La réception orageuse que Farel avait trouvée à Genève ne le découragea nullement. Le souvenir de ces âmes altérées de vérité et de paix, augmentait son désir de voir le jour où l'on pourrait « prendre Genève pour Christ ». Après une courte visite à Orbe, il se rendit à Grandson, où il rencontra Antoine Froment qui, malgré son extrême jeunesse, était devenu le pasteur d'Yvonand, petit village des environs. Guillaume projetait d'envoyer Froment tenir tête aux « robustes prêtres » de Genève. Le jeune pasteur avait montré à Boudevillers qu'il ne manquait pas de courage. Il avait seulement vingt-deux ans, il était frêle, timide et de petite taille, mais il avait un avantage très grand aux yeux de Farel, c'est qu'il n'était « personne ». Guillaume alla donc vers lui et lui fit le récit de ses aventures à Genève, insistant sur les bonnes dispositions des Eidguenots pour l'Évangile. Froment l'écoutait avec grand intérêt. En terminant, Farel fixant sur le timide jeune homme ses yeux étincelants, lui dit : « Va, essaie si tu peux avoir accès dans Genève et y prêcher. » Antoine fut d'abord frappé de stupeur. « Comment oserais-je, dit-il enfin, aller affronter des ennemis qui vous ont fait fuir, maître Farel ? »
« Fais comme moi à Aigle, répondit Farel, je me fis maître d'école et j'enseignais des petits enfants, profitant de l'occasion pour leur parler de Jésus-Christ jusqu'à ce que la porte me fût ouverte pour la prédication. Mon cher Froment, tu crains Messieurs de Genève... mais n'étais-tu pas avec moi quand je m'en allais à Neuchâtel et que je prêchais au milieu des places, des rues et des villages circonvoisins ? Ne te souviens-tu pas que nous reçûmes souvent nos censes (rentes), à savoir coups et outrages, principalement une fois à Valangin où mon sang est demeuré plus de quatre ans sur les pierres d'un petit temple près duquel les femmes et les prêtres me battaient en pressant ma tête contre les murailles, tellement qu'il ne s'en fallut guère qu'ils ne nous tuassent tous les deux ? »
Malgré ces paroles encourageantes, Antoine ne se décida pas encore à partir, et quelques-uns des évangélistes pensaient comme lui qu'il était encore trop jeune pour être envoyé dans l'antre du lion.
A cette époque, Antoine Saunier, Robert Olivétan et d'autres hommes pieux, se rendirent dans les Vallées vaudoises afin de s'entendre avec les Vaudois au sujet de la traduction de la Bible en français. Ceux-ci, heureux d'apprendre qu'on allait se mettre à l'œuvre, collectèrent quinze cents écus d'or pour les frais d'impression. Ces pauvres gens durent sans doute s'imposer bien des privations pour réunir une telle somme ! On commença la traduction. Farel se chargea d'abord de la revoir, mais ensuite il remit cette partie du travail à Olivétan.
Au mois d'octobre, Guillaume reparut à Yvonand. « Antoine Froment, dit-il, je te demande encore une fois au nom du Seigneur Jésus-Christ, si tu veux aller à Genève ? » Antoine répondit comme précédemment, qu'il était jeune, faible, sans réputation, que Genève était la forteresse de l'ennemi. « N'aie pas peur, répondit Farel, c'est une grande chose que de n'être “personne”, car ainsi tu seras entièrement libre et nul ne fera attention à toi. Dieu te dirigera et te conduira dans le chemin que tu devras prendre ».
Oui, Froment ira cette fois, non pour plaire à son ami, mais pour l'amour de Christ. Se jetant à genoux, il dit : « Ô Dieu, je ne me fie à nulle puissance humaine, je me remets entièrement à toi. A toi je remets la cause, te priant de la conduire puisqu'elle est tienne ».
Le jeune pasteur réunit son petit troupeau pour lui faire ses adieux. Tous prièrent avec lui afin que Dieu lui donnât de faire connaître Sa Parole. Puis Froment prit congé d'eux ainsi que de Farel, et partit pour Genève. Il passa par Lausanne et les rives du Léman ; parfois il s'arrêtait en se demandant s'il n'était pas fou d'entreprendre une pareille tâche. Mais ces paroles lui revinrent à la mémoire avec force : « Dieu a choisi les choses folles de ce monde pour couvrir de honte les sages ; et Dieu a choisi les choses faibles de ce monde pour couvrir de honte les chose fortes ; et Dieu a choisi les choses viles de ce monde, et les méprisées, et celles qui ne sont point, pour annuler celles qui sont ; en sorte que nulle chair ne se glorifie devant Dieu. » Ainsi fortifié, Antoine reprit sa route.
A cette époque les Genevois étaient fort préoccupés d'un phénomène resplendissant qu'on voyait dans le ciel toutes les nuits. L'astre brillant devait être le présage d'un événement miraculeux.
Antoine, à son arrivée à Genève, se sentit tout intimidé et mal à son aise au milieu des étrangers ; personne ne se souciait de lui ; il n'obtenait que des réponses brèves et méfiantes. Froment se rappelait les noms de quelques-uns des principaux Eidguenots, amis de Farel ; il alla leur faire visite. Mais ces grands personnages ne lui firent pas bon accueil ; ils trouvaient que Farel aurait pu leur envoyer au moins un savant docteur et non pas un homme chétif, mal mis et qui avait presque l'air d'un enfant. Ces messieurs auraient eu honte d'opposer le petit Antoine Froment aux savants prêtres de Genève.
Découragé, le pauvre Antoine retourna à son hôtel, ne sachant que faire. Il voyait bien que les Eidguenots, même ceux qui étaient favorables à l'Évangile, ne voulaient rien de son humble personne. En conséquence il demanda sa note, la paya, fit son paquet et franchissant la porte de Suisse, il quitta Genève.