De 1652 à 1656, la situation des réformés fut satisfaisante. Mazarin leur savait gré de la fidélité dont ils avaient fait preuve dans les troubles de la Fronde. Il tenait aussi à se concilier par de bons traitements envers eux l’amitié de Cromwell, qui, en se tournant du côté de la France ou de l’Espagne, alors en guerre l’une contre l’autre, pouvait jeter dans la balance un poids décisif.
Le libre exercice de la religion fut rétabli dans plusieurs lieux où il avait été supprimé contrairement au texte des édits. Les réformés rentrèrent dans les charges municipales ; quelques-uns eurent des places importantes dans les finances et dans l’armée. La déclaration de 1652, que nous avons déjà eu l’occasion de mentionner, confirma l’édit de Nantes, et les règlements, articles et brevets expédiés en faveur des réformés. Jamais, depuis le règne de Henri IV, ils n’avaient respiré plus librement, ni joui d’une plus grande protection.
Ce temps fut court. L’assemblée du clergé, réunie en 1656, fit entendre, par l’organe de l’archevêque de Sens, des plaintes amères contre ce qu’elle appelait l’oppression de l’Eglise catholique. Ne pouvant plus être persécuteurs, les prêtres se dirent persécutés. Ils ne venaient pas, sans doute, demander la révocation des édits ; mais ils voulaient le rétablissement des explications légitimes qui y avaient été données par le feu roi. Ils gémissaient de voir que les hérétiques « eussent ruiné par de nouvelles entreprises toutes les sages précautions dont ce grand prince (Louis XIII) avait arrêté l’inquiétude de leur génie, » et supposaient que la déclaration de 1652 avait été une surprise faite à la piété de Louis XIV et de son premier ministre.
Comme les réformés avaient construit quelques temples sur des propriétés appartenant à un commandeur de Malte et à d’autres seigneurs ecclésiastiques, l’assemblée du clergé prétendait qu’on avait élevé des synagogues de Satan sur le patrimoine du Fils de Dieu. Ces mêmes prêtres invoquaient les exemples de saint Ambroise et de saint Athanase, qui avaient refusé des temples à l’hérésie arienne, pour demander la démolition des nouveaux édifices religieux. Ils insinuaient que la présentation des cahiers de doléances au roi démontrait le rétablissement des assemblées politiques défendues par les édits ; que les collectes faites en faveur des Vaudois du Piémont cachaient un redoutable complot, et pouvaient être suivies d’entreprises guerrières et dangereuses ; que les fortifications de quelques places huguenotes avaient été relevées, et que la ville de Montauban, entre autres, était garnie de dix-sept bastions. Ils accusaient les déserteurs de la foi de leurs pères d’aspirer aux plus importantes dignités de l’Etat ; et leur harangue se terminait par un pathétique appel à la protection du roi, comme si l’Eglise catholique de France eût été réduite à l’extrémité !
Nous avons analysé avec quelque soin le discours de l’orateur du clergé, car c’est de ce moment que date une nouvelle période de persécutions et de cruautés qui ne discontinua plus jusqu’à la révocation.
Marzarin n’accorda pas tout ce que demandaient les prêtres ; car la guerre avec l’Espagne durait encore, et il fallait toujours ménager Cromwell. Pourtant le conseil publia une déclaration destinée à interpréter celle de 1632, et qui en réalité la renversait. Les choses furent remises sur le même pied que du temps de Louis XIlI. On défendit l’exercice de la religion dans les lieux où il avait été nouvellement rétabli ; et pour joindre, ce semble, la tracasserie à la violence, plusieurs arrêts interdirent aux ministres de prendre le nom de pasteurs, ou de donner celui d’Églises à leurs troupeaux.
Une défense bien plus grave, déjà faite en 1631, se reproduisit à cette époque : il s’agissait d’ôter aux pasteurs le droit de prêcher dans les quartiers ou annexes. Si l’on veut apprécier l’extrême importance de la question, qui menaçait de supprimer d’un seul coup plus de la moitié des lieux de culte, on doit se rappeler que, selon les édits, les offices de la religion réformée ne pouvaient se célébrer que dans un certain nombre d’endroits, qu’on avait déterminés commune par commune, nom par nom : chose légitime en deçà, criminelle au delà.
Or, plusieurs de ces communes renfermaient des troupeaux trop petits ou trop pauvres pour subvenir à l’entretien d’un pasteur. Les fidèles partageaient alors le fardeau en se réunissant, et un seul ministre était chargé de satisfaire aux besoins de tous. De là les annexes.
On ne contestait pas aux communes le droit de faire prêcher dans leur enceinte, ou du moins on ne le contesta pas immédiatement : la lettre des édits avait prononcé. Mais on s’attaquait aux pasteurs. Avaient-ils le droit de sortir du lieu de leur résidence ? Etaient-ils libres de réunir deux ou trois troupeaux distincts ? Appelés dans un endroit nominativement désigné, pouvaient-ils en desservir d’autres ? Pour le bon sens et la justice il n’y aurait pas eu de question ; mais pour l’intolérance du prêtre, pour la mauvaise volonté du juge, pour les tendances hostiles du conseil, il y en eut une, et l’on se garda bien de la laisser tomber.
Cette querelle misérable produisit pendant près de quarante ans vexations sur vexations, procès sur procès, appels sur appels, les synodes provinciaux ordonnant aux pasteurs de se maintenir en possession de leurs annexes, et les gens de loi le leur défendant sous peine d’amende et de prison. Généralement l’évidence du droit dut céder aux sophismes appuyés sur la force matérielle.
Les parlements de Toulouse, de Rennes, d’Aix et de Poitiers se signalèrent par la rigueur et l’iniquité de leurs arrêts. En toute affaire de réformé à catholique, de pasteur à prêtre, de temple à église, de consistoire à chapitre épiscopal, la partie hérétique avait tort, à moins qu’elle n’eût dix fois raison, et que son droit ne fût absolument incontestable. Ces parlements interprétèrent les édits de telle sorte qu’il n’en resta presque plus rien, et dans les procès criminels il leur suffisait des moindres indices pour condamner les religionnaires à des peines exorbitantes.
Comment faire parvenir jusqu’à la cour les doléances des réformés ? Il ne fallait plus songer à tenir des assemblées politiques. Le conseil renvoyait d’année en année l’autorisation de convoquer un synode national, et la voix du seul député général qu’on eût laissé aux Églises était dédaignée. Enfin les synodes provinciaux résolurent, en 1658, d’envoyer à Paris dix députés qui présenteraient au roi leurs griefs. Louis XIV leur fit attendre quatre mois une audience, et quand il daigna les recevoir, il leur dit d’un ton sec : « J’examinerai votre cahier, et vous rendrai justice. » Le cardinal Mazarin y mit plus de formes. « Le roi fera connaître par des effets, dit-il aux députés, la bonne volonté qu’il a pour vous ; assurez-vous que je vous parle du bon du cœur. » Paroles mielleuses auxquelles on ne se fiait point.
Tout ce que les réformés obtinrent, après les plus persévérantes sollicitations, fut une vague promesse que le roi ferait observer l’édit de Nantes ; « en espérant que ceux de la religion prétendue réformée se rendraient dignes de cette grâce par leur bonne conduite, fidélité et affection à son service. » La réponse laissait percer d’injurieux soupçons, et les députés s’en montrèrent vivement blessés. Mais la cour ne rétracta rien ; elle annonça seulement que des commissaires de l’une et de l’autre religions seraient envoyés dans les provinces pour veiller à l’exécution des édits. Ces commissaires entrèrent en charge deux ou trois ans après, et firent aux Églises, comme on le verra, beaucoup plus de mal que de bien.
En 1659, la paix étant conclue avec l’Espagne, Mazarin accorda aux instances des réformés la permission de convoquer un synode général. Il s’ouvrit à Loudun le 10 novembre 1659 : ce fut le dernier des synodes nationaux, du moins de ceux que l’autorité publique ait approuvés.
On a le cœur serré en lisant les procès-verbaux de cette assemblée. Tout est hauteur, menace, accusation, récrimination du côté de la cour ; et, du côté des réformés, tout est humilité, abaissement, expression de reconnaissance. De reconnaissance, et pourquoi ? Sans doute pour le mal qu’on avait daigné ne pas leur faire encore !
Dès l’ouverture du synode, le commissaire du roi, M. de la Magdelaine, prit la parole, et dit que les réformés avaient grand sujet d’admirer la bénignité de Sa Majesté, qui les mettait à couvert sous son autorité royale. Il leur défendit de faire aucune plainte. « Le roi m’a ordonné, poursuivit-il, de vous dire qu’il a bien plus de raison de se plaindre des infractions et transgressions des édits, commises par ses sujets de la religion prétendue réformée, et du mépris qu’ils en ont fait, parce qu’ils en sont venus au suprême degré d’insolence, même depuis que Sa Majesté a pris les rênes du gouvernement, ayant recommencé de prêcher dans le Languedoc, contre ce qui avait été défendu, et non seulement dans cette province, mais partout ailleurs, ce qu’ils ont fait ouvertement et avec orgueil. » Il est à noter que les mêmes griefs, portant sur les mêmes actes, avaient déjà été exposés, quinze ans auparavant, devant le synode national de Charenton, ce qui prouve que la cour n’avait pas trouvé un seul prétexte nouveau de réprimandes.
A ces reproches le modérateur de l’assemblée, Jean Daillé, répondit d’une voix soumise : « Nous recevons avec tout le respect et toute l’humilité possible tout ce qui nous est dit de la part de Sa Majesté. » Ensuite il montra que, loin d’avoir empiété sur le terrain de l’Église catholique, les réformés avaient vu dans plusieurs lieux leurs exercices abolis et leurs temples renversés.
Le commissaire pressa l’assemblée, sur l’ordre de la cour, de hâter la clôture de ses séances, et fit entendre que ce serait le dernier des synodes nationaux : « Sa Majesté, dit-il, ayant considéré qu’on ne peut pas tenir de synode national sans qu’il en coûte de grandes sommes, et sans causer beaucoup d’embarras et de peines à ceux qui y sont envoyés ; et d’autant qu’on peut terminer plus facilement, et à moins de frais, plusieurs matières et affaires dans les synodes provinciaux, lesquels Sa Majesté permet qu’on tienne une fois l’année pour conserver la discipline de la religion prétendue réformée : pour ces raisons, messieurs, Sa Majesté a jugé à propos que je vous proposasse de sa part de donner à l’avenir tout pouvoir aux synodes provinciaux. »
Invoquer la dépense de quelques milliers de livres et les embarras de ceux qui assistaient aux synodes nationaux, afin de colorer la violation de l’édit de Nantes, c’était une amère dérision. Daillé répondit au nom de l’assemblée qu’ils espéraient que le roi ne les priverait pas de ses libéralités. « D’ailleurs la tenue de ces synodes nous étant d’une nécessité absolue, ajouta-t-il, nous supporterons très volontiers tous les frais et toutes les fatigues que nous sommes obligés d’endurer pour un pareil sujet. » L’assemblée décida ensuite que, sous le bon plaisir de Sa Majesté, un nouveau synode national se tiendrait à Nîmes dans le délai de trois ans.
Louis XIV ne le permit point, et depuis le 10 janvier 1660, jour où le synode de Loudun termina ses séances, l’organisation presbytérienne de la Réforme française resta décapitée. On avait eu des raisons d’Etat pour supprimer les assemblées politiques ; on ne pouvait alléguer que de vains prétextes pour défendre la convocation des synodes nationaux. Mais avec les maximes de l’intolérance, la ruine des unes devait entraîner la perte des autres. La royauté avait brisé le parti huguenot, et les prêtres lui faisaient écraser maintenant la communion religieuse.
Le premier synode national s’était tenu en 1559 ; cent ans après se réunissait le vingt-neuvième et dernier. Si les réformés souffraient en 15 59, ils espéraient conquérir le royaume. En 1659, ils souffraient encore, mais ils n’avaient plus les mêmes espérances. Descartes avait paru, et le terrain de la lutte contre le catholicisme, du moins en France, commençait à se déplacer.