On a constaté, en parcourant l’enseignement eschatologique de la théologie grecque au ive siècle, un certain flottement dû à l’influence d’Origène. Le même phénomène se retrouve dans la théologie latine de cette époque. Saint Jérôme avait été d’abord un vif admirateur d’Origène, et saint Ambroise avait largement puisé aux sources alexandrines. Mais surtout Rufin, par sa traduction du Περὶ ἀρχῶν, en 397, vulgarisa en Occident les doctrines origénistes. Dans cette traduction, remarque saint Jérôme, Rufin avait corrigé les erreurs sur la Trinité qui auraient par trop offensé les lecteurs romains ; mais il avait maintenu et même aggravé, par des commentaires tirés de Didyme, ce que le premier auteur avait écrit « de angelorum ruina, de animarum lapsu, de resurrectionis prodigiis, de mundo, vel intermundiis Epicuri, de restitutione omnium in aequalem statum, et multo his deteriora ». Il s’agissait, comme on le voit, des solutions données par Origène aux questions de la chute des anges et des âmes, de l’inégalité des conditions actuelles, et aussi du mode de résurrection future, de la durée des peines de l’enfer et de la restitution finale de tous les êtres raisonnables dans le bonheur et l’amitié de Dieu. Ces solutions, que Rufin le voulût ou non, gagnèrent bientôt, à Rome même, de nombreux adhérents. Beaucoup furent séduits : des prêtres, des moines, surtout des hommes du monde. On scrutait la justice de Dieu ; on se demandait pourquoi certains enfants naissent de parents chrétiens, pendant que les autres voient le jour au milieu de nations qui n’ont aucune connaissance de Dieu. On entendait des femmes objecter qu’il leur serait inutile de ressusciter, si elles devaient ressusciter avec leur corps, et affirmer qu’elles seraient alors comme des anges. Saint Jérôme, qui donne ces détails, dit ailleurs que la plupart — des interprètes sans doute — voyaient, dans Nabuchodonosor pénitent, la figure du démon converti et restitué en son ancienne place à la fin du monde ; que la plupart entendaient métaphoriquement ce qui est dit dans l’Écriture du ver qui ne meurt point et du feu qui ne s’éteint pas. Et quant à l’universalité du salut, nous savons par saint Augustin combien nombreuses étaient les opinions — toutes excessives — qui, vers 420, circulaient parmi les fidèles. Les uns pensaient que, pour tous les hommes indistinctement, les peines de l’enfer ne seraient que temporaires ; d’autres, que ces hommes seraient sauvés au moins par l’intercession des saints ; une troisième catégorie étendait la certitude du salut à tous ceux qui, même hérétiques, auraient été baptisés et auraient reçu le corps du Seigneur ; une quatrième, à tous ceux qui auraient reçu ces deux sacrements dans l’Église catholique, quand bien même ils seraient ensuite tombés dans l’hérésie et l’apostasie, de sorte que leur impiété « quanta maior fuerit, non eis valeat ad aeternitatem, sed ad diuturnitatem magnitudinemque poenarum » ; une cinquième catégorie regardait comme sauvés tous les catholiques restés tels, encore que vivant mal : ils seraient sauvés à travers le feu, à cause du fondement sur lequel ils avaient édifié. Enfin une sixième ne croyait destinés aux peines éternelles que les pécheurs qui, tout en vivant dans le péché, auraient négligé de faire l’aumône, les autres devant être délivrés après un temps plus ou moins long. Ces opinions étaient soutenues au nom de la miséricorde de Dieu, et de la vertu rédemptrice de la vraie foi en Jésus-Christ ; mais elles l’étaient par beaucoup de gens (nonnulli, imo quam plurimia) ; et elles n’étaient pas seulement répandues en Italie ; elles avaient gagné l’Espagne. Orose paraît avoir partagé l’avis de ceux qui regardaient tous les chrétiens comme infailliblement sauvés.
a – Enchiridion, CXII ; au chapitre LXVII, saint Augustin dit que la doctrine du salut de tous les catholiques est crue a quibusdam, il peut ne s’agir ici que des chefs du parti.
Contre les plus graves de ces erreurs cependant une réaction se produisit qui se rattache à l’histoire générale des controverses origénistes. Ces controverses, en Orient surtout, n’offrent pas grand intérêt dogmatique : elles y furent l’effet principalement de rivalités personnelles ; mais elles eurent leur contre-coup dans l’Église latine. L’évêque Théophile d’Alexandrie, d’abord favorable puis hostile aux partisans d’Origène, fit condamner sa doctrine dans un concile d’Alexandrie en 399, amena saint Épiphane à en faire autant dans un concile de Cypre en 399 ou 401, et se mit en rapport avec saint Jérôme pour que celui-ci traduisît, en latin ses lettres pascales et synodales sur cette question. Saint Jérôme, alors aussi opposé à Origène qu’il en avait été d’abord enthousiaste, entra dans ses vues. Ces écrits attirèrent l’attention sur le péril que courait la foi, et, en l’an 400, les doctrines d’Origène furent condamnées par le pape Anastase, en même temps que l’empereur interdisait la lecture de ses livres. Nous ne savons malheureusement pas d’une façon précise quelles étaient les erreurs condamnées, ni si une sélection avait été faite dans les enseignements origénistes. Il est probable que, seules, les opinions relatives à la préexistence des âmes, à la restauration finale du démon, et au mode de résurrection furent réprouvées, car nous trouvons soutenues, même après cette condamnation, les autres doctrines.
L’influence d’Origène se fit donc vivement sentir dans le dernier quart du ive et au commencement du ve siècle, dans l’eschatologie latine. Dans quelle mesure cette influence atteignit-elle les représentants officiels de la théologie, les auteurs dont nous essayons-ici d’exposer l’enseignement, c’est ce que nous allons rechercher.
Il ne paraît pas qu’elle ait agi au moins sensiblement sur saint Hilaire et Zénon. Leur eschatologie peut se résumer de la façon suivante. Immédiatement après la mort, les âmes descendent toutes aux enfers, mais elles sont soumises évidemment à un jugement provisoire, car les justes commencent à se reposer dans le sein d’Abraham, tandis que les coupables sont châtiés par le feu : « pro qualitate factorum quasdam locis poenalibus relegari, quasdam placidis sedibus refoveri ». Cette situation durera jusqu’à la fin du monde. Quand viendra cette fin — et elle est proche puisque l’antéchrist a déjà paru —, Moïse et Élie annonceront la parousie, et les morts, tous les morts ressusciteront. Mais ils ne seront pas tous jugés. Les justes en effet non plus que les infidèles et les impies manifestes n’ont pas besoin de l’être, et ils l’ont d’ailleurs été d’une certaine façon, puisqu’ils ont été déjà traités suivant leurs mérites. Il n’y aura donc à être jugés que les pécheurs ordinaires, c’est-à-dire les chrétiens ayant mal vécu. Alors se fera la séparation entre les élus et les réprouvés. Ces derniers ne subiront pas, dans leur corps, la « demutatio » qui en ferait des corps glorieux. Au contraire ces corps seront sans consistance comme la poussière ou comme l’eau. Avec eux, les damnés retourneront « in infima terrae » d’où ils sont sortis, « terreni et in dedecoris corpore ». Leur peine sera éternelle dans le feu de l’enfer ; impies et pécheurs impénitents y seront cruellement tourmentés : « Ipse sibi materiam recrescentium corporum reparat ignis aeternus ».
Tout autre sera le sort des élus. Leur corps sera transformé. Il semble parfois que saint Hilaire comprenne cette transformation comme impliquant un anéantissement de la matière en Dieu. Non seulement les corps des bienheureux deviennent incorruptibles, immuables, mais ils deviennent spirituels, semblables aux anges ; les élus sont des dieux, en qui la forme divine a absorbé la chair terrestre, « cum incorruptio corruptionem, et aeternitas infirmitatem, et forma Dei formam terrenae carnis absorpserit ». Toutefois un passage très explicite affirme la permanence de la nature matérielle du corps des élus et son identité avant et après la résurrection : « ut corruptibilium corporum in incorruptionis gloriam resurrectio non interitu naturam perimat, sed qualitatis conditione demutet. Non enim aliud corpus, quamvis in aliud resurget… Fit ergo demutatio, sed non affertur abdicatio. Et cum id quod fuit in id quod non fuit surgit, non amisit originem, sed profecit ad honorem ». C’est aussi la doctrine de Zenon de Vérone.
Ainsi transformés, les élus — justes ou pécheurs amendés — reçoivent la couronne. Ils jouissent d’un bonheur sans fin que nos auteurs aiment à décrire. Mais ce bonheur n’est pas le même pour tous ; car il y a diverses demeures dans la maison du Père. Seuls, Jésus-Christ et les apôtres, que celui-ci veut être avec lui, cohabitent proprement en Dieu.
Cette eschatologie, pour archaïques qu’en soient certains traits, ne trahit pas sensiblement l’influence d’Origène, et il semble donc que, jusque vers 380, cette influence n’ait pas été dominante en Occident. Nous allons la retrouver plus claire dans les œuvres qu’il reste à examiner.
L’Ambrosiaster a écrit sous Damase, c’est-à-dire au plus tard en 384. Pour lui, la chute de l’empire romain marquera la fin du monde : l’antéchrist apparaîtra ; il sera détruit par la puissance divine, et pendant mille ans (exstincto antichristo) Jésus-Christ régnera sur les saints. Suivra la résurrection générale. Comme saint Hilaire, et comme d’ailleurs tous les auteurs de son temps, l’Ambrosiaster partage les hommes en trois classes : les saints ou les justes, qui ont mis leurs œuvres en harmonie avec leur foi chrétienne ; les pécheurs, c’est-à-dire les chrétiens qui ont mal vécu ; enfin les impies, qui comprennent les apostats, les infidèles et les athées. Tous ressusciteront, mais les justes non plus que les impies ne seront pas jugés, puisque leur cas est manifeste : seuls les pécheurs subiront le jugement. Les premiers, transformés dans leur corps, entreront dans la gloire éternelle ; les seconds iront aux tourments sans fin. Quant aux pécheurs, même aux faux docteurs restés chrétiens, ils seront condamnés au feu, mais pour un temps seulement. Ils en sortiront un jour « soluto debito », ils ne sont pas « perituri » mais « purgandi per ignem », et la raison en est qu’il doit leur être utile d’avoir cru au Christ, « ut ex aliqua parte o perae pretium sit credidisse in Christum ». L’auteur étend même ce privilège aux anges déchus. Sur Ephésiens.3.10, il assure que saint Paul a été choisi pour faire connaître aux Principautés et aux Puissances célestes les mystères de la sagesse de Dieu, « ut praedicatio ecclesiastica etiam his proficiat, et deserant assensum tyrannidis diaboli ». Bien plus, il paraît l’étendre aux philosophes qui ont connu Dieu par les lumières de la raison. Il n’y a en effet que les idolâtres proprement qui aient péché « in similitudinem praevaricationis Adae », et sur qui ait régné la mort. Les autres qui ont connu Dieu « sive ex traduce, sive indicio naturali », et qui l’ont honoré, s’ils ont péché, ont péché « sub Deo » et non « in Deum » qu’ils connaissaient comme juge. Leurs fautes comportent donc quelque excuse. Ainsi l’Ambrosiaster admet la durée seulement temporaire des supplices pour les pécheurs chrétiens, ou si l’on préfère, la doctrine du salut universel des chrétiens par la foi. Nous allons la retrouver dans saint Jérôme.
L’attitude de saint Jérôme vis-à-vis d’Origène et de ses enseignements apparaît toute différente selon qu’on l’envisage avant ou après l’année 394. Avant cette date, saint Jérôme est enthousiaste d’Origène qu’il appelle « alterum post apostolos ecclesiae doctorem scientiae ac sapientiae ». Il ne l’a pas admiré seulement en général ; malgré ses dénégations, on doit reconnaître qu’il a approuvé ou déclaré recevables certaines opinions des plus compromettantes du grand alexandrin : l’utilité du sang de Jésus-Christ aux anges déchus et à ceux qui étaient déjà dans l’enfer ; la restauration finale de tous les damnés — sauf le diable — par la pénitence, dans l’amitié de Dieu (omnibus per paenitentiam in integrum restitutis, solus diabolus in suo permanebit errore) ; peut-être même le salut final du démon (ut angelus refuga id esse incipiat quod creatus est) ; la disparition du corps matériel des élus à la résurrection, ces élus devenant tout spirituels. Après 394, saint Jérôme repoussa ou combattit ces opinions. Il condamna la doctrine du salut universel et de la restitution finale, et affirma l’identité du corps ressuscité avec le corps actuel. Mais il continua d’admettre comme possible une certaine mitigation des peines des démons, et surtout il continua à penser que tous les chrétiens seraient finalement sauvés, et que les tourments des simples pécheurs ne seraient pas éternels. C’est la conclusion qu’il donne à son commentaire sur Esaïe.66.24 : le démon et les impies, les apostats et les athées souffriront éternellement ; les pécheurs chrétiens seront purifiés, et leur sentence sera mêlée de miséricorde : « Et sicut diaboli et omnium negatorum atque impiorum qui dixerunt in corde suo : Non est Deus, credimus aeterna tormenta : sic peccatorum (atque impiorum) et tamen christianorum, quorum opera in igne probanda sunt atque purganda, moderatam arbitramur et mixtam clementiae sententiam iudicis. » Et plus nettement dans l’Epistula cxix, 7, écrite vers la fin de l’an 406 : « Qui enim tota mente in Christo confidit, etiamsi ut homo lapsus, mortuus fuerit in peccato, fide sua vivit in perpetuum. Alioqui mors ista communis et credentibus et non credentibus debetur aequaliter ; et omnes pariter resurrecturi sunt, alii in confusionem aeternam, alii, ex eo quod credunt, in sempiternam vitam. »
Recueillons quelques autres traits de l’eschatologie de saint Jérôme. Il admet qu’au sortir du corps l’âme juste entre immédiatement au ciel ; mais il ne croit pas que les tourments de l’enfer commencent avant le jugement général. Les âmes des coupables souffrent cependant en attendant ; elles souffrent comme un brigand enchaîné dans un cachot et qui entrevoit son supplice. Saint Jérôme est opposé au millénarisme. II déclare que nous ne pouvons savoir au juste ce que seront les peines de l’enfer ; il ne paraît pas toutefois avoir partagé l’opinion d’Origène, qui ne voyait dans le feu des damnés qu’une image des remords de leur conscience.
C’est dans saint Ambroise que nous trouvons les données eschatologiques les plus complètes, et c’est chez lui surtout qu’il convient de les étudier, puisqu’il a été par sa situation le représentant le plus autorisé de la théologie latine à la fin du ive siècle. D’autre part, il n’est pas possible d’harmoniser en une synthèse absolument sûre certains traits épars de cette eschatologie. Le fil conducteur fait défaut, et l’on hésite parfois sur l’ordre à établir dans la disposition de matériaux d’ailleurs excellents. Il sera bon de s’en souvenir, en lisant cet essai de reconstitution.
La mort est un bien, car elle met fin au péché et nous fait passer à un meilleur sort (in melius reparari) ; c’est l’idée de Méthodius d’Olympe. L’âme en effet non seulement survit au corps, mais acquiert, par sa séparation d’avec lui, une vigueur nouvelle (vigor nobis novus infunditur). Que devient-elle ?
Appuyé sur le ive livre d’Esdras, saint Ambroise représente les âmes, au sortir du corps, comme reçues dans des habitacles, des promptuaria supérieurs, où elles attendent la fin des temps. Un jugement cependant s’est déjà exercé sur elles, car leur sort n’est pas identique : « alias manet poena, alias gloria ; et tamen nec illae interim sine iniuria, nec istae sine fructu sunt » ; celles des justes jouissent par avance de la récompense méritée ; celles des méchants souffrent de la colère de Dieu qu’elles savent devoir les châtier. De ces âmes toutefois un certain nombre sont dès maintenant entrées dans le paradis. Le saint docteur le dit formellement de saint Jean l’évangéliste (in paradiso est, nec separatur a Christo), et il faut étendre — comme le faisaient généralement les anciens écrivains — ce privilège aux patriarches, aux prophètes, aux apôtres et aux martyrs des deux Testaments, même à quelques personnages du Nouveau qui ne rentrent pas dans ces catégories.
Cet état de choses durera jusqu’à la fin du monde. Bien que saint Ambroise déclare en général que l’époque précise de cette fin nous est inconnue, il la croit personnellement prochaine. Elle sera signalée par des jours d’impiété et d’iniquité : l’antéchrist, distinct du diable — d’ailleurs son instrument — apparaîtra, qui fera triompher l’erreur. Mais alors aussi, Jésus-Christ viendra sur les nuées, et les morts ressusciteront. Saint Ambroise distingue nettement deux résurrections qu’il suppose séparées par un intervalle ; on n’en saurait conclure cependant qu’il est millénariste. De ces deux résurrections, la seconde n’est peut-être que métaphorique : elle désigne l’entrée dans le ciel, après l’épreuve, de ceux qui auront été purifiés de leurs fautes. La résurrection implique l’identité du sujet qui est mort et qui reçoit une vie nouvelle (nisi forte ne alius resuscitatus pro alio videretur) ; elle emporte aussi dans le corps des justes une transformation que notre auteur paraît outrer parfois dans le sens origéniste, mais qu’il maintient cependant dans de justes bornes : « Immutabuntur enim iusti in incorruptionem, manente corporis veritate. »
La résurrection est suivie du jugement. En réalité, tous seront jugés, ou la sentence de tous sera confirmée. L’évêque de Milan, néanmoins, se conformant au langage admis de son temps, déclare que ni les justes, ni les impies — entendons les infidèles et les apostats — ne seront jugés : les premiers parce qu’ils n’auront pas à redouter la rigueur du jugement ; les seconds parce que, d’après saint Jean, ils sont déjà jugés. Seuls seront jugés, c’est-à-dire examinés, les pécheurs, les chrétiens dont les œuvres n’ont pas correspondu à la foi. Il y faut ajouter Satan, dont le jugement et le supplice sont différés jusque-là, et qui rôde, en attendant, sur la terre.
D’autre part ce jugement comporte ou entraîne immédiatement l’épreuve du feu. Un feu est devant les ressuscités, que tous absolument doivent traverser. C’est le baptême de feu annoncé par Jean-Baptiste, « in Spiritu Sancto et igne » ; c’est le glaive ardent du chérubin qui garde le paradis, et au travers duquel il faut passer : « Omnes igne examinabuntur ». « Omnes oportet per ignem probari quicumque ad paradisum redire desiderant ». « Omnes », Ambroise n’excepte pas Jésus-Christ lui-même, ni les apôtres ; les saints qui dès maintenant sont entrés au ciel, n’y sont entrés qu’à travers le feu du jugement. Seulement, l’effet de ce feu sur ceux qui le traversent est fort différent suivant la condition morale où ils se trouvent ; si différent que notre auteur, en un passage, distingue deux sortes de feu, l’un proprement purificateur pour les fautes légères, l’autre vengeur pour les fautes plus lourdes, et qui se confond avec le feu préparé au diable et à ses anges. Cette distinction cependant n’est pas partout maintenue, et l’on peut croire que le même feu, dans ses hauteurs, purifie les justes, et dans ses profondeurs torture les méchants. Quoi qu’il en soit, tous, avons-nous dit, traversent le feu du jugement. Les impies et les apostats, « sacrilegi qui superba in Deum iactavere convicia », en sont saisis comme par un feu vengeur qui les retient : « Alii in igne remanebunt… ministros autem impietatis ultor ignis exuret » ; ils sont précipités dans le lac de feu brûlant. Aux justes parfaits, au contraire, ce feu paraît comme une rosée qui les rafraîchit : argent pur, ils ne contiennent pas de plomb à séparer : tels ont été les apôtres : « Ioanni (evangelistse) cito versabitur igneus gladius ; quia non invenitur in eo iniquitas quem dilexit aequitas ». Quant aux chrétiens ordinaires, ou bien leurs bonnes œuvres l’emportent sur leurs fautes, et leur souffrance du feu de l’épreuve, proportionnée à ces fautes, sera relativement de peu de durée ; Dieu a eu soin de les châtier d’avance, et leur délivrance sera prompte : « Absolutio enim matura sanctorum est ». « Praesto est venia ». Ou bien — et ce sont les plus nombreux — leurs fautes l’emportent sur leurs bonnes œuvres, et ils partageront, pour un temps du moins, le sort des impies et des apostats : ils seront brûlés du même feu et épurés comme un vil plomb qui ne contient que peu d’argent.
En quoi consisteront proprement leurs tourments ? Ils consisteront d’abord dans l’exclusion du royaume de Jésus-Christ, dans l’éloignement de Dieu et des élus. Mais ils comporteront aussi des peines positives. Dans son commentaire sur saint Luc, vii, 204, 205, saint Ambroise, suivant Origène, a expliqué métaphoriquement le feu, les vers, les grincements de dents, les ténèbres extérieures, des remords, du désespoir, des obscurités intérieures des damnés. On ne saurait méconnaître cependant qu’ailleurs, il a représenté l’enfer comme un lac de feu, et la peine des damnés comme le tourment du feu. Sa pensée sur ce point manquait sans doute de consistance.
Mais où elle est très consistante, c’est sur la durée respective de ces peines. Pour les démons et les impies, les infidèles et les apostats, cette durée sera éternelle. Ils ne seront pas anéantis, leur châtiment n’aura pas de fin. Pour les simples pécheurs il en va différemment : la justice à leur égard est mêlée de miséricorde : ils sont loin du salut, mais ils n’en sont pas complètement séparés. « Leur foi les secourra, et leur obtiendra leur pardon, bien qu’il y ait de l’injustice dans leurs œuvres ». Ils seront sauvés par leur foi, « sic tamen salvi quasi per ignem ». Et c’est pourquoi, ils seront brûlés, mais non consumés (si non exurimur, tamen uremur). « Omnes enim qui sacrosanctae Ecclesiae copulati, divini nominis appellatione censentur praerogativam resurrectionis et delectationis aeternae gratiam consequentur ». Les peines des pécheurs condamnés seront donc seulement temporaires ; elles auront une fin. Ambroise en marque-t-il la durée ? Oui, d’une manière générale : il écrit : « Qui autem non veniunt ad primam resurrectionem, sed ad secundam reservantur, isti urentur donec impleant tempora inter primam et secundam resurrectionem, aut si non impleverint, diutius in supplicio permanebunt ». On a vu parfois dans ces paroles un souvenir millénariste auquel l’écrivain n’aurait pas donné de suite. Il est certain, d’autre part, que, d’après lui, la résurrection doit se faire dans un certain ordre ; elle compterait quatre ou cinq moments divers. Enfin, il est possible encore que, par le mot de seconde résurrection, le saint docteur entende l’accession à toute leur félicité des chrétiens plus fidèles. Cette entrée se ferait à un moment déterminé, et les peines des pécheurs dureraient au moins jusqu’à ce moment.
Saint Ambroise en effet admet que les élus, ordinaires du moins, n’entrent pas immédiatement dans la complète jouissance du bonheur céleste. La résurrection constitue un premier royaume de Dieu ; être avec le Christ en constitue un second ; mais, dans ce second royaume, il y aura un « processus mansionum », non seulement parce que la récompense de chacun sera proportionnée à ses mérites, mais aussi parce que l’élu n’arrivera que graduellement à la pleine possession de sa félicité. L’auteur décrit cette ascension au livre v, 61, de son commentaire sur saint Luc : « Absolutus igitur per Domini crucem… consolationem in ipsa possessione (terrae tuae) reperies : consolationem sequitur delectatio, delectationem divina miseratio. Quem autem Dominus miseratur et vocat ; qui vocatur videt vocantem ; qui Deum viderit, in ius divinae generationis assumitur : tuncque demum quasi Dei filius, caelestis regni divitiis delectatur. Ille igitur incipit, hic repletur ».
De la béatitude du ciel, l’évêque de Milan n’essaie point de donner une idée adéquate, car il se rappelle la parole de l’apôtre, que l’œil de l’homme n’a point vu, ni son cœur n’a point soupçonné ce que Dieu a préparé à ceux qui l’aiment. Il la représente seulement comme un état de repos parfait, d’innocence et de sécurité, dans lequel les saints participent à la gloire de Dieu, le voient face à face, jouissent de la société de leurs frères élus comme eux, et vivent d’une vie éternelle.
Telle est, autant qu’on peut brièvement la reconstituer dans ses grandes lignes, l’eschatologie de saint Ambroise. Cette étude montre qu’il a partagé, avec saint Jérôme et l’Ambrosiaster, la conviction que tous les chrétiens seraient tôt ou tard réunis à Dieu, et que cette conviction, par conséquent, n’était pas, à la fin du ive siècle dans l’Église latine, opinion hasardée et rare. C’est dans la foi chrétienne elle-même que l’on mettait la vertu qui devait opérer le salut de tous ceux qui la professaient. Par cette foi le chrétien était fondé sur Jésus-Christ, et quels que fussent le bois et la paille, c’est-à-dire les œuvres inutiles ou mauvaises qu’il édifiât sur ce fondement, le chrétien verrait un jour ces œuvres dévorées par le feu, mais lui-même serait épargné. Le texte de saint Paul, 1Cor.3.15, est un des plus fréquemment invoqués.
Or, ce texte est précisément un de ceux dont se sont servis les théologiens plus récents pour établir l’existence du purgatoire ; et il suffit d’ailleurs d’un instant de réflexion pour remarquer que l’eschatologie de la fin du ive siècle, surtout la doctrine de saint Ambroise sur le feu purificateur du jugement, contient, ou même n’est au fond que la doctrine du purgatoire telle qu’elle a été enseignée depuis. Seulement, on exagérait cette doctrine, puisqu’on regardait comme susceptibles d’être purifiés tous les pécheurs indistinctement. D’autre part, cette eschatologie présente des incertitudes et des hésitations qui tiennent à ce que nos auteurs, Hilaire, Jérôme, Ambroise, ont emprunté aux anciens, sans toujours apporter dans leurs emprunts le discernement nécessaire. Il faut donc qu’un génie plus original et plus ferme dissipe cette confusion, et, s’il ne peut tout éclaircir, réaffirme du moins fortement les principes dont, en cette matière, on ne devra point s’écarter. Ce génie sera saint Augustin.