Cette souveraineté de Jésus dans le Royaume de Dieu se révèle soit dans le présent soit dans l’avenir, tour à tour par les activités uniques qu’il s’attribue et par le rang unique aussi qu’il assigne à sa personne.
Les activités que Jésus s’attribue se résument pour le présent dans celle de Sauveur universel, Luc 9.56, et pour l’avenir dans celle de Juge universel, Matthieu 25. Mais cette souveraineté qu’il exerce et exercera n’est pas renfermée dans les limites de l’humanité ; dès le jour de son ascension, elle a compris les cieux et la terre, Matthieu 28.18, et elle s’étend dès lors sur ces êtres supérieurs et célestes qu’il appelle déjà ses anges, dans le même endroit où il appelle Dieu spécialement son Père, Matthieu 16.27 ; comp. Matthieu 25.31.
Mais si les activités qu’il s’attribue soit dans le présent soit dans l’avenir le séparent déjà du reste de l’humanité, le rang qu’il s’assigne à lui-même, les obligations absolues et souveraines dont il se déclare l’objet, les honneurs uniques et les sentiments sans partage qu’il réclame de la part de ses disciples présents et futurs, ne nous semblent légitimes et concevables qu’à l’égard d’un personnage d’une essence supérieure à l’humanité. Dans mainte occasion où nous attendrions de ses lèvres le nom de Dieu, où il eût été naturel de mentionner la cause du Bien et de la vérité, c’est sa personne qu’il place et qu’il nomme. Le moi revient constamment sur les lèvres de cet homme qui allait se donner complètement lui-même.
Dès maintenant, il félicite à l’égal des prophètes qui ont souffert pour Jéhovah les disciples qui vont souffrir la persécution à cause de lui : ἕνεκεν ἐμοῦ, Matthieu 5.11. Dans Matthieu 10.37 ; Luc 14.26, il réclame un amour supérieur à toute affection terrestre, égal, par conséquent à celui qu’on doit à Dieu même ; et en même temps il assure à ce dévouement absolu à sa personne, au sacrifice le plus complet et le plus douloureux accompli pour lui : ἕνεκεν ἐμοῦ, Marc 10.29, les compensations les plus éminentes dans le présent, et dans l’avenir la vie éternelle, v. 30.
C’est vers lui qu’il faut aller pour être sauvé et hériter la vie éternelle ; c’est son joug qu’il faut prendre, Matthieu 11.28-30 ; c’est lui qu’il faut suivre, Luc 9.23 ; Marc 10.21 ; comp. à Marc 10.17 ; et il ne craint pas de faire une comparaison entre le péché commis contre le Saint-Esprit et celui commis contre lui-même, Matthieu 12.32. C’est en son nom qu’on doit baptiser en même temps qu’au nom du Père et du Saint-Esprit, Matthieu 28.19.
Ce qui est plus significatif encore que les activités qu’il s’attribue pour le présent et pour l’avenir, plus aussi que la position qu’il occupe maintenant dans la communauté des fidèles, c’est celle qu’il occupera au jugement dernier à l’égard de toute créature. Etre l’auteur des sentences finales prononcées sur toutes les créatures justiciables de Dieu, c’est un rôle déjà unique ; mais s’intituler soi-même la norme de ces sentences ; quand on n’est encore que le Serviteur de l’Eternel méprisé et méprisable à l’œil de la chair, homme de douleur et sachant ce que c’est que la langueur, se sachant même à la veille du dernier supplice, présenter sa personne au monde comme la condition de la félicité éternelle des autres, et l’éloignement de sa personne comme la mesure de l’infélicité absolue, voilà, si l’on ne s’appelle pas soi-même Dieu ou le Fils de Dieu, le comble de la déraison ou du blasphème.
Or il y a eu un homme qui a osé menacer d’autres hommes d’entendre au grand jour des rétributions, où seule la justice divine aura la parole, où seule la question du salut définitif ou de la perdition définitive se posera, cette parole de sa bouche : ἀποχωρεῖτε ἀπ’ ἐμοῦ οἱ ἐργαζόμενοι τὴν ἀνομίαν, Matthieu 7.23. Dire : « Celui qui aime son père ou sa mère plus que moi », cela était déjà très fort ; mais voici qui dépasse tout : « n’est pas digne de moi », Matthieu 10.37. Le Roi dira à ceux qui seront à sa droite : « Venez, les bénis de mon Père ! » ; — à ceux qui seront à sa gauche : « Retirez-vous de moi, maudits ! » Matthieu 25.33-45.
Le passage Marc 8.34-38 réunit et résume en quelques lignes tous les paradoxes précédents : Jésus se désignant lui-même à tous : Quiconque, comme l’objet de l’obligation la plus absolue : Qu’il me suive ; pour l’amour duquel il faut être dès maintenant prêt au sacrifice suprême : perdre sa vie pour l’amour de moi ; dont la faveur a plus de prix que la possession du monde entier (36) ; dont la disgrâce équivaut au contraire à la perte définitive de l’âme (37) et constituera au jour final des rétributions l’opprobre final et irrévocable : « Le Fils de l’homme aura honte de lui, lorsqu’il viendra dans la gloire de son Père avec les saints anges. »
Toutes ces déclarations si éminentes, si transcendantes de Jésus sur lui-même supposaient et impliquaient déjà celles qui vont suivre, et qui les couronnent, où Jésus, dans les synoptiques déjà, s’égale expressément à Dieu, se nomme le Fils dans un sens unique et spécial qui ne convient qu’à lui.