Nous devons relever, comme l’une des conséquences les plus directes et les plus sérieuses de l’ébranlement profond imprimé par la crise religieuse et philosophique du dix-huitième siècle à l’Église chrétienne, la modification considérable apportée aux rapports des Églises évangéliques entre elles. Le schisme douloureux du seizième siècle entre Luther et Zwingle s’était continué pendant tout le dix-septième siècle sous la forme d’une polémique trop souvent orgueilleuse, égoïste et inquisitoriale, et, par le fait qu’il méconnaissait la richesse infinie des grâces possédées en commun par les diverses Églises, il avait paralysé l’essor de la piété et l’ardeur du zèle chrétien. L’accentuation exclusive des vues particulières accoutuma les esprits à oublier le grand principe de la catholicité, à se renfermer en soi-même et à tomber ainsi, sans s’en rendre compte et insensiblement, dans l’esprit de secte et de coterie. On vit, en particulier, les théologiens luthériens affirmer avec hauteur que leur Église était la seule véritable, que seule elle possédait Jésus-Christ, et que seule enfin elle était prospère, parce qu’elle était la seule, qui professait la pure doctrine.
Assurément cette étroitesse inqualifiable, qui méconnaissait l’unité supérieure des grandes lignes pour donner un relief exagéré aux détails, rencontra plus d’un contradicteur, mais toutes les tentatives antisectaires demeurèrent sans résultat jusqu’au commencement de notre siècle. Nous pouvons citer à ce point de vue, dans le cours du dix-septième siècle les nobles efforts de David Paréus, de Rodolphe Meldénius, de l’Ecossais Durœus ; le colloque de Leipzig (1631), entre Math. Hoë de Hoënegg, Polycarpe Leyser et Henri Höpfner, et J. Crocius, J. Bergius, et Theop. Neuberger. Cette même année, le synode de Charenton accorda aux luthériens, sans exiger d’eux l’abjuration préalable, la participation à la sainte cène. En 1621, Hoë avait affirmé que les réformés professaient sur 73 articles les opinions des ariens et des Turcs (l’antéchrist d’Orient, comme le pape est l’antéchrist d’Occident). Au colloque de Leipzig de 1631, il reconnut la conformité de leur doctrine avec celle de la confession d’Augsbourg sur tous les points, sauf les articles de la communication des idiomes et de la sainte cène. Sur la question de la prédestination, les luthériens, tout en relevant comme condition du décret divin la foi des fidèles prévue de toute éternité, y reconnurent toutefois l’action exclusive de la grâce divine. Le colloque de Thorn de 1645 n’aboutit, il est vrai, qu’à accentuer les divergences entre les réformés et les luthériens, mais le grand électeur réussit, en opposition avec la cour de Saxe, à assurer aux réformés d’Allemagne l’égalité des droits religieux et politiques au traité de Westphalie (1648). En 1653, le corps évangélique des princes protestants appartenant aux deux communions fut formellement placé sous la présidence de la Saxe et représenté à la diète, et cet acte couronna l’œuvre partiellement tentée dès 1582.
Le colloque de Cassel de 1661 entre les théologiens luthériens Pierre Musæus et Jean Heinichen, de Rinteln, disciples de Calixte, et les réformés Sébastien Curtius et Jean Hein, de Marbourg, aboutit à des résultats plus favorables encore. Les théologiens des deux communions parvinrent à réduire à un minimum secondaire les questions controversées. Ce colloque établit avec la dernière évidence que la protestation énergique, formulée par quelques esprits larges et conciliants contre l’attitude hostile des deux communions l’une à l’égard de l’autre, non seulement fit de grands progrès dans les esprits durant le dix-septième siècle, mais encore obtint droit de cité au sein de l’Église luthérienne. On doit reconnaître toutefois que la tendance opposée se maintint avec énergie durant toute cette période, et conserva l’ascendant jusqu’à l’apparition du piétisme de Spener. Les luthériens ne voulurent jamais renoncer aux anathèmes qu’ils avaient coutume de lancer contre l’Église réformée, et le pouvoir civil dut intervenir plus d’une fois pour empêcher l’explosion de leur haine implacable.
Le piétisme lui-même se montra hostile au début à toute pensée de rapprochement avec l’Église réformée. Spener affirmait de l’union qu’elle ne ferait que substituer quatre partis aux deux qui existaient déjà. Toutefois, comme le piétisme insistait sur la pureté de la vie morale autant que sur la pureté de la doctrine, il devait en résulter un affaiblissement sensible des divergences, puisque, à ce point de vue, il était impossible d’attacher la même importance aux questions controversées qu’aux doctrines fondamentales, communes aux deux grandes communions évangéliques. Aussi le piétisme contribua-t-il à affaiblir l’esprit d’opposition des luthériens à l’égard des Églises réformées, qui leur semblaient des ennemis moins dangereux et surtout moins directs que les piétistes. Ils trouvèrent cependant le temps d’engager jusqu’en 1650 une polémique ardente, bien que plus modérée dans la forme et dans le fond, contre les réformés.
Fecht fait seul exception à ce point de vue ; nous le voyons, provoqué par les tentatives généreuses de Pfaff en faveur de l’union, signaler plusieurs hérésies des réformés dans chacun des douze articles du symbole des apôtres ! ! Ces ultraconfessionnels devinrent insensiblement une minorité insignifiante, et l’esprit des chrétiens évangéliques avait subi une si heureuse tranformation, que dès 1700, leurs critiques acerbes produisaient une impression toute contraire à celle qu’ils en attendaient. L’Allemagne du Sud elle-même en particulier (le Wurtemberg, grâce à l’influence de Chr.-M. Pfaff et Klemm, et la Franconie, sous l’impulsion de S. Urlsperger) se montra plus favorable à la cause de l’union dans le cours du dix-huitième siècle. Zinzendorf établit pratiquement, par l’organisation des communautés moraves, la possibilité pour les Églises évangéliques de s’unir, en prenant pour point de départ les bases fondamentales du salut, tout en conservant chacune son organisation particulière. Néanmoins nous ne comptons au dix-huitième siècle qu’un petit nombre de tentatives sérieuses.
L’esprit critique du dix-huitième siècle, tout en renversant les barrières confessionnelles, étouffa sous les étreintes de sa négation toute charité et toute piété vivante, et ne contribua que dans une faible mesure à l’union des Églises. L’âpreté du zèle confessionnel avait concentré toutes ses études et toutes ses ardeurs sur les questions secondaires, et leur avait sacrifié l’étude sérieuse des questions fondamentales. Aussi l’Église se trouva-t-elle, par un juste jugement de Dieu, presque désarmée en face des attaques furibondes de l’incrédulité, dont les vagues déchaînées entraînèrent dans une même ruine les questions secondaires, les livres symboliques et la vérité elle-même. La science critique et négative ne se souciait pas plus que ses adversaires de travailler au rapprochement des Églises. Ce qu’elle avait surtout à cœur, c’était la substitution à la grande idée de l’Église de sa philanthropie humanitaire et cosmopolite. Les négations sont fatalement stériles, parce que l’incrédulité ne peut avoir aucun intérêt à assurer l’unité de la foi.
Il n’en est pas moins manifeste que la grande révolution spirituelle du dix-huitième siècle a contribué dans une grande mesure à l’élargissement des cœurs, et à l’appréciation plus calme et plus recueillie au sein de la théologie moderne des luttes et des divergences du passé. La tempête, en dispersant aux quatre vents des cieux les institutions, les doctrines et les passions des diverses Églises, contraignit les esprits sérieux à rentrer en eux-mêmes et à se demander quels étaient les principes essentiels et vitaux du christianisme, dont ils devaient consacrer toute leur puissance spirituelle et morale à relever le drapeau, un moment abattu dans l’ardeur de l’action. Cette expérience salutaire et cette ardeur purifiée d’une foi si cruellement éprouvée contribuèrent au rapprochement des chrétiens des deux communions pénétrés du même désir, et rendirent impossible le rétablissement des anciennes barrières, au moins sous la forme absolue et antiévangélique du passé. Les jugements et les délivrances, que Dieu envoya à son Église pendant la crise napoléonienne, réveillèrent l’antique piété et le zèle languissant sous une forme conciliante, qui embrassait toutes les Églises dans un même amour. Frédéric-Guillaume III de Prusse, dans l’appel qu’il adressa à l’Allemagne le 27 septembre 1817, exprima les désirs et les tendances de son époque sous une forme simple et pratique, mais qui trouva un écho joyeux dans bien des cœurs.
Le troisième jubilé séculaire de la Réformation devait donner le signal du renversement de toutes les barrières élevées entre les disciples de Christ, et ramener au sein des Églises évangéliques une union sérieuse et vivante.
L’Église de Nassau précéda la Prusse dans cette voie nouvelle, et s’unit au mois d’août 1817 sous la direction d’un synode général. Le mouvement fut suivi par Anhalt-Bernbourg (1820), Waldeck, Pyrmont et Baden (1821), la Hesse (1818-1823). Marbourg se transforma en une université unie. Dessau se prononça dans le même sens, en 1827. La Prusse, dans le premier élan d’enthousiasme provoqué dans toute l’Allemagne par l’appel sérieux à l’union que son roi lui avait adressé, avait oublié les divergences profondes, qui séparaient encore les diverses communions chrétiennes, pour ne songer qu’aux grandes doctrines fondamentales du christianisme. Harms avait su mieux juger la situation, et sa prédiction fut réalisée par les violences et l’inintelligence des autorités civiles. On vit se former contre l’union une réaction luthérienne stricte, qui s’organisa en 1830 sous Scheibel, Steffens et Huschke en Église dissidente, tout en restant dans les limites de la modération et en montrant par son exemple les conséquences inévitables de toute œuvre sectaire. L’union reçut une organisation, calculée de manière à autoriser la présence dans son sein des diverses opinions confessionnelles, maintenues dans leurs droits particuliers. Après de nombreux tâtonnements, dont le plan de cet ouvrage ne nous permet pas de retracer l’histoire, l’idée primitive de l’union subit les modifications reconnues nécessaires et légitimes.
L’Église évangélique-unie, soutenue par le sentiment de la vraie catholicité de ses membres dans les questions fondamentales, forte de son unité et de son indépendance vis-à-vis de l’État, fut amenée à considérer les formes confessionnelles diverses des Églises particulières rattachées à elle comme des variétés d’un type commun, variétés, qui avaient chacune leur raison d’être, mais qui ne pouvaient en aucune manière troubler l’esprit de paix qui les pénétrait, et le lien qui les rattachait ensemble.
Nous pouvons considérer comme le défenseur le plus illustre et le plus puissant de l’union Schleiermacher, auquel ont succédé C.-F. Nitzsch (mort en 1868) et Jules Müller. La Prusse a donné à l’union une organisation légale, fondée sur les grands principes de la Réforme. Ce mouvement s’est communiqué à d’autres parties de l’Allemagne sous une forme libre, spontanée et sans caractère légal, et nous sommes en droit aujourd’hui d’affirmer l’unité spirituelle et vivante de l’Église évangélique allemande. Nous pouvons y rattacher la conférence évangélique, instituée à Eisenach par des députés de diverses Églises évangéliques, la société de Gustave-Adolphe, le Kirchentag, le comité de la mission intérieure, de la mission chez les païens, les sociétés bibliques, et autres institutions animées du même esprit, qui, en nous montrant les progrès accomplis par l’Église allemande dans le cours du dix-neuvième siècle, nous permettent d’augurer pour elle, au point de vue pratique et scientifique, un brillant et glorieux avenir.
Il nous reste à retracer le mouvement philosophique et théologique, à partir du point où nous l’avions laissé, c’est-à-dire à l’apogée du triomphe d’un subjectivisme exclusif. Nous serons appelé par cette étude à constater le rôle important joué par l’union dans le développement théologique des dernières années.