1.[1] Rien n'égala l'insolence avec laquelle l'empereur Gaius défia la fortune : il voulut se faire passer pour un dieu et être salué de ce nom, il amputa sa patrie en mettant à mort les plus nobles citoyens. Son impiété s'étendit jusqu'en Judée. En effet, il envoya Pétrone avec une armée à Jérusalem pour installer dans le Temple des statues faites à son image : il lui ordonna, si les Juifs ne consentaient pas à les recevoir, de mettre a mort les mutins et de réduire en esclavage tout le reste de la nation. Mais Dieu veilla a ce que de pareils ordres ne reçussent pas leur exécution. Pétrone, parti d'Antioche, entra en Judée avec trois légions[2] et de nombreux contingents alliés de Syrie. Parmi les Juifs, les uns révoquaient en doute les bruits de guerre, et ceux qui y croyaient ne percevaient aucun moyen de défense ; bientôt la terreur se répandit dans toute la multitude, l'armée étant déjà arrivée à Ptolémaïs[3].
[1] Sections 1 à 5 = Ant., XVIII, § 261-309. Il est à remarquer que le récit de Guerre omet toute mention de l'intervention d'Agrippa dans l'affaire des statues, Josèphe n'aura connu ce détail que plus tard.
[2] Deux seulement d'après Ant., 262 (et Philon, Legat. ad Caium, 30).
[3] Automne 40 ap. J.-C. Mais la chronologie exacte est incertaine, Philon place les événements de Ptolémaïs au moment de la moisson (été 40). Schürer, 13, 506, note, fait durer toute l'affaire 18 mois.
2. Ptolémaïs est une ville de Galilée, bâtie sur le littoral, au seuil de la Grande plaine. Son territoire est ceint de montagnes : au levant, à 60 stades, celles de Galilée ; au midi, le Carmel, éloigné de 120 stades ; au nord, la chaîne la plus élevée, que les habitants du pays appellent l'Echelle des Tyriens, à une distance de 100 stades. A 2 stades environ de Ptolémaïs coule le fleuve Bélaeos[4], très peu considérable ; sur ses rives se dresse le tombeau de Memnon[5], et à côté se trouve un emplacement de cent coudées qui offre un spectacle merveilleux. C'est un terrain, d'une forme circulaire et creuse, qui produit un sable vitrifié. De nombreux bâtiments abordent à ce rivage et vident la fosse de sable : aussitôt, elle se comble de nouveau, sous le souffle des vents qui y accumulent comme de concert le sable brut amené du dehors, que la vertu de cette mine a bientôt fait de transformer entièrement en substance vitreuse. Mais ce qui me paraît être plus étonnant encore, c'est que le verre en excès qui déborde de cette cavité redevient un pur sable comme auparavant. Telles sont les curieuses propriétés de ce site.
[4] Bélus chez Pline, XXXVI, 190 et Tacite, Hist., V, 7. Aujourd'hui Nahr Naaman. L'emplacement hyalogène aurait d'après Pline 500 pas (de longueur ?). — Toute cette digression sur Ptolémaïs et ses curiosités manque dans les Antiquités.
[5] Un colosse égyptien ?
3. Les Juifs, rassemblés avec leurs femmes et leurs enfants dans la plaine de Ptolémaïs, imploraient Pétrone d'abord pour les lois de leurs pères, ensuite pour eux-mêmes. Touché par cette multitude et ces prières, ce général laissa à Ptolémaïs les statues et les troupes et passa en Galilée où il convoqua à Tibériade le peuple et tous les notables ; là, il exposa la puissance des Romains et les menaces de l'empereur et montra ensuite aux Juifs la témérité de leur requête toutes les nations soumises avaient érigé dans chacune de leurs villes des statues à César parmi celles des autres dieux ; si donc, seuls de tous, ils prétendaient rejeter cet usage, c'était presque une défection, et en tout cas un outrage.
4. Comme les Juifs alléguaient leur loi et la coutume de leurs ancêtres, qui leur interdisaient absolument de placer l'image de Dieu, et à plus forte raison celle d'un homme, non seulement dans le Temple, mais encore dans un endroit profane, quel qu'il fût, de leur pays, Pétrone répondit : « Mais moi aussi, il faut que je maintienne la loi de mon maître ; si je la transgresse et que je vous épargne, je serai condamné avec justice. Celui qui vous fera la guerre, c'est celui qui m'envoie, et non moi-même ; car aussi bien que vous je suis son sujet ». A ces mots la multitude s'écria qu'elle était prête à tout souffrir pour la loi. Alors Pétrone, leur imposant silence : « Vous ferez donc, dit-il, la guerre à César ? » Les Juifs répondirent que deux fois par jour ils offraient des sacrifices en l'honneur de César et du peuple romain ; mais que, s'il voulait dresser les statues, il lui faudrait d'abord immoler la nation juive tout entière ; ils s'offrirent eux-mêmes au sacrifice, avec leurs femmes et leurs enfants. Ces paroles emplissent Pétrone d'étonnement et de pitié devant l'incomparable piété de ces hommes et leur ferme résignation à la mort. Cette fois encore on se sépara sans avoir rien décidé[6].
[6] Josèphe réunit ici en un seul épisode ce qui dans les Antiquités, fait l'objet de deux scènes, l'une à Ptolémaïs (§ 263 suiv.), l'autre à Tibériade (§ 270 suiv.).
5. Les jours suivants, il réunit les notables en grand nombre dans des conférences particulières et rassembla publiquement la multitude ; il recourut tour à tour aux exhortations, aux conseils, le plus souvent aux menaces, insistant sur la puissance des Romains, l'indignation de Gaius et la nécessité où les circonstances le réduisaient lui-même. Comme il voyait que les Juifs ne cédaient à aucun de ces moyens et que la campagne risquait de ne pas être ensemencée, car au moment des semailles le peuple passa auprès de lui cinquante jours[7] dans l'inaction, il finit par les convoquer et leur dit : « C'est donc plutôt à moi de courir le danger. Ou bien, avec l'aide de Dieu, je persuaderai César et j'aurai le bonheur de me sauver avec vous, ou bien, si sa colère se déchaîne, je suis prêt à donner ma vie pour un peuple si nombreux ». Cela dit, il congédia le peuple qui le comblait de bénédictions et, ramassant ses troupes, passa de Ptolémaïs à Antioche[8]. De cette dernière ville il se hâta de mander à César son expédition en Judée et les supplications du peuple, ajoutant que, à moins que l'empereur ne voulût détruire le pays en même temps que les habitants, il devait respecter leur loi et révoquer l'ordre donné. A ces lettres Gaius répondit sans douceur, menaçant de mort Pétrone pour avoir mis trop de lenteur à exécuter ses ordres. Mais il arriva que les porteurs de ce message furent pendant trois mois ballottés en mer par la tempête, tandis que d'autres messagers, qui apportaient la nouvelle de la mort de Gaius, eurent une heureuse traversée. Aussi Pétrone reçut-il cette dernière nouvelle vingt-sept jours avant les lettres qui le menaçaient[9].
[7] Quarante selon Ant. § 272.
[8] Détail omis dans Antiquités.
[9] Ce délai n'est pas indiqué dans Antiquités — Caligula fut assassiné le 24 janvier 41.