On a pu voir, dans le second volume de cet ouvrage, avec quelle fermeté la tradition latine du ive siècle affirmait la présence réelle de Jésus-Christ dans l’eucharistie. Poussant plus loin ses investigations, saint Augustin avait essayé de préciser le mode sacramentel d’exister et d’agir du corps et du sang divins. Il se l’était représenté comme un mode d’exister confinant à celui des esprits, comme un mode d’agir dont le terme était surtout spirituel, dont le principe était l’esprit vivifiant de Jésus-Christ glorieux et impassible. Mais cette explication ne détruisait pas l’affirmation première de la réalité du corps et du sang : spirituel ne s’opposait pas à réel. Saint Augustin l’avait bien entendu ainsi, et les auteurs des ve-viiie siècles après lui ne le comprirent pas autrement. Si quelques-uns d’entre eux, comme saint Léon, Salvien, Fauste de Riez, saint Grégoire, Bède, se contentent de proclamer simplement la foi de l’Église, en se défendant de toute spéculation ; si d’autres, comme l’africain Fulgence, se plaisent au contraire à reproduire les développements augustiniens sur le symbolisme de l’eucharistie et sa qualité de nourriture spirituelle, d’autres ne craignent pas de mêler les deux points de vue, et de tempérer en quelque sorte par ce mélange ce qu’un réalisme pur pouvait présenter de trop matériel, ce qu’un spiritualisme exclusif pouvait offrir d’indécis et de fragile. On trouve de ce procédé un spécimen assez maladroit dans les chapitres cxxxvi-cxxxviii du De cognitione baptismi de saint Ildefonse, qui fait suivre simplement l’exposé de l’enseignement ecclésiastique des commentaires augustiniens ; un exemple au contraire fort heureux dans ces lignes de Cassiodore : « Corpus et sanguinem suum (Salvator) in panis et vini erogatione salutariter consecravit… Sed in carne ista ac sanguine nil cruentum, nil corruptibile mens humana concipiat… sed vivificatricem substantiam atque salutarem, et ipsius Verbi propriam factam, per quam peccatorum remissio et aeternae vitae dona praestantur. » C’est un procédé qui se rencontre fréquemment dans les textes liturgiques de cette époque, à quelque rite d’ailleurs qu’ils appartiennent. En même temps qu’il y est question de manger, de recevoir le corps, de boire le sang de Jésus-Christ, il y est question de cibus, panis, mensa caelestis, de spiritales epulae, de poculum spiritale, autant d’expressions qui n’effacent pas les précédentes, mais qui mettent en évidence le caractère suprasensible de l’aliment divin dont il est question.
Mais le ive siècle n’avait pas affirmé seulement la présence réelle : il avait enseigné, par la bouche de saint Ambroise et de l’auteur du De sacramentis, que cette présence est obtenue par la conversion du pain et du vin au corps et au sang de Jésus-Christ. Cet enseignement est aussi continué. Il l’est comme un point acquis en quelque sorte, sans explications ni discussions, impliqué dans des formules courantes. En Espagne, on prie Dieu de conformer les oblata au corps et au sang du Seigneur plena transformatione. En France, on demande que le pain soit changé au corps, et le calice au sang du Christ (translata fruge in corpore, calice in cruore) ; on parle de panem mutatum in carne, poculum versum in sanguine ; et saint Germain de Paris († 575-577) explique que « panis in corpore et vinum transformatur in sanguine dicente Domino de corpore suo : Caro enim mea vere est cibus, et sanguis meus vere est potus. » En Angleterre, Bède écrit, il est vrai, moins clairement : « Panis et vini creatura in sacramentum carnis et sanguinis eius (Christi) ineffabili Spiritus sanctificatione transfertur. » La doctrine de la conversion eucharistique s’affermit donc puisqu’elle entre dans la liturgie.
A ces témoignages cependant on oppose celui du pape Gélase dans son traité De duabus naturis in Christo adversus Eutychen et Nestorium. Dans ce traité, le pape veut prouver contre les monophysites que dans l’union hypostatique, les deux natures humaine et divine du Christ conservent ce qui les constitue proprement, et, pour le prouver, il argue de ce qui se passe dans l’eucharistie. Les sacrements du corps et du sang du Christ que nous recevons sont certainement chose divine (divina res est) ; et tamen esse non desinit substantia vel natura panis et vini. L’eucharistie est une image de l’incarnation : or, dans les saints mystères, les éléments eucharistiques « in hanc, scilicet in divinam transeunt, sancto Spiritu perficiente, substantiam, permanentes tamen in suae proprietate naturae » ; donc aussi, dans ce mystère principal dont l’eucharistie est l’image, « dont elle nous représente vraiment l’efficacité et la vertu », les deux natures divine et humaine gardent leur être propre dans l’unique Christ. Pour que ce raisonnement soit valable, il ne suffit pas, comme on le voit, que la mineure affirme que, dans l’eucharistie, sont conservés les accidents, espèces ou apparences du pain et du vin — car les monophysites ne niaient pas que Jésus-Christ ne se présentât extérieurement comme un homme, — il faut qu’elle affirme que les éléments eucharistiques, même consacrés, même « passant en une substance divine », conservent néanmoins leur nature propre de pain et de vin. C’est bien, semble-t-il, ce que dit Gélase : « esse non desinit substantia vel natura panis et vini… permanentes tamen in suae proprietate naturae ». On l’a contesté, il est vrai, et l’on a essayé d’interpréter bénignement ses paroles. De fait, elles peuvent s’excuser, mais plus probablement, je crois, en faisant appel à une autre considération : c’est que Gélase ne donne pas ici un enseignement personnel, ne reproduit même pas l’enseignement romain et latin : il transcrit simplement, dans un ouvrage de polémique, et sans y prendre assez garde, des considérations qui ne sont pas siennes. On sait en effet que le traité De duabus naturis dépend de sources grecques et spécialement antiochiennes. D’autre part, l’argument formulé par Gélase se retrouve précisément dans l’Eranistes de Théodoret et dans la lettre à Césaire du Pseudo-Chrysostome. Si on remarque de plus que, dans cet argument, l’attribution au Saint-Esprit de la transformation des oblata accuse évidemment un emprunt aux grecs, on conclura sans difficulté que ces quelques lignes ne contiennent ni une idée personnelle du pape ni l’expression de la tradition latine : elles ne sont que la reproduction faite sans assez peser sa valeur, d’un des chefs d’attaque de la théologie orientale contre le monophysisme.
Gélase ne fut pas d’ailleurs le seul à se montrer peu favorable, par crainte de favoriser l’hérésie, à l’idée de conversion des éléments eucharistiques. On trouve dans Facundus d’Hermiane, avec le même souci, un passage qui soulève des difficultés semblables.
C’est aux paroles de Jésus-Christ prononcées à la dernière cène, nous l’avons dit ailleurs, que l’on attribuait très fermement en Occident, au ive siècle, la consécration du pain et du vin et la présence du Sauveur sur l’autel. Mais, à partir du ve siècle, si l’on n’en jugeait qu’à la surface, il semblerait qu’un certain flottement sur ce point se produit dans plusieurs parties de l’Église latine. D’abord, on constate un progrès de l’idée, venue des grecs, que la sanctification des offrandes est l’œuvre du Saint-Esprit. Puis, l’usage liturgique se divise. A côté de la liturgie romaine, on voit paraître les liturgies de type gallican dérivées des liturgies orientales, et qui toutes, en principe du moins, contiennent l’épiclèse. Les formules épiclétiques ont pu directement suggérer l’idée que je viens de dire : en tout cas, elles n’ont pu que la fortifier ; mais de plus, par leur teneur et par la place qu’elles occupent après les paroles de l’institution, elles risquaient de faire attribuer à l’épiclèse exclusivement, ou au Saint-Esprit invoqué dans l’épiclèse, la consécration effective des éléments eucharistiques. A ce danger ni saint Fulgence ni saint Isidore ne paraissent avoir complètement échappé. Le premier, se demandant pourquoi l’Église sollicite, dans l’offrande du sacrifice, la descente du seul Saint-Esprit « ad sanctificandum oblationis nostrae munus », répond entre autres choses : « Quando autem congruentius quam ad consecrandum sacrificium corporis Christi sancta Ecclesia (quae corpus est Christi) Spiritus sancti deposcat adventum ? quae caput suum secundum carnem de Spiritu sancto noverit natum. » De son côté, saint Isidore, parlant de l’épiclèse de la messe mozarabe, appelée conformatio, écrit : « Exhinc succedit conformatio sacramenti, ut oblatio quae Deo offertur, sanctificata per Spiritum sanctum, Christi corpori ac sanguini conformetur » ; et un peu plus loin : « Haec autem (scil. panis et vinum) dum sunt visibilia, sanctificata tamen per Spiritum sanctum, in sacramentum divini corporis transeunt ». Autrement dit, la conversion des oblata, résultat de la sanctification du Saint-Esprit, se produit dans la conformation ou épiclèse. — Malgré ces témoignages cependant, on aurait tort de croire que cette opinion fût commune en Occident, même dans les pays de liturgie gallicane. La preuve la plus péremptoire en est que, dans bon nombre des messes conservées de la liturgie gallicane, le post secreta, post pridie ou post mysterium, c’est-à-dire la prière qui représente l’épiclèse ou ne présente qu’un texte fort lâche, ou même ne fait aucune mention d’une consécration des offrandes à obtenir, non plus que de la personne du Saint-Esprit. On peut même croire que saint Germain de Paris, dans l’explication qu’il a laissée de la liturgie gallicane, attribue aux paroles de l’institution le changement du pain et du vin au corps et au sang de Jésus-Christ. Manifestement, on ne donnait pas en Occident à l’épiclèse la même importance qu’en Orient ; et l’enseignement de saint Ambroise sur la formule consécratoire de l’eucharistie, s’il avait été obscurci chez quelques auteurs, gardait généralement tout son crédit : « Invisibilis sacerdos, écrit nettement Fauste, visibiles creaturas in substantiam corporis et sanguinis sui verbi sui secreta potestate convertit, ita dicens : Accipite et edite, hoc est corpus meum. »
Puisque le corps et le sang de Jésus-Christ sont présents dans l’eucharistie pour être la nourriture des fidèles, ceux-ci ont le devoir de les recevoir de temps en temps. Saint Augustin, on s’en souvient, avait été entraîné par la controverse contre les pélagiens à soutenir que cette réception était absolument nécessaire même aux enfants pour entrer dans la vie éternelle, suivant le texte de Jean.6.54. Saint Fulgence vit l’excès, et le corrigea en enseignant que l’enfant satisfait suffisamment à l’injonction de Jésus-Christ contenu dans le Nisi manducaveritis, en devenant membre de Jésus-Christ par le baptême (de ossibus eius), en entrant dans le corps mystique de Jésus-Christ qui est l’Église. Quant à la fréquence de la communion, les principes restaient fixes, mais la pratique, naturellement, variait beaucoup avec les lieux et les personnes. Saint Isidore enseigne, comme saint Augustin, que l’on peut communier tous les jours, pourvu que l’on soit exempt dé péché grave et qu’on le fasse « cum religione et devotione et humilitate ». Gennade est à peu près du même avis ; mais il insiste pour que l’on communie au moins tous les dimanches. Même insistance de la part de Maxime de Turin. Cette communion dominicale était, en fait, pratiquée à Saint-Victor de Marseille, dans le couvent de Cassien. Cassien toutefois signale, en les blâmant, certains moines qui, dans d’autres monastères, ne communiaient qu’une fois l’an, afin de se préparer mieux à ce grand acte et d’être moins indignes du corps du Seigneur. Cependant peu à peu la coutume, puis les conciles et les évêques déterminèrent. des jours ou des temps de Communion obligatoire. Saint Léon suppose manifestement que tout chrétien communie à Pâques ; saint Césaire demande qu’on le fasse à Pâques et à Noël, et son concile d’Agde en 506 traite d’apostats les fidèles qui ne s’approchent pas de la sainte table à Noël, à Pâques et à la Pentecôte. Cette dernière règle devint, semble-t-il, le point de départ des exigences ultérieures du droit canonique en cette question.
Mais, quelle que soit la fréquence de la communion, nos auteurs requièrent toujours, pour qu’on la puisse faire, la pureté du cœur et l’exclusion des péchés plus graves. Les sermons de saint Léon, de saint Grégoire, de saint Césaire, sont tout remplis, aux approches des grandes solennités, d’exhortations à la pénitence, à la préparation de l’âme par la renonciation au péché : « Qui sacramentum suae reparationis intellegit carnis se vitiis debet exuere et omnes sordes abiicere peccatorum, ut intraturus nuptiale convivium, splendeat veste virtutum. » Les fautes vénielles et quotidiennes ne sont pas un obstacle à la communion, parce que la communion est avant tout « propter animae medicinam et purificationem spiritus » ; mais encore faut-il les déplorer et les effacer par le repentir.
Cette action purificatrice et médicinale est le premier effet de la communion : l’eucharistie nous rend « sanctos et immaculatos ». Sur son effet spécial et plus profond, saint Léon a écrit un mot qui dit tout : « Non enim aliud agit participatio corporis et sanguinis Christi quam ut in id quod sumimus transeamus, et in quo commortui et consepulti et conresuscitati sumus, ipsum per omnia et spiritu et carne gestemus. »
C’est surtout au point de vue pratique que s’est développée, dans la période qui nous occupe, la doctrine de l’eucharistie considérée comme sacrifice. Que la messe soit un sacrifice, un sacrifice dont Jésus-Christ est le prêtre et l’hostie, on continue de l’affirmer plus nettement que jamais. Quoi de plus vénérable que l’autel, s’écrie saint Maxime de Turin, « in qua Deo sacrificium celebratur… in qua Dominus est sacerdos… super aram Christus imponitur… super altare Domini corpus offertur… pro peccatoribus Christi sanguis effunditur… mors Domini quotidie celebratur… occisionis dominicae membra ponuntur… hostia Christus est et sacerdos ». La messe est un sacrifice dont celui de Melchisédec était la figure, et que Jésus-Christ a institué lui-même, pour être une perpétuelle commémoraison de sa passion et de sa mort : « In isto autem sacrificio gratiarum actio atque commemoratio est carnis Christi quam pro nobis obtulit, et sanguinis quem pro nobis idem Deus effudit. » Sacrifice essentiellement commémoratif par conséquent, mais aussi sacrifice réel, non seulement parce que la victime est réellement présente sur l’autel, mais encore parce qu’elle y est réellement immolée. Saint Germain de Paris en donne, dans son explication de la messe gallicane, un témoignage expressif à propos de la fraction du pain consacré : « Confractio vero et commixtio corporis Domini tantis mysteriis declarata antiquitus sanctis Patribus fuit, ut dum sacerdos oblationem confrangeret, videbatur quasi angelus Dei membra fulgentis pueri cultro concaedere, et sanguinem eius in calicem excipiendo colligere, ut veracius dicerent verbum dicente Domino carnem eius esse cibum et sanguinis esse potum. »
L’effet de ce sacrifice est d’abord d’effacer les péchés. des vivants. Comme à la cène et au calvaire, le Christ s’offre sur l’autel « in remissionem peccatorum ». « Lavat itaque nos (Christus) a peccatis nostris quotidie in sanguine suo, cum eiusdem beatae passionis ad altare memoria replicatur. » C’est ensuite d’effacer les péchés des morts, et de délivrer ces morts de la peine qu’ils ont à souffrir à cause de ces péchés dans l’autre vie. Le dogme du purgatoire, en se dégageant complètement à l’époque que nous étudions, entraîne comme conséquence une estime de plus en plus grande de la messe comme sacrifice expiatoire et propitiatoire, et comme moyen de soulager les défunts. Saint Grégoire a, sur ce point, donné surtout par ses Dialogues une impulsion décisive. A l’interrogation de Pierre : « Quidnam ergo esse poterit, quod mortuorum valeat animabus prodesse ? » le pape répond : « Si culpae post mortem insolubiles non sunt, multum solet animas etiam post mortem sacra oblatio hostiae salutaris adiuvare, ita ut hanc nonnunquam ipsae defunctorum animae expetere videantur » ; et il raconte immédiatement, à l’appui de son assertion, deux traits, dont le second est l’origine de la dévotion du trentain grégorien. Cette indication de saint Grégoire a été suivie, et elle a dû contribuer pour sa part à introduire l’usage des messes basses ou privées qui font leur apparition vers son époque.
Mais le sacrifice eucharistique n’obtient pas seulement aux vivants et aux morts la rémission de leurs péchés ; il obtient encore aux vivants les autres grâces spirituelles ou même temporelles dont ils ont besoin. Saint Grégoire aime à en donner des exemples, comme il l’a fait pour le soulagement apporté aux défunts.
On trouve, vers la fin de ses Dialogues, un passage qui résume assez bien ce que nous avons dit ici sur l’eucharistie, et qui peut conclure heureusement ce paragraphe :
« Haec namque singulariter victima ab aeterno interitu animam salvat, quae illam nobis mortem Unigeniti per mysterium reparat, qui licet resurgens a mortuis, iam non moritur, et mors ei ultra non dominabitur, tamen in semetipso immortaliter atque incorruptibiliter vivens, pro nobis iterum in hoc mysterio sacrae oblationis immolatur. Eius quippe ibi corpus sumitur, eius caro in populi salutem partitur, eius sanguis non iam in manus infidelium, sed in ora fidelium funditur. Hine ergo pensemus quale sit pro nobis hoc sacrificium, quod pro absolutione nostra passionem unigeniti Filii semper imitatur. Quis enim fidelium habere dubium possit, in ipsa immolationis hora, ad sacerdotis vocem caelos aperiri, in illo Iesu Christi mysterio angelorum choros adesse, summis ima sociari, terrena caelestibus iungi, unumque ex visibilibus atque invisibilibus fieri ? Sed necesse est ut cum haec agimus, nosmetipsos Deo in cordis contritione mactemus, quia qui passionis dominicae mysteria celebramus, debemus imitari quod agimus. Tunc ergo vere pro nobis hostia erit Deo, cum nos ipsos hostiam fecerimus. »