Contre Marcion

LIVRE II

Chapitre XIII

Il est vrai ; dès que le mal eut fait irruption ici-bas, et que la bonté divine eut affaire à son ennemi, cette même justice rencontra une application nouvelle. Il fallut que dès-lors, attentive à diriger les mouvements de la bonté divine, outre cette liberté par laquelle Dieu se communique à qui il lui plaît, elle rendît à chacun selon ses œuvres, offrît les dons célestes à qui les méritait, les refusât à qui s’en montrait indigne, les retirât à l’ingratitude, et s’opposât à foute rivalité. Ainsi cette justice distributive qui condamne en jugeant, et punit après avoir condamné, n’est que la dispensation de la bonté. Quoi qu’on en dise, cette prétendue barbarie, loin de trahir un naturel violent, est. un témoignage d’indulgence. D’ailleurs la frayeur de ses jugements tourne au profit du bien, et non du mal. Il ne suffisait plus que le bien, désormais aux prises avec le mal et vaincu par lui, fût recommandable en soi-même. Tout aimable qu’était la vertu, il ne lui était plus possible de se maintenir, et son antagoniste l’eût aisément terrassée, si quelque frayeur salutaire n’avait poussé ou retenu dans les voies du bien même ceux qui s’y refusaient.

D’ailleurs, au milieu de tant de séductions du mal contre le bien, qui se fût porté vers le bien qu’il pouvait mépriser impunément ? Qui eût travaillé à conserver ce qu’il pouvait perdre sans risque ? « La voie qui conduit au mal est large et beaucoup plus battue, » nous disent les livres saints. L’universalité des humains ne s’y engagerait-elle pas, si on le pouvait sans trembler ? Eh quoi ! nous tremblons devant les formidables menaces du Créateur, et pourtant à peine sont-elles capables de nous arracher au mal ! que fût-il arrivé s’il n’y avait point eu de menaces ? Appelleras-tu mal une justice qui ne favorise point le mal ? Refuseras-tu le nom de bien à celle qui pourvoit à l’exécution du bien ? Tu ne veux pas d’un Dieu tel qu’il doit être ; en vaudrait-il mieux créé à ta fantaisie ? un Dieu sous lequel le crime dormît en paix ? Un Dieu qui fût le jouet du démon ? Le Dieu, bon, selon toi, serait celui qui réussirait le mieux à rendre l’homme méchant, puisqu’il lui assurerait l’impunité.

Mais je le demande, où est l’auteur du bien, sinon celui qui le sanctionne ? De même, quel est l’homme étranger au mal, sinon l’ennemi du mal ? Quel en est l’ennemi, sinon celui qui le réprime ? Qui le réprime, sinon le juge, qui le châtie ? Ainsi, Dieu tout entier est bon quand il est tout pour le bien. Ainsi, pour le dire en un mot, il est tout-puissant, parce qu’il a entre les mains la vie et la mort. Vouloir mon bonheur, quand on n’a d’autre Faculté que celle de me servir, c’est trop peu pour moi. Avec quelle confiance attendrai-je le bien d’un pareil Dieu, si son empire se borne là ? Comment exigerai-je de lui la récompense de la vertu, si je n’attends pas le salaire du vice ? Il excite nécessairement ma défiance : il n’a pas de supplices pour l’un ou pas de récompenses pour l’autre, s’il n’a des supplices ou des récompenses à sa disposition. Tant il est vrai que la justice est la plénitude de la divinité, qu’elle manifeste à nos yeux un Dieu parfait, et nous montre dans l’être souverain un père et un maître ; un père par sa clémence, un maître par sa loi ; un père par son autorité indulgente, un maître par son autorité rigoureuse ; un père qu’il faut chérir tendrement, un maître qu’il faut redouter nécessairement ; chérir parce qu’il aime mieux la miséricorde que le sacrifice, « redouter parce qu’il a en aversion le péché ; chérir parce qu’il aime mieux le repentir du pécheur que sa mort, » redouter parce qu’il repousse les pécheurs impénitents.

Aussi, à côté de ce précepte « Tu aimeras ton Dieu, » la loi a-t-elle ajouté : « Crains le Seigneur ! » D’une part, elle s’adressait à la soumission, de l’autre à l’orgueil en révolte.

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