Sources. — Schlosser, Geschichte des 18. Jahrhunderts. — Gervinus. — Gelzer, Die neuere deutsche Nationallitteratur, 3. Ausg., 1858. — Hettner, Geschichte der neueren Litteratur, III. — Julius Schmidt, Geschichte des geistigen Lebens in Deutschland von Leibnitz bis auf Lessings Tod, 1681-1781. — Geschichte der deutschen Litteratur seit Lessings Tod, 1858. — Vilmar, Geschichte der deutschen Nationallitteratur, Band 2. Marburg, 1851. — R. Barthel, Die deutsche Nationallitteratur der Neuzeit, 3. Auflage, 1858. — E. Fontanès, Etude sur Lessing, in-12, Germer-Baillière. — Christian Bartholmèss, Histoire des doctrines religieuses de la philosophie moderne.
Nous sommes habitués à mépriser au point de vue des sciences théologiques la période qui commence en 1750, parce que nous l’estimons plus négative et plus aride qu’elle ne l’est en réalité. Il est vrai qu’elle nous présente bien des pauvretés et bien des lacunes ; ses demi-concessions et ses compromis inintelligents affaiblissent l’élément purement chrétien de la foi, et sacrifient la folie de la croix aux idoles philosophiques du siècle ; mais nous devons constater aussi la présence d’éléments énergiques inconnus jusqu’alors en Allemagne, qui donnèrent naissance à une littérature créatrice et vivante. Après avoir concouru à une œuvre commune, ces deux principes se séparèrent et en vinrent même à se combattre, mais pour se rapprocher de nouveau, et susciter de notre temps une génération vigoureuse et des aspirations fécondes. Ces éléments nouveaux sont de deux ordres, de l’ordre religieux et de l’ordre artistique ou littéraire. Sans agir directement sur les sciences théologiques proprement dites, ils provoquèrent l’essor d’une littérature nouvelle, appelée à régénérer la vie de la nation dans toutes les classes et sous toutes les formes, et à ouvrir la voie à une théologie aussi convaincue que savante.
C’est à ce titre que ces précurseurs du dix-neuvième siècle méritent d’arrêter quelque temps notre attention, car c’est sous leur influence que les chefs des écoles modernes se sont formés et ont grandi. Nous retrouverons même en germe chez eux plus d’une idée nouvelle, plus d’une théorie importante. La poésie surtout mérite d’attirer notre attention, car dans cette grande renaissance littéraire elle a souvent revêtu une forme religieuse et spécifiquement chrétienne, que nous retrouvons dans les écrits de Klopstock, Claudius, Lavater et Stolberg. Gœthe et Schiller reproduisent après Lessing les aspirations humanitaires et sociales de leur époque ; Herder et Jacobi offrent des points de contact avec ces deux tendances extrêmes.
Ce qui fait l’originalité et le génie du Milton allemand, de Klopstock (1724-1803), c’est d’avoir transporté le dogme ecclésiastique, dont son poème est généralement l’expression fidèle, dans les régions sereines de l’imagination chrétienne et du sentiment religieux, d’avoir ainsi retrempé aux sources de la vie et du cœur l’orthodoxie intellectualiste, et d’avoir présenté à ses contemporains la croyance antique sous une forme tout à la fois plus jeune et plus plastique. Il a obtenu ce résultat en reportant le dogme sur son domaine primitif, et en prenant pour base de ses chants inspirés la vie du Rédempteur. Ce fut pour la littérature naissante un glorieux et touchant présage, que de marquer par la Messiade le passage du passé à une ère nouvelle de grandeur et de vie, et nous devons signaler à l’honneur du caractère allemand l’enthousiasme avec lequel il accueillit la Messiade à une époque, où l’Angleterre et la France rivalisaient de mépris pour l’idéal, d’égoïsme grossier et de sensualisme terre à terre. On serait disposé à y voir une consécration providentielle du génie allemand en vue des immenses travaux historiques et critiques du dix-neuvième siècle, dont la grande figure historique du Messie devait être le point lumineux et central.
Klopstock n’est pas resté fidèle, dans son ouvrage, au but qu’il s’était proposé à l’origine. Son poème, qui devait traiter un sujet historique, a substitué le lyrisme à l’épopée, et la figure historique du Christ manque de netteté et de réalité, parce qu’elle se perd dans la pénombre d’un spiritualisme mystique et nuageux. Le Verbe éternel n’y est pas incarné réellement et concrètement dans le fils de Marie et semble flotter entre ciel et terre. Christ apparaît dans la Messiade bien plus comme le symbole de l’amour rédempteur de Dieu que comme une personnalité humaine et réelle, amenée par le libre choix de sa miséricorde à lutter contre les puissances des ténèbres. Une grande partie du poème est consacrée à l’histoire idéale, du monde des esprits, qui ne se rattache que d’une manière indirecte avec le sujet lui-même. Klopstock n’a pas su mettre suffisamment en lumière cette lutte gigantesque, dont le point central est la terre, et cette victoire remportée sur notre planète par le cœur divin et humain du Rédempteur sur les puissances infernales et les forces historiques du péché, victoire qui fait de lui le sanctuaire et le chef de l’humanité, source pure et éternelle de sagesse, de sainteté et de vie.
On a remarqué avec justesse que les hommes eux-mêmes, dans le poème de Klopstock, ne semblent pas des êtres vivants, mais plutôt des incarnations de vertus et de vices comme dans le poème de la Rose, des types de la prière, de l’humilité, de la fidélité. Cette image poétique du Christ est bien le reflet fidèle du Christ d’une théologie, qui a toujours tendu à sacrifier l’humanité à la divinité, oubliant que l’élément divin, tant qu’il ne s’est pas complètement incarné, demeure dans le vague des régions métaphysiques, et ne peut être l’objet d’une contemplation vivante et plastique, que quand il est devenu accessible aux aspirations et aux élans du cœur. Reconnaissons toutefois que Klopstock, en célébrant le Fils de l’homme à l’aurore d’une vie nouvelle et dans la forme sous laquelle il était accessible à ses contemporains, a, comme Milton, préservé des atteintes impures du siècle le sanctuaire de la foi et le bien le plus précieux de l’humanité, et sauvegardé les droits des pressentiments les plus généreux et les plus intimes du cœur humain à une époque de crise redoutable et décisive.
Nous pouvons relever plus d’un point de ressemblance entre Klopstock et Hamann. Hamann[a] se distingue par la profondeur de son sentiment religieux, par son admiration enthousiaste pour le christianisme, dont il proclame la vérité avec l’ardeur d’un prophète des premiers jours, dans un style original et coloré, mais sans unité, et plein d’obscurités, Hamann est un esprit plus philosophique que Klopstock, plein d’idées neuves, originales et profondes et d’aperçus vraiment divinatoires, mais, incapable de s’astreindre aux lois d’une logique rigoureuse et d’une méthode précise, il emploie quelquefois un véritable langage de sibylle. Gœthe qui travailla à une édition de ses écrits, Leasing, Herrier et Jacobi professèrent pour son génie une profonde admiration et lui donnèrent le nom de Mage du Nord. La largeur de son esprit et l’étendue de ses idées l’élèvent au-dessus des préoccupations étroites et mesquines des chrétiens de son temps. Cela tient à ce que sa foi, profondément appuyée sur la substance même du christianisme primitif, est convaincue de sa force, qui surmontera toujours les plus redoutables assauts de l’incrédulité, et est assez maîtresse d’elle-même pour déployer toutes les ressources de l’ironie et de la satire contre les prétendus vainqueurs de Jésus-Christ.
[a] Hamanns Werke, édition Roth, 1821, 8 Bænde.
Profondément versé dans les études classiques, il peut découvrir les véritables affinités du christianisme avec les grandeurs sérieuses de l’antiquité. Là, où ses contemporains ne voyaient qu’antithèses irréductibles, il sait retrouver l’unité fondamentale entre les deux principes en apparence opposés, le christianisme et l’humanité, la vérité historique et la vérité éternelle, l’homme et Dieu. Sa pensée favorite est celle-ci : Omnia divina et humana omnia. Le monde entier est pour lui plein de symboles, de sens profonds et divins. L’homme est un arbre, dont le tronc se nourrit par deux racines, l’une tournée vers la source invisible de toutes choses, l’autre vers le monde des réalités terrestres et sensibles. Il voit dans l’histoire générale (et non pas seulement dans l’histoire inspirée de l’Ancien et du Nouveau Testament) l’incarnation historique de Dieu, et considère la foi comme la puissance de reconnaître les actes de Dieu dans l’histoire, et ses œuvres dans la nature, et aussi comme la faculté de saisir dans leur unité les forces métaphysiques, éternelles et historiques, et de discerner par une intuition surnaturelle l’élément divin renfermé sous l’enveloppe terrestre. Son mysticisme n’est nullement concentré dans les sensations et les instincts de l’âme individuelle, mais possède également le sentiment des réalités divines et terrestres ; en un mot Hamann est un théosophe. Il considère la foi comme le point lumineux et le foyer, dans lequel viennent se concentrer dans leur unité constitutive les éléments divers, qui se séparent aux yeux de l’incrédulité dans le dualisme de la pensée et de la matière.
Cette foi renferme l’hypostase ou la vérité de toutes choses, et constitue la base de toute science véritable. C’est en cela qu’Hamann se distingue profondément des tendances rationalistes de son époque, qui ne reconnaissent que des vérités éternelles et ne veulent avoir recours qu’à la méthode mathématique.
Il voit là de l’incrédulité, de l’endurcissement et du pur charlatanisme philosophique. Il n’est pas moins hostile au pur empirisme sensible, dont il retrouve dans l’athéisme et le matérialisme les conséquences extrêmes et logiques. La chair et le sang, dit-il, ne connaissent pas d’autre Dieu que l’univers et d’autre esprit que la lettre. Il constate avec une sagacité aussi remarquable les liens intimes, qui rattachent l’intellectualisme orthodoxe aux dogmes du rationalisme. Ces deux tendances, en apparence si opposées, ont toutes deux pour conséquence de transformer la vie supérieure de l’homme en une opération strictement rationnelle. Ce qu’Hamann considère comme la condition essentielle du développement de notre vie spirituelle, c’est la certitude communiquée à notre réceptivité religieuse, base de notre vie spirituelle, par des réalités divines, qui se rendent témoignage à elles-mêmes et qui possèdent une puissance interne de démonstration.
Nous sommes transportés par là des domaines de la pensée pure ou de la simple sensation physique dans les conditions de la vie sérieuse et normale. Ce sont surtout les révélations renfermées dans l’Écriture sainte qui nous démontrent, dit Hamann, la présence de Dieu dans l’histoire Le Dieu, dont les vents sont les messagers et les éclairs de feu les ministres, choisit comme signe de sa présence ineffable le son doux et subtil. La vérité et la grâce ne peuvent être communiquées à l’homme que par la voie de la révélation historique. La révélation de Dieu s’épanouit en Christ, manifesté sous l’humble forme du serviteur, et l’histoire éternelle a revêtu l’image de l’homme, un corps vil, mélange de terre et de cendres, une lettre matérielle et sensible, mais aussi une âme, souffle de Dieu. L’incarnation du Christ, qui s’est fait serviteur pour nous sauver, réalise la présence de Dieu en nous et autour de nous.
Hamann envisage la création comme une œuvre de la parole divine : « Parle, pour que je te voie. » Ce vœu est réalisé par la création. Toutes les œuvres de Dieu sont des signes de ses attributs, et le monde sensible tout entier est comme une parabole du monde spirituel. A l’origine toutes les œuvres de la création racontaient à l’homme la gloire de Dieu et constituaient pour lui comme autant de gages d’une union ineffable et définitive. Mais le péché est venu troubler l’harmonie primitive. Le monde séparé de Dieu par la chute est devenu pour nous une énigme insoluble. Nous ne pouvons plus acquérir la connaissance de Dieu (sans laquelle nous ne saurions l’aimer, puisque l’amour réclame la connaissance et la sympathie) par la contemplation de ses œuvres, qui le connaissent et le manifestent encore moins que nous. Les livres de l’alliance renferment, par contre, des révélations supérieures à celles de la nature, et des articles secrets, que Dieu a voulu faire connaître aux hommes par le ministère de quelques-uns de leurs semblables. La révélation et l’expérience sont les deux appuis que Dieu a voulu fournir lui-même dans sa miséricorde à l’humanité souffrante. La nature et l’histoire sont les truchements de Dieu, mais c’est en Christ qu’a été manifesté le grand jour de Dieu. Le judaïsme a possédé la parole et le signe, le paganisme la sagesse de la raison ; le christianisme seul manifeste à l’homme ce que n’auraient pu saisir ni les hommes de la lettre, ni les sages de la philosophie antique, à savoir la glorification de l’humanité dans la divinité, et de la divinité dans l’humanité par Dieu devenu en Christ le Père céleste.
Hamann sait découvrir de secrètes analogies entre le spiritualisme religieux du déisme et le matérialisme religieux de la tradition littérale. Le déisme et le catholicisme, ajoute-t-il, ont une racine commune, chacun d’eux manifeste le mystère et la tendance de l’autre, à savoir la superstition et l’incrédulité, qui subsistent et tombent ensemble, tant leur union est étroite et nécessaire. Il a saisi l’unité profonde qui relie la poésie, la religion, la philosophie, l’histoire, l’Écriture et l’esprit, mais ce qui lui manque, c’est la faculté de disposer avec méthode et d’exposer avec clarté les vérités profondes et les aperçus nouveaux, qu’il contemple par les yeux de l’esprit, sans parvenir à les exprimer nettement.
Lavater possède comme Klopstock une nature lyrique et une grande force de sentiment, mais son imagination n’a pas le même essor, et la douceur l’emporte chez lui sur la force virile. Son âme tendre et réceptive est tout entière pénétrée, comme celle de Pfenninger, d’une profonde reconnaissance pour Jésus-Christ, son Sauveur et son ami. Il attache bien moins d’importance à la pureté des formules qu’au développement de la vie supérieure, dont Christ est l’inspirateur et le principe. Lui aussi envisage le christianisme comme la religion de l’humanité, mais il veut aussi trouver l’homme véritable, et il n’en découvre dans l’humanité corrompue par le péché que de faibles vestiges, sans valeur et sans portée tant que le cœur naturel n’a pas été régénéré et sanctifié par l’amour de Jésus. Dans ses ouvrages en prose comme dans ses poésies il ne se contente pas d’exprimer les effusions de son cœur, de s’absorber dans la contemplation mystique de l’amour divin, de rassembler en un seul foyer tout ce qu’il découvre de grand et de beau dans l’histoire, et d’idéaliser la réalité actuelle avec les chaudes et poétiques couleurs d’une imagination ardente et impressionnable ; ce après quoi il aspire, c’est le relèvement et la glorification des puissances morales de l’humanité si profondément déchue : tel est le but qu’il se propose dans tous ses écrits et qu’il poursuit constamment, parfois avec l’emphase d’un rhéteur.
Bien qu’il ait contribué pour une large part au réveil des sentiments religieux et chrétiens au sein des masses, il n’a pas exercé l’action durable, à laquelle il avait droit de prétendre, parce que ses idées religieuses n’avaient pas assez subi le travail sévère et purifiant de la réflexion, et aussi, parce qu’il était peu doué sous le rapport des études historiques, philosophiques et critiques. Il s’est refusé à suivre la marche lente, mais sûre de la pensée scientifique, et, comme il s’est absorbé dans la poursuite d’émotions nouvelles et d’aspirations toujours plus idéales, il est tombé, surtout en ce qui touche la prière et ses vues particulières sur la physiognomie, dans des idées étrangères et dans des théories aventureuses, qui n’ont point peu contribué à paralyser ses plus généreux efforts.
On peut dire la même chose de Jung Stilling, qui a sans doute contribué à réveiller dans plusieurs âmes le sentiment religieux par ses travaux et ses écrits, et qui a substitué une notion saine de la Providence, à un déisme abstrait et mort, mais qui a mêlé aussi à des vérités profondes bien des vues particulières, et qui est tombé ainsi dans une conception des dispensations particulières et exceptionnelles de la Providence à son égard, entachée d’égoïsme puéril et mesquin. Ce qui explique jusqu’à un certain degré les erreurs étranges, que nous sommes amenés à relever dans la piété de quelques-uns des meilleurs serviteurs de Dieu, c’est l’état d’isolement, dans lequel les avaient placés les tendances incrédules et sceptiques de leurs contemporains. Privés du privilège de se retremper, de se purifier et de s’instruire dans la communion d’âmes nombreuses et sympathiques, ils se renferment dans le cercle étroit d’amis animés des mêmes sentiments qu’eux et dispersés à la surface de la terre. Il en résulte que leur piété n’a rien de l’héroïsme des martyrs et de l’abnégation des missionnaires, et se complaît dans les effusions rêveuses et tendres d’une affection exclusive et étroite. Ce fait nous est confirmé par les nombreuses correspondances de cette période ; en tous cas l’on peut souhaiter la même chaleur de l’âme et la même fraîcheur des sentiments à une époque, qui n’a pas été appelée à traverser les mêmes épreuves.
Nous devons assigner dans ce cercle intime une place exceptionnelle à Claudius (1743-1815), dont la foi substantielle et puissante, toute pénétrée de la réalité historique et éternellement jeune du christianisme, aussi opposée à la cristallisation des dogmes qu’aux théories des novateurs, a su opposer dans un langage populaire, net et cordial les vérités d’un christianisme pratique aux attaques passionnées des adversaires, devant lesquels elle n’a jamais reculé, qu’ils fussent des Goliaths ou des pygmées, et qu’elle a su même combattre avec les armes acérées de l’ironie la plus fine et la plus mordante. Nous retrouvons en lui l’union heureuse de l’amour de la religion et du sentiment de la nature. Claudius aime à relever tout ce qu’il y a d’éléments de grandeur répandus dans le monde, et à proclamer les vérités renfermées dans les enseignements de la philosophie païenne. Il sait surtout comprendre la beauté calme et imposante des Écritures, sans tomber dans les excès d’un littéralisme étroit, ou d’un rationalisme effréné. De tous les écrivains sacrés l’apôtre saint Jean est celui dont le génie répond le mieux au sien, et il incline avec respect ses genoux en présence de la majesté du Rédempteur. Aucun cœur d’homme, dit-il, n’a éprouvé et n’a exprimé des vérités aussi profondes et des sentiments aussi purs. Jésus est véritablement pour les hommes, pauvres pèlerins égarés sur la terre, l’étoile bienfaisante qui brille dans les profondeurs des cieux, c’est lui seul, qui répond parfaitement à toutes les aspirations et à tous les soupirs des humains.
Claudius a un sentiment si vif de la puissance intime et divine du christianisme, qu’il le proclame supérieur à toutes les attaquas de l’incrédulité et à toutes les évolutions de la science. Il tremble, non point assurément pour la vérité éternelle, mais pour les âmes incertaines et flottantes, qu’il voudrait arracher à l’influence délétère de l’esprit du siècle et ramener au sentiment de la sainteté et de la vie.
Lessing[b] (1729-1781) reflète fidèlement dans son génie et dans ses écrits les aspirations et les tendances de ses contemporains. Il analyse et passe au crible de sa logique inflexible et de sa recherche passionnée de la vérité les débris des institutions et des opinions antiques, et les germes confus et indécis des idées modernes, qui s’ignorent encore et qui cherchent péniblement leur voie. On peut dire qu’il avait reçu pour mission d’arrêter l’œuvre de destruction aveugle, qui semait de débris le champ de la pensée, et de purifier l’atmosphère intellectuelle de son époque, comme un vent vivifiant et glacé balaye les miasmes impurs de nos cités. On doit ajouter qu’il n’est ni un contempteur à outrance du passé, ni un conciliateur habile des idées du passé et de l’avenir. Son tact historique et son sens profond lui imposaient l’obligation de n’accepter comme sérieuses parmi les idées modernes que celles qui se reliaient intimement à toute l’évolution antérieure de l’humanité, et qui en développaient les conséquences nouvelles d’après la loi du progrès.
[b] Voir Lessings Werke von Lachmann, 13 volumes, 1838. — Sur Lessing : Heinrich Ritter, Geschichte der christlichen Philosophie, II, 480. — Göttinger Studien, 1847. — Guhrauer, Gotthold Ephraim, Lessings Erziehung des Menschengeschlechts und Lessings Leben. —Bohtz, Lessings Protestantismus und Nathan der Weise. — C. Schwarz, G. E. Lessing als Theologe. — H. Lang, Religiöse Charaktere, I, 215, 257. — G.-R. Röpe, Lessing und Götze. — E. Fontanès, Lessing.
Les critiques Henri Ritter, Guhrauer, Gervinus, Bohtsz, H. Lang, C. Schwarz, n’ont jamais pu tomber d’accord sur le caractère à assigner à l’œuvre de Lessing et sur la direction fondamentale de son esprit. Un certain nombre affirment le caractère éminemment chrétien, sinon orthodoxe, de son enseignement, et s’appuient, pour justifier leur assertion, sur l’analogie que Lessing a constatée entre le dogme de la Trinité et les données de notre propre connaissance de nous-mêmes et aussi sur l’importance qu’il a attribuée au symbole des apôtres comme base commune de la foi. Quelques autres lui prodiguent l’éloge ou le blâme, parce qu’ils le considèrent comme le chef des novateurs, et qu’ils nient l’existence dans son esprit de toute croyance positive, ce qu’ils établissent en le montrant occupé, à la manière des anciens rhéteurs, à défendre tantôt une opinion et tantôt l’opinion opposée. Ils invoquent un de ses mots les plus célèbres, dans lequel il s’est posé avec affectation comme un éternel chercheur de la vérité, qui ne parviendra jamais à la posséder tout entière, et qui ne le désire même pas. Nous ne pouvons, en ce qui nous concerne, adhérer entièrement à aucune de ces assertions si contradictoires, et croyons pouvoir affirmer qu’il nous sera facile de dégager la vérité d’une étude attentive du système philosophique de Lessing.
Lessing fut classé par un grand nombre de ses contemporains dans les rangs des déistes et des défenseurs de la religion naturelle, parce qu’il avait publié les fragments de Wolfenbuttel. Nous affirmons qu’en fait il combattit trois des tendances nouvelles, la morale desséchée et raisonnante, ennuyeuse, pesante, sans chaleur et sans enthousiasme, les tendances de Campe, Saltzmann et Nicolaï, les réformateurs de l’enseignement, les lourds blasphèmes d’un Bahrdt, et jusqu’aux tendances d’Eberhard, qui voulait réduire le christianisme à ne plus être qu’une école rationnelle et déiste. Il ne fut pas moins opposé aux idées de Semler et de son école, dont les études critiques, repoussant tout principe dogmatique, voulaient aboutir à un christianisme primitif, qui n’était en dernière analyse qu’un ensemble de formules philosophiques froides et abstraites. Jacobi a traité Lessing de spinosiste, mais nous ne retrouvons pas dans ses ouvrages un grand nombre des principes de Spinosa. Il admet, en effet, une Providence divine, libre esprit, qui conduit par un ensemble harmonieux de causes finales l’humanité vers le but qu’il lui a assigné. Il ne voit dans l’éternité inactive et abstraite de la substance spinosiste qu’un ennui infini. Dieu est pour lui une unité majestueuse, qui n’exclut pas toutefois la variété, puisque, comme source unique et comme créateur de toutes choses, il en renferme les germes dans son infinité. Il maintient avec une égale netteté la vérité et la réalité de Dieu et du monde.
Tout en déclarant qu’il ne saurait déduire le multiple de l’unité divine, il fait reposer toutefois la vérité des choses sur l’axiome qu’elles reproduisent les pensées de Dieu, dont la vérité et l’être sont les premiers attributs. Les pensées de Dieu doivent être distinctes pour constituer la variété des choses, mais l’unité divine leur communique un principe intime et plastique d’harmonie, qui forme de ces pensées diverses l’ensemble de l’univers, pénétré par la pensée une de Dieu, et s’épanouissant sous les formes plus ou moins complètes de la vie. La matière constitue le principe de limitation des êtres finis, et l’âme occupe dans l’échelle des êtres la première place, parce qu’elle a été créée à l’image de Dieu. Cette âme d’origine divine est soumise à la triste confusion des idées, et à la puissance des instincts matériels et sensuels, qui compromettent s’ils n’anéantissent pas, sa liberté morale ; telle est l’interprétation que l’on doit donner du péché originel. Comme ce qui arrive à l’âme individuelle est aussi le fait de l’humanité tout entière, il en résulte que l’homme, livré à lui-même, est incapable de conduire ses frères dans la voie de la vérité, et que Dieu est l’éducateur de l’humanité.
Ce principe de l’éducation religieuse de l’humanité renferme en germe toute une théorie qui, bien que profondément chrétienne, a été très longtemps repoussée ou méconnue par la théologie. Celle-ci, en effet, avait tellement relégué l’humanité à l’arrière-plan, et assigné à l’Ancien Testament une valeur si surnaturelle, qu’il ne restait plus qu’une bien faible place pour une histoire providentielle et progressive des générations humaines. Ce principe était, par contre, favorable à une conception plus large de l’histoire et à une démonstration éloquente de l’action providentielle de la miséricorde divine sur la marche des événements. On obtenait ainsi le double développement éducatif et préparateur de l’humanité par la révélation positive accordée au peuple juif et par l’évolution philosophique et religieuse, qui s’était accomplie au sein des nations païennes.
C’est dans le sens le plus large que Lessing admet le principe de l’éducation de l’humanité. Mous avons sur ce point son opinion formelle et précise. Il considère comme l’une des plus grandes erreurs de la théologie naturelle l’affirmation d’une connaissance parfaite et innée au sein de l’humanité de Dieu et de sa volonté sainte. L’humanité, nécessairement faible et ignorante au début, doit être dans ses premières années instruite par le langage des signes et par une révélation positive, à laquelle elle doit se soumettre avec l’obéissance enfantine et confiante de la foi. Le noyau de cette révélation primitive est l’ensemble des vérités rationnelles, enveloppées encore sous la forme symbolique et sensible, sous laquelle seule elles pouvaient être à ce moment précis accessibles à la raison, et cette enveloppe laisse percer toute la vérité, que l’homme est capable de saisir. (Cette idée rappelle la pensée paulinienne du lait de la parole.) L’enveloppe, la forme n’a qu’une valeur relative, parce qu’elle n’est pas l’essence même des choses. Elle n’est point nécessaire au salut dans toutes les circonstances.
La seule chose nécessaire est la révélation intérieure, manifestation constante et miraculeuse de la puissance de Dieu, dont la pensée créatrice agit sans cesse en chacun de nous. C’est cette inspiration divine qui fait naître le sentiment religieux dans l’âme, sentiment, qui appartient plus aux domaines de l’imagination et du cœur que de la raison. Ces sentiments si divers sont autant de communications établies par Dieu entre lui et nous. Certains degrés du développement religieux réclament exceptionnellement des révélations extérieures, bien que celles-ci, les miracles et les prophéties par exemple, ne soient qu’un moyen de conduire les âmes aux principes spirituels, dont ils constituent les simples enveloppes. Lessing, toutefois, n’a nullement envisagé les révélations positives comme une addition arbitraire ou comme le voile intentionnellement choisi de vérités rationnelles, que les hommes inspirés auraient saisies directement et sans symboles ; non, il voit simplement dans ces révélations la forme primitive et nécessaire de la raison, sans pourtant entrer dans de plus grandes explications sur ce point, et sans décider si c’est là le fait de la volonté immédiate de Dieu, ou le fait des hommes, qui ne pouvaient saisir et manifester la volonté directe de Dieu que sous cette forme symbolique.
Lessing a cherché à démontrer par tous les arguments de l’histoire et de la philosophie l’existence de plusieurs catégories au sein de l’humanité et dans le plan providentiel de son éducation progressive. L’Ancien Testament fut comme l’alphabet d’un peuple, qui n’était pas encore sorti de l’enfance ; c’est ce qui nous explique le silence qu’il garde sur le dogme de l’immortalité, et l’accent qu’il place sur les bénédictions et les punitions temporelles. Le peuple juif, appelé par le cours de son développement historique et par ses propres fautes à entrer en contact avec les nations étrangères, vit sa révélation éclairée et développée par les enseignements philosophiques de ses frères, qui avaient, eux aussi, obéi à l’impulsion providentielle, sans avoir reçu une révélation positive. En conservant trop longtemps son livre élémentaire, qui avait été si précieux à son enfance, il serait tombé dans les superstitions et dans l’impuissance des peuples demeurés éternellement enfants ; aussi son premier livre lui fut-il enlevé par le maître d’un enseignement supérieur, par Christ, le premier prédicateur autorisé de la vie éternelle. Les motifs de notre activité morale sont déjà exposés par lui avec une grande pureté, parce que les châtiments, aussi bien que les récompenses, ne reçoivent leur accomplissement que dans la vie éternelle.
Lessing étudie les dogmes principaux du christianisme, la Trinité, le péché originel et la satisfaction. Il veut que la raison admette la Trinité comme l’évolution de la conscience que Dieu a de lui-même, mais il n’a pas su saisir les liens qui rattachent ce dogme fondamental à toute la christologie. Il entend par satisfaction le pardon accordé par Dieu aux hommes pour l’amour de celui qui n’a point connu l’imperfection. Nous avons déjà examiné sa conception du péché originel. A cette seconde période, qui est celle de l’adolescence, doit succéder selon Lessing la période de la vérité, ou de l’épanouissement de l’éducation divine, c’est-à-dire l’époque de l’évangile nouveau et éternel, pendant laquelle l’homme accomplira le bien par amour pour le bien lui-même, et non plus poussé par les mobiles inférieurs de la crainte ou de l’espérance. La révélation se transformera alors en la lumière pure de la raison, et en la possession personnelle et directe de Dieu. Lessing reconnaît aussi la nécessité pour la vérité de revêtir dans les premiers âges du monde les formes de l’autorité et de la sanction légale, qui pouvaient seules lui permettre de constituer une société humaine durable.
On est disposé au premier abord à relever une contradiction formelle entre le traité de l’Education de l’humanité et le célèbre drame de Nathan le Sage. Dans le premier ouvrage, en effet, nous voyons Lessing établir une gradation entre les religions qui se partagent l’empire des âmes et assigner au christianisme une supériorité marquée, tandis que dans son fameux apologue des trois anneaux il semble enseigner que toutes les religions sont également bonnes et fausses, et que la tolérance en matière de foi est le seul fleuron digne de l’humanité ; non pas sans doute qu’elle doive procéder de l’indifférence à l’égard de la vérité et de toute religion positive, mais parce qu’elle ne doit s’attacher à relever que le trait commun à toutes les religions, à savoir l’amour. On peut même observer, en examinant le rôle qui est assigné aux divers personnages de la pièce, que Lessing semble considérer la moralité générale comme plus rare au sein de l’Église chrétienne qu’au sein des religions juive et mahométane. Nous pouvons, pour résoudre le problème, relever le fait que Nathan est une pièce de tendance. Lessing veut avant tout exercer une influence directe et décisive sur la société chrétienne qui l’entoure, et dans ce but il cherche (comme Tacite dans les Mœurs des Germains) à la confondre par les vertus éminentes d’hommes, qui professent pourtant des formes inférieures de la vérité religieuse. Ce but serait complètement manqué, s’il arrivait (ce qui n’est nullement indiqué dans la pièce) à établir que les chrétiens sont d’autant plus fidèles à leur idéal religieux, qu’ils sont plus étroits et plus intolérants. Il est, par contre, complètement atteint, s’il est montré clairement que les juifs et les mahométans, en dépit de leur infériorité relative, contredisent moins l’idéal absolu de l’amour que les chrétiens, dont le principe religieux est foncièrement hostile au fanatisme. On peut même aller plus loin et se demander si la tolérance de Nathan n’est pas en réalité plus chrétienne que juive, et l’on peut dire avec un des personnages : Nathan, vous êtes chrétien, oui, j’en atteste Dieu, vous êtes bien plus chrétien que juif.
Lessing, assurément, n’a nullement voulu engager ses contemporains à retomber dans le judaïsme. Il veut simplement amener les esprits à reconnaître que la vraie morale peut se rencontrer dans les autres religions aussi bien que dans la religion chrétienne, et combattre l’opinion (qu’il considère comme un préjugé) qu’il n’y a dans le monde qu’une religion, source unique de sainteté et de bonheur. L’humanisme et la tolérance, qui sont, aux yeux de Lessing, les deux plus grands trésors de l’humanité, procèdent, suivant lui, non point de la vérité positive renfermée dans un système religieux, mais de la vérité rationnelle pénétrée de l’esprit de Dieu, et qui est l’apanage de toutes les religions. La pièce de Nathan n’a nullement en vue de se prononcer sur la valeur relative des diverses religions. Tout au contraire, la fable des anneaux repousse formellement cette hypothèse, et, quand bien même on ne pourrait plus retrouver l’anneau authentique, on n’en serait pas plus autorisé pour cela à refuser à aucune des religions les attributs sublimes de l’humanité et de la tolérance.
Lessing croit pouvoir concilier le respect pour la religion qu’il professe avec la condamnation qu’il formule contre un fanatisme sans entrailles, car la source de l’intolérance n’est point, à ses yeux, la foi aux révélations d’une religion particulière, mais la conviction de la fausseté radicale de toutes les autres formules religieuses. Il est donc possible de concilier, avec cette théorie, l’opinion professée dans le traité sur l’Education de l’humanité, qu’il existe des religions meilleures que les autres, non seulement au point de vue des races et des époques, mais encore à un point de vue de principe, suivant qu’une forme religieuse constitue, par rapport aux autres, un nouveau progrès accompli vers la raison idéale. Seulement Lessing admet que l’homme peut atteindre les degrés supérieurs de la raison et de la véritable moralité, sans passer de la forme inférieure à la forme supérieure de la religion. Il pose, en outre, comme un axiome qu’aucune religion n’a le droit de se considérer comme parfaite et définitive. La révélation, bien loin de se renfermer dans un livre fermé depuis dix-huit siècles, suit les progrès de la raison. Toutes les religions ne sont véritablement que des formes individuelles de la raison, dépendantes des temps et des circonstances. Elles sont les résultantes du développement intellectuel et moral des peuples à certains moments donnés, et des dispensations particulières de Dieu. Lessing admet la possibilité de progrès dans l’évolution intérieure et objective du christianisme.
Lessing, qui plaçait l’essence de la religion dans un ensemble de vérités éternelles, indépendantes de toutes circonstances historiques ou autres, ne pouvait qu’envisager de sang-froid les travaux de l’auteur des Fragments de Wolfenbuttel. Assurément, il ne se serait pas constitué l’éditeur responsable de ces Fragments, s’il n’avait voulu combattre par là ce qu’il considérait comme des tendances maladives de son époque. Quant à lui, il était bien loin de partager les mêmes i vues religieuses. Les Fragments considèrent toutes les religions positives comme les fruits de l’imposture des prêtres, tandis que Lessing envisage la foi dans les révélations historiques de Dieu comme l’un des éléments importants de l’éducation providentielle de l’humanité. Les Fragments professent, à quelques réserves près, le naturalisme pur, et ne renferment que de bien faibles traces de sentiment religieux. Lessing unit à une raison nette et rigoureuse un mysticisme profond et incontestable. Bien qu’il n’ait pas voulu réfuter lui-même les principes dont il se constituait l’éditeur, il s’est proposé de provoquer par cette publication une discussion sérieuse et impartiale, qui ne pouvait que profiter à la religion et à la science. Il n’avait pas entendu se faire l’apôtre de la liberté quand même, et avait attaqué par le ridicule les prétentions d’un Nicolaï, qui affublait du beau nom de liberté la licence d’écrire toutes les sottises imaginables contre la religion, tactique qui devait bientôt, disait Lessing, inspirer un profond dégoût à tout honnête homme et à toute âme sérieuse. Toutefois, il estimait qu’une semblable discussion était impérieusement réclamée par l’état des esprits dans le monde savant et religieux.
La théologie contemporaine de Lessing avait relégué au second plan la puissance interne de démonstration ; que possèdent par eux-mêmes les écrits du Nouveau Testament, et avait mis l’accent sur les preuves historiques et sur les témoignages des croyants en faveur de l’inspiration des saintes Écritures. Il en était résulté un grand appauvrissement des enseignements scripturaires, et une transformation de la folie de la croix en un système rationnel à la mode du temps, grâce au double travail critique de l’interprétation individuelle et de la théorie de l’accommodation. Lessing, de son côté, croyait fermement que la foi en une intervention surnaturelle du Saint-Esprit, intervention formellement repoussée par les défenseurs attitrés de l’argumentation historique, avait été, dès l’origine, la pierre angulaire de la société chrétienne, et ne pouvait être renversée par une simple argumentation philosophique. Aussi n’a-t-il voulu en rien combattre cette foi, et en entraver les manifestations et les progrès. Il serait injuste de méconnaître le caractère profondément religieux et protestant des principes et de l’œuvre de Lessing.
Pas plus que Luther, il ne veut s’arrêter aux côtés extérieurs et aux avant-postes de la religion. Il cherche à atteindre l’autorité souveraine, la source unique et divine de tous les enseignements religieux, et à y puiser directement sa foi, sa puissance et sa vie. Il est consumé par une ardente soif de la vérité (et il ne s’agit pas ici seulement de la vérité théorique et scientifique), il veut avant tout acquérir une foi vraiment sienne, substance de sa vie, vérité divine devenue le principe de ses sentiments, de ses pensées et de ses actes. Ce sont ces intérêts sérieux qui ont présidé à toute sa conduite pendant la longue controverse provoquée par la publication des Fragments. Nicolaï était incapable de s’élever à une si grande hauteur ; il ne savait pas, et ne voulait pas surtout, reconnaître la distinction profonde qui existe entre le fait historique et la vérité éternelle et immuable dont ce fait est l’enveloppe conditionnelle. Il pouvait se contenter pour son propre compte d’une simple histoire (dans le sens naturel et humain) du grand prophète de Nazareth. Aussi compta-t-il sur l’adhésion pleine et entière de Lessing aux principes des Fragments, adhésion à laquelle celui-ci se refusa constamment, parce qu’il n’avait pas renoncé à l’espoir de parvenir à retrouver l’analogie et la synthèse entre l’élément éternel et idéal et l’élément historique et humain du christianisme.
S’il n’obtint pas le résultat qu’il avait anticipé par un élan de sa pensée, c’est que les vérités abstraites, que lui avait fournies l’enseignement de Leibnitz et de Wolff, ne pouvaient servir de point de départ à un développement historique, et qu’il ne savait pas non plus reconnaître dans l’histoire, dont il saisissait exclusivement l’élément humain, la réalisation de la pensée divine. C’est ce qui nous explique l’attitude embarrassée de Lessing dans le cours de la discussion.
L’auteur des Fragments de Wolfenbuttel, adoptant le point de vue de ses adversaires supranaturalistes, assigne au christianisme une seule source, l’Écriture sainte, et croit l’avoir sapé à la base, quand il a montré les contradictions intérieures et les impossibilités dont la Bible est remplie, et qui ne permettent pas de lui attribuer une autre origine que la superstition et la fraude. Lessing professe sur l’Écriture sainte une opinion à la fois plus relevée et plus digne, et est loin de faire reposer le christianisme sur un mensonge. Il oppose avec raison aux dix contradictions principales relevées dans les récits de la résurrection, que nous ont laissés les évangélistes, la loi fondamentale de l’histoire, qui n’autorise pas le rejet d’un ensemble de faits pour quelques erreurs de détail. Lessing va plus loin, et nie formellement que l’abandon des preuves traditionnelles entraîne après lui la chute du christianisme lui-même. On doit, dit-il, en conclure simplement qu’elles n’étaient pas fondées, et non pas que le christianisme ne comporte pas d’autres preuves. La religion chrétienne possède en elle-même une preuve intrinsèque assez puissante pour rendre toutes les autres preuves inutiles. Il concède à l’auteur des Fragments un point important, à savoir que l’état actuel du canon biblique, bien loin d’être favorable à la foi, entraîne des difficultés multiples et sérieuses. Il les résout en établissant une distinction, qu’il croit fondée, entre l’Évangile primitif traditionnel, plus simple, plus pur, et les quatre évangiles du Nouveau Testament, qui tantôt reproduisent la tradition et tantôt l’embellissent par des additions postérieures.
Il faut donc, selon lui, remonter au delà des livres actuels du Nouveau Testament jusqu’à ce christianisme primitif, sans avoir pour cela recours à l’hypothèse hasardée de la fraude. Lardner (mort en 1768) avait le premier mis en avant l’hypothèse d’un évangile primitif oral ; Lessing développe cette idée du théologien anglais, et enseigne que de bonne heure les chrétiens ont assemblé, avec l’aide des renseignements oraux des apôtres sur la vie et la doctrine de Jésus-Christ, un petit ensemble de documents connu sous le nom d’Évangile des Hébreux, antérieur aux quatre évangiles canoniques et qui a été partiellement reproduit dans les évangiles synoptiques. Quant à Jean, bien qu’il ait connu, lui aussi, la tradition primitive nazaréenne, il s’est attaché à retracer l’image du Christ idéal, qu’aimait son cœur et dont se nourrissait sa pensée, et c’est son évangile qui a assigné au christianisme une place distincte au sein de la société païenne. Le principe primitif du christianisme est renfermé dans la règle de foi antérieure au Nouveau Testament, qui n’en est que le commentaire, car l’Église chrétienne existait avant la rédaction d’aucun des écrits du Nouveau Testament. C’est donc la règle de la foi, et non pas le Nouveau Testament, qui forme le rocher, sur lequel s’est élevée l’Église du Christ.
Lessing croit avoir démontré par cette série d’arguments l’indépendance absolue du christianisme en face des saintes Écritures. Il semble ainsi mettre un pied sur le terrain de la dogmatique, sans toutefois s’y établir d’une manière durable, et sans se prononcer clairement sur la figure historique du Christ et sur les éléments dont avait dû se composer la tradition de l’Église pendant les trente premières années, qui suivirent sa fondation. Il a bien moins à cœur de s’établir nettement sur le terrain, par lui déterminé, de la tradition primitive, que de prouver que la tradition et la règle de foi seraient bien plus en droit que l’Écriture sainte de se poser en base unique de l’Église. Ce qu’il considère comme la vérité primitive du christianisme, vérité éternelle, toujours actuelle et toujours vivante, consiste en données éternelles de la raison pure, que les arguments historiques, variables comme tels, ne peuvent ni fonder, ni entraîner dans leur chute. Il veut soustraire la vérité intrinsèque du christianisme aux attaques de la critique, tout en livrant à l’ennemi les ouvrages extérieurs de la tradition historique, et offrir en elle une citadelle imprenable au chrétien, qui n’ose pas tenir la campagne avec les défenseurs autorisés de la foi, et maintenir contre l’incrédulité les grands principes de la révélation historique.
Lessing n’a jamais confondu la religion et la théologie ; ce n’est pas le christianisme en lui-même qu’il a prétendu saper à la base, mais bien plutôt les arguments défectueux, sur lesquels des défenseurs maladroits avaient à tort cherché à l’asseoir. Le christianisme, dit-il, est la seule base de la foi, dont la Bible n’est qu’une, manifestation secondaire ; le christianisme est un principe fécond, universel, qui a créé toutes les grandes manifestations de la vie religieuse, et qui ne saurait être enchaîné à un livre, composé de fragments de circonstances sans lien entre eux et surtout sans vues générales et d’ensemble. On doit distinguer entre le poids brut, l’emballage, et le produit net, toutes enveloppes défalquées.
Lessing a fait consister ce christianisme idéal en un ensemble de vérités profondes, supérieures et antérieures à l’histoire qui, bien loin de leur servir de base, est souvent en contradiction avec elles. Les vérités historiques appartiennent à un tout autre ordre d’idées que les vérités de la raison pure. Les vérités historiques sont essentiellement accidentelles, et, quand bien même on parviendrait à établir la possibilité des miracles, on devrait nier leur valeur probante à l’égard des vérités éternelles et s’élever contre toute méthode, qui prétendrait exposer les principes de la morale et de la métaphysique d’après la méthode historique. Lessing ne parvient à découvrir aucun lien entre l’infini et le fini. L’infini est à ses yeux immobile, immuable, en dehors des lois du développement historique ; le fini, par contre, c’est-à-dire l’historique, est de son essence accidentel, variable, relatif, incapable de renfermer et de manifester l’idée éternelle.
On est ainsi amené à se poser une question fort grave, et à se demander comment l’histoire peut jouer dans la vie de l’humanité un rôle éducateur, comment la Bible peut seulement constituer par elle-même un livre élémentaire ? S’il est vrai que l’histoire ne peut subsister devant les abstractions éternelles de la raison, ou n’a vis-à-vis d’elles aucune valeur, aucun homme ne pourra jamais parvenir à franchir le fossé large et fangeux, qui sépare ces deux ordres de la pensée, et peu importe dès lors la méthode de franchir l’abîme, s’il est infranchissable. En fait, il n’en est pas ainsi dans la réalité pour Lessing, qui n’admet pas les deux terres de l’histoire et de l’idée pure, séparées par un ravin profond. Pour lui il n’y a de continent solide et durable que du côté des vérités éternelles ; l’unité des vérités historiques, enveloppes d’idées réelles, n’est qu’un fruit de l’imagination, et n’est possible que pour certains échelons inférieurs du développement intellectuel et spirituel de l’humanité. Ce que l’on pourrait désirer pour Lessing, ce serait de voir pénétrer dans son monde abstrait des vérités éternelles le mouvement et la vie, ainsi qu’une évolution intérieure et spontanée vers la réalité et l’histoire.
On vient ici se briser contre l’écueil de son éducation philosophique, qui menace même de renverser à la base sa grande idée de l’éducation providentielle de l’humanité, devenue une parole vide de sens, s’il est vrai que l’idée et l’histoire sont inconciliables. Cette lacune grave de sa philosophie l’amena à n’assigner au monde aucune indépendance relative et aucune spontanéité. Ce qui constitue le monde pour lui, c’est la conscience que Dieu a de lui-même comme puissance multiple (Getheilt) aussi bien que comme unité. Il n’y a plus dès lors place pour aucun progrès et pour aucune évolution historique dans un monde, qui demeure immuable et identique à lui-même comme Dieu.
Comme ce monde ne possède ni liberté, ni spontanéité, mais un simple caractère distinctif, Lessing ne peut même plus établir entre Dieu et le monde cette distinction, qu’il reconnaît cependant, et qui exigerait l’admission d’une distinction non plus seulement dans la seule pensée de Dieu, mais encore dans la vie du monde, ayant conscience de sa vie propre et conçu lui-même comme une causalité réelle. L’influence du déterminisme de Wolff l’entraîne à nier toute liberté du monde vis-à-vis de Dieu, et cette négation supprime naturellement dans la logique de son système tout désir, et même toute possibilité d’une action et d’une réaction réciproques de Dieu et du monde l’un sur l’autre, action et réaction qui pourraient seules donner naissance aune histoire pleine de grandeur et de vie de l’activité divine, aussi bien que de l’activité humaine. Bien que Lessing ait défendu avec énergie contre le panthéisme de Spinosa les droits de la réalité concrète, les lacunes que nous avons été amené à constater dans son système ne laissent plus qu’une bien faible place à la réalité et à la liberté, qu’il a pourtant défendue avec un si généreux enthousiasme.
On serait a priori porté à croire que Lessing est disposé à relever le drapeau du principe matériel, presque entièrement oublié par la théologie de son temps, en le voyant reconnaître le danger de ne donner à la foi d’autre fondement que celui des Livres saints, mais en est détrompé en étudiant ses écrits. Sa règle de foi est une forme rajeunie du principe formel. Les vérités éternelles, base de son système, possèdent, il est vrai, la certitude qui est l’un des éléments essentiels du principe matériel, mais ce sont des vérités abstraites, immobiles, antéhistoriques, qui n’ont rien à faire avec la foi justifiante en Christ, et qui même n’offrent que de très faibles et très lointaines analogies avec elle. Leasing, en effet, envisage la personne de Christ, aussi bien que ses actions et ses miracles, comme n’appartenant qu’au domaine de l’histoire, et comme n’ayant par conséquent qu’une action relative sur la naissance de la conviction religieuse dans l’âme, bien loin de servir de base unique à la foi en la rédemption et la sanctification. Il craindrait d’exposer, en rattachant la foi à la personne historique de Jésus, la religion intérieure de l’âme aux incertitudes et aux attaques de la critique. Il considère le dernières paroles de saint Jean : « Mes petits enfants, aimez-vous les uns les autres » comme le résumé de la religion de Christ, qui domine de toutes les hauteurs de l’absolu les atteintes de l’incrédulité et du doute. Quant à la religion historique de Jésus, elle est souvent en contradiction formelle avec les vérités éternelles, et ne constitue qu’une construction provisoire ; appelée à tomber, quand l’édifice définitif aura reçu sa dernière pierre.
Il est possible que Lessing, tout en parlant avec une telle insistance des vérités de la raison, ait dans la pratique placé bien au-dessus de son christianisme transcendental et théorique la religion pratique de l’amour, de la philanthropie et de la tolérance. Il est possible aussi, qu’il ait assigné la première place au christianisme du cœur, qui assure le bonheur du chrétien. Toutefois ce Christianisme sentimental n’offre que bien peu de points de contact avec Christ et avec son œuvre rédemptrice. Ce n’est en réalité qu’un christianisme moral, non pas sans doute la religion froide et aride du rationalisme, mais plutôt la religion à la manière de Jacobi.
Il est incontestable que les principes de Lessing renferment bien des éléments obscurs, contradictoires, à double sens, et il ne suffit pas, pour expliquer ce fait, d’invoquer une évolution complète dans sa pensée, et une attitude plus négative vis-à-vis du christianisme, qui daterait de ses fameuses controverses avec le pasteur Götse. Il professe avec la plus grande netteté l’opinion, que l’essence de la religion chrétienne, comme de toute religion, consiste non pas dans un ensemble plus ou moins rigoureux et plus ou moins complet de doctrines, présentées à l’humanité sous la forme concrète d’événements accomplis dans la sphère de l’histoire, mais dans la puissance d’éveiller, de vivifier, de réchauffer l’amour dans les âmes. C’est bien là la vertu de l’anneau véritable. Il admet aussi une pénétration de l’esprit humain par l’Esprit de Dieu et une action, qui ne s’accomplit pas seulement pour les fondateurs de religion et pour les prophètes, mais encore pour tous les fidèles. Cette action, dans le cours de son développement, nous manifeste une communion vivante du fini et de l’infini, qui est tout à la fois une incarnation de l’éternel et de l’immuable au sein du mouvement historique, et comme l’élévation du fait historique jusqu’à la grandeur de l’idée pure. Ce n’est là cependant que la moitié des idées de Lessing.
Nous le voyons dans d’autres passages se montrer étranger, pour ne point dire hostile, à tout élément historique dans la religion, parce que, comme nous l’avons vu, la religion idéale se renferme pour lui, disciple de Leibnitz et de Wolff, dans les idées éternelles et abstraites, vérités déposées à l’état latent dans la conscience, et qu’il oppose, comme la substance même de la religion, à toute révélation historique, sans s’apercevoir qu’il retombe dans un intellectualisme aussi abstrait, et plus stérile encore que celui de l’orthodoxie rigide. — On le voit tantôt appuyer son argumentation en faveur d’une révélation positive sur les besoins religieux des déshérités et des ignorants, qui constituent et constitueront jusqu’à la fin, l’immense majorité des générations nouvelles, et sur les aspirations de l’humanité vers la communion avec Dieu, que son cœur ardent et sympathique oppose aux froides abstractions du déisme, et tantôt saper à la base par ses abstractions rationnelles toute communion vivante, toute évolution historique et toute révélation positive. Ce ne sont pas là encore les seules contradictions que nous soyons appelé à relever dans, ses enseignements.
Il assigne, en effet, dans la religion la première place à l’universalisme, considère tout particularisme, de quelque nature qu’il soit, comme une étroitesse et un préjugé, tout en basant son idée de la tolérance sur le fait, que chaque intelligence n’est capable de saisir la vérité que sous une forme individuelle, ce qui rend d’un seul coup impossible l’action universelle et commune des vérités religieuses, et ne laisse plus de place qu’à un vaste panthéon d’opinions individuelles et contradictoires, assez semblable à la religion privée de Semler. On. serait tenté de croire qu’il a au moins proclamé l’universalité du commandement nouveau et suprême de l’amour, mais il va jusqu’à nier son caractère spécifiquement religieux. Comment, dès lors, distinguer sa tolérance de l’indifférence et de la frivolité des incrédules, contre lesquels elle devrait au moins protester avec énergie, si elle a conservé quelques vestiges de sentiment religieux !
Lessing semble vraiment placer la bienveillance à l’égard des indifférents au-dessus de l’ardeur du prosélytisme et même de la tolérance à l’égard des orthodoxes convaincus. Il n’y a point pour lui lieu d’être tolérant à l’égard des intolérants. Il a cherché à retrouver et à établir la synthèse entre la civilisation et la religion, sans pourtant donner à celle-ci une place bien distincte de la morale sociale. Assurément il n’a pas lieu d’être complètement satisfait du caractère moral et religieux de la civilisation de son temps et de l’attitude qu’elle avait adoptée à l’égard du christianisme. C’est ce que nous révèlent quelques lignes adressées par lui en 1771 à Mendelssohn : « Je suis préoccupé, et mon souci ne date pas d’hier, après avoir repoussé certains préjugés, de la question de savoir si je n’ai pas écarté plus d’un principe, que je me verrai contraint de reprendre tôt ou tard. Si je ne l’ai pas encore fait, c’est que j’ai craint d’être entraîné à réintégrer dans ma maison toutes les choses inutiles, dont je l’avais débarrassée. »
Quelles que soient cependant les lacunes du système, ou plutôt de l’absence de méthode de Lessing, on ne peut pas s’empêcher de reconnaître que ses écrits sont remplis d’idées neuves et fécondes, qui, déposées dans un sol bien préparé, ont levé plus tard et ont porté plus d’un fruit savoureux. C’est ce que nous attestent les affinités électives que nous pouvons relever entre Lessing et Semler, Mendelssohn, Kant, Herder, Jacobi et Schleiermacher. Sa théodicée s’éloigne sur plus d’un point de celle de Leibnitz, de Wolff et de Spinosa, professe la foi en un Dieu personnel et providence et admet une communion vivante de l’Esprit de Dieu avec le monde, communion qui laisse une porte ouverte à une révélation divine spirituelle et intérieure, tout en méconnaissant la grandeur de la révélation historique, à laquelle elle n’accorde que la foi inférieure d’autorité.
Nous retrouvons toutefois de nombreuses traces de l’influence de Wolff sur son esprit dans sa tendance au déterminisme et dans son Dieu abstrait, séparé du monde de la réalité historique, et aussi de la théorie leibnitzienne des monades dans sa revendication exclusive des droits de l’individu. Il se rapproche de Herder par l’idée commune de l’humanité, qu’il envisage comme l’essence de toute religion sérieuse, de Kant, enfin, par le caractère profondément moral de ses écrits et par son affirmation énergique de l’immortalité de l’âme, qu’il conçoit sous la forme de la métempsycose, et dont le but est sa purification progressive. Nous le voyons, toutefois, dans son traité sur les peines éternelles, considérer comme la punition des actions coupables la conséquence éternelle du mal commis ici-bas s’acharnant après le pécheur. Supérieur à Kant sous le rapport de l’imagination et du sentiment, Lessing a un vif instinct du beau et un sens esthétique remarquable, qui le rapprochent de Jacobi et de Schleiermacher. Ne voyons-nous pas, en effet, son évangile éternel proclamer l’avènement d’un âge idéal, pendant lequel le souffle puissant de l’amour pénétrera et vivifiera toutes les âmes ? Nous pouvons même signaler une affinité toute particulière entre Lessing et Schleiermacher, qui ont tous deux possédé à un degré éminent et dans une union bien rare l’esprit critique le plus subtil et le plus inflexible et le cœur le plus vif et le plus enthousiaste.
Sans doute ces deux tendances si contraires ne se sont pas fondues dans l’esprit de Lessing dans une harmonie bien profonde, et l’élément critique est prépondérant dans son œuvre. Il n’en est pas moins vrai que cette critique lui est dictée par des intérêts positifs et que, si sa nature si riche et si généreuse n’a développé qu’un côté exclusif de ses facultés, la faute en est au siècle dans lequel il a vécu et qui ne lui a pas permis de se révéler tout entier au monde, la faute en est surtout à la théologie du dix-huitième siècle. Lessing est profondément pénétré du véritable esprit de la Réforme ; comme les pères de l’âge héroïque, il aspire à une assimilation vivante, personnelle, intime de la vérité objective, et veut affranchir l’esprit humain de ce lest de formules ecclésiastiques sans valeur et sans portée, qui lui sont imposées par le seul joug de l’autorité extérieure. La théologie du dix-septième siècle avait si peu compris le devoir qui lui incombait de transformer la tradition historique en la foi vivante et personnelle des générations, auxquelles elle s’adressait, qu’elle en était venue à engager un conflit, inutile, et même dangereux, avec les aspirations morales et sociales de son temps, à négliger à peu près complètement les domaines des sciences morales et à transformer le christianisme historique et vivant en un ensemble de formules algébriques et métaphysiques, dont la connaissance assurait sua virtute le salut.
On comprend dès lors la nécessité fatale d’une rupture sérieuse et profonde. Les intérêts généraux de l’âme, dans ses rapports avec la vie sociale et humaine dans son sens le plus étendu, méconnus et foulés aux pieds par l’autorité surnaturelle de l’Église historique, prirent à l’égard du christianisme révélé une attitude défensive et bientôt hostile, et lui firent payer cher, au jour de leur triomphe, les mépris dont il les avait abreuvés. Mais suivant le plan divin, à l’accomplissement duquel concourent les choses les plus opposées, et quelquefois les plus hostiles, ces luttes passionnées et ardentes étaient appelées à rétablir pour une large part l’équilibre entre les intérêts de la terre et ceux du ciel, et, qui plus est, à révéler les affinités intimes de l’âme pour le christianisme et la puissance bénie de celui-ci, saisi dans sa profondeur et accepté pour lui-même, pour combler les lacunes, et les vides de la nature humaine, que celle-ci est incapable de faire disparaître par ses seules forces. Les entraves, dans lesquelles le christianisme officiel étouffait les tendances générales de l’âme humaine, devaient être brisées, et l’esprit humain appelé à réaliser ses rêves séculaires et à chercher à voler de ses propres ailes.
Mais la lutte à outrance que la raison, émancipée et aspirant à son tour à la domination exclusive des âmes, allait bientôt engager contre le christianisme sous la forme de l’Église affaiblie et dégénérée, devait bientôt montrer que la foi et la raison ne peuvent se passer l’une de l’autre et se complètent mutuellement. C’est à quoi aspire de toute sa force l’âme généreuse de Lessing, pour quiconque l’étudie avec impartialité et dans l’ensemble de ses travaux. Lessing reflète bien l’amour de la vérité mêlé à un doute amer, les fortes aspirations morales et les lacunes religieuses d’un grand nombre d’hommes de son siècle. Il a surtout cherché à conquérir aux idées et aux tendances de la civilisation générale une place indépendante en face de la conception officielle du christianisme. Toutefois, comme il est bien loin d’admettre que la raison humaine ait été complètement maîtresse d’elle-même dès l’origine, et, comme il la soumet à la loi du progrès et de l’éducation divine, il a posé des prémisses, qui ont été reprises par des théologiens postérieurs, et en particulier par Scheleirmacher, et qui leur ont permis d’obtenir une conception plus digne et plus vraie de la religion l’historique, qui s’assimile toujours plus les vérités éternelles par la voie de la révélation progressive et du monde des vérités éternelles, monde vivant et qui s’épanouit dans la sphère et humaine des révélations historiques
Herder nous offre l’exemple d’une intelligence plus sympathique révélée et à ses antiques documents. Il nous présente comme l’élément féminin de l’esprit opposé à l’intelligence virile de Lessing, et il n’y a là assurément ni une satire ni une critique. Son don particulier consiste à dégager les éléments humains et universels de toutes les littératures avec un tact exquis et une science profonde. En procédant de même à l’égard des livres de l’Ancien et du Nouveau Testament, il sait faire briller aux yeux de ses contemporains leur importance et leur valeur.
Nous retrouvons dans l’âme de Herder les aspirations et les effervescences d’une ère nouvelle. Son trait caractéristique est le lien qu’il a su saisir entre la poésie et la religion. Son érudition est plus profonde que solide, et le sens philosophique lui fait presque entièrement défaut. L’esprit poétique de Hamann exerçait une profonde impression sur son âme, mais il a été un admirateur plus encore qu’un disciple du Mage du Nord. Il fut appelé par la Providence à vivifier par le souffle poétique de son esprit la théologie de son temps, devenue une routine froide, sèche, sans vie, et une érudition indigeste et inféconde.
Il pouvait avoir le noble privilège d’arracher ses contemporains au pédantisme de l’érudition, à ce froid intellectualisme d’une soi-disant orthodoxie et à la frivolité d’un prétendu progrès, et de les élever jusqu’à la conscience de la fraîcheur et de la spontanéité du sentiment religieux pur. Cette œuvre, il devait l’accomplir non point par un ensemble rigoureux de formules logiquement exposées, mais par le parfum de poésie, dont il sut pénétrer tous les sujets religieux qu’il a abordés. On peut dire que les sujets, que ses contemporains traitaient sous la forme la plus froide et la plus abstraite, Herder se les assimile et les rend au monde, marqués du sceau indestructible de l’idéal, et exposés dans un langage mélodieux et sonore. Toutes les beautés, toutes les poésies, toutes les grandeurs éparses dans la littérature humaine, il sait les découvrir et les concentrer en un foyer lumineux, comme un ensemble des symboles de la vérité une et idéale.
Herder sait remettre en lumière cet élément humain, si grand, si parfait des saintes Écritures, que l’étroitesse inintelligente d’une orthodoxie métaphysique avait systématiquement méconnu ; il est le premier qui ait relevé la majesté épique de l’Ancien Testament. Je reconnais, dit-il quelque part, qu’il y a beaucoup à apprendre à l’école des Grecs et des Romains, dans toutes les peintures qu’ils nous ont laissées de la beauté, de la douceur et d’une certaine dignité humaine de la Divinité, dans la précision de formes, la mesure exquise des développements, la netteté et la grâce des descriptions. Mais en ce qui touche la sagesse, la puissance, la majesté, la grandeur et la profondeur incompréhensibles et insondables de la Divinité, les poètes de l’Orient, et surtout les premiers d’entre eux, les poètes de l’Ancien Testament, constituent une source bien plus riche et bien plus inépuisable. Au point de vue des images les Romains ne sont auprès de Job, de Moïse, d’Esaïe et de David lui-même que comme quelques gouttes d’eau en face de l’Océan, et c’est une honte pour l’esprit humain de se contenter de quelques gouttes, quand il a à sa portée un abîme de grandeur et de majesté. Herder a un pressentiment religieux de l’union si longtemps méconnue du divin et de l’humain, surtout dans les temps primitifs, et a en haute estime les principes fondamentaux du christianisme.
Nous devons pourtant reconnaître qu’il comprend mieux la synthèse immédiate de ces deux éléments dans la nature et dans la poésie que leur union réalisée par un acte de la toute-puissance divine. Il ne saisit pas assez profondément le monde de la volonté et de l’histoire, du péché et de la rédemption ; aussi n’a-t-il pas su placer la personne et l’œuvre de Christ dans leur vrai jour. Si l’inspiration intuitive de l’âme est à ses yeux un critère suffisant de l’action d’une puissance supérieure, et s’il réussit à retracer ses sentiments intimes sous une forme passionnée et saisissante, il n’arrive pour lui-même ni à la netteté des formules ni à la fixité de la foi.
Il eut à subir les conséquences du développement exclusif, qu’il avait accordé aux facultés de l’imagination et du cœur aux dépens de la raison pure et de la volonté.
Pendant son séjour à Weimar, il laissa sous l’influence de Gœthe son sentiment religieux s’effacer devant une tendance panthéiste, contraire à son génie, et qui contribua à l’affaiblissement marqué de sa puissance intellectuelle. Comme il n’a qu’un bagage très léger de vérités objectives, et que la religion est pour lui surtout une élévation de la vie de l’imagination et du cœur à sa dernière puissance, on comprend aisément que l’idée de l’humanité constitue à ses yeux le point central du christianisme. Je voudrais, dit-il dans ses Propylées, pouvoir concentrer dans le mot humanité tout ce que j’ai dit, et tout ce que je pense sur la vocation glorieuse de l’homme pour la raison et pour la vérité. L’homme ne saurait pas trouver un mot plus convenable que lui-même pour désigner sa vocation terrestre, car c’est en lui que l’image du Créateur est reflétée sous une forme sensible. La vraie philosophie humaine consiste dans l’étude de l’humanité, mais la philosophie a toujours été en dernière analyse la religion. La religion, envisagée au simple point de vue du développement de la raison, est déjà en elle-même la fleur la plus parfaite de l’âme humaine. Elle est, toutefois, plus que cela encore ; elle est l’épanouissement du cœur humain et la direction la plus pure, qu’il puisse imprimer à ses facultés.
Herder envisage, il est vrai, l’humanité comme intimement unie à la religion, et s’en forme une idée très haute, mais il en vient plus tard à distinguer avec Lessing la religion chrétienne de la religion de Christ. Christ, dit-il, nous enseigne à respecter et à aimer Dieu comme un fils aime son père, mais la religion chrétienne a ajouté à ce principe fondamental un grand nombre de dogmes superflus. Depuis dix-huit siècles l’humanité a eu le temps de s’affranchir de l’autorité de Jésus, et n’a plus besoin de répéter son nom comme on répète une litanie. Christ lui-même, qui s’est sacrifié au triomphe de l’humanité, n’y attache aucune importance.
Comme on le voit, Christ n’est plus pour Herder le chef et l’inspirateur de la vie morale. En cherchant dans, un esprit de généreuse initiative, à réconcilier les tendances de son époque avec le christianisme, et à dégager l’esprit chrétien des entraves de l’esprit confessionnel et national, il se laisse entraîner à des généralités, qui n’ont pas pour contre-poids un esprit profondément chrétien dans le sens historique et religieux de ce mot, et tombe dans un universalisme vague, sans couleur précise et sans réalité historique. Il avait voulu ramener la religion du monde de l’abstraction aux manifestations d’une piété active, et saisir Dieu sous sa forme vivante, tel qu’il se manifeste au sein de l’humanité dans la personne du Fils de l’homme, et par l’intermédiaire de l’Écriture sainte, rédigée sous son inspiration par des hommes et pour des hommes, mais il retombe lui-même dans ces abstractions, qu’il avait voulu éviter, et cela, par ce qu’il a négligé de prendre l’histoire de Christ comme le point central et inspirateur de l’humanité tout entière.
Herder a témoigné une vive sympathie pour le système de Spinoza, dans lequel il retrouve quelques-unes de ses idées favorites. Il cherche à le ramener à la notion de Dieu, puissance personnelle consciente et libre, et il y voit surtout un contre-poids utile à la théodicée de son temps, qui lui inspire la plus grande répugnance. Nous devons, toutefois, constater qu’il n’a pas su saisir avec netteté la théodicée de Spinosa, et que lui-même, en voulant retrouver Dieu partout, n’est point parvenu à établir la distinction nécessaire entre l’être et l’action de Dieu, et à comprendre les causes finales et l’histoire de sa révélation dans l’Écriture. Il y a plus ; il semble même sacrifier le principe de la personnalité absolue de Dieu à l’idée de l’amour du Grand Tout pour la totalité de l’univers.
La cause en est facile à indiquer : Herder manque presque entièrement, nous l’avons déjà vu, du sens moral (dans le sens philosophique de ce mot), et n’a conscience ni des profondes atteintes du péché, ni de la loi providentielle du développement moral de l’humanité. Nous retrouvons cette lacune dans ses Idées pour servir à la philosophie de l’histoire de l’humanité. Herder sait présenter des pensées neuves et fécondes dans un langage splendide, tant qu’il expose l’évolution de Dieu depuis la nature jusqu’à l’homme, mais le grand livre de l’humanité reste fermé pour lui, et l’humanité, dont il constitue Jésus le révélateur, n’a dans son ouvrage aucun caractère positif et précis. Il voit dans l’œuvre de Christ, non pas essentiellement la communication à l’humanité de la vie divine par l’amour de Jésus, mais simplement la destruction des obstacles et la rupture des liens, qui étaient venus paralyser l’essor de la nature humaine. L’histoire de l’Église n’est presque plus pour lui qu’une succession d’apostasies des siècles, qui ont méconnu la pure religion de l’humanité, et la philosophie n’a fait de son côté que transformer la pure religion de l’amour en un système compliqué de mystères.
On n’a plus dès lors lieu de s’étonner que Herder se soit plaint dans sa vieillesse du vide de son âme. Toutefois, et ces graves réserves faites, on ne pourrait pas méconnaître sans ingratitude les services considérables, qu’il a rendus à la théologie. Il a mis en lumière avec un immense talent et un rare bonheur les beautés poétiques et le caractère profondément humain de l’Ancien Testament, et il a su opposer aux commentaires plats et profanes d’un Jean-David Michaelis les richesses littéraires de son exégèse. Ses lettres sur l’étude de la théologie ont réveillé dans les esprits le goût de cette science longtemps tombée en discrédit, et rehaussé l’éclat et la dignité du ministère chrétien.
A ce point de vue il a accompli une réaction salutaire contre les apôtres de l’utilitarisme, qui ne voyaient dans les ministres de la parole que les instituteurs d’une morale pratique et terre à terre. Il est vrai qu’il a aussi contribué à jeter du discrédit sur la métaphysique : et sur l’érudition patiente, et à développer une tendance exagérée à l’individualisme et au règne sans contrôle de l’imagination, tendance qui a donné naissance de nos jours aux écarts du romantisme, et dégoûté bien des âmes du sentiment sérieux de la vie. Comme résumé de nos impressions sur cette grande figure, nous pouvons dire : Herder a fait vibrer au sein d’une génération, qui commençait à se donner sans réserve à un rationalisme glacial et à un utilitarisme mesquin, les cordes de l’idéal et de la vie supérieure de l’âme, et a contribué à préparer les voies à une ère de rénovation puissante. Sans exercer une influence directe sur les masses populaires, Herder a relevé les âmes, et rendu pour sa part possibles ces grandes manifestations de la pensée, dont notre époque a été témoin.