Histoire de la Réformation au temps de Calvin

Chapitre 6
Henri VIII est approuvé en France et en Italie par les catholiques, et blâmé en Allemagne par les protestants

(Janvier à septembre 1530)

6.6

La Sorbonne délibère sur le divorce – Les universités françaises justifient le divorce – Les universités italiennes de même – Les protestants condamnent le divorce – Opinion de Luther – Cranmer à Rome. Les grands écrivant au pape – Le pape propose que le roi ait deux femmes – Proclamation de Henri contre des bulles du pape

Le roi ne se bornait pas à demander les suffrages de l’Angleterre ; il en appelait à l’enseignement universel de l’Église, représentée selon lui par les universités et non par le pape. L’élément de conviction individuelle si fortement marqué chez Tyndale, Fryth, Latimer, faisait défaut dans la réformation officielle qui émanait du prince. Pour savoir ce que dit l’Écriture, Henri VIII va envoyer des délégués à Paris, à Bologne, à Padoue et à Wittemberg ; il eût été jusque dans l’Orient, si de tels voyages eussent été faciles. Ce faux catholicisme, qui prenait pour interprète de la Bible des Eglises, des écoles déchues, où l’on exaltait le traditionalisme, le ritualisme, le hiérarchisme, était un papisme contrefait. Heureusement que la voix souveraine de la Parole de Dieu devait surmonter en Angleterre cette tendance funeste.

Henri VIII, plein de confiance dans l’amitié du roi de France, s’adressa d’abord à l’Université de Paris ; mais un prêtre espagnol, aussi ignorant que fanatique, disent les agents anglais, le docteur Pierre Garray, prit vivement la cause de Catherine d’Aragon : aidé de l’impétueux Beda, il obtint un avis contraire aux vœux de Henri VIII.

s – Stokesley au comte de Willshire, 16 janvier 1530. (State papers, VII, p.277.)

A cette nouvelle, ce prince effrayé appela au palais l’ambassadeur de France, du Bellay, lui donna pour François Ier une fameuse fleur de lis de diamants qui valait 10 000 livres sterling, lui remit les titres de 100 000 livres que François devait à Henri pour frais de guerre, et y ajouta un don de 400 000 écus pour la rançon des enfants de France. Ne pouvant résister à de si forts arguments, François chargea du Bellay d’insister auprès de la Faculté de Paris sur « les grands scrupules de conscience de Henrit. » Là-dessus la Sorbonne délibère, et plusieurs docteurs s’écrient que c’est porter atteinte à l’honneur du pontife que de le croire capable de refuser quelque consolation à la conscience blessée d’un chrétien. Pendant ces débats, le secrétaire recueille les noms, les votes, et les inscrit sur son livre. Un fougueux papiste, s’apercevant que la majorité sera contraire à l’opinion romaine, se lève, se précipite sur le secrétaire, lui arrache le rôle des mains et le déchire. Alors tous quittent leurs sièges, il y a « un grand et désordonné tumulte. » Chacun crie, chacun s’efforce de faire prévaloir son opinion, mais nul ne pouvant se faire entendre au milieu des clameurs universelles, les docteurs sortent précipitamment et en grande furie : « Beda faisait le démoniaque, » dit du Bellay.

t – Le Grand, Preuves du Divorce, p. 459. Cette lettre est de du Bellay et non de Montmorency, comme l’a cru un historien distingué.

Cependant les ambassadeurs du roi d’Angleterre se promenaient dans une galerie voisine, attendant la votation. Ces cris les attirèrent, ils accoururent, et voyant l’étrange spectacle que présentaient ces théologiens, « oyant les propos qu’ils tenaient entre eux, » ils se retirèrent fort irrités. Du Bellay, qui avait à cœur l’alliance des deux pays, conjura François Ier de mettre fin à « ces impertinences. » Le président du parlement de Paris fit, en conséquence, paraître Beda devant lui, lui déclara que ce n’était pas à une personne de son espèce de se mêler des affaires des princes, qu’il eût à cesser immédiatement son opposition, sans quoi il serait puni de manière à ne pas l’oublier. La Sorbonne profita de la leçon donnée au plus influent de ses membres, et le 2 juillet se prononça, à une grande majorité, en faveur du divorce. Les universités d’Orléans, d’Angers et de Bourges l’avaient déjà fait, et celle de Toulouse le fil peu aprèsu. Henri VIII avait l’Angleterre et la France pour lui.

u – Voir les avis de ces universités dans Burnet, Records, I, p. 83.

Ce n’était pas assez ; il lui fallait l’Italie. Il remplit la Péninsule de ses agents, avec ordre d’obtenir des évêques et des universités la déclaration refusée par le pape. Un despote puissant et riche ne manque jamais d’hommes dévoués pour seconder ses desseins.

L’université de Bologne, dans les États de l’Église, était après Paris la plus importante de la catholicité. Un moine y jouissait alors d’une grande réputation. De famille noble, et éloquent prédicateur, Baptiste Pallavicini était l’un de ces esprits indépendants qui se rencontrent souvent en Italie ; ce fut à lui que les agents anglais s’adressèrent. Il se déclara, ainsi que ses collègues, prêt à prouver l’illégalité du mariage de Henri VIII ; et Stokesley ayant parlé de dédommagements : « Non, répondirent-ils, ce que nous avons reçu gratuitement, nous le donnons gratuitement. » Les envoyés de Henri VIII ne se tenaient pas de joie : l’université du pape se prononçait contre le pape ! Ceux d’entre eux qui avaient quelque penchant pour la Réforme en étaient surtout ravis. Le 10 juin, le moine éloquent se présenta chez les ambassadeurs, avec le jugement de la faculté qui dépassait tout ce qu’ils avaient imaginé : le mariage de Henri VIII était déclaré « horrible, exécrable, détestable, abominable pour un chrétien et même pour un infidèle, interdit par le droit divin et par le droit humain, sous peine de châtiments redoutablesv… Le saint-père, qui peut cependant presque tout, ajoutait naïvement cette université, n’a pas le droit de permettre une telle union. » Les universités de Padoue et de Ferrare se hâtèrent de joindre leur voix à celle de Bologne et décrièrent le mariage avec la veuve d’un frère nul, détestable, profane, abominablew… » Henri était vainqueur sur toute la ligne. Il avait pour lui ce consentement universel qui, selon d’illustres docteurs, est l’essence même du catholicisme. Crooke, l’un des envoyés de Henri VIII, helléniste distingué, qui remplissait sa mission avec une ardeur infatigable, s’écriait que la juste cause du roi était approuvée par tous les docteurs de l’Italiex.

v – « Tale conjugium horrendum esse execrabile, detestandum, viroque christiano etiam cuilibet infideli prorsus abominabile. » (Rymer, Acta, VI, p. 155.)

w – Burnet, Records, III, p. 87.

x – « Your most just cause approved by ail the doctors of Italy. » (State papers, VII, p. 242.)

Au milieu de cet accord de la catholicité, il y avait une exception à laquelle personne n’avait songé. Ce divorce, qui selon les discours frivoles d’une certaine opinion, a été la cause de la Réforme de l’Angleterre, trouva pour adversaires les pères et les enfants de la Réformation. Les envoyés de Henri VIII en étaient ébahis. « Ma fidélité m’oblige d’avertir Votre Altesse, écrivait Crooke au roi, que tous les Luthériens sont complètement contre Votre Altesse dans cette affaire, et que sans raison, ils ont mis en œuvre pour s’y opposer tout ce qu’ils ont de pouvoir et de malice, soit à Venise, soit à Padoue, soit à Ferrare, où ils ne sont pas en petit nombrey. » Les réformateurs suisses et allemands ayant été appelés à se prononcer sur ce point, Luther, Œcolampade, Zwingle, Bucer, Grynée, Calvin mêmez, s’exprimèrent tous dans le même sens. « Certainement, dit Luther, le roi a péché en épousant la femme de son frère ; ce péché appartient au passé ; donc, que la repentance l’efface, comme il faut qu’elle efface tous nos péchés passés. Mais que le mariage ne soit pas rompu ; qu’un si grand péché, qui appartient à l’avenir, ne soit pas commisa. Oh ! que de mariages dans le monde, où le péché est pour quelque chose, et qu’il ne faut pourtant pas dissoudre ! L’homme n’abandonnera pas sa femme, et ils seront une seule chair. Cette loi est supérieure à l’autre, et dépasse l’inférieure. » L’opinion collective des docteurs luthériensb, fut conforme au sentiment si juste et si chrétien, exprimé par Luther. Ainsi, nous le répétons, l’événement qui selon des écrivains catholiques fut la cause de la transformation religieuse de l’Angleterre, fut approuvé par les romains et condamné par les évangéliques. Ceux-ci savaient d’ailleurs très bien que la Réformation devait provenir, non d’un divorce ou d’un mariage, non de négociations diplomatiques et de décrets universitaires, mais de la puissance de la Parole de Dieu et de la libre conviction des chrétiens.

y – All Lutherians be utterly against your Highness in this cause. » (Burnet, Records, I, p. 82.)

z – La lettre ou dissertation de Calvin (Calvini Epistilœ, p. 384) met d’accord les passages contradictoires en apparence du Lévitique et du Deutéronome ; mais il me parait bien douteux qu’elle soit de cette époque.

a – « Tam grande peccatum, futurum, permitii non debfit. » (Lutheri Ep., IV, p. 265.)

b – Burnet, Records, I, p. 88.

Pendant que ces choses se passaient, Cranmer était à Rome, et demandait au pape la discussion que le pontife lui avait promise, lors de leur conférence à Bologne. Clément VII n’avait jamais eu l’idée de l’accorder ; il avait pensé qu’une fois chez lui, il lui serait facile d’éluder sa promesse ; et c’est ce dont il s’occupait alors. Parmi les moyens que les papes avaient quelquefois employés dans leurs difficultés avec les rois, l’un des plus habituels était de gagner les agents de ces princes ; ce fut le premier que Clément mit en œuvre ; il nomma Cranmer grand-aumônier pour tous les États du roi d’Angleterre, quelques-uns même disent pour toute la catholicité. Ce n’était guère qu’un titre, et « le pontife tentait ainsi l’estomac de Cranmer, dit un historien, lui donnant l’espoir d’un festin plus splendide, dans le cas où il montrerait quelque appétit pour les faveurs pontificales.c » Mais Cranmer était conduit par de plus purs mobiles ; et sans refuser le titre que lui donnait le pape, puisqu’ayant charge de le gagner à la cause du roi, il eût ainsi compromis sa mission, il n’en fit toutefois aucun cas, et ne montra que plus de zèle pour l’accomplissement de sa charge.

c – « To stay his stomach in hope of a more plentiful feast hereafter. » (Fuller, Ch. Hist., p. 182.)

L’ambassade n’avait pas réussi ; on s’en inquiétait en Angleterre. Quelques-uns des meilleurs amis du pape ne pouvaient comprendre son aveuglement. Les deux archevêques, les ducs de Norfolk et de Suffolk, les marquis de Dorset et d’Exeter, treize comtes, quatre évêques, vingt-cinq barons, vingt-deux abbés et onze membres de la Chambre basse, résolurent de s’adresser à Clément VII. « Très saint-père, dirent-ils dans leur requête, le roi, qui est notre tête et l’âme de tout ce royaume, a seul protégé la papauté contre des peuples puissants ; et, chose étonnante ! il est le seul qu’elle se refuse à protéger… Un océan de maux menace ce royaume… un déluge s’approched … Si vous, notre père, vous nous laissez orphelins, il nous faudra chercher ailleurs le remède… Un malade se guérit comme il le peut, et souvent en substituant un autre mal à celui dont il souffre… Nous supplions Votre Sainteté de ne pas s’appeler seulement le vicaire de Christ, mais de le montrer par les faits. » Clément gagna du temps ; il resta deux mois et demi sans répondre, pensant et repensant à l’affaire, la tournant et la retournant dans son esprit. La grande difficulté était de concilier la volonté de Henri VIII voulant une nouvelle femme et celle de Charles-Quint prétendant qu’il gardât l’ancienne Il n’y avait qu’un moyen de satisfaire à la fois ces deux princes, c’était que le roi d’Angleterre eût tout ensemble l’ancienne femme et la nouvelle. Wolsey avait déjà eu cette idée. Plus de deux ans auparavant, le pape l’avait insinuée à Da Casale. Qu’il épouse une autre femme ! » avait-il dit en parlant de ce princee. Clément VII y revint alors ; ayant fait venir secrètement Da Casale, il lui dit : « Voici ce que nous avons imaginé : nous accordons à Sa Majesté d’avoir deux femmesf. » Le pontife infaillible proposait à un roi la bigamie. Da Casale fut encore plus étonné qu’il ne l’avait été lors de la première communication de Clément. « Saint-père, répondit-il au pape, je doute qu’un tel moyen puisse satisfaire Sa Majesté ; car elle désire pardessus tout que sa conscience soit déchargéeg. »

d – « Malorum pelagus Reipublicæ nostræ imminere cernimus ac certum quoddam diluvium comminari. » (Rvmer, Act., VI, p. 160.)

e – « Rex aliam uxorem ducat ! » (Lettre de G. Da Casale. Orvieto, 13 janvier 1528.)

f – « Ut duas uxores habeat. » (Rome, 28 septembre 1530. Herbert, p. 330.)

g – « An conscientiæ satisfieri posset, quam V. M. imprimis exonerare cupit. » (Herbert, p. 330.)

Cette proposition coupable n’eut pas de suite ; le roi, sûr de ses grands et de son peuple, avançait d’un pas rapide dans la voie de l’indépendance. Le lendemain du jour où le pape l’invitait à prendre deux femmes, Henri faisait publier dans son royaume une hardie proclamation, « prononçant contre tous ceux qui demanderaient ou apporteraient une bulle du pape contraire à la prérogative royale, l’emprisonnement, et une peine corporelle, selon le bon plaisir de Sa Majestéh. » Clément, alarmé, répondit aux notables : « Nous désirons autant que vous que le roi ait des enfants mâles ; mais, hélas ! nous ne sommes pas Dieu pour lui donner des filsi ! »

h – Imprisonment and farther punishment of their bodies. » (Collier, II, p. 60.)

i – « Sed pro Deo non sumus, ut liberos dare possimus. » (Herbert, p. 338.)

On commençait à étouffer au milieu de toutes ces finesses et ces tergiversations de la papauté ; on demandait de l’air ; et quelques-uns se prenaient à dire que si on ne leur en donnait pas, il faudrait briser les fers et enfoncer les portes.

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