Histoire de la Réformation au temps de Calvin

Chapitre 7
Latimer à la cour

(Même époque)

6.7

Latimer tenté par la cour ; fortifié par l’étude – Individualisme chrétien – Latimer veut convertir le roi – Il veut pour l’Église la pauvreté, la croix, la Bible – Il demande au roi de sauver sa propre âme – Prédication de Latimer – Point de mélange des deux pouvoirs – Hardiesse de Latimer pour la morale – Les prêtres le dénoncent au roi – Noble caractère des réformateurs

Voyant qu’il ne pouvait obtenir du pape ce qu’il demandait, le roi se rapprocha des évangéliques de son royaume. Il se trouvait dans les rangs de la Réformation des hommes intelligents, pieux, hardis et éloquents, qui possédaient la confiance d’une partie du peuple : pourquoi le prince ne chercherait-il pas à se les concilier ? Ils protestent contre l’autorité du pape — très bien ; il les en affranchira ; mais à une condition pourtant, c’est qu’en rejetant la juridiction du pontife, ils reconnaissent la sienne. Si le plan de Henri VIII eût réussi, l’Église d’Angleterre aurait été une Église césaro-papiste (comme on en voit ailleurs) implantée sur le sol des Bretons ; mais c’était la Parole de Dieu qui, en Angleterre, devait remplacer le pape ; ce n’était pas le roi.

Le premier des docteurs évangéliques que Henri s’appliqua à gagner fut Latimer. Il l’avait mis, nous l’avons vu, au nombre de ses chapelains. « Gardez-vous bien de contrarier le roi, lui dit au moment où il arrivait à la cour, un courtisan qui appréhendait sa franchise. Parlez comme il parle, et loin de prétendre le mener, appliquez-vous à le suivre. » — A Dieu ne plaise ! répondit Latimer. Quoi ! dire toujours ce que le roi dit… Non ; je dirai ce que ma conscience dita !… Toutefois, je sais qu’il faut de la prudence…

a – « Marry, out upon this counsel ! Shall I say as he says ? » (Latimer, Sermons, p. 231.)

Gutta cavat lapidem, non vi, sed sæpe cadendo.

« Si la goutte de pluie fait un trou dans la pierre, ce n’est pas par la violence, mais c’est en tombant souvent sur elle. »

Cette conversation ne fut pas inutile au chapelain ; il se mit sérieusement au travail, au milieu du tumulte de la cour. Il étudiait les saintes Écritures et les Pères, et annonçait franchement la vérité du haut de la chaire ; mais il n’avait pas de conversation intime avec le roi, qui lui inspirait une certaine crainte. La pensée qu’il ne parlait pas à Henri de l’état de son âme le troublait. Un jour du mois de novembre, le chapelain étant dans son cabinet, devant un volume de saint Augustin, y lut ces mots : « Celui qui, par crainte de quelque puissance, cache la vérité, provoque la colère de Dieu, car il craint les hommes plus que Dieu. » Un autre jour, étudiant saint Chrysostome, cette parole le frappa : « Ce n’est pas seulement celui qui enseigne ouvertement un mensonge, qui trahit la vérité, mais aussi celui qui, la connaissant, ne la manifeste pas librement. — Ces deux sentences s’imprimèrent profondément dans les parties intimes de son âmeb. Elles me troublaient, dit-il, elles m’effrayaient, elles me tourmentaient grièvement en ma consciencec. » Il déclarera ce que Dieu lui a appris dans la sainte Écriture. Sa franchise pourra lui coûter la vie (on la perdait facilement du temps de Henri VIII) ; n’importe ! Je m’exposerai à la peine capitale, dit-il, plutôt que de trahir la véritéd ! »

b – « I marked them earnestly in the inward parts of mine heart. » (Latimer, Remains, p. 293.)

c – « They made me sore afraid, troubled and vexed me grievously in my conscience. » (Ibid.)

d – « I had rather suffer extreme punishment. » (Ibid.)

Latimer se disait que la loi ecclésiastique, qui, depuis des siècles, était l’essence même de la religion, devait céder le pas à la foi évangélique ; — la forme faire place à la vie. On avait coutume de voir les membres de l’Église (soi-disant régénérés par le baptême), aller au catéchisme, être confirmés, assister au culte, prendre part à la communion, sans une vraie transformation individuelle ; et puis finalement reposer tous ensemble dans le champ de la mort. Mais l’Église, selon Latimer, devait commencer par la conversion de ses membres. Pour élever le temple de Dieu, il fallait des pierres vivantes. L’individualisme chrétien, contre lequel Rome s’élevait en partant du point de vue théocratique, allait être restauré dans la société chrétienne.

Le noble Latimer prit la résolution de faire comprendre au roi que la vraie réformation doit commencer par soi-même. Ce n’était pas peu de chose. Henri, qui était doué de connaissances variées, d’une intelligence vive, mais qui était impérieux, passionné, bouillant, obstiné, ne connaissait guère d’autre règle que les penchants de sa forte nature ; et quoique disposé à se séparer du pape, il détestait toute innovation de doctrine. Latimer ne se laissa pas arrêter par ces obstacles et résolut d’attaquer à découvert cette position difficile.

« Sire, écrivit-il à Henri, je dois m’acquitter de mon ministère. Plutôt être calomnié, plutôt perdre mes biens, mon honneur, ma liberté, plutôt être exilé, torturé, que dis-je, plutôt mourir, couvert de honte aux yeux des hommes, que d’être renié de Jésus-Christ, parce que je l’aurais renié moi-mêmee … Il faut que je m’acquitte du message que l’Écriture me donne. Il y a, Sire, je le sais, de vous à moi, autant de distance que de Dieu à l’homme, car vous êtes le représentant du Très-Haut sur la terre. Daignez toutefois écouter patiemment mes paroles. Vous êtes un homme mortel, Sire ; vous portez en vous la nature corrompue d’Adamf et les mérites de Christ vous sont aussi nécessaires qu’au moindre de vos sujets. »

f – « Having in you the corrupt nature of Adam. » (Ibid., p. 299.)

Latimer craignait de voir, sous le patronage de Henri VIII, s’établir une Église qui rechercherait les richesses, le pouvoir, la pompe, et il n’avait pas tort. « Sire, dit-il, la vie de notre Sauveur, a été une vie de pauvreté. Quelle place abjecte que celle où la vierge Marie, cette pauvre femme, l’a mis au monde ! Ce que la vie de Christ a été au commencement, elle l’a été jusqu’à la fin. Et pourquoi ? Pour que ses disciples l’imitent… Ses vicaires doivent comprendre qu’il est mal à eux de rechercher les trésors de la terre. Et pourtant Votre Majesté connaît toutes les ruses auxquelles le clergé a recours, pour retenir en ses mains ces richesses superflues, que votre dernier parlement lui a refusées. »

Latimer désirait faire bien comprendre au roi quels étaient les vrais chrétiens. « Sire, dit-il, notre Sauveur déclare à ses disciples qu’ils seront traînés devant les rois. Si donc la persécution se trouve quelque part, c’est que la Parole de Dieu est là fidèlement prêchée, et si la tranquillité et les plaisirs du monde abondent ailleurs, c’est un signe que la vérité n’y habite pas. »

Latimer va réclamer ce qui peut donner les vraies richesses à l’Angleterre. « Sire, dit-il, vous avez promis, dans votre dernière proclamation, que nous aurions la sainte Écriture en anglais. Que la méchanceté des mondains ne vous empêche pas d’accomplir cette pieuse promesse. Il est des prélats qui, sous prétexte d’insurrection et d’hérésie, s’opposent à ce que l’Évangile de Christ ait un libre cours… Ils enverraient mille âmes en enfer, plutôt qu’une seule dans le cielg. »

g – « Send a thousand men to hell ere they send one to God. » (Latimer, Remains, p. 306.)

Latimer avait gardé pour la fin l’appel qu’il avait résolu d’adresser à la conscience de son maître : « Sire, lui dit-il, faites ce que Dieu commande, et nonce qui est bon à vos propres yeux. Que le Seigneur trouve en Votre Majesté un vrai membre de son Église, un fidèle dispensateur de ses dons, et non pas, » ajoute-t-il, montrant du dédain pour un titre dont Henri VIII était fort glorieux, « et non pas un défenseur de la foi. La foi véritable ne doit pas être défendue par le pouvoir des hommes, mais uniquement par la Parole de Dieu. »

« O roi ! pensez à vous-même ; ayez pitié de votre âme ! Rappelez-vous que le jour est proche où vous rendrez compte de votre charge et du sang que votre glaive aura répandu. Il est une prière que je présente chaque jour à Celui qui a souffert la mort pour nos péchés, à Celui qui continuellement demande à son Père grâce pour nos âmes. Cette prière, Sire, c’est que vous ne soyez pas confus au jour du jugement, que votre compte soit trouvé en règle ; et que votre quietus est, votre paix, soit scellée du sang de notre Sauveur, qui seul, dans ce jour suprême, aura quelque prix devant Dieuh ! »

h – « To have your quietus est sealed with the blood of our Saviour. » Latimer, Remains, p. 309.)

Ainsi parla le courageux chapelain. Cette lettre de Latimer à Henri VIII méritait d’être signalée. Le roi ne paraît pas en avoir été choqué ; il était un prince absolu, mais il y avait quelquefois de la générosité dans son caractère. Il continua donc à avoir des bontés pour Latimer, mais sans répondre à son appel.

Latimer prêchait fréquemment à la cour et à la ville. Plusieurs seigneurs, d’anciennes familles, restaient dans les préjugés du moyen âge ; mais quelques-uns avaient certain penchant pour la Réformation et suivaient les prédications du chapelain, si supérieures aux sermons ordinaires. Son art oratoire se résumait en un précepte : « Christ est le prédicateur de tous les prédicateursi. — Christ, s’écriait-il devant son noble auditoire, a pris sur lui nos péchés, non certes pour les faire, mais pour les payer, et il a été considéré comme le plus grand pécheur du mondej. Si l’on me conduisait à la prison de Newgate, disait-il encore, pour une dette de vingt mille livres, et qu’un de mes amis me rencontrant s’écriât : Je paye tout pour lui ! je serais libre… Voilà ce qu’a fait Jésus-Christ. »

i – « Christ is the preacher of all preachers. » (Latimer, Sermons, p. 155.)

j – « Christ was accounted the greatest sinner in the world. » (Ibid., p. 223.)

Prêchant devant un roi qui aspirait au titre de chef de l’Église, il déclarait que l’autorité de l’Écriture sainte était au-dessus de toutes les puissances de la terre. « Dieu, disait-il, est grand, saint, tout-puissant, éternel : et l’Écriture qui vient de lui est, à cause de lui, grande, sainte, toute-puissante et éternelle. Il n’y a ni roi, ni empereur, ni magistrat, qui ne doive se régler d’après elle. Il se gardait bien de mettre les deux glaives dans la même main. Dieu a deux glaives dans ce monde, disait-il : le temporel est dans la main des rois, pour punir ceux qui font mal et même les prêtres. Le spirituel est dans la main des ministres de la Parole de Dieu, pour corriger et pour instruire. Ne faites pas des deux pouvoirs un confus mélangek. A Dieu, voire âme, votre foi… Au roi, votre tribut, votre respect. — Ministres de la Parole de Dieu, manions le glaive spirituel, mais sans aspirer aux honneurs, et s’il le faut en affrontant la mortl. » Toutes ces choses étonnaient la cour. « Avez-vous été au sermon aujourd’hui ? dit un jour l’un de ses auditeurs à un zélé courtisan. — Oui, répondit ce dernier. — Et que pensez-vous du nouveau chapelain ? — Ce que j’en ai toujours pensé, c’est un séditieux compagnonm. »

k – « Make not a mingle mangle of them. » (Latimer, Sermons, p. 195.)

l – « Even should death ensue. » (Ibid., p. 85, 86.)

m – « Marry, even as I likend him always, a seditious fellow. » (Ibid., p. 134.)

Latimer ne se laissa point intimider. Ferme dans la doctrine, il était en même temps éminemment pratique. C’était un moraliste ; et ceci explique comment il put tenir quelque temps à la cour. Les gens du monde qui s’impatientent facilement quand on leur prêche la croix, la repentance, la transformation du cœur, ne peuvent s’empêcher d’approuver ceux qui insistent sur certaines règles de conduite. Le roi trouvait commode de tenir un grand nombre de chevaux dans des abbayes fondées pour secourir les pauvres. Un jour que Latimer prêchait devant lui : « Un prince, dit-il, ne doit pas se soucier de ses chevaux plus que des pauvres. Les abbayes ont été instituées pour soulager les indigents, et non pour être les écuries du roin. » Il y eut un silence dans tout l’auditoire ; nul n’osait porter les yeux sur Henri VIII, et plusieurs donnaient des marques de colère. A peine le chapelain était-il descendu de chaire, qu’un seigneur de la cour, le grand maître, à ce qu’il semble, l’aborda en lui disant : « Pourquoi portes-tu atteinte à l’honneur de Sa Majesté ? Les chevaux sont une partie de l’honneur du roi et de son royaume. Parler contre eux, c’est parler contre Sa Majesté royale. — Ce qui offense l’honneur du roi, répondit Latimer, c’est que l’on fasse tort aux pauvres. » Puis il ajouta : « Milord, le vrai grand maître de la maison du roi, c’est Dieu, et à lui, souvenez-vous en, vous devez rendre compteo. » Ainsi la Réformation entreprenait de rétablir jusque dans les cours le règne de la conscience. Latimer sachant, comme Calvinp, que « les oreilles des princes de ce monde ont coutume d’être mignardées, flattées, » s’armait d’une constance invincible.

n – Latimer, Sermons, p. 193.

o – « God is the grand master, lord Chamberlain of the king’s house. » (Latimer, Sermons, p. 193.)

p – Calvin, Harm. evang. — Matth.14.4

Les murmures redoublaient. Tandis que les anciens chapelains laissaient faire, celui-ci ne voulait-il pas rétablir la morale parmi les chrétiens ? Le réformateur était sensible aux accusations dont il était l’objet, car il n’avait pas un cœur d’acier. Les reproches et les calomnies lui semblaient quelquefois comme ces vents impétueux qui obligent le laboureur à fuir en toute hâte dans quelque lieu couvert. « Seigneur, disait-il à Dieu dans son cabinet, ces gens-là me pincent, ils me mordentq. » Il eût voulu s’envoler dans quelque désert… Mais il se rappela ce que l’on avait fait à son maître : « Je me console, dit-il, puisque Christ lui-même fut accusé de soulever le peuple contre l’empereur. » Les prêtres, joyeux de ce que Latimer censurait le roi, résolurent d’en profiter pour le perdre. Un jour qu’il y avait grande réception, et que le roi était entouré de ses conseillers et de ses courtisans, un prêtre se glissa au milieu de la foule, se jeta à genoux devant le monarque et lui dit : « Sire, votre nouveau chapelain prêche des doctrines séditieuses. » Henri VIII dit à Latimer : « Qu’avez-vous à répondre ? » Le chapelain fléchit à son tour le genou devant le prince ; puis, se tournant vers ses accusateurs, il leur dit : « Ne dois-je rien dire concernant le roi, dans le sermon du roi ? » Ses amis tremblaient qu’il ne fût arrêté. « Sire, continua-t-il, je me livre entre vos mains, nommez d’autres docteurs pour prêcher à ma place devant Votre Majesté. Il y en a beaucoup qui en sont plus dignes que moi. Je suis prêt, si vous le désirez, à être leur serviteur et à porter leurs livres derrière euxr. Mais si vous voulez que je continue à prêcher devant vous, alors qu’il me soit permis de le faire sans crainte. Notre devoir est d’approprier nos enseignements à notre auditoire. »

q – « O Lord ! he pinched me, nay he had a full bite at me. » (Latimer, Sermons)

r – « I could be content to bear their books after them. » (Ibid., p. 135.) Selon la coutume, quand le prédicateur sortait de la sacristie pour monter en chaire.

Henri tenait toujours à s’attacher Latimer. Il lui donna donc gain de cause, et le chapelain se retira en faisant une salutation profonde. Au moment où il sortait, ses amis, qui avaient suivi cette scène avec la plus vive émotion, l’entourèrent et lui dirent les larmes aux yeuxs : « Nous étions convaincus que vous passeriez cette nuit à la Tour ! — Le Seigneur tient dans ses mains le cœur des rois, » répondit avec calme Latimer. Les réformateurs évangéliques de l’Angleterre maintinrent noblement leur indépendance en présence d’un roi catholique et despotique. Ils étaient des hommes convaincus, libres, forts, et ne cédaient ni aux séductions de la cour, ni à celles de Rome. Nous en verrons des exemples encore plus signalés, légués par eux à leurs successeurs.

s – « With tears in their eyes. » (Latimer, Sermons, p. 138.)

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