Kant fut le premier qui soumit à une enquête rigoureuse les problèmes qui préoccupaient son époque. Le caractère sérieux et moral de son génie, que nous révèlent la fermeté et l’austérité de sa méthode, portèrent un coup fatal à l’eudémonisme superficiel et aux raisonnements pleins d’arbitraire de la philosophie populaire de son temps. Les attaques isolées et, pour parler un langage familier, les critiques d’amateur, que Herder et Leasing avaient dirigées contre le christianisme historique au nom des lois de l’esthétique et des droits de l’humanité, prirent sous son impulsion une direction plus directe et plus précise, qui imprima à la polémique un caractère marqué d’antichristianisme et qui opposa à l’Évangile des théories armées de toutes pièces. Quels que soient les éléments hostiles au christianisme renfermés dans le système de Kant, il nous révèle toutefois des affinités profondes avec le principe de la Réforme. Signalons à ce point de vue son noble désir d’arriver à la certitude dans les questions, qui touchent aux plus grands intérêts de l’âme humaine, et la grandeur de son souffle moral, qui a relevé un des côtés de la Réforme trop négligé jusqu’à lui, et contribué pour une large part à la régénération de la théologie tout entière.
Kant remit en lumière les côtés de l’Évangile, que la vieille théologie avait commis la faute grave de négliger presque entièrement, à savoir la conscience et le sentiment intime, que l’âme possède de la vertu intrinsèque du bien. N’était-ce point là un point de contact sérieux avec le désir de la Réforme d’assurer à l’âme humaine la possession personnelle du salut ? Certainement cette vérité aurait été acceptée par tous les esprits sérieux, si Kant n’avait pas eu le tort grave d’en faire une question exclusive, et de méconnaître les droits imprescriptibles de la grâce.
La Critique de la raison pure, avons-nous dit, porta un coup mortel aux élucubrations obscures de la philosophie populaire. Dieu lui-même fut sacrifié aux exigences d’un système, qui ne laissa debout, au milieu des ruines dont il avait jonché le sol, que l’impératif catégorique de la loi morale. Kant a le mérite d’avoir ainsi déterminé avec une clarté indiscutable le caractère distinctif de la morale en face des théories de l’eudémonisme vulgaire, et d’avoir proclamé avec l’enthousiasme d’un Moïse philosophe la majesté surnaturelle et la sainteté de la loi morale. Dans ce système, tout se résume dans les prescriptions inflexibles d’une morale austère, pour laquelle la religion ne joue que le rôle d’un auxiliaire, qui n’est pas absolument indispensable, puisqu’elle doit reconnaître l’autonomie de la raison pratique. Dieu est, aux yeux de Kant, qui repousse en bloc tous les arguments, par lesquels l’humanité a affirmé de tout temps son existence, le simple régulateur de la raison. Il n’a d’existence que dans notre raison, car il nous est impossible d’établir sa réalité objective, sur laquelle nous ne possédons aucune donnée certaine. Il ne saurait pas exister non plus de révélation positive, car, en admettant que Dieu peut agir directement sur notre esprit, nous porterions une grave atteinte à notre liberté, et la morale perdrait nécessairement toute valeur.
La Réformation, entraînée par le désir d’assurer l’expansion de la vie religieuse, avait, aux jours de son triomphe, mis l’accent sur la grâce divine et nié la liberté humaine, pour ne point porter atteinte à la majesté de Dieu ; la réaction provoquée par Kant fut, elle aussi, sans mesure et nia, de son côté, dans l’intérêt de la liberté humaine, la possibilité de l’action de Dieu sur l’âme. Une législation divine, remarque Kant, aurait pour résultat de placer notre raison sous le joug de l’autorité extérieure, et, (dans le cas impossible, où l’âme humaine serait capable de la comprendre) paralyserait les efforts de la volonté, que possède tout homme de faire le bien, ou ne serait plus qu’un rouage inutile. Kant, en effet, ne veut pas que dans l’accomplissement du bien nous obéissions au double mobile du respect et de l’amour pour Dieu ; ce serait là un service de chambellan et de mercenaire intéressé. La règle unique de nos actions doit être la foi en l’accord harmonique du monde avec la volonté morale, accord indépendant de nous. Nous devons agir dans la pensée que Dieu est le conciliateur puissant et sage du monde de la nature et du monde de la volonté.
D’un autre côté, il ne méconnaît pas l’abîme qui sépare de sa condition normale la raison pratique sous sa forme actuelle. Il la considère comme paralysée par le mal absolu, qui rend impuissants tous les élans de la volonté vers le bien et qui obscurcit les facultés intellectuelles de l’homme. Cette concession l’amène à reconnaître le sens providentiel et la haute valeur du christianisme et de l’Église. Il n’attache, il est vrai, qu’une importance très secondaire à Christ en tant que figure historique, mais envisage son idée vivante dans l’Église, idée qui communique à la loi un élan plein de vie, comme le type idéal d’une humanité agréable à Dieu. Christ est l’idéal divin de notre nature qui relève notre réalité pécheresse, en attirant à lui le nouvel homme, dont il développe les forces morales. La vie morale ne peut s’épanouir complètement que dans une société dirigée par des lois morales et se développant dans un milieu historique.
La théologie sut bientôt découvrir les côtés favorables et sympathiques du système de Kant, et l’on vit apparaître dans son sein, sur le terrain d’un individualisme exclusif, la deuxième tentative de conciliation de la théologie et de la philosophie. Le puissant souffle moral, dont sont pénétrés les écrits et les enseignements de Kant, raviva les esprits et provoqua l’enthousiasme généreux d’âmes trop longtemps engourdies. Ce fut comme une pluie printanière et féconde sur une terre desséchée.
Peu de systèmes ont de nos jours laissé au sein de la théologie des traces aussi profondes de leur passage que le système de Kant. Il a agi directement et avec la plus grande efficace dans le domaine de la morale. Un grand nombre de moralistes, Tieftrunk dans son Seul but possible de Jésus (1773), C.-F. Ammon (1798), C.-S. Lange (1803), P. Vogel (1805), dans leurs traités spéciaux, enfin Bartels cherchent à démontrer l’harmonie intime qui existe entre le système de Kant et le christianisme. Cette assertion trouva de sérieux contradicteurs dans Cannabich (1810), C.-F. Staüdlin dans sa première manière, et dans d’autres théologiens. Les partisans de Kant affirmaient la conformité de tous les préceptes de la morale chrétienne avec les données de la raison, et ajoutaient que ces préceptes, tout en apparaissant à l’origine sous la forme d’une loi objective et formelle, s’imposaient à l’obéissance du fidèle surtout en vertu de leur puissance intrinsèque.
Leurs adversaires leur objectaient de leur côté l’absence de système et de vues d’ensemble dans la morale chrétienne, et l’emploi qu’elle fait des agents sensibles, des promesses de récompense et des menaces de punition. Cannabich attaquait la perfection absolue de l’exemple du Christ. Des hommes étrangers au kantisme allèrent encore plus loin dans la différence qu’ils établissaient entre la morale du philosophe et celle de l’Évangile. Ils démontrèrent avec la plus grande netteté l’abîme, que Kant établit entre la religion et la morale, les analogies toutes fortuites de sa morale avec les enseignements de la révélation, et y trouvèrent une grande preuve de faiblesse.
On accusa Kant de nier contre l’évidence des faits toute action de la grâce, de professer un système aussi froid, aussi orgueilleux, aussi insensible que celui des stoïciens ; on releva avec insistance l’immense supériorité de l’amour chrétien sur l’accomplissement sec et glacial de la loi rationnelle.
Döderlein signala dans le spiritualisme idéaliste de Kant une violation des lois essentielles et divines de la constitution physique de l’homme ; nous voyons Schleiermacher et Fichte reproduire plus tard la même accusation. Le premier releva avec talent et avec netteté le caractère formaliste et négatif de la morale de Kant, et l’accusa de rester lui-même, en dépit de ses protestations contre la légalité, sur le terrain strictement légal et de transformer la science vivante de la morale en la science du droit. Toujours est-il que, grâce à Kant, la théologie se vit pour jamais affranchie de la morale de l’eudémonisme et transportée du domaine de l’utilitarisme terre à terre dans les régions supérieures de l’idéal, dont nous pouvons considérer Schiller comme le poète inspiré en Allemagne.
Le système de Kant exerça aussi une influence décisive sur la dogmatique et sur l’apologétique. Dans ces divers domaines les opinions de ses nombreux disciples furent souvent profondément divergentes, car les uns admirèrent en lui son mépris de la raison théorique et ses appels généreux à la foi en la raison pratique, tandis que les autres, et en particulier les supranaturalistes kantiens, considéraient l’accent placé par Kant sur l’idée morale comme une base solide de la révélation du pardon.
La loi est un pédagogue vers Christ ; cette grande vérité fut confirmée une fois de plus dans cette circonstance. La théologie et Kant envisagent, il est vrai, la loi qui conduit à l’Évangile, celui-ci comme une loi de la raison, celle-là comme un commandement de Dieu. Toutefois nous avons à signaler plusieurs systèmes de cette période, qui cherchèrent à opérer une alliance intime entre la philosophie et la théologie.
Les études de Wolff sur la possibilité et la nécessité d’une révélation furent reprises et développées sur le terrain des questions morales. On se demanda si cette idée morale réclamait ou excluait le principe d’une révélation. C’est à cette étude que se livrèrent presque simultanément Fichte dans sa Critique de toutes les révélations (1791), Tieftrunk, Kant lui-même et Staüdlin. L’ouvrage de Fichte obtint dès son apparition un succès si complet, qu’on le crut un moment sorti de la plume de Kant. Fichte appuie la possibilité et la nécessité d’une intervention surnaturelle de Dieu, en sa qualité de révélateur de la loi morale, sur le fait de la chute de l’humanité, chute si profonde et si radicale, qu’elle la rend incapable de retrouver à elle seule la loi primitive. Staüdlin développe cette idée en vue de l’hypothèse, que la révélation aborderait le seul terrain de la loi morale. Kant s’appuie sur le fait de la présence du mal absolu dans l’âme, se manifestant sous la forme d’un égoïsme incompréhensible, et paralysant dans l’âme individuelle les ressorts de la liberté et de l’autonomie de la conscience, chez laquelle la vie sensible obscurcit dès les premiers jours le sens moral. On doit donc admettre la nécessité d’une volonté collective supérieure, l’Église, qui communique à la loi morale une sanction et une force nouvelles, et permet à chaque individualité humaine de s’élever au-dessus des sphères inférieures de l’état de nature.
Cette Église idéale, ou raison universelle, constitue à proprement parler le seul législateur véritable, et c’est elle seule qui s’impose la loi, à laquelle elle obéit. Pour s’adresser avec efficace aux âmes individuelles, elle doit revêtir une forme sensible et une organisation législative. Cette Église visible, antitype de l’Église idéale, présuppose et réclame un fondateur, et ce postulat de la raison amène Kant à affirmer théoriquement l’existence d’un fondateur de cette Église qui embrasse toute la société des êtres moraux. Ce législateur devra révéler au nom de Dieu la loi morale au monde sous la forme d’un code obligatoire et sous l’enveloppe d’images sensibles.
Cette théorie de la raison, le christianisme l’a réalisée dans le monde. Charles-Louis Nitsch est le premier, qui ait développé en 1808 les conséquences de l’idée kantienne d’une révélation procédant de l’idée nécessaire de l’Église. Telle est, en résumé, la suite de ses idées. Il était nécessaire qu’une révélation vînt communiquer à l’esprit humain les principes constitutifs de la morale sous la forme de l’autorité divine, en attendant que celui-ci, devenu mûr pour la liberté, reconnût lui-même la puissance intérieure et l’autorité intrinsèque de cette loi. Nous retrouvons ici quelques-uns des principes déjà formulés par Lessing, qui proclamait la nécessité d’une autorité divine, appelée à inculquer à l’humanité non encore sortie de l’enfance les premiers principes de la morale. D’autres théologiens, entre autres Stapfer, à l’exemple de Lactance, envisageaient Jésus-Christ comme l’incarnation de la loi morale, et assignaient pour rôle à la révélation d’imprimer à la loi morale innée à la raison, la clarté et la précision qu’elle réclame, en la présentant sous la forme typique et objective d’une personnalité vivante. Köster voit dans la révélation l’expansion de la connaissance rationnelle, Klein la maturité plus rapide de la raison.
Tous les théologiens de cette tendance, à laquelle appartiennent aussi Tzschirner, Schott, Bretschneider et Ammon (au moins dans les premières années) conservent encore quelques principes supranaturalistes, en ce qui touche particulièrement la question de la forme de la révélation. Presque tous sont d’accord pour considérer les vérités enseignées par la révélation comme accessibles à la raison, et seule la première école de Tubingue cherche à montrer l’utilité pratique pour la raison d’une révélation qui, bien loin de se borner à lui enseigner la loi morale, doit aussi lui communiquer de la part de Dieu tout un ensemble de vérités nécessaires.
Le supranaturalisme kantien se vit bientôt attaqué par un rationalisme accentué, qui revendiquait pour lui seul l’appui et la sanction de la théorie de Kant. Ce rationalisme prétendait qu’on n’avait pas le droit de parler d’une extension imprimée par la révélation aux données primitives de la raison. Toute vérité, ajoutait-il, doit avoir une application morale, et doit, par conséquent, être soumise au contrôle de la raison, à moins qu’on n’enseigne la nécessité d’une obéissance aveugle, qui lui enlève d’un trait la responsabilité et la liberté. On n’est pas davantage en droit de chercher à appuyer sur l’autorité extérieure de la révélation les vérités rationnelles de l’ordre pratique, qui réclament une adhésion désintéressée de l’âme et ne se recommandent auprès d’elle que par leur valeur intrinsèque. Cette autorité de la révélation renverserait les bases mêmes de la morale et de la raison, en faisant appel à des mobiles inférieurs ou indignes. Le Journal des prédicateurs de Löffler alla jusqu’à nier la possibilité d’une puissance persuasive de la révélation, même dans les limites de la sanction officielle et objective donnée à la loi morale.
On doit reconnaître, à ce point de vue, que Dieu aurait fait une dépense bien inutile de prophéties, de révélations et de miracles pour faire connaître simplement à l’homme des vérités, que les simples lumières de sa raison sont capables de lui fournir, et l’on doit également constater l’infériorité du supranaturalisme rationnel en face des affirmations plus conséquentes et plus logiques des vrais disciples de Kant, tels que Löffler, Henke, Schmid, Krug, Paulus, Röhr et Wegscheider. Ces kantiens logiques s’écartent sur un seul point du système du maître, et en reviennent dans leur théodicée au déisme de Wolff. Dieu est pour eux le suprême moteur de l’univers, qu’il laisse marcher ensuite d’après les lois qu’il lui a données. Dieu ne serait qu’un horloger imparfait, s’il devait à chaque instant retoucher la pendule. Röhr, en lançant ces assertions superbes, n’oublie qu’un seul point, la liberté humaine, qui, avec l’existence de Dieu et l’immortalité de l’âme, constitue tout le Credo de l’école de Kant.
Wegscheider a poussé jusqu’aux dernières conséquences les prémisses logiques du déisme dans sa Dogmatique, dont le latin est d’une élégance rare et qui eut de son temps les honneurs de huit éditions. Sa notion de la religion est tout entière empruntée à Wolff, car il enseigne que le miracle est le produit de la superstition ou de l’exagération du style oriental, et que Christ doit le rôle immense qu’il joue dans la foi chrétienne au fait, que les Orientaux se plaisent à faire remonter à Dieu toutes les causes et tous les événements de l’univers. Quant à lui, il se contente de dire que Christ a agi sous une impulsion divine, non sine numine. Röhr ne craint pas d’écrire cette proposition fabuleuse : que la christologie ne fait point partie intégrante de la dogmatique.
Le point de vue de Paulus est assez différent : il affirme nettement la véracité historique de l’Écriture sainte, tout en faisant disparaître par son exégèse tout élément surnaturel de l’histoire et de la dogmatique, et en appuyant son rationalisme sur le témoignage scripturaire ainsi torturé. Paulus pouvait prendre pour base la théorie de Kant lui-même, qui avait reconnu aux fondateurs d’une religion de préceptes le droit de s’accommoder aux opinions de leurs contemporains. C’est ainsi que l’on relevait dans l’apôtre saint Paul le principe d’accommodation aux opinions juives, manifesté dans son exposition dogmatique de la mort de Jésus-Christ, et du caractère expiatoire de cette mort, doctrine qui voulait adoucir les côtés humiliants et pénibles de la crucifixion. Paulus affirme que les apôtres n’exposent des miracles et n’enseignent le surnaturel que pour ceux qui ne sont pas assez intelligents pour les comprendre. Pour maintenir le caractère purement historique du Nouveau Testament et du christianisme, il suffit de joindre au principe de l’accommodation l’explication naturelle, qui n’est pas donnée directement par le texte lui-même. Dans le récit des foules nourries miraculeusement, on doit sous-entendre que les pains nécessaires étaient cachés dans une caverne, et l’on ne doit voir dans le miracle de Cana qu’une saillie spirituelle, une aimable attention de Jésus, autorisée par la gaieté des noces. Le miracle a passé du récit lui-même dans l’intelligence de l’exégète, qui tire toutes ses hypothèses du néant, tout en escamotant les plus grandes réalités, et qui ne conserve que l’enveloppe extérieure de l’histoire, après en avoir repoussé la substance.
L’alliance éphémère entre la philosophie de Kant et la théologie ne tarda pas à être rompue, quand celle-là en fut venue à affirmer que l’essence du christianisme est constituée par un petit nombre de vérités éternelles de la raison, que la révélation doit simplement contribuer à introduire et à développer dans le monde. Il faut en tirer cette conséquence bien simple et bien naturelle que la révélation, après avoir assuré le triomphe de la raison, devient une chose inutile, et peut être mise de côté par ceux qu’elle a élevés à la connaissance, comme le fermier remet en place l’échelle qui lui a permis de monter dans son grenier. Une des lois constitutives de la raison est la loi du progrès ; or le dix-neuvième siècle a obtenu par ses efforts la connaissance parfaite des grandes idées de Dieu, de la liberté, et de l’immortalité ; l’œuvre de la raison moderne consiste donc à compléter le christianisme.
Nous nous trouvons appelé ainsi à discuter la doctrine de la perfectibilité du christianisme. Il est certain qu’en réduisant le christianisme à ne plus être que la formule des vérités éternelles, on doit le considérer aussi comme perfectible, puisque l’affirmation, le développement et l’enchaînement d’idées et de principes constituent l’œuvre, constamment perfectible, de l’entendement humain. On ne peut affirmer l’éternelle jeunesse et l’immutabilité de la révélation qu’en plaçant au premier rang l’objet de la foi, dont le dogme n’est que la reproduction plus ou moins parfaite. Abraham Teller avait déjà professé au point de vue de Wolff la perfectibilité du christianisme. Krug professa la même idée au point de vue de Kant. Nous pouvons en dire autant de la théorie d’Ammon, disciple de Jacobi, sur la transformation du christianisme en religion universelle. Ed. Zeller enfin a repris au nom de Hegel la même pensée et enseigné la perfectibilité objective du christianisme ; il déclare que le christianisme progresse en vertu de sa propre constitution, en tant que formule dogmatique des vérités rationnelles et suprahistoriques de la raison. C’est sa destinée de s’élever par ses propres travaux au-dessus de lui-même, pour se transformer soit en évangile éternel, soit en raison pure.
Un certain nombre de théologiens de l’école de Kant résolurent l’antinomie de la révélation surnaturelle et des vérités de l’ordre purement rationnel en voyant dans la révélation la communication de vérités inaccessibles aux seules lumières de la raison. Nous n’attachons, à ce point de vue, qu’une importance relative à la théorie de Süskind, qui envisage la révélation comme nécessaire pour manifester en Dieu l’idéal de la perfection, l’arbitre absolu de la loi morale, le gage souverain de notre vertu et de notre bonheur, et qui affirme qu’il y a des vérités, autres que la loi morale proprement dite, qui peuvent recevoir des développements pratiques. Telles sont les vérités fondamentales du péché originel et des moyens de grâce. Ce qui est beaucoup plus essentiel à nos yeux, c’est la tractation sérieuse par des théologiens, qui prétendaient concilier leurs vues particulières avec le système de Kant, d’un principe qui se relie étroitement à l’essence de l’Évangile et de la conscience chrétienne ainsi qu’au principe matériel ; nous voulons parler de l’affirmation de la nécessité d’une révélation pour faire connaître à l’humanité de la part de Dieu la rémission de ses péchés.
Les penseurs qui professaient la nécessité de la rémission des péchés pouvaient voir dans la révélation soit la simple promulgation, soit l’octroi divin de cette même rémission. Il semble au premier abord qu’ils auraient dû adopter cette dernière opinion, en se plaçant au point de vue de la justice divine, de la punition méritée et du but de l’action providentielle, qui est la guérison et le perfectionnement de l’âme ; mais c’est à peine si les supranaturalistas kantiens osèrent l’émettre. Ils se contentèrent, pour la plupart, d’affirmer la simple promulgation du pardon. Nous croyons utile de résumer en quelques mots la polémique engagée sur ce point entre Tieftrunk et Süskind. Tieftrunk enseignait que la rémission des péchés, en tant que rétablissement de l’harmonie spirituelle de l’homme réconcilié avec Dieu, était la condition sine qua non de tout élan joyeux vers l’infini. Süskind en avait conclu que l’homme, pour pouvoir progresser dans la sanctification, devait tout au moins recevoir l’assurance que ses péchés sont pardonnés et que, comme on n’obtient ainsi que la possibilité d’un pareil pardon, sa proclamation par Dieu lui-même pouvait seule lui donner la réalité actuelle et lui imprimer un cachet irrécusable de certitude. Tieftrunk répliqua que nous ne pouvons croire à une semblable intervention de Dieu dans le monde sensible qu’avec l’assentiment de la raison pratique, qui nous permet de reconnaître à des signes certains la nécessité, aussi bien que la possibilité, d’un semblable pardon.
Il suffisait donc que nous reconnaissions le caractère rationnel et nécessaire de ce pardon. De son côté, Süskind objecta à cette argumentation la possibilité de concilier avec la loi du monde moral l’exécution de la sentence prononcée contre le péché. La rémission des péchés, ajoutait-il, n’est donc pas une donnée nécessaire et innée de la raison, et nous ne pouvons connaître la véritable volonté de Dieu que par la voie d’une révélation positive. Tieftrunk n’eut pas de peine à réfuter cette conception imparfaite, qui faisait dépendre en dernière analyse la loi morale du pur arbitraire, en montrant que l’on devait chercher la solution du problème dans les lois constitutives de la morale, et que celle-ci proclamait clairement la nécessité d’une rémission des péchés de la part de Dieu, puisque son but primordial et essentiel était de faire progresser l’âme humaine dans la voie de la sanctification. Il oubliait, il est vrai, lui-même, que le fait du pardon accordé au pécheur, avant même qu’il se fût amendé, substituait dans l’essence divine à l’attribut de la justice l’indifférence absolue en face du mal et du bien.
D’autres théologiens de l’école de Kant relevèrent l’idée de la justice et, s’attachant exclusivement à certaines prémisses du maître, affirmèrent la nécessité absolue de la punition et l’impossibilité morale de la rémission des péchés. Déjà Kant avait déclaré dans sa Religion dans les limites de la raison que la peine du péché est irrévocable. L’homme converti, en cessant d’attirer sur sa tête de nouveaux châtiments, n’a nullement acquitté par ce seul fait ses anciennes dettes. En accomplissant son devoir dans toute sa plénitude, il ne saurait jamais dépasser la limite de la simple obligation. Kant avait toutefois cherché à éviter de tirer toutes les conséquences de ces prémisses inflexibles. Quelques-uns de ses disciples, et en particulier Schmid, se montrèrent plus conséquents que lui. Schmid enseigne que tout acquittement de la peine sous la condition du repentir est en contradiction formelle avec la justice divine.
D’autres kantiens affirmèrent que la loi morale ne se contente pas d’ordonner la pratique du bien, mais est aussi la manifestation parfaite de la justice divine. L’immoralité mérite un châtiment qu’elle ne saurait à aucun prix éviter. Nous ne pouvons croire que la raison pratique enseigne à la fois la punition et l’acquittement du coupable, parce qu’il y aurait là une antinomie interne, qui ôterait toute sanction à la loi. Il faut que la loi suive son cours, et que ses sentences s’exécutent. Flatt le jeune a longtemps défendu ce point de vue. Il cherche à prouver l’impossibilité de l’expiation et le silence du Nouveau Testament sur ce point. Nous n’en devons pas moins, dit-il, travailler à notre perfectionnement moral dans la ferme espérance que nous parviendrons un jour à la perfection. En changeant de conduite et de principes, le pécheur peut, tout en subissant la peine que Dieu lui inflige dans sa justice, avoir foi en son secours et compter sur sa bienveillance.
Flatt oublie que la loi et la conscience de la juste colère de Dieu éveillent dans l’âme une crainte qui rend l’amour impossible. En affirmant que l’homme, animé du désir de mieux faire, peut posséder le sentiment de l’amour divin même au sein des plus justes souffrances, il ne songe pas que l’essence du châtiment est l’indignation divine, et il accentue bien plus la culpabilité de l’homme que la puissance du péché. La punition perd dès lors son caractère de sanction de la loi, pour se transformer en la simple correction d’un père. Süskind engagea contre cette théorie une vive polémique et maintint ses premières affirmations. Dieu, dit-il, peut pardonner, et exercer surtout sa miséricorde envers le pécheur revenu à de meilleurs sentiments, et la punition peut aussi, comme telle, frapper le pécheur pénitent. Il est donc nécessaire qu’une révélation vienne nous apprendre laquelle de ces deux voies Dieu compte suivre.
Cette double alternative hypothétique au sein de l’essence divine est aussi peu évangélique que féconde en contradictions. La contradiction consiste en ce que la rémission des péchés n’est fondée que dans le cas, où elle contribue plus que le châtiment à la sanctification de l’homme, tandis que cette sanctification doit procéder de la rémission des péchés et la légitimer. Il était donc difficile d’établir avec les seules lumières de la raison pratique le simple rôle promulgateur de la révélation aussi bien pour la rémission des péchés que pour la loi morale. Le résultat venait contredire la théorie, et cette morale inflexible aboutissait en réalité à une antinomie, insoluble sur le terrain du système de Kant. La raison pratique, en effet, exige comme loi de la justice, ou de l’équilibre entre le bonheur et le bien, le châtiment inexorable de toute faute, et semble exclure dans ses exigences toute idée de pardon, tandis que la loi morale, en tant que loi de la sainteté, appelée à se réaliser dans le monde, réclame de son côté impérieusement la rémission des péchés, si l’on ne veut pas affaiblir systématiquement et par intérêt la loi nécessaire du châtiment.
Aucun théologien n’osait plus défendre et même exposer la seule solution véritable proposée par la révélation chrétienne, qui affirme tout à la fois la nécessité du châtiment et de la réconciliation, et qui résout l’antinomie, en montrant dans la révélation incarnée en Jésus-Christ l’obtention réelle et médiatrice pour l’humanité de l’expiation de ses fautes et le pardon de ses péchés, obtenu par le prix de la dette acquitté par le Rédempteur. Storr s’était rapproché de la théorie de Hugo Grotius.
On peut en dire presque autant de Kant. Selon ce dernier on peut concevoir sous l’image de Christ l’idéal de l’humanité agréable à Dieu, et l’on est autorisé à admettre que Jésus a toujours été en bonne odeur auprès de lui ; l’homme qui marche résolument dans la voie du progrès trouve dans cet homme idéal, Jésus, un intercesseur et un médiateur devant Dieu, qui accepte et considère comme un acte, déjà accompli, la bonne volonté de l’homme naturel et actuel, devenu en principe un homme nouveau. Comme le châtiment n’est pas conjuré par le repentir, on peut dire que l’homme nouveau s’offre à la place, de l’homme naturel.
C’est assurément un fait remarquable que Kant ait repris l’idée de la substitution, pour justifier l’action anticipante de la paix divine mais comme il n’admet ni la grâce prévenante, ni le pardon divin, il doit présupposer la bonté naturelle de la volonté humaine, qui seule lui permet de s’appliquer les bienfaits de la substitution, tandis qu’en réalité la transformation de la volonté dépend de la possession, et non pas de la simple espérance, du pardon.
Du reste toute illusion devint bientôt impossible, et l’on se vit forcé de reconnaître que la théorie kantienne de l’impuissance absolue pour la raison théorique de saisir Dieu, ne pouvait constituer un argument sérieux, en faveur de la révélation chrétienne, qui prétend offrir la certitude absolue à l’âme. D’ailleurs, la critique que Kant dirigeait contre toute connaissance objective, niait implicitement la possibilité d’une révélation accessible à l’humanité tout entière. Du moment où les bases de l’édifice kantien, destiné primitivement à abriter sous un même toit la théologie et la philosophiea réconciliées, étaient ébranlées ou révélaient leur insuffisance, les théologiens supranaturalistes, qui les avaient prises pour assises de leur système, durent eux-mêmes changer sans cesse de position.
La théologie ecclésiastique opposa une résistance de plus en plus molle et incertaine, et passa rapidement d’une concession à une autre. On vit s’élever dans le monde de la pensée et de la foi, de 1810 à 1820, sous les auspices de Tzschirner, Schott, Mertens, Klein et de quelques autres théologiens, les deux tendances hybrides du rationalisme, supranaturaliste et du supranaturalisme rationnel. L’université de Tubingue, qui avait longtemps passé pour la citadelle inexpugnable de l’orthodoxie, inclina toujours plus vers l’arminianisme, et Bengel le jeune tomba lui-même dans les errements du rationalisme et de la christologie socinienne.
Du reste le système de Kant allait être appelé lui-même à subir une grande transformation intérieure. Nous avons vu que Kant avait établi une triple distinction entre la chose en soi et 1° les formes a priori de la sensibilité, l’espace et le temps, sans lesquelles nous ne pouvons concevoir les objets ; 2° les catégories pures de l’entendement, sans lesquelles il n’y a ni jugement, ni expérience possibles ; enfin 3° les idées, ou buts de la raison, en dehors desquelles toute activité morale est impossible.
Cette triple distinction, tout en humiliant les prétendues conquêtes d’une soi-disant philosophie populaire, et tout en faisant naître dans les esprits une plus haute idée de la connaissance, se retournait contre Kant lui-même, et imprimait un caractère marqué de scepticisme à sa philosophie. Tant qu’elle ne s’était pas clairement expliquée sur le problème obscur de la chose en soi, cet éclaircissement pouvait s’obtenir par deux voies distinctes.
[Quoique nous soyons obligés, dit Kant de remonter, à travers la série des effets et des causes, jusqu’à un être nécessaire et indépendant, nous ne saurions commencer par cet être la série elle-même. Qu’en faut-il conclure ? Rien, sinon que nos notions de nécessité et de contingence s’appliquent, non pas aux choses elles-mêmes, mais seulement aux phénomènes ; et, qu’en admettant un être nécessaire, on doit le placer en dehors de la chaîne des contingents et des phénomènes, c’est-à-dire en faire un noumène, une inconnue, un x, (la chose en soi). L’existence de Dieu est dès lors possible, quant à nous, mais impossible à démontrer[a].]
[a] Ch. Bartholmèss, Histoire critique des opinions religieuses de la philosophie moderne, I, 329. (A. P.)
La critique de Kant se proposait d’expliquer et d’établir sur une base solide les conditions ainsi que les agents de la connaissance. Comme ces conditions de la connaissance lui sont antérieures, et constituent son a priori, l’intelligence de ces facteurs renferme déjà en germe toute une métaphysique, qui se divise en trois branches, à savoir la connaissance a priori au monde sensible, de l’entendement, et la métaphysique pratique. La raison, qui s’étudie elle-même d’après les lois de la critique, constate en elle toute une série de facultés primordiales, la sensibilité, l’entendement et la faculté de concevoir des causes et des fins pratiques et idéales. N’était-ce pas là poser par le fait le problème, qui consistait à saisir le lien unique de ces facultés multiples et à comprendre comment la même raison peut exister et se déterminer sous ces formes si variées ?
Reinhold avait cherché l’unité de la sensibilité et de l’entendement dans l’imagination ; Fichte a cru la retrouver dans la puissance intellectuelle de la raison, dans le moi. C’est du moi que Fichte veut faire découler toute la science, et quant aux obscurités, qui planent encore sur la chose en soi, il les dissipe en faisant intervenir le non-moi dans la constitution du moi. Cette évolution nouvelle aboutira plus tard aux théories de Schelling et de Hegel, qui établissent avec une plus grande netteté que Fichte l’identité du sujet et de l’objet, et qui savent aussi établir plus clairement l’équilibre entre ces deux éléments de l’unité supérieure. Fichte, en effet, fait disparaître pour ainsi dire l’objet, le non-moi, dans le sujet ou moi, parce que (et surtout au début) il ne voit dans l’objet qu’un acte du sujet, sans se demander si le sujet lui-même n’est pas universel dans son essence, et si cette détermination du moi n’est pas le moyen, par lequel ce principe universel se prouve et s’affirme.
Il pouvait aussi se produire le même fait qu’en Écosse, où nous avons vu l’école psychologique écossaise succéder au scepticisme de Hume. On pouvait vaincre aussi le scepticisme inhérent aux éléments dualistes de Kant en laissant de côté le germe de métaphysique, renfermé dans ses recherches sur les conditions aprioristiques de la possibilité de toute connaissance, et en abaissant la critique de la raison à l’humble niveau d’une connaissance empirique de la raison humaine et de ses facultés, connaissance, qui n’était que le fruit de l’observation intérieure et de l’expérience. Telle fut la méthode adoptée par Fries et suivie d’assez près par Jacobi.
Cet empirisme de Fries, qui considère comme la philosophie absolue non plus la métaphysique, mais l’anthropologie psychologique, aspire à élever sur la base de l’expérience intérieure tout un système psychologique. Fries lui aussi veut obtenir une critique de la raison, en adoptant toutefois une base nouvelle. Il veut que cette critique ne crée pas les données de la raison, mais se contente de les étudier, telles qu’elles s’offrent à l’observation psychosophique.
Comme nous jouons dans cette étude un rôle bien plus observateur que créateur, la raison, doit, selon Fries, posséder la faculté et la puissance de faire des expériences personnelles et intimes, c’est ce qu’il appelle le sens de la vérité. Or, ce sens est obscur et à l’état latent ; il doit donc se purifier au feu de la critique, qui constitue la seconde puissance de la raison, la faculté de la réflexion, qui étudie en vertu de ses propres lois ce qui est soumis à son observation, et qui projette sa lumière sur les points obscurs. Cette puissance réflective constitue la raison, faculté non créatrice, qui se borne à contrôler les principes perçus par le sens du vrai.
Ce sentiment de la vérité et de l’unité du système de Fries est reproduit dans le système de Jacobi sous la forme de la perception de l’infini et de l’élévation de l’âme jusqu’au sens du parfait et de l’idéal, supérieur au moi, meilleur que lui et qui seul permet à l’âme de saisir les réalités supérieures du monde véritable et de planer, grâce à l’instinct de l’idéal, au-dessus du monde imparfait des sens, du temps et de l’espace. Jacobi assigne, il est vrai, à la foi un certain rôle à l’égard du monde sensible. La foi est, à ce point, de vue la conscience intérieure et immédiate que nous obtenons de la réalité du monde matériel situé en dehors de nous, de même qu’au point de vue religieux elle est la perception immédiate de Dieu. Il n’en est pas moins vrai que, tandis que la pensée rationnelle parvient à saisir les phénomènes limités du monde sensible avec le concours de ses catégories et de ses principes nécessaires, la raison, dès qu’elle veut étudier les sphères de l’infini et de la divinité, trahit bientôt son impuissance, et compromet même la réalité des principes qu’elle a osé aborder, en imprimant sa propre limite aux principes qu’elle étudie.
L’entendement est de naissance et d’essence disposé à nier Dieu, et puisque le divin est inaccessible à notre être rationnel, nous ne pouvons le saisir que dans de rares moments d’enthousiasme et par des pressentiments instinctifs. La vie de tous les jours est du domaine de la raison, et demeure, par conséquent, en dehors de l’action de Dieu, Schleiermacher, bien qu’il partageât la tendance de Jacobi à nier la possibilité d’une connaissance objective de Dieu, a su, le premier, dépasser le dualisme psychologique, que celui-ci avait établi entre l’entendement et la raison, en affirmant que le sentiment religieux, qui seul nous fait percevoir Dieu, se répercute dans tous les actes de notre vie et dans notre entendement lui-même. On peut dire que les deux tendances opposées procèdent de Kant ; l’une, qui va de Fichte à Hegel en passant par Schelling, et l’autre, qui est représentée par Fries et Jacobi, se retrouvent jusqu’à un certain point réunies dans le système de Schleiermacher, dont la dialectique prend pour point de départ empirique ou expérimental non pas seulement la pensée pure, mais aussi la pensée, qui doit devenir la connaissance en entrant dans le domaine des faits, et assied sur cette base les conditions aprioristiques ou métaphysiques de la science, ce qui lui donne une science qui repose, non plus seulement sur l’expérience, mais sur la science empruntée à l’idée nécessaire et objective de la métaphysique. Arrêtons encore quelques instants notre attention sur Fichte et Jacobi.
Kant n’était arrivé à aucun résultat décisif, et la pensée philosophique ne pouvait se contenter de son dualisme imparfait. Nous allons avoir à examiner successivement les deux alternatives qui pouvaient se présenter. Nous avons constaté dans le système de Kant un germe de connaissance aprioristique, sans cesse menacé par la mystérieuse et obscure chose en soi demeurée à l’arrière-plan du système, et exposé à se décomposer en jugements et en axiomes purement subjectifs, bien que nécessaires. Ce germe de connaissance aprioristique pouvait chercher à se maintenir et à s’affirmer contre la chose en soi (le noumène, l’inconnue), en lui enlevant son existence propre et en n’y voyant qu’une simple manifestation du moi. C’est ce que Fichte a fait dans la première période de son évolution philosophique, en transformant le scepticisme et la critique de Kant en la connaissance absolue de l’idéalisme. D’après cette théorie le moi s’élève à la catégorie de l’absolu. C’est lui-même qui fait naître le non-moi comme sa limite, et en même temps comme la lacune, qu’il cherche à combler dans le cours de son développement infini, et qui provoque son activité et sa puissance, dont la liberté est l’épanouissement suprême. Le repos constitue le mal, l’activité, au contraire, le bien suprême, dont le fruit est l’ordonnance morale du monde, qui remplace et détrône Dieu.
Cette théorie de Fichte présentait encore un principe de contradiction interne. D’après Kant, le moi renferme en lui-même l’inconnue, dont nous avons parlé, puisque nous ne pouvons pas savoir si le moi saisi par l’aperception immédiate de la conscience correspond au moi réel. La victoire remportée sur la chose en soi, l’inconnue, par le moi absolu semble trop décisive et entraîner des conséquences bien graves. En effet, elle menace de détruire et de nier le fond réel de la pensée, sa base constitutive et objective, pour n’en plus laisser subsister que le mouvement. Il ne nous resterait plus ainsi que des fonctions sans organe et des attributs sans sujet.
On peut aussi concevoir le noumène comme un principe objectif, et non plus comme un produit de la pensée, admettre la réalité objective du noumène de la conscience, comme de celui des objets extérieurs à nous, et tirer des lignes de rapprochement entre ces deux ordres d’idées. On fait ainsi disparaître, toutefois, les axiomes de Kant sur l’autonomie de la raison et ses prémisses d’une métaphysique, qui créait toute une science tirée de la pensée elle-même. On doit reconnaître que la raison elle-même précède sa manifestation par la pensée, qu’elle n’en est donc pas le résultat, mais qu’elle lui est antérieure et existe par elle-même. La pensée ne peut donc plus prétendre à l’absolu, puisqu’elle présuppose un principe absolu, qui se manifeste par elle, une essence objective et vraiment absolue, d’où procèdent notre être et notre pensée. Ce dernier point de vue est défendu par Jacobi, et sous une autre forme par Fichte lui-même dans la seconde période de son évolution philosophique.
Fichte, en effet, ne se borne pas à renoncer à sa première théorie, qui considérait tout acte et toute pensée comme une manifestation du moi humain. Il va plus loin et place à la base de tout mouvement de la pensée, non plus le moi humain (qui a cessé d’être un facteur primordial, pour se transformer en un produit de la pensée) mais l’être absolu objectif, ou Dieu, dans lequel l’individu se perd, comme une minute est engloutie dans l’éternité, ou comme une vague disparaît au sein de l’Océan infini. Ce principe absolu, ou Dieu, s’individualise, ne fût-ce que le moment d’un éclair, dans chaque âme et traite les intelligences comme autant de milieux éphémères de ses manifestations éternelles. Dieu, dit-il, s’aime dans l’homme, et l’homme réalise la vérité de sa destinée en se sacrifiant à Dieu. La formule : Le moi est tout, est Dieu, fut remplacée par celle-ci : Le moi n’a aucune existence substantielle, Dieu seul existe et constitue l’essence du moi ; formule qui aboutit au panthéisme de substance, c’est-à-dire à un objectivisme transcendental, qui étouffe tout individualisme.
Fichte s’est rapproché, dans cette évolution nouvelle, du principe constitutif du christianisme. Nous l’avons vu, dans sa Critique de toutes les révélations, disciple pur de Kant, n’assigner à Jésus-Christ que le simple rôle de témoin de l’idée pure de Dieu en face d’un matérialisme grossier. Nous avons constaté aussi qu’il ne voyait dans le dogme ecclésiastique de l’Homme-Dieu qu’un point de vue, qui affirmait la nécessité d’un être limité par le temps et par la matière, reflet des attributs moraux de Dieu, qu’il le transformait en la raison pratique incarnée et en un Dieu de l’humanité, tout en reléguant à l’arrière-plan toute valeur objective de la personne de Christ, et en demandant pour chacun la liberté d’en faire usage ou de la repousser. Plus tard, et surtout dans ses Leçons sur la science politique (1813), il s’est rattaché plus franchement à l’affirmation du christianisme et de la personne historique de Christ. Il est toujours animé du même sentiment de répulsion à l’égard des miracles, dans lesquels il ne voit que les manifestations d’un Dieu plein de caprice et d’arbitraire, que-des actes de magie et la négation implicite des lois de l’univers. Il ne doit, à ce point de vue, y avoir dans le royaume de Dieu, et dans les limites du monde sensible, d’autres transformations, que celles accomplies par la liberté humaine soumise à la loi divine.
Toutefois, si Fichte repousse les miracles accomplis sur lu matière, il les envisage dans le domaine de l’esprit comme les personnifications d’un Dieu, qu’il définit comme une providence aimante, vivante et sage. A mesure qu’il s’élève dans les sphères de la morale supérieure, et qu’il en vient à reconnaître le caractère inférieur et contradictoire de la loi et la stérilité de l’impératif catégorique de Kant, qui n’est plus à ses yeux qu’une lettre morte, il se rattache d’une manière plus accentuée au principe de l’amour, si admirablement formulé par saint Jean dans son évangile. Cet amour est pour lui non pas le résultat des efforts de la volonté humaine, mais un don de Dieu, son apparition dans l’âme, qu’il compare avec la spontanéité et l’intuition du génie. Il a compris que l’impératif catégorique, et le respect de soi-même qu’il inspire à l’homme, ne peuvent produire que des fruits sans saveur et sans efficace pour celui qui reçoit, aussi bien que pour celui qui donne, fruits accompagnés d’une hostilité secrète et profonde contre la loi, qui enlève à l’âme toute spontanéité, toute joie et tout enthousiasme. La grâce divine de l’amour, att contraire, fait épanouir le don précieux (après lequel Kant n’avait pu que soupirer) de la volonté énergique, synthèse de la liberté et de la nécessité.
Il applique dans une large mesure le principe du génie à la loi du développement historique. Les progrès de l’histoire s’accomplissent par le ministère de personnalités éminentes, organes de la Divinité, dont le génie n’est pas le fruit de la réflexion et de l’étude, mais l’action immédiate de Dieu, qui agit directement par leur moyen sous la forme d’une providence créatrice ; l’esprit est devenu leur nature et la raison agit en elles avec une puissance irrésistible sous la forme de l’instinct. Nous ne pouvons pas comprendre par les seules lois de la raison l’existence de la vérité absolue dans une personnalité enthousiaste, et nous y reconnaissons un miracle véritable, qui proclame la liberté divine ; aussi devons-nous envisager l’existence de Jésus comme le plus grand miracle que nous offre l’histoire du monde. Jésus, par le fait seul de son existence, était déjà bourgeois des cieux avant d’avoir accompli aucun acte de sa volonté ou de son intelligence. Sa volonté prenait ses racines dans une volonté supérieure, dont il était l’instrument et qui, comme telle, lui donnait la conscience de lui-même. Il était, pour employer le langage humain, ce que nous appelons un génie artistique ou pratique, possédant le don inné de fonder le royaume des cieux. En se contemplant et en se comprenant lui-même, il sentait non seulement l’impulsion patr lui reçue, mais encore sa propre nature. Il connaissait son œuvre et la voulait accomplir. Sa nature lui assurait un ascendant irrésistible sur les esprits. Nous devons reconnaître la nécessité logique de son apparition. L’humanité est appelée à édifier par l’exercice de sa liberté et par la destruction de toutes les antinomies un royaume de Dieu, une société, dont Dieu est le seul principe et auquel elle sacrifie sa propre liberté. Assurément cette œuvre doit être accomplie par chaque individu pour son propre compte et par la puissance intrinsèque de sa liberté. L’humanité, toutefois, a besoin d’avoir sans cesse sous les yeux un modèle vivant et sublime de cette abnégation et de ce sacrifice. Où l’humanité pourrait-elle trouver ce modèle ? Elle ne pourrait atteindre cet idéal que par le développement antérieur de sa liberté, et seul ce modèle permet à sa liberté d’agir. Nous nous trouvons en face de ce cercle : La liberté présuppose le modèle et le modèle la liberté.
Nous ne pouvons résoudre le problème qu’en admettant que l’image est devenue un fait, une réalité vivante, originale, primitive, procédant du principe lui-même et s’épanouissant en une personne. C’est ce qui s’accomplit en Jésus, unique au sein de l’humanité par son origine. Tous ceux qui entrent dans le royaume des cieux n’y parviennent que par lui, grâce au modèle qu’il offre en sa personne à l’humanité tout entière ; tous les hommes doivent être régénérés en Jésus, le premier-né de la création. Comme on le voit, Fichte veut déduire la nécessité de la personne de Christ d’une loi a priori. Voici comme il continue et développe sa pensée. Les hommes, qui ont l’image de Jésus sous leurs yeux peuvent acquérir par le développement de leur liberté, et sans un don extraordinaire, cette grâce, qu’il possédait en vertu même de sa nature. Fichte appelle Jésus la raison ou religion absolue parvenue à la puissance de la conscience intuitive du moi, l’exposition parfaite et profonde de la parole éternelle, mais il ajoute que seule la pauvreté spirituelle des siècles postérieurs l’a transformé en un idéal inaccessible, lui, qui a voulu que ses disciples reproduisissent sa nature et ses dons sous une forme adéquate et parfaite. Son âme nous purifie en devenant notre substance. Du moment où notre raison et notre liberté nous ont permis de faire vivre Dieu en nous, la personne de Christ devient inutile, pour nous, son caractère historique n’a plus qu’une importance secondaire, et l’échelle devient inutile pour celui qui est parvenu au sommet. On agit contrairement à l’esprit du christianisme en imposant comme condition du salut la foi en la Trinité et en la personne de Christ.
Assurément personne ne vient au Père que par le Fils et par l’Esprit, mais le Fils et l’Esprit peuvent assurer le salut des rachetés, sans que ceux-ci en aient connaissance. La non-intelligence de la Trinité constitue un simple état d’ignorance, qui peut disparaître avec le temps et sous l’influence de l’éducation, comme toute ignorance analogue. Le dualisme n’existe que dans l’apparence et dans le temps, au-dessus desquels subsiste seule l’unité absolue. On doit se contenter d’enseigner que Dieu s’est révélé comme Père, Fils et Saint-Esprit, non point par des paroles, mais par des faits. Dieu est de toute éternité ce qu’accomplissent les âmes, qu’il pénètre de son esprit. Dieu est tout, et il n’y a rien en dehors de lui ; c’est là l’axiome fondamental de la véritable piété. Le Fils réalise sous une formé parfaite et absolue la contemplation par l’âme du royaume de Dieu. Le miracle par excellence consiste en ceci, que Dieu, en tant qu’esprit, crée un cœur nouveau à tous ceux qui s’approchent de lui. Nous devons enseigner l’action vivante de Dieu sur le monde des esprits.
[La nouvelle Divinité de Fichte n’est plus une chose abstraite, tout ensemble collective et divisible, mais elle n’est pas encore visiblement personnelle. Le moi de l’homme, en échange, a perdu toute personnalité. Il est devenu la forme passagère, le vêtement périssable de la substance éternelle, une des images, ou des empreintes de Dieu, l’existence enfin que l’être adopte pour un moment ; sa félicité est à ce prix. Le moi est une négation ; pour exister, pour goûter la félicité, qu’il s’abîme en Celui qui est ![b]]
[b] Bartholmèss, Histoire des opinions religieuses de la philosophie moderne, II, 409, 410. (A. P.)
Jacobi abandonne le terrain de la morale, sur lequel Kant s’était placé en élevant à l’absolu la volonté du moi individuel, pour le domaine de l’âme et de la contemplation immédiate et religieuse de Dieu, mais il prend aussi pour base de son système une base purement subjective. L’histoire et la religion objectives ne sont aux yeux de Jacobi que les symboles des sentiments individuels de l’âme, et ne constituent à aucun titre la base de la vie religieuse. Il est également hostile à la raison pure, qui ne peut qu’absorber dans les limites de sa propre pensée les objets, auxquels elle s’applique. Aussi Spinosa avait-il raison de dire que toute détermination est une négation. Jacobi estime Dieu plus haut, plus sage, plus grand que le moi ; son infinité même exclut tout attribut et toute détermination ; toutes les expressions que nous cherchons à appliquer à Dieu sont de purs anthropomorphismes ou anthropopathismes, et l’épithète de Dieu-Homme appliquée à Jésus-Christ ne saurait être envisagée à ce point de vue que comme une idolâtrie grossière.
Quelle que soit l’importance religieuse de Jacobi et quelque valeur que l’on doive attacher à sa revendication énergique et enthousiaste des droits de la religion pure, il n’en est pas moins vrai qu’il a établi un dualisme irréductible entre la pensée et la foi, la raison et le sentiment, dualisme que nous retrouvons entre le monde intérieur et la sphère extérieure du sentiment. Le sentiment pur, et qui a conscience de Dieu et de sa filiation divine, est tout intérieur, tandis que le monde extérieur ne nous offre qu’un domaine glacé, étranger à l’idéal, soumis aux lois de la pesanteur, de la mécanique et de la froide raison. Toute détermination étant une négation, et tout contact entre le divin et le monde des phénomènes extérieurs étant déclaré a priori impossible, Jacobi ne peut admettre la réalité d’une révélation historique, et se contente de la révélation intérieure de l’âme.
Comme nous pouvons simplement savoir que Dieu est, sans être à même de le comprendre, nous sommes incapables d’établir la fausseté du panthéisme, contre lequel Jacobi a toujours éprouvé une vive répulsion. Il nous est impossible, en effet, de déterminer si Dieu, cette essence meilleure que le moi, n’est pas simplement le moi idéal, qui arrive, dans le sentiment prophétique de l’âme religieuse, à la conscience de lui-même en tant qu’essence infinie et divine. La vie morale, que Jacobi envisage comme la réflexion individuelle du sentiment religieux, conserve également un caractère indéterminé et purement individuel. Le moi, qui n’est en dernière analyse autre chose que la nature supérieure et consciente de sa divinité, doit se prononcer dans chaque cas particulier sur ce qui constitue le bien et se voit du même coup affranchi du joug de la loi. Ce que veut le moi est bon par le seul fait de sa volonté, et nullement en vertu de sa valeur objective. Comme nous l’avons vu, Fries et Henri Schmid cherchent à combler cette lacune en en appelant à la loi de l’expérience religieuse, mais parviennent à acquérir avec peine la notion de ce qui convient à la nature humaine, bien loin d’obtenir le bien absolu, qui permet au moi de s’élever jusqu’à la dignité de la raison.
L’union de la théologie avec la théorie de Jacobi présentait de plus grandes facilités, que les tentatives analogues de conciliation du christianisme avec les idées de Kant et de Fichte. Le rationalisme et le supranaturalisme entrèrent, grâce à cette union, dans une troisième phase de leur évolution, la phase esthétique (qui avait été précédée par l’intellectualisme et la morale pure). Dans les rangs du supranaturalisme esthétique, nous pouvons signaler Eschenmayer (qui avait débuté par embrasser les idées de Schelling), Vater, Steudel, Emmerich, Heydenreich et leur école. Ils furent d’accord avec Jacobi pour protester contre toute conception rationnelle et scientifique des vérités religieuses et pour affirmer l’abîme, qui sépare la raison finie du Dieu infini. Steudel nous conteste toutefois le droit de faire dépendre la connaissance de Dieu des seuls pressentiments supérieurs de l’âme. Nous devons, dit-il, puiser notre connaissance religieuse à toutes les sources autorisées, et en particulier à la source divine de l’Écriture sainte. Il veut que l’on reconnaisse la valeur de l’élément historique de la révélation.
Nous pouvons considérer Steudel comme le dernier représentant autorisé du supranaturalisme biblique. Il accentue le libre arbitre et n’assigne qu’une valeur relative aux livres symboliques, en particulier sur les points qui touchent aux dogmes du péché originel et de l’expiation. Jacobi a compté, toutefois, parmi les théologiens des disciples plus conséquents et plus logiques. Köppen et H. Schmid affirment avec le mysticisme négatif que l’éternel ne peut entrer dans le temps sans cesser d’être l’infini. Notre langage ne peut être qu’un symbole et non l’expression même de la pensée. A supposer qu’il pût exister une révélation objective, l’homme ne saurait y retrouver la vérité, et ne pourrait y découvrir que ce qu’il renferme déjà en lui-même. Toute révélation extérieure, appuyée sur des prophéties ou sur des miracles, ne pourra jamais posséder la conviction puissante, qui est l’apanage de l’action immédiate de Dieu sur nos âmes, car, en tant que principe extérieur à l’homme, elle ne saurait jamais faire partie intégrante de son organisme spirituel et grandir avec lui, jamais elle ne pourra être la règle de sa vie supérieure. Il y a de la superstition et de l’idolâtrie à poser le principe contradictoire d’une incarnation de l’infini.
Ces théories amenèrent une polémique ardente entre Jacobi et quelques-uns de ses meilleurs amis, Math. Claudius et Hamann, qui ne croyaient pas irréductible l’antinomie entre l’intelligence et la perception de Dieu, et qui ne voulaient pas admettre le conflit de la raison et du cœur dans la même individualité spirituelle. Nous pouvons nous rendre compte de la cause première de ce dualisme, dont l’âme généreuse de Jacobi ne put pas s’affranchir. Il partage l’opinion de Wolff, de Kant et de Fichte, qui admettent l’antinomie irréductible du divin et de l’humain, bien qu’il soit à plusieurs reprises parvenu à s’élever au-dessus de cette contradiction fondamentale, en persévérant dans sa foi au Dieu personnel, sans se laisser arrêter par la thèse de Fichte, qui voit dans l’idée de la personnalité une barrière et une limite. Il a adopté aussi comme sa devise les vers célèbres de Gœthe :
Si l’œil n’était pas capable de contempler le soleil,
Comment pourrions-nous apercevoir l’éclat de ses rayons ?
Si la puissance même de Dieu ne vivait pas en nous,
Comment le divin pourrait-il enthousiasmer notre cœur ?
Jacobi est un philosophe païen par la raison et chrétien par le cœur, ballotté entre deux courants contraires, qui, soulevé par les vagues de l’un, retombe dans les abîmes de l’autre, tantôt pénétré du sentiment de Dieu et tantôt le cœur desséché et vide ; tels ces mystiques des siècles qui précédèrent la Réforme, qui passaient brusquement de l’extase de la contemplation intime au désespoir de l’âme abandonnée par son Dieu.
Le rationalisme, uni aux principes philosophiques de Jacobi, survécut au supranaturalisme esthétique, qui se vit bientôt détrôné par le succès éclatant de Schleiermacher. Le rationalisme esthétique fut adopté par les nombreux théologiens, qui étaient dégoûtés de la sécheresse et de la pauvreté spirituelle du rationalisme vulgaire dans le genre de Wolff et de Kant, sans pouvoir encore saisir la valeur dogmatique de l’Écriture sainte et ses rapports avec l’enseignement de l’Église.
Nous pouvons signaler parmi les représentants les plus distingués de cette tendance, au début du siècle Ammon, et de nos jours, Hase, de Wette et Rückert. Hase, dont le traité polémique contre Röhr a rendu de grands services à l’Église, et dont nous relèverons plus loin les éminentes qualités historiques, a le premier composé une Vie de Jésus, dont il affirme la sainteté parfaite. Il a été successivement disciple de Schelling et de Schleiermacher. Tout en s’élevant au-dessus d’une conception abstraite des rapports de Dieu avec le monde, il n’a pas su comprendre la réceptivité infinie de l’homme pour la vie et pour la communion de Dieu, et il définit sous une forme pélagienne l’homme comme un être divin, qui s’élève par la liberté jusqu’à Dieu, l’homme absolu. Il admet toutefois un progrès à l’infini, qui maintient jusqu’à un certain point les droits de la puissance infinie de Dieu. La rédemption et la réconciliation doivent se réaliser par la voie de la liberté, qui permet à l’homme de saisir par l’amour l’infini, devenu peu à peu sa substance même. Hase avait maintenu au début la nécessité de l’incarnation de Christ en vue de révéler à l’homme avec une autorité divine le pardon des péchés, qu’il confirmait par son exemple et par la sainteté de la vie, mais il a plus tard rompu lui-même ce dernier lien qui le rattachait au supranaturalisme de l’école de Tubingue.
Nous pouvons porter le même jugement sur le savant Baumgarten-Crusius, auquel a manqué le don de disposer avec méthode les immenses matériaux rassemblés par son érudition patiente. De Wette, auquel ses nombreux travaux exégétiques et critiques ont assuré une réputation légitime, et qui était animé d’un profond amour pour la vérité, n’a pas su s’élever sur le terrain de la science au-dessus du dualisme de Jacobi, tout en accentuant toujours plus sa foi personnelle et vivante dans le Christ historique.
Le rationalisme esthétique compte encore de nos jours de nombreux représentants, parmi lesquels nous nous bornons à signaler la plupart des rédacteurs de la Protestantische Kirchenzeitung et des collaborateurs du journal de Schenkel. Le journal (Zeitstimmen de H. Lang est beaucoup plus radical, et recrute ses collaborateurs parmi les théologiens de l’extrême gauche.