de modération et de largeur. Peu de formules, mais des affirmations puissantes, d’un caractère plus religieux que théologique, et toujours appuyées sur les Écritures, quand elles ne leur sont pas directement empruntées. Nous sommes encore au premier âge de l’Église nouvelle, dans la période de la plénitude de la vie religieuse, période militante, où l’on affirme sa foi pour la justifier, sans lui donner encore une expression théologique bien raffinée. Les documents de l’âge suivant — comme la formule de Concorde (1580) et les confessions de l’Église réformées, venues plus tard — sont bien plus théologiques. Voilà pourquoi ils ont beaucoup plus vieilli.
La confession d’Augsbourg ayant été attaquée et réfutée par les catholiques, dans un écrit appelé Confutatio, Mélanchthon en écrivit une Apologia. Cette Apologie présente les mêmes caractères généraux que la confession elle-même : même esprit religieux, même modération et même largeur ; même préoccupation apologétique ; même place faite à la doctrine centrale de la justification par la foi ; même notion de la justification et de ses rapports avec la sanctification ou les œuvres. Il y a cependant, dans l’Apologie, une nuance plus théologique. Certains points sont précisés d’une manière plus rigoureuse. Voici, par exemple, comment elle développe l’article Sur le rapport de la foi et les œuvres : Nous disons que l’amour doit suivre la foi. Et cependant nous ne devons pas penser pour autant que c’est à cause de cet amour que nous recevons la rémission des péchés et la réconciliation, pas plus que nous ne recevons ces choses par nos bonnes œuvres qui suivent. C’est pourquoi nos adversaires accusent faussement nos théologiens de ne pas enseigner sur les bonnes œuvres, tandis que non seulement ils les réclament mais encore montre comment les accomplir… (Apol., p. 81, 85).
L’Apologie prit rang, à la suite de la confession d’Augsbourg, parmi les livres symboliques de l’Église luthérienne. A ces deux livres vinrent bientôt s’en ajouter trois autres : les deux Catéchismes de Luther, et les Articles de Smalkalde, qui accentuent contre les Réformés la doctrine de la Cène. Tous ces livres participent aux mêmes caractères ; ils appartiennent tous à cette première époque, qui rappelle la période de l’apologétique, au début de l’histoire du dogme catholique.
Après cela commence, vers 1535, la seconde époque, celle qui correspond à la période des controverses, dans l’histoire de l’ancienne Église. L’œuvre dogmatique devait poursuivre son évolution. Après s’être affirmée et constituée en face de ses adversaires, l’Église nouvelle se replie, en quelque sorte, sur elle-même, et étudie de plus près l’objet de sa foi. Elle cherche à prendre une connaissance plus nette de son principe, et à en tirer toutes les conséquences et toutes les applications. De là un nouveau travail dogmatique, qui devait se poursuivre à travers un demi-siècle de luttes et de controverses, tant extérieures qu’intérieures, et aboutir à de nouvelles confessions de foi, beaucoup plus théologiques que les premières.
Deux tendances diverses ne tardèrent pas à se former au sein de l’Église luthérienne et s’y disputèrent la prépondérance. De là, deux partis opposés :
1° Le parti de la conciliation, disposé à faire des concessions aux Catholiques et aux Réformés, et à atténuer, dans l’intérêt de la paix et de l’union, certains angles de la doctrine luthérienne. Ce parti avait pour chef Philippe Mélanchthon, l’homme de la modération et de la conciliation en toutes choses. Il s’appela le parti des Philippistes ;
2° Le parti étroit, rigide, ardent, plus luthérien que Luther lui-même, ennemi de toute concession, de tout compromis, et jaloux de maintenir, en face des Catholiques et des Réformés, les doctrines distinctives du luthéranisme. Il avait pour chefs Amsdorf et Flacius.
Cette divergence s’était déjà manifestée du temps de Luther. Cependant, quelles que fussent leurs vues particulières sur certains points, Luther et Mélanchthon demeurèrent toujours unis, et leur amitié tempéra, aussi longtemps que vécut Luther, l’ardeur de la lutte. Luther, qui estimait et aimait tendrement Mélanchthon, se tint, autant que possible, en dehors et au-dessus des partis, et chercha à modérer le zèle souvent excessif de ses amis. Mais, après sa mort, Mélanchthon devint décidément suspect aux Luthériens rigides, et la lutte éclata entre les deux partis. Ces deux partis, nous les retrouvons en présence dans toutes les controverses qui agitent l’Église luthérienne pendant cette période, et où se mêlèrent trop souvent la passion et la violence. Entre les deux s’en forma peu à peu un troisième, qui eut pour chefs Chemnitz et Brentz, sorte de tiers-parti, tenant le milieu entre les deux extrêmes, et dont l’influence finit par prévaloir dans la fixation définitive du dogme.
Je n’entrerai pas dans le détail, souvent fort confus, de ces controverses. Je me borderai à en indiquer l’objet et les résultats dogmatiques. On peut les grouper autour des deux doctrines essentielles et distinctives de l’Église luthérienne : la doctrine de la justification par la foi, accentuée contre les Catholiques et contre toutes les tendances qui risqueraient de ramener le catholicisme, — et la doctrine de la sainte Cène, par laquelle l’Église luthérienne s’affirme en face des Réformés. De là deux groupes de controverses, dont nous nous occuperons tour à tour.
La doctrine de la justification par la foi était, en quelque sorte, le drapeau dogmatique élevé par la Réformation en face du catholicisme romain. C’est pour maintenir cette doctrine, qu’il considérait avec raison comme le fond essentiel de l’Évangile, que Luther s’était séparé de Rome. C’était la pierre angulaire du nouvel édifice. C’était l’affirmation puissante qui avait renversé tout l’échafaudage des erreurs romaines, et qui contenait en elle toute une dogmatique nouvelle. Il était naturel que cette doctrine devînt comme le champ clos de la lutte entre l’ancienne Église et la nouvelle, et qu’elle provoquât les premiers travaux théologiques au sein du protestantisme. Il importait de l’établir avec solidité, de la définir avec précision, d’élucider toutes les questions secondaires qui se rattachaient à la question principale, afin d’écarter avec soin tout ce qui aurait pu compromettre cette doctrine, que Luther appelait articulus stantis seu cadentis Ecclesiæa.
a – L’article avec lequel tient ou tombe l’Église. (ThéoTEX)
Les controverses qui se rattachent à la doctrine de la justification portent tour à tour sur les trois questions suivantes :
- La nature de la justification et ses rapports avec la sanctification ;
- Le rôle de la loi et des œuvres ;
- Le rôle de l’homme et de Dieu dans le salut.
Sur chacune de ces trois questions se font jour deux opinions extrêmes, l’une ultra-protestante, et tendant à l’anti-nomianisme, ou à un quiétisme énervant ; l’autre ramenant la doctrine catholique et compromettant les grands principes de la Réforme. Aussi la polémique livrée sur chacune de ces questions se décompose-t-elle en deux controverses, suivant qu’il s’agit de résister à l’une ou l’autre de ces deux exagérations. L’Église luthérienne sut éviter ce double écueil ; le parti modéré triompha dans la formule de Concorde, et maintint la Réformation dans la voie où elle devait marcher. Malgré leur confusion apparente, ces controverses ont une importance réelle, car les questions fondamentales du christianisme s’y trouvent engagées.
I. — Il fallait d’abord déterminer la nature de la justification et ses rapports avec la sanctification. Ce fut l’objet d’une double controverse contre Stancarus et Osiander, tous deux professeurs à Kœnigsberg.
Luther avait défini la justification de la manière suivante : « Un acte de Dieu déclarant juste le pécheur, en considération des mérites de Jésus-Christ, qui lui sont imputés par le moyen de la foi. » C’est aussi la doctrine de la confession d’Augsbourg, dont nous avons cité plus haut la formule, et celle de l’Apologie, qui s’exprime ainsi : Justificare forensi consuetudine significat reum absolvere et pronuntiare justum, sed propter alienam justitiam, videlicet Christi, quæ aliena justitia communicatur nobis per fidem (pag. 125). Par là, on distinguait nettement deux choses, que les catholiques ont presque toujours confondues :
La justification, qui est une sentence d’acquittement prononcée par Dieu en faveur du pécheur qui se repent et qui croit, acte forensique, extérieur, qui se passe en dehors de l’homme, et qui est proprement la rémission des péchés ;
Et la sanctification, action intérieure de Dieu en l’homme déjà pardonné et justifié, action à laquelle l’homme prête son concours, et qui a pour résultat la sainteté du cœur et de la vie.
La justification ne comporte pas de degrés ; elle est parfaite et entière dès le premier jour. Elle a quelque chose d’indivisible et d’absolu, comme l’acte divin qui la constitue. La sanctification, au contraire, est essentiellement progressive. Elle commence avec la conversion et se continue à travers toute la vie. Elle n’est possible qu’après la justification, qui en est à la fois la condition, le principe et la source. Luther, en effet, reconnaissait que la foi, en nous unissant à Christ, nous communiquait sa justice, justice positive en même temps que sentence juridique de pardon, laquelle devient le principe de notre propre sainteté.
Cette théorie large et féconde, qui embrasse tous les éléments de la vérité, fut compromise par deux théories exclusives : celle de Mélanchthon et de Stancarus, et celle d’Osiander.
Les premiers insistaient surtout sur l’obéissance passive de Christ, et ne virent dans la justification que l’acte juridique en vertu duquel les mérites du Sauveur nous sont imputés. Ce point de vue tendait à rendre la foi inutile. Il suffisait de savoir la dette payée, et tout pouvait se faire sans le concours du pécheur.
André Osiander, successivement professeur à Nuremberg et à Kœnigsberg, attaqua cette conception étroite et en montra les conséquences fâcheuses. Mais, de son côté, il alla trop loin, et tomba dans un mysticisme qui rend sa théorie suspecte de panthéisme. Il vit dans la justification, non pas un acte juridique, une sentence de grâce, mais un acte médicinal, par lequel Dieu communique la justice au pécheur. Dieu ne le tient pas pour juste : il le rend juste. Il ne lui impute pas une justice étrangère ; il lui infuse une justice positive, qui devient la sienne propre. Ainsi, pour Osiander, la justification tend à se confondre avec la sanctification, et le pécheur n’est justifié que dans la mesure où il est sanctifié. La justification est donc relative. De plus, son fondement n’est plus le même. Ce n’est plus la foi aux mérites de Jésus-Christ, imputés au croyant avant qu’il ait commencé à travailler à sa sanctification et accompli une seule bonne œuvre ; c’est l’effusion de la justice de Jésus-Christ en nous, par la vertu de son incarnation, laquelle se reproduit dans le fidèle d’une façon spirituelle.
La doctrine d’Osiander fut déclarée suspecte de catholicisme, et accusée de ramener par un détour la doctrine du salut par les mérites et les œuvres de l’homme. Il y avait quelque chose de fondé dans ce reproche, en ce sens qu’Osiander ne distinguait pas assez la justification de la sanctification. Mais son point de vue avait aussi sa part de vérité, en ce qu’il relevait la vertu sanctifiante de la foi, qui saisit Jésus-Christ et sa justice, de telle sorte que Jésus-Christ devient en nous un principe de justice, c’est-à-dire de vie sainte. Il se séparait d’ailleurs du catholicisme sur un point important, puisqu’il voyait dans la justice qui sauve un don surnaturel de Dieu même, et non pas un mérite ou une conquête de l’homme.
Les doctrines de Stancarus et celles d’Osiander furent également désavouées, et la formule de Concorde essaya de faire sa part à chacun des éléments de vérité que l’une et l’autre renfermaient.
II. — A la question de la justification, et de ses rapports avec la sanctification, se rattache celle du rôle des œuvres et de la loi dans le salut.
1° Les œuvres. — Luther avait beaucoup insisté sur ce point, que l’homme est justifié par la foi seule, sans les œuvres, par opposition à la doctrine catholique, qui ajoutait à la foi les œuvres, et finissait par substituer les œuvres à la foi. Luther n’accordait aux œuvres absolument aucune valeur justifiante : de là la manière dont il parle de l’épître de Jacques, qu’il appelle une épître de paille.
Mélanchthon était moins strict que Luther sur ce point. Il semblait accorder un rôle réel aux œuvres dans la justification. Aussi, dans la rédaction du formulaire qui devait servir de base à l’Intérim de Leipzig, avait-il substitué le mot fide aux mots sola fide, qui étaient devenus le schibboleth des Luthériens rigides : de quoi il fut sévèrement blâmé.
Mais lorsque, en 1551, G. Mayor, professeur à Wittemberg, reproduisit, en l’accentuant, l’opinion de Mélanchthon, et se mit à enseigner que les œuvres sont nécessaires an salut, grand fut le scandale, grande l’indignation dans le camp des Luthériens rigides. Le fougueux Amsdorf, de Wittemberg, protesta avec violence contre ce qu’il appelait le renversement de la doctrine protestante, et le retour non déguisé vers le catholicisme. Il publia contre Mayor des thèses, dans lesquelles il déclarait que les œuvres, bien loin d’être nécessaires, sont nuisibles au salut, exagération manifeste, vraie boutade provoquée par l’ardeur de la lutte. Une controverse s’ensuivit, qui fut assez longue et assez violente. Les hommes sages et modérés du tiers-parti, s’interposèrent, et parvinrent, non sans efforts, à faire comprendre aux deux adversaires qu’il y avait entre eux un malentendu, une querelle de mots, plutôt qu’une divergence réelle.
On reconnut, d’une part — du côté d’Amsdorf et des Luthériens rigides, — que, si les œuvres ne sont pas directement nécessaires pour le salut, en ce sens que c’est là foi seule, et non les œuvres, qui justifie le pécheur, elles sont cependant nécessaires d’une manière indirecte, en ce sens qu’elles sont le fruit naturel et le signe distinctif de la foi qui justifie. Elles ne sont pas nécessaires au salut, mais elles sont nécessaires à la foi qui sauve. Sans les œuvres, pas de foi véritable ; dès lors, pas de salut. Les œuvres sont donc une condition, mais non un moyen de salut.
On reconnut, d’autre part — du côté de Mayor et de ses amis, — que, si les œuvres sont nécessaires comme démonstration vivante de la foi, la confiance que l’on met en elles est nuisible et funeste, attendu que le vrai fondement de la justification et du salut, c’est, non pas les œuvres, mais les seuls mérites de Jésus-Christ, saisis par la foi.
Ce fut là ce qu’on appela la controverse majoriste, qui se termina par une entente mutuelle,
2° La loi. — Tandis que G. Mayor était accusé de glorifier les œuvres, et de ramener au catholicisme, Jean Agricola, d’Eisleben, professeur à Wittemberg, et plus tard prédicateur à Berlin, fut accusé d’enseigner l’antinomianisme.
Luther avait parlé de la loi avec la vivacité paradoxale qui lui était habituelle. Il avait opposé avec une singulière énergie la loi à l’Évangile, disant que ces deux choses sont aussi éloignées l’une de l’autre que les cieux sont élevés au-dessus de la terre, et il ajoutait que la conscience et la loi, dont les fruits sont l’angoisse et l’épouvante, sont la part des âmes damnées. Il avait aussi affirmé, et en cela il n’avait pas tort, que la repentance n’est parfaite que lorsqu’elle est pénétrée de la douleur d’avoir méconnu le Dieu qui nous a aimés en Jésus-Christ. La vraie repentance n’est produite que par le spectacle de la croix.
Mélanchthon s’exprimait à l’égard de la loi d’une manière plus modérée. Il ne croyait pas son rôle fini sous l’alliance de grâce. Il estimait la prédication de la loi utile et nécessaire à un double point de vue : pour les pécheurs, qu’elle devait convaincre de leur état de condamnation et d’impuissance, et conduire à Jésus Christ, qui seul donne le pardon et la force d’accomplir la loi, — et pour les fidèles, en qui elle entretenait le sentiment du péché et celui de la miséricorde de Dieu, l’humilité de la repentance et la reconnaissance joyeuse du salut.
Luther se rangea à l’opinion de son ami, et, lorsque, en 1527, il fut question d’organiser les Églises de Saxe, Mélanchthon eut soin, dans les instructions rédigées pour les commissaires chargées de l’inspection, de recommander aux pasteurs de prêcher sur la loi, et d’en inculquer le respect et les préceptes aux enfants à l’école et aux fidèles à l’église.
Cette recommandation souleva certaines oppositions. En particulier, Agricola, alors professeur à Wittemberg, invoqua l’opinion première de Luther, et, s’emparant des expressions paradoxales qu’avait employées le Réformateur, il alla encore plus loin que lui. Il proscrivit la loi de la prédication comme inutile et même dangereuse. « La loi, disait-il, n’a aucune valeur. Elle a cessé d’être obligatoire, depuis que nous sommes sous la grâce. La loi ne fait que des juifs, la grâce seule fait des chrétiens. La loi appartient aux tribunaux et non pas à la chaire chrétienne. Elle n’est bonne que pour le maintien de l’ordre extérieur. Dieu juge les hommes d’après leur foi ou leur incrédulité. La prédication de l’Évangile suffit à produire la repentance et la conversion. La loi, bien loin de produire la foi, ne sert qu’à provoquer les incrédules au désespoir. » — Les disciples d’Agricola ajoutèrent aux théories du maître des préceptes et des exemples propres à engendrer un coupable relâchement moral, et nuisirent par là beaucoup à leur cause.
Luther, qu’Agricola avait espéré gagner, se prononça contre lui, et publia six Dialogues sur la loi (1536), vrais chefs-d’œuvre de bon sens et de mesure, qui firent grande impression. La polémique continua quelque temps encore, et Agricola finit par se rétracter en 1540.
III. — Cette question du rôle des œuvres et de la loi conduisait à une question plus haute et plus générale, celle de la part respective de l’homme et de Dieu dans l’œuvre du salut. Ce fut l’objet de la controverse synergiste.
Sur ce point, Luther était augustinien. Il déclarait l’homme incapable, non seulement de se sauver, mais même de s’approprier le salut. C’est la thèse qu’il soutient contre Erasme dans son De servo arbitrio. Mélanchthon expose la même théorie dans la première édition de ses Loci. Plus tard, il modifia son langage, et la confession d’Augsbourg admet un certain concours de l’homme dans sa conversion, puisqu’elle lui reconnaît le pouvoir de s’approprier la grâce — facultas se applicandi ad gratiam. — Plus tard encore, Mélanchthon reproduisit dans la confession de Leipzig (1548) cette doctrine d’une participation de l’homme à l’œuvre de son salut.
La controverse n’éclata ouvertement qu’après la mort de Luther. L’opinion de Mélanchthon fut alors blâmée, et lorsque Strigel, professeur à Wittemberg, et Pfeffinger, surintendant à Leipzig, reprirent sa doctrine en l’accentuant davantage, ils furent violemment attaqués par Flacius et Amsdorf. Strigel et Pfeffinger affirmaient un concours personnel de l’homme dans l’œuvre de son salut : d’abord dans l’acceptation de la grâce, et ensuite dans l’œuvre de la sanctification. Ils reconnaissaient par conséquent à l’homme une double liberté. Les Luthériens rigides protestaient contre ce qu’ils appelaient le synergisme de Pfeffinger. Ils niaient toute participation quelconque de l’homme à l’œuvre de son salut, et étaient conduits par là à une doctrine ultra-calviniste de la prédestination. Leurs opinions triomphèrent d’abord au colloque de Weimar, en 1560. Puis il se produisit contre eux une réaction. Enfin, ce fut l’opinion modérée qui triompha, en 1580, dans la formule de Concorde.
La formule de Concorde fit la part de Dieu et celle de l’homme. Le commencement de l’œuvre du salut vient de Dieu seul ; l’achèvement exige la coopération de l’homme. La doctrine calviniste de la prédestination est, par suite, condamnée, et l’universalité de la grâce divine est proclamée.
Ainsi, le résultat commun de ces controverses fut la détermination plus rigoureuse de la doctrine protestante du salut. On marqua avec soin la place de la justification dans l’œuvre du salut, les rapports de la justification et de la sanctification, de la foi et des œuvres, de la loi et de la grâce, de l’action divine et de l’action humaine. Et l’on se préoccupa avant tout d’écarter toutes les opinions, toutes les tendances qui auraient pu — comme celles d’Osiander, de Mayor et d’Agricola — porter atteinte au grand principe protestant, et ramener, par un détour, la Réforme au catholicisme, qu’elle avait désavoué et remplacé.
Aussi longtemps que Luther se borna à attaquer les erreurs et les abus de l’Église romaine, il se montra dans sa doctrine d’une hardiesse singulière, et le programme de sa Réforme semblait aussi radical que celui qu’exécutèrent plus tard Zwingle, Knox et Calvin. Luther paraissait, en particulier, aller aussi loin qu’eux sur la question des sacrements et de l’Église. Il revendiquait hautement le sacerdoce universel, la spiritualité du culte chrétien. Il suffit de rappeler la manière dont il parlait de la messe, dans ses premiers écrits : la Lettre à la noblesse allemande, la Captivité de Babylone. Mais, quand, son œuvre de protestation et de renversement terminée, il songea à entreprendre une œuvre nouvelle de fondation et de reconstruction, il fut ramené en arrière par les excès des Anabaptistes et les dangers qu’ils firent courir à l’œuvre de la Réformation.
Je n’ai pas à raconter ici l’histoire des prétendus prophètes de Zwickau et de Münster. On sait comment ils vinrent à Wittemberg, prêchant l’avènement de l’ère du Libre Esprit, l’émancipation absolue, la révolte ouverte contre toute autorité dans l’Église et dans l’État, l’inutilité des sacrements, de la hiérarchie, du ministère ecclésiastique, la spiritualité absolue du culte, etc. On sait aussi comment, passant de la théorie à la pratique, ils excitèrent une véritable émeute et saccagèrent plusieurs églises, insultant les prêtres, renversant les autels, brûlant les images.
Luther était alors à la Wartbourg, sous le coup de la bulle papale et de l’arrêt de la diète de Worms, qui le mettait au ban de l’empire. Il fut tellement troublé par ces nouvelles, que, sans écouter les conseils de la prudence, sans avertir l’Électeur, il quitte la forteresse et paraît tout à coup à Wittemberg, où il prêche huit fois de suite contre les Anabaptistes ou Sacramentaires, et parvient, non sans peine, à rétablir l’ordre et à calmer les esprits. Ces premières impressions furent très vives et ne s’effacèrent jamais de son esprit. Elles furent fortifiées encore lorsqu’il vit plus tard les tristes fruits de ces doctrines extrêmes, dans la guerre des Paysans et dans les excès de Jean de Leyde, le roi-prophète de Münster. Il sentit que la Réformation était compromise et à jamais perdue, si elle ne désavouait pas avec éclat les principes extrêmes qui conduisaient à de tels scandales.
Cet éclatant désaveu amena Luther à accorder plus d’importance qu’il ne l’avait fait d’abord à l’autorité et à l’organisation extérieure de l’Église, et à l’élément visible et objectif dans les sacrements et le culte. Il se rapprocha davantage, sur ce double terrain, de l’ancienne Église, et conserva bien des choses que, sans cela, il aurait peut-être répudiées. Aussi peut-on dire que, sans les excès des Anabaptistes et la guerre des Paysans, Luther aurait sans doute suivi aussi loin que Carlstadt et Zwingle les principes qu’il avait lui-même posés, et la Réformation, au lieu de se constituer sous une double forme, n’aurait eu qu’un seul type, le type réformé.
Quoiqu’il en soit, ce fut la lutte de Luther contre Carlstadt, séduit par les idées des Sacramentaires, qui provoqua la scission, et elle persista dès lors, malgré les tentatives ultérieures d’union. Depuis lors, la controverse sacramentaire — en particulier, la controverse sur la sainte Cène — ne cessa pas d’être à l’ordre du jour entre les Luthériens et les Réformés.
On peut distinguer, pendant cette période, trois phases successives dans l’histoire de cette controverse.
I. — La première controverse sur la sainte Cène — et sur les sacrements en général — éclata, à Wittemberg, entre Luther et Carlstadt, après l’apparition des prophètes et des anabaptistes de Zwickau. Carlstadt niait la présence réelle, et ne voyait dans les sacrements que des actes symboliques. Luther soutenait à la fois la présence réelle et l’efficacité objective des sacrements. La discussion fut très vive, et Carlstadt, banni par l’électeur de Saxe (1524), dut finir par se réfugier en Suisse (1534).
II. — La controverse s’engagea de nouveau, quelques années plus tard, entre les Zwingliens et les Luthériens. Zwingle partageait à peu près les idées de Carlstadt sur les sacrements. Il n’y voyait, à proprement parler, rien de sacramentel. S’en tenant au sens étymologique du mot — sacramantum militiæ, — il ne voit dans les sacrements que les insignes ou les enseignes du chrétien, les marques distinctives de ceux qui se réclament du nom de Jésus-Christ et qui s’engagent à son service. Ces marques distinctives, que Zwingle réduit à deux, le baptême et la sainte Cène, ont été choisies par Jésus-Christ lui-même, et il faut les conserver pieusement, en mémoire et pour l’amour de lui. Mais elles ne confèrent rien de particulier, et ne sont que des signes extérieurs et visibles de grâces déjà reçues ou d’un état intérieur déjà existant. Ce sont des actes, et non des grâces. La baptême est l’acte d’engagement du soldat chrétien au service de son divin Chef, et il n’y a pas de régénération baptismale. La sainte Cène, est un acte par lequel le fidèle témoigne publiquement de sa foi en Jésus-Christ et en l’efficace de sa mort pour la rémission des péchés, et il n’y a pas là non plus de grâce spéciale ni de communication particulière et surnaturelle de Jésus-Christ au fidèle.
Tel est du moins l’enseignement de Zwingle dans son principal ouvrage : Commentarius de vera et falsa religione. Ailleurs, il est vrai, il s’exprime autrement, et paraît se rapprocher davantage de Luther. Dans son discours sur la Providence — De Providentia, — par exemple, il semble attribuer une vertu, une efficacité mystique, directe, surnaturelle aux sacrements en général et à la sainte Cène en particulier. Il parle de l’efficace des symboles sacrés — ce ne sont toujours que des symboles, — et d’une communication toute particulière de Jésus-Christ à l’âme du fidèle. Dans ce passage, et dans quelques autres de ses écrits, que l’on pourrait citer, il semble admettre, sinon la doctrine luthérienne de la présence réelle, du moins, la doctrine mystique de la manducation spirituelle professée plus tard par Calvin. Il est difficile de savoir laquelle de ces deux opinions traduit le plus exactement la vraie pensée de Zwingle. Ce qui est certain, c’est que la première prévalut parmi ses disciples.
Les Luthériens, après avoir combattu les opinions zwingliennes, essayèrent de s’entendre avec les Réformateurs suisses, et de rédiger en commun un formulaire de foi. Des théologiens des deux partis se réunirent à Marbourg, en 1529, sous les auspices du landgrave de Hesse. A ce colloque, Luther et Mélanchthon, entourés de Jonas, Myconius, Ménius, Cruciger, se rencontrèrent avec Agricola, Osiander et Brentz, et avec Zwingle, Œcolampade, Bucer et Hédion. On ne put s’entendre d’une manière complète. Après avoir formulé en quatorze articles leur foi commune, les théologiens s’exprimèrent de la manière suivante sur la Sainte-Cène :
« Nous croyons et maintenons tous que la Cène doit être donnée sous les deux espèces, selon l’institution ; que la messe n’est pas une œuvre par laquelle nous puissions obtenir la grâce les uns pour les autres, morts ou vivants ; que le sacrement de l’autel est le sacrement du vrai corps et du vrai sang de Jésus-Christ, et que la jouissance spirituelle de ce corps et de ce sang est tout à fait nécessaire à tout chrétien. Et, quoique nous n’ayons pu, quant à présent, nous mettre d’accord sur la question de savoir si le vrai corps et le vrai sang de Jésus-Christ sont corporellement présents dans le pain et dans le vin, cependant nous nous témoignerons de plus en plus les uns aux autres une charité chrétienne, autant que la conscience le permet, et nous prierons tous assidûment le Seigneur de daigner nous affermir par son Saint-Esprit dans la saine doctrine. »
Aussi, lorsque, l’année suivante, la Confession luthérienne fut présentée à Augsbourg, les Zwingliens et quatre villes allemandes, qui avaient adopté leurs idées sur la Cène — Strasbourg, Constance, Lindau et Memmingen, — présentèrent une Confession spéciale, qu’on a appelé la tetrapolitana. Quant à la Confession d’Augsbourg, elle s’exprime ainsi : de cœna Domini docent, quod corpus et sanguis Christi vere adsint et distribuantur vescentibus in cœna Domini, et improbant secus docentes (art. xii). Six ans plus tard, en 1536, des articles furent rédigés à Smalkalde, sous l’inspiration de Luther, et la doctrine de la sainte Cène y est plus accentuée encore : de sacramento altaris sentimus, panem et vinum in cœna esse verum corpus et sanguinem Christi, et non tantum dari et sumi a piis, sed etiam ab impiis christianis (p. 330).
III. — La controverse recommença et changea de caractère, lorsque l’influence de Calvin eut remplacé parmi les Réformés celle de Zwingle. Calvin, en effet, se rapprochait davantage de Luther, et sa doctrine était une sorte de moyen terme entre la doctrine luthérienne et la doctrine zwinglienne. Luther, à ses yeux, ne s’était pas assez séparé du catholicisme, et Zwingle avait été, au contraire, trop loin dans la voie de la réaction. Calvin voyait dans la Cène plus qu’un acte de foi, une commémoration et un symbole. Il y reconnaissait la présence spirituelle de Jésus-Christ, présence dont jouissent spirituellement ceux qui reçoivent le pain et le vin avec foi. Jésus-Christ se communique à eux d’une façon spéciale, mais toute spirituelle. Il y a réellement communion au vrai corps et au vrai sang du Sauveur ; il y a manducation spirituelle, opérée par la foi.
Mélanchthon conçut l’espoir d’arriver plus facilement à un accord avec Calvin qu’avec Zwingle sur le terrain commun de l’efficace mystique du sacrement. Sans renier la doctrine luthérienne, qu’il déclarait être une expression plus pure et plus complète de la vérité, il affirmait que la doctrine de Calvin ne méconnaissait aucun élément religieux essentiel. Mais les Luthériens rigides accusèrent Mélanchthon de trahison, de crypto-calvinisme, et refusèrent de le suivre dans la voie de conciliation où il était entré. La lutte s’engagea encore une fois, à propos de la doctrine de la sainte Cène, entre les Philippistes et les Luthériens rigides, et c’est à ces derniers que resta la victoire. La formule de Concorde sanctionna le point de vue le plus strict : Credimus quod in cœna Domini corpus et sanguis Christi vere et substantialiter sint præsentia, et quod una cum pane et vino vere distribuantur atque sumantur. Credimus verba testamenti Christi non aliter accipienda esse, quam sicut verba ipsa ad litteram sonant, ita ne panis absens Christi corpus et vinum absentera Christi sanguinem significent, sed ut propter sacramentatem unionem panis et vinum sint corpus et sanguis Christi (p. 599 : cf., p. 604, 736).
La question débattue se compliqua bientôt d’une nouvelle question, relative à la nature du corps de Christ. La doctrine de la présence réelle conduisait, en effet, à celle de l’ubiquité du corps de Christ. On rattacha cette ubiquité à la théorie de la communicatio idiomatum. Luther avait enseigné que l’humanité et la divinité en Christ se pénètrent si bien, que chacune des deux natures communique à l’autre la plénitude de ses attributs. En conséquence, le corps glorifié du Christ avait l’attribut divin de l’ubiquité, ce qui expliquait comment il se communiquait aux fidèles dans la Cène en tant de lieux divers à la fois. Zwingle et Calvin ne pouvaient admettre cette doctrine, qu’ils traitaient de fantastique, et c’était pour eux une raison nouvelle de repousser la doctrine de la présence réelle.
De plus, à cette controverse contre Mélanchthon et les crypto-calvinistes, se mêla aussi la question de la prédestination, en sorte qu’elle fut, à cet égard, un prolongement de la controverse synergiste.
Je ne dirai rien d’une dernière controverse, la controverse Adiaphoristique, qui n’a rien de spécialement théologique. Elle fut provoquée par l’Intérim de Leipzig, rédigé par Mélanchthon (1548). Dans ce document, certaines formes catholiques de constitution ecclésiastique et de culte (évêques, confirmation, extrême-onction, cierges, jeûnes, fêtes, etc.) étaient déclarées indifférentes — adiaphora. — Deux opinions se produisirent sur ce point. Les uns acceptèrent, en effet, ces choses comme indifférentes ; les autres protestèrent, soit qu’elles ne leur parussent pas indifférentes, soit qu’ils les considérassent comme indifférentes en elles-mêmes, mais comme cessant de l’être dans les circonstances actuelles. La controverse n’eut plus de raison d’être après la paix d’Augsbourg (1555) qui mit fin aux persécutions.
Sur ces divers points, comme aussi sur les points discutés dans les controverses relatives à la justification par la foi, la Formule de Concorde fixa la doctrine luthérienne. Elle fut rédigée, en 1577, à la demande de l’électeur Auguste de Saxe, par une commission de théologiens réunie dans le monastère de Bergen, près de Magdebourg, sous la présidence de Martin Chemnitz, chef du parti modéré. Elle marque une date importante, et permet de mesurer le chemin parcouru en cinquante ans, car elle termine la période des controverses, et donne à l’orthodoxie luthérienne une forme qui a été à peu près définitive. — Cette formule a un caractère beaucoup plus théologique que la confession d’Augsbourg ; on n’y retrouve plus ce souffle puissant des premiers jours de la Réforme.
Elle commence par poser le grand principe protestant de l’autorité normative et souveraine de la Parole de Dieu. Puis elle confirme, d’une manière générale, le contenu de la confession d’Augsbourg, qu’elle prétend sanctionner et maintenir. Enfin, sur chacun des points controversés, elle donne une conclusion précise.
1. Quant à la doctrine de la justification par la foi, la formule de Concorde donne à la fois tort et raison à Stancarus et à Osiander. Elle retient ce qu’il y a de vrai dans chacun des deux systèmes, en complétant ce qu’il y a d’exclusif. La justification est considérée tout ensemble comme un acte juridique, distinct de la sanctification, et comme la communication d’une justice positive que nous recevons de Jésus-Christ par la foi. Seulement, on explique la chose autrement qu’Osiander. « Jésus-Christ, dit la formule, malgré sa qualité d’homme-Dieu, n’avait pas à obéir à la loi, car il est le maître de la loi, même dans sa nature humaine, laquelle, en vertu de la communicatio idiomatum, participe aux attributs divins. Il a pourtant accompli la loi, et, comme il n’était pas obligé à cette obéissance, c’est là pour lui une obéissance surérogatoire, qu’il peut nous communiquer, à nous que la loi oblige et qu’elle condamne. » — Nous trouvons ici un reste malheureux des conceptions de la scolastique catholique. Ce qui nous est appliqué, ce n’est pas une justice essentielle, tenant à la personne de Christ, c’est une justice acquise, légale, tenant à son œuvre. Nous sommes loin de la grande et simple doctrine de Paul sur l’obéissance du Christ, obéissance humaine, par laquelle il devient le second Adam.
2. Contre Agricola et les Antinomiens, la formule de Concorde affirme que la loi n’a pas seulement une valeur dans le domaine politique et civil, mais qu’elle a aussi une valeur religieuse. Elle produit la repentance ; elle est un pédagogue conduisant à Jésus-Christ. Elle donne aux croyants la conscience claire de leurs devoirs, sans être pour eux un code impitoyable et rigoureux. Remarquons toutefois avec Dorner (Hist. de la théol. protest., trad. Alb. Paumier, p. 277) qu’on n’est pas parvenu à s’affranchir d’un certain dualisme établi entre la loi et la grâce. Il semble qu’il y a eu deux décrets dans la pensée de Dieu, le décret de la justice par la loi, et le décret de la justice sans la loi et par la foi. On n’a pas aperçu l’unité des deux alliances et la synthèse supérieure de la loi et de la foi.
Quant aux bonnes œuvres, elles sont déclarées nécessaires, puisque Dieu lui-même les prescrit. Ainsi la formule d’Amsdorf est condamnée ; mais celle de Mayor l’est, aussi, car, si les œuvres expriment et manifestent la foi, elles n’ont aucun caractère méritoire, et ne doivent pas être confondues avec la justification. Elles influent cependant sur le degré de la félicité et de la gloire dans la vie éternelle.
3. Le synergisme est, lui aussi, condamné. On repousse également comme entachées de semi-pélagianisme l’opinion qui fait coopérer les forces de l’homme aux débuts de l’œuvre divine, et celle qui, tout en attribuant à Dieu le commencement de l’œuvre, ou la conversion, affirme que l’homme contribue, par l’énergie de sa propre volonté, à l’avancement de sa sanctification. On déclare que la conversion vient de Dieu seul, de la grâce du Saint-Esprit, à laquelle il faut se soumettre sans résister. Dans la sanctification, on admet bien une coopération de l’homme ; mais c’est une simple réceptivité, par laquelle les facultés naturelles, affranchies et fécondées par la grâce, entrent en activité sous l’influence de cette même grâce. Pfeffinger, au contraire, enseignait que la volonté est efficace par elle-même, et qu’à côté de la grâce elle a sa part distincte et indépendante dans l’œuvre du salut.
En même temps, la prédestination calviniste est condamnée. Les mérites de Christ sont déclarés universels, comme l’influence de la grâce. C’est l’obstination des pécheurs à repousser la grâce qui entraîne seule leur condamnation. Il n’y a pas de décret absolu pour la réprobation des uns et le salut des autres. L’appel de Dieu est adressé à tous, et l’incrédulité ne vient que du mauvais vouloir des hommes.
4. Enfin, la formule de Concorde accuse nettement la doctrine sacramentelle de la Cène, en face des Réformés et des Unionistes. Nous avons cité plus haut l’article sur la présence réelle. L’ubiquité du corps de Christ n’est pas affirmée avec moins d’énergie : ratione, ut alius quispiam sanctus, in cœlos ascendit, sed, ut apostolus (Éphésiens 4.10) testatur, super omnes cœlos ascendit, et revera omnia implet, et ubique, non tantum ut Deus, verum etiam ut homo præsens dominatur, et regnat a mari ad mare, et usque ad terminos terræ, quemadmodum olim prophetæ de ipso sunt vaticinati et apostoli (Marc 16.20) testantur, quod Christus ipsis ubique cooperatus sit, et sermonem ipsorum sequentibus signis confirmaverit (p. 767).
La formule de Concorde fut publiée de nouveau en 1530. On la fit précéder de la confession d’Augsbourg, de l’Apologie de cette confession, des articles de Smalkalde et des deux Catéchismes de Luther. Le recueil de ces documents prit le titre de Livre de Concorde et devint la charte en quelque sorte indiscutable de l’orthodoxie luthérienne. Son autorité toutefois ne fut pas dès l’abord universellement reconnue, et la formule de Concorde n’atteignit qu’imparfaitement le but que s’étaient proposé ses rédacteurs. Œuvre du tiers-parti, elle parut trop stricte aux uns et trop pâle aux autres. Les luttes, loin de cesser, en devinrent plus vives, et on appela le nouveau symbole : formule de discorde — concordia discors. — Il fut mis un instant à l’écart, à la suite du triomphe que remportèrent en Saxe les Unionistes (Philippistes, ou Cryptocalvinistes), sous le gouvernement de l’électeur Christian Ier. Ce triomphe fut dû à l’influence du chancelier Nicolas Crell, qui était disciple de Mélanchthon, et prétendait n’être ni luthérien ni calviniste. Il travailla de tout son pouvoir à consommer l’union entre le luthéranisme et la Réforme. Il commença par affranchir les pasteurs, professeurs et instituteurs de l’obligation de signer la formule de Concorde ; puis il entreprit la publication d’une Bible accompagnée d’un commentaire rédigé dans le sens conciliateur de Mélanchthon. Mais, avant que cette œuvre fût achevée, survint la mort de Christian Ier (1591), et la régence de sa veuve, sous la minorité de Christian II, fut le signal d’une réaction luthérienne très prononcée. Le caractère obligatoire de la formule de Concorde fut rétabli, et l’on y ajouta, sous le nom de Visitationsartikel (1592), de nouveaux articles, rédigés dans un sens beaucoup plus strictement luthérien, que durent également signer tous les fonctionnaires, non seulement de l’Église, mais même de l’État. Nicolas Crell, qui, pendant son administration, avait opprimé la noblesse, fut, après un long emprisonnement, décapité comme coupable de haute trahison.
Cette période de controverses, qui aboutit à la fixation définitive de l’orthodoxie luthérienne, rappelle, par ses caractères et ses résultats, les controverses des six premiers siècles.
1° Un premier trait commun, c’est qu’on eut le tort de confondre la religion et la théologie. On ne sut pas s’arrêter à temps, et se contenter des affirmations religieuses des premiers symboles. Sans doute, c’était pour l’Église protestante, comme pour l’Église des premiers siècles, un devoir et une nécessité de s’affirmer elle-même et de définir sa doctrine, pour la mettre à l’abri des altérations ultérieures. Mais il ne fallait pas, comme on le fit, ériger des formules, des explications et des théories humaines en articles de foi nécessaires pour le salut.
2° Comme autrefois aussi, ce premier tort fut aggravé par un second, bien plus regrettable encore. On confondit l’État et l’Église. Après avoir érigé en articles de foi des formules théologiques, on les érigea en lois de l’État. On les imposa, au nom de la société civile, sous peine d’emprisonnement et d’exil. De là les passions et les violences qui se mêlèrent trop souvent à la polémique religieuse et aux controverses théologiques.
3° Aussi arriva-t-on au même résultat : la formation d’une orthodoxie protestante aussi étroite et intolérante que l’avait été l’orthodoxie catholique du moyen âge. Le xviie siècle nous offre le spectacle d’une nouvelle scolastique, la scolastique luthérienne, qui a tous les défauts de l’autre, sans en avoir la grandeur et la puissance. C’est la même manie de définir et de préciser ce qui n’est pas susceptible de l’être, d’enfermer en d’étroites formules, quelquefois barbares, toujours abstraites, des mystères et des réalités qui échappent à toute formule. C’est le même abus des questions oiseuses et subtiles ; la même aigreur dans la dispute : ou se lance l’anathème pour les distinctions les plus futiles. C’est le même asservissement des esprits sous le joug de l’autorité et de la tradition. Enfin, pour compléter la ressemblance, c’est, de part et d’autre, le même langage barbare et inintelligible. Les théologiens protestants abandonnent la langue vulgaire, la langue de tout le monde, cette langue dans laquelle Luther avait donné la Bible au peuple, pour retourner au latin, à la langue deux fois morte parlée par la scolastique du moyen âge. — Et cette scolastique nouvelle produisit les mêmes fruits que l’ancienne : un affaiblissement dans la vie religieuse, où le formalisme tint lieu de piété, et un arrêt du développement scientifique.
Mais la domination de la scolastique protestante eut des conséquences bien plus graves encore. Le luthéranisme allemand en vint à renier les deux principes fondamentaux du protestantisme. On les proclame toujours, on les maintient avec un soin jaloux dans les confessions de foi, mais ils sont devenus une lettre morte, une forme vide, dont on a renié le sens et l’esprit, Il en est de ces principes comme de la doctrine de la rédemption et de la grâce au moyen âge.
1° Ainsi, on proclame et on arbore comme drapeau la justification par li foi, et par la foi seule — fide sola. — On est intraitable sur ce point. Mais on méconnaît le vrai caractère de la foi. Ce n’est plus un acte moral d’humilité et de confiance, l’acceptation du don de Dieu et le don de soi-même en retour. C’est une froide adhésion de l’esprit à des formules dogmatiques ; c’est une orthodoxie intellectuelle et stérile. Le formalisme des croyances remplace le formalisme des œuvres. La foi elle-même devient une œuvre extérieure, machinale, comme les œuvres catholiques. Le catholicisme, que l’on avait pris tant de soin d’écarter de la doctrine, reparaît dans la pratique sous une nouvelle forme.
2° Il en est de même du principe formel, l’autorité souveraine des Écritures. On le proclame, on l’inscrit solennellement dans les symboles ecclésiastiques, mais on le méconnaît et on le renie dans la pratique. On ne comprend plus la Bible. On en a perdu l’esprit et le sens vivant, pour n’en conserver que la lettre, et cette lettre, on la torture pour la mettre d’accord avec tel symbole officiel ou tel système théologique. Ce que l’on cherche avant tout dans la Bible, ce sont des armes pour les controverses théologiques. On n’y voit qu’un arsenal de textes à citer dans les disputes d’école, à l’appui de telle ou telle opinion.
Aussi la Bible a-t-elle encore une fois cédé le pas à l’Église. L’autorité religieuse appartient de fait, non aux Écritures, mais aux symboles officiels de l’Église. On place les symboles luthériens, — la confession d’Augsbourg, les articles de Smalkalde, la formule de Concorde, — sur le même rang que la Bible. Ce sont ces symboles qui décident de la véritable interprétation des Écritures, et il est interdit de les entendre dans un autre sens que celui que leur attribue l’Église. Ainsi l’on arrive exactement à la doctrine du concile de Trente. Ici encore, le protestantisme a abjuré son principe fondamental, pour retourner au principe catholique. La tradition et l’Église usurpent de nouveau la place et l’autorité de la Bible. C’est une forme nouvelle du catholicisme, et, entre la scolastique catholique et la scolastique luthérienne du xviie siècle, s’il y a une différence au point de vue du contenu, il n’y en a pas au point de vue des principes : des deux côtés, c’est le même formalisme religieux.
Une réaction ne pouvait manquer de se produire. Elle éclata, en effet, vers la fin du xviie siècle, et donna lieu à un double mouvement, le syncrétisme et le piétisme, dont les initiateurs furent G. Calixte et Spener.
I. — Le syncrétisme, dont G. Calixte (1586-1656) est la personnification, est une réaction de l’esprit scientifique, avec sa largeur et son indépendance, contre l’étroitesse intolérante et sectaire de l’orthodoxie luthérienne. Calixte peut être considéré comme l’héritier de la tendance conciliatrice représentée au siècle précédent par Mélanchthon, et étouffée alors par la tendance opposée. Il la continue en l’exagérant.
Homme instruit et cultivé, Calixte avait beaucoup lu et beaucoup voyagé, avant d’accepter une chaire de théologie à Helmstædt (1614). Esprit large et conciliateur, il avait appris, dans ses voyages, à connaître et à comparer les diverses communions protestantes et chrétiennes, et il avait été frappé des affirmations et des principes communs qui les unissent, à côté des diversités qui les séparent. Aussi prêchait-il l’estime et la tolérance mutuelles, et rêvait-il l’union de toutes les Églises chrétiennes sur une base commune. Cette base, c’était le consentement des cinq premiers siècles — consensus quinquesæcularis, — exprimé dans le symbole des Apôtres et les symboles œcuméniques, depuis Nicée jusqu’à Chalcédoine (325-451). Il y voyait la vraie tradition chrétienne, la source de la foi, à côté de l’Écriture qui conservait le premier rang et l’autorité normative. Le symbole des Apôtres pouvait même suffire, à la rigueur, parce qu’il contient tout l’essentiel du salut. D’ailleurs, Calixte en disait autant de la doctrine luthérienne, de la doctrine réformée et de la doctrine catholique, soit romaine, soit grecque. Tous les symboles de ces Églises, si divers qu’ils soient, contiennent la vérité chrétienne dans ses éléments essentiels et indispensables au salut. L’accord entre eux et entre les Églises qui s’y rattachent, est donc possible et facile. Calixte travailla de tout son pouvoir à réaliser cet accord, à effacer toutes les oppositions confessionnelles et à fonder la véritable catholicité chrétienne, en réunissant sous la même bannière Luthériens, Réformés, Catholiques et Grecs. C’est à peu près le programme que, de nos jours, les Vieux Catholiques ont essayé de reprendre, avec cette différence, que, depuis le xviie siècle, est intervenu le concile du Vatican, dont l’œuvre a mis l’Église romaine plus complètement en dehors de cette catholicité spirituelle.
Ce programme ne pouvait être approuvé par les chefs de l’orthodoxie luthérienne. Calixte fut accusé de crypto-catholicisme, et, pour opposer une digue efficace à sa tendance unioniste, on publia une nouvelle déclaration de foi, le Consensus repetitus fidei vere lutheranæ (1655). Ce Consensus confirme la formule de Concorde et les symboles antérieurs, et condamne les principes de Calixte, notamment ses affirmations relatives à la suffisance du symbole des Apôtres et au caractère spécifiquement chrétien de la doctrine catholique.
II — La seconde réaction eut un caractère plus religieux, et laissa des traces plus profondes. Jean Arndt, auteur du Vrai Christianisme, fut le précurseur de ce mouvement. Mais le père du piétisme fut Jacques Spener (1635-1705).
Ame profondément pieuse et esprit vraiment distingué, Spener gémissait sur la décadence de son Église. Il appelait de tous ses vœux une double réforme, une double rénovation de l’Église : une réforme religieuse, un retour au principe trop oublié de l’ancienne Église luthérienne, savoir, l’Évangile compris par le cœur et réalisé dans la vie, la foi vivante remplaçant la foi intellectuelle, le sentiment et l’activité de la vie se substituant au formalisme ; et une réforme théologique, un retour au vrai principe protestant, aux sources de la Parole de Dieu, à la doctrine biblique remplaçant les formules ecclésiastiques.
En un mot, Spener voulait ramener le protestantisme à ses origines, le faire rentrer dans sa véritable voie, dont il s’était si malheureusement écarté. Il signala le mal et indiqua le remède dans ses Pia desideria (1678). Puis, il mit lui-même la main à l’œuvre, en fondant à Leipzig des collegia pietatis pour les laïques, des collegia philobiblia pour les futurs ecclésiastiques, et de petites associations ou groupes d’hommes pieux et zélés, qui s’unissaient pour travailler au réveil de la foi, de la science et de la vie dans l’Église : c’est ce que Spener appelait des ecclesiolæ in Ecclesia, destinées à être le levain qui agirait sur toute la pâte.
La ville de Halle fut le centre du mouvement piétiste. C’est là que Hermann Francke fonda sa maison d’orphelins, qui devint aussi un institut pour l’éducation de la jeunesse. C’est là aussi, dans-d’université fondée récemment par l’électeur Frédéric III, que se forma une école théologique rivale de l’école de Wittemberg. Ce qui la caractérise, c’est le souffle religieux et mystique qui l’anime, et le peu de cas qu’elle fait des traditions confessionnelles. Des controverses perpétuelles éclatèrent entre Halle et Wittemberg.
Mais l’école piétiste ne sut pas s’arrêter à temps dans la voie de la réaction. Au point de vue ecclésiastique, elle devint séparatiste, et rompit avec l’Église luthérienne officielle. Au point de vue théologique, elle professa pour la dogmatique, pour les doctrines positives nettement formulées, un mépris excessif, qui eut des conséquences funestes. Elle engendra ainsi une indifférence dogmatique, qui prépara les voies au rationalisme de la période suivante.
C’est à l’école piétiste que se rattache la société de Herrnhut (frères Moraves), fondée par Zinzendorf. Filleul de Spener, élevé à Halle, Zinzendorf conserva du piétisme quelque chose d’intime et d’enfantin dans sa piété, et une grande dépréoccupation des formules dogmatiques et des confessions de foi. Son programme fut de réunir dans une organisation et une vie communes tous les chrétiens sincères, sans distinction de communion : catholiques, protestants ou grecs. Quoique se rattachant pour sa part à la confession d’Augsbourg, il ne leur demandait aucune confession spéciale, mais seulement l’amour pour Jésus-Christ, considéré comme Sauveur unique des âmes, et l’amour fraternel.
Les Moraves se distinguent surtout par leur vie pratique et leur activité missionnaire. Leur théologie aussi a son intérêt, et exerça son influence. Il faut relever : la place centrale qu’y tient l’expiation, et, dans l’expiation, la mort et le sang de Jésus-Christ ; leurs vues particulières sur la Trinité, et l’idée d’une alliance personnelle contractée entre le Sauveur et le racheté. Quoiqu’il en soit de leurs doctrines, ils furent un élément de vie et de réveil pour la théologie comme pour l’activité pratique, et, pendant la défection générale du xviiie siècle, ils représentèrent presque seuls l’Évangile.