Si nous comparons la 2e aux Corinthiens avec la première, nous sommes frappés d’un contraste de fond et de forme. Le sujet de la première est le bon ordre dans l’Église, sa τάξις, comme dit Paul lui-même 1 Corinthiens 14.40. Le sujet de la seconde est le ministère chrétien, la διακονία dont Paul dévoile la grandeur, le sublime objet et la véritable origine. Rien de moins conforme à sa pensée que de faire de ce ministère une émanation de l’Église, son organe représentatif. C’est une délégation de Dieu lui-même au monde pour lui annoncer l’œuvre de réconciliation que Dieu a accomplie en sa faveur et le supplier de l’accepter. C’est de cette proclamation que naît continuellement l’Église, comme assemblée de ceux qui acceptent ce message, de sorte que l’Église naît du ministère et non l’inverse, quoiqu’il soit vrai, d’autre part, de dire d’elle, comme Paul le disait de la femme (1 Corinthiens 11.11), que, si l’Église n’est pas sans le ministère, le ministère, à son tour, n’est pas non plus sans l’Église. Sans doute, Paul lui-même parle 8.23 d’apôtres (délégués) des églises, mais il les distingue profondément de lui-même et de son représentant Tite. Ceux-là n’ont qu’une mission spéciale d’église à église ; son ministère à lui et à Tite vient de plus haut et possède une mission permanente.
A ce contraste des sujets répond celui du ton. Sévérité mesurée, indignation contenue, style calme et suivi : tel est le langage de la première épître. Langage tout plein d’émotion, d’effusions de douleur, d’angoisse et d’amour, d’éclats d’indignation, de sarcasmes vibrants, d’élans semblables à des torrents de lave, voilà le style de la seconde. Je ne comprends pas que Pfleiderer et Sabatier puissent comparer cette lettre au roulement lointain d’un orage qui a passé. Il gronde encore dans son plein.
Si nous comparons cette épître à celle aux Galates, nous remarquons une singulière différence entre la manière dont les judaïsants avaient procédé en Galatie et leurs agissements à Corinthe. Là, ils n’avaient pas craint de se présenter avec les exigences judaïques les plus grossières, la circoncision, la distinction des aliments, les fêtes, etc. A Corinthe, où ils avaient à faire avec des esprits plus cultivés et plus raffinés, ils avaient laissé de côté ces observances et présenté le judaïsme sous son aspect le plus élevé, au point de vue de sa beauté morale, tout en y joignant certains éléments spéculatifs de nature plus ou moins dangereuse, propres à satisfaire les goûts helléniques. De là la différence totale de la lutte livrée dans l’épître aux Galates et de celle que nous trouvons entamée dans la première épître et menée à son terme dans la seconde.
Quant au pagano-christianisme, c’est avec les épîtres aux Thessaloniciens que nous devons comparer la nôtre, et nous constatons par ce rapprochement que les préoccupations eschatologiques qui dominaient si puissamment lors de la fondation des premières églises grecques, s’étaient déjà considérablement affaiblies. En échange, les déviations morales avaient pris un caractère beaucoup plus alarmant, et, la manière dont Paul parle des vices qu’il sera obligé de réprimer, dépasse de beaucoup ce qu’il avait eu l’occasion de dire aux Thessaloniciens. Les débordements auxquels il sera fait allusion plus tard dans les Pastorales, dans l’épître de Jude et dans les premiers chapitres de l’Apocalypse ne seront que le développement de cette tendance profane et charnelle dont nous trouvons ici les premiers symptômes.
A l’égard de la personne même de l’apôtre, aucune épître n’est propre à nous la faire connaître comme la seconde aux Corinthiens. De même que le géologue qui désire étudier les couches les plus profondes de l’écorce du globe, n’ira pas dans un pays de plaine, mais se rendra dans une contrée abondante en profondes déchirures, où les torrents fouillent et refouillent sans cesse le sol des vallées, ainsi celui qui veut connaître dans toutes ses profondeurs l’âme de saint Paul devra ouvrir non les épîtres aux Romains ou aux Philippiens, ni même la première aux Corinthiens, mais la seconde lettre adressée à cette église. C’est là qu’il pourra toucher au doigt tout à la fois son humilité chrétienne et sa fierté apostolique, sa sensibilité en quelque sorte féminine et son indomptable énergie, sa douceur disposée à tout accepter et à tout, supporter quant à lui-même, et sa sévérité capable de tout braver et de tout dompter pour la vérité qui est en Christ.
Quel a été l’effet produit par cette lettre, absolument unique en son genre, vrai gant jeté à la face de l’église ? Les faits répondent : peu de temps après, Paul se rendit lui-même à Corinthe et, d’après Actes 20.3, y passa tout l’hiver suivant. De plus ce fut à ce moment qu’il composa l’épître aux Romains, œuvre qui suppose chez son auteur un profond repos d’esprit et où il a célébré, d’après ses récentes expériences, le triomphe définitif de l’Evangile sur le judaïsme. Enfin la collecte à laquelle il s’était si vivement intéressé, devait avoir pleinement réussi : car, conformément à ce qu’il avait promis en cas de succès (1 Corinthiens 16.4), il était entouré à Corinthe des membres de la députation des églises qui devait porter cette offrande à Jérusalem, et lui-même allait se mettre à la tête de la délégation (Actes 20.4).
Par ces faits nous constatons qu’il avait pleinement recouvré le domaine qu’il avait été sur le point de se voir enlevé et que les perturbateurs avaient quitté la place, soit spontanément, soit congédiés par l’église elle-même. Reuss croit pouvoir conclure des dissensions qui occasionnèrent la première lettre de Clément Romain que l’effet bienfaisant produit par notre épître ne fut que passager. Mais après un intervalle de près d’un demi-siècle l’état des choses avait changé. La personne de l’apôtre et l’autorité de son enseignement n’étaient plus en jeu. Et, comme nous le voyons par la lettre de l’évêque Soter au IIe siècle, on relisait alors avec dévotion les lettres de l’apôtre dans les assemblées de l’église.