Nous avons déjà défini la prothèse divine comme l’acte arrêtant de toute éternité en Dieu même le plan du monde, fait de volonté et non pas de pensée, conseil libre, par conséquent, et souverainement libre : κατὰ τὴν εὐδοκίαν (Éphésiens 1.5), κατὰ τὴν βουλὴν τοῦ θελήματος αὐτοῦ, (Éphésiens 1.11).
Il résulte également de nos déterminations précédentes sur le rapport de la sainteté à la bonté divine que la raison de ce conseil divin réside simultanément dans le bien de la créature, comme χάρις, et dans la gloire de Dieu même : εἰς αὐτόν (Romains 11.35 ; comp. Psaumes 19.1 ; Ésaïe 6.3 ; Apocalypse 5.13). Ces deux fins sont réunies, Éphésiens 1.6 : εἰς ἔπαινον δόξης τῆς χάριτος αὐτοῦ, comme elles s’accordent dans toute existence normale.
Les dogmaticiens qui, cédant au penchant général de la pensée humaine pour la synthèse, se sont mis en quête d’un principe unique présidant au conseil divin du monde, se sont partagés entre les deux termes en présence. Les anciens dogmaticiens et déjà plusieurs des Pères, Clément de Rome, Tertullien, Lactance, puis Anselme de Canterbury, les anciens théologiens luthériens et calvinistes, et le dernier venu, Böhl, se sont attachés de préférence au principe de la glorification de Dieu par la créature : Finis creationis, a dit Quenstedt, ultimus est Dei gloria ; finis intermedius est hominum utilitas. En faveur de ce principe, Böhl n’a pas de peine à citer un grand nombre de textes de l’Ancien et du Nouveau Testament, qui se faussent, comme ceux qu’on leur oppose, en étant isolés les uns des autres.
La plupart des modernes, procédant par les éliminations opposées, identifient au contraire ce principe avec l’amour de Dieu, en décidant que la fin de la création est posée dans la créature.
Une seconde détermination de la prothèse divine éternelle, c’est que ce conseil d’amour et de grâce a été formé en Christ, qui a été à la fois préconnu : προεγνωσμένου (1 Pierre 1.20), et prédestiné pour en être l’exécuteur dans le temps : Jean 1.4 ; 14.6 ; Actes 4.12 ; Romains 8.29 ; Éphésiens 1.4,10 ; 3.11 (comp. 1 Timothée 2.5), comme c’est aussi pour lui : εἰς αὐτον que toutes choses ont été faites : Colossiens 1.16,20. Ainsi le Fils est glorifié par le Père, comme le Père par le Fils, dans l’œuvre de la rédemption : Jean 17.1.
A ce rapport de prédestination de Christ envers la créature, à raison duquel aucune créature, et spécialement aucune créature humaine, soit déchue, soit normale, ne saurait réaliser sa destination hors de Christ, répond un rapport de l’humanité envers Christ, à raison duquel tout homme, normal ou déchu, est prédestiné à trouver en lui le salut, la lumière et la vie — et c’est là une troisième détermination de la prothèse divine.
L’universalisme du conseil divin de grâce, formé de toute éternité en Christ envers la totalité de l’humanité, est établi par des témoignages scripturaires si fréquents et si décisifs qu’ils défient toute interprétation : contraire. Nous les classons sous deux rubriques A et B, selon qu’ils se rapportent au conseil divin supra ou infralapsaire.
A. Textes relatifs à l’universalisme supralapsaire : Matthieu 25.34, 41 ; Jean 1.4 ; 1 Corinthiens 15.28 ; Éphésiens 1.10.
B. Textes relatifs à l’universalisme infralapsaire : Jean 3.16 ; 12.32 ; Romains 11.32 ; Colossiens 1.20 ; 1 Timothée 2.4 ; Tite 2.11 ; 1 Jean 2.2 ; comp. Genèse 12.3 ; Ézéchiel 18.23, 32 ; 2 Pierre 3.9.
Les passages qui précèdent établissent :
1° Que la volonté divine, révélée dans le temps à l’égard de l’universalité des créatures, est identique à sa volonté formée en lui de toute éternité, sinon Dieu aurait révélé aux hommes le contraire de la vérité. D’après Jésus-Christ, la volonté éternelle était l’amour de Dieu envers le monde, et sa volonté révélée a été le don du Fils unique au monde (Jean 3.16).
2° Que cette volonté d’amour qui comprend le monde, comprend par là même tous les individus sans exception dont le monde se compose (πάντας) ; que quiconque (πᾶς) porte un nom d’homme et l’image de Dieu sur son front, est prédestiné au salut et à la vie en Jésus-Christ.
Les passages précités, auxquels d’autres pourraient être ajoutés, sont si clairs et si décisifs en faveur de l’universalisme du conseil divin d’amour envers l’humanité, qu’ils constituent la prémisse désormais indéfectible de la matière ici traitée, et quels que soient les arguments ou les difficultés qui pourraient surgir de notre étude subséquente, l’interprétation des textes scripturaires mis en cause ne saurait invalider ce premier résultat.
Contre l’universalisme du conseil divin d’amour et de grâce, on a allégué les textes qui paraissent réserver le nom d’élus, ἐκλεκτοί, à une certaine classe d’hommes, et rattacher l’appel divin κλῆσις à cette élection : ἐκλογή.
Parmi ces textes, il faut distinguer ceux où l’ἐκλογή désigne manifestement une prérogative économique dans le Royaume de Dieu, comme par exemple, Romains 9.11 (ἡ κατ’ ἐκλογὴν πρόθεσις), qui doivent être mis hors de cause pour le moment, et ceux où l’élection divine, ou l’appel qui en est la manifestation dans le temps, sont mis en rapport avec le sort éternel de la créature, comme Romains 8.28 (τοῖς κατὰ πρόθεσιν κλητοῖς) ; Éphésiens 1.4 (καθὼς ἐξελέξατο ἡμᾶς) ; 1 Pierre 1.1 (ἐκλεκτοῖς), etc.
Mais pour prouver que les textes de cette dernière catégorie, qui n’établissent pas, nous le reconnaissons, l’universalisme de la grâce, sont contraires à ce principe, il faudrait avoir établi : 1° que l’élection efficace des uns au salut n’a pas été subordonnée à la préconnaissance divine de la foi de l’homme, tandis que cette subordination est au contraire supposée : Romains 8.28-29 ; 1 Pierre 1.2 (ἐκλεκτοῖς κατὰ πρόγνωσιν) ; 2° que les réprouvés n’ont pas été les objets de la même élection divine, mais devenue inefficace à leur égard par leur faute : Matthieu 20.16 ( πολλοὶ γάρ εἰσιν κλητοί ὀλίγοι δὲ ἐκλεκτοί) ; 3° que ceux qui, à un moment donné, n’ont pas été atteints efficacement par la prédication du salut (Actes 13.48), sont exclus définitivement de la chance de l’être un jour, soit dans cette économie, soit dans une économie future (Romains 11.32 ; Matthieu 12.32).
« L’appel, a écrit M. Godetr, est l’invitation que Dieu adresse à l’homme quand par la prédication de son Evangile il lui offre le salut en Christ. Cet appel par la Parole est toujours accompagné d’une action intérieure de l’Esprit qui tend à rendre la prédication efficace. Les théologiens partisans de la prédestination absolue, ont nié la généralité de cette action interne de la grâce ; ils ont prétendu que celle-ci n’accompagne l’appel extérieur que chez les élus. On a même été jusqu’à distinguer entre une vocation sérieuse et par conséquent efficace, et une vocation non sérieuse et par conséquent impuissante. Mais on se demande quel pourrait être, de la part de Dieu, le but d’un appel non sérieux, c’est-à-dire qu’il ne chercherait pas lui-même à rendre efficace ? Il a été répondu que le but de cet appel était de rendre inexcusables ceux à qui il était adressé. Mais si Dieu lui-même s’est refusé à donner la grâce nécessaire à l’acceptation, en quoi celui qui refuse est-il rendu par là plus inexcusable ? Il faut donc reconnaître que quand l’apôtre parle dans ses épîtres de l’appel divin, il réunit toujours dans ce terme les deux notions d’appel extérieur par la Parole et d’appel intérieur par la grâce, et que l’expression de l’apôtre : les appelés selon le dessein, n’a nullement pour but de distinguer deux classes d’appelés, ceux qui le seraient selon le dessein, et ceux qui ne le seraient pas selon le dessein. Tous sont appelés également sérieusement. Seulement il arrive que les uns consentent à s’abandonner à l’appel et que les autres s’y refusent. Cette distinction est indiquée par Jésus dans cette parole : « Il y en a beaucoup d’appelés, mais peu d’élus », Matthieu 20.16. Les élus, dans ce passage, sont ceux qui acceptent l’appel et qui sont par là tirés du milieu du monde qui périt ; les appelés sont ceux qui, n’acceptant pas l’appel, restent uniquement des appelés, et cela pour leur condamnation. Dans les épîtres, les apôtres s’adressant aux chrétiens, n’ont pas besoin de faire cette distinction, puisque la qualité d’acceptants est d’avance attachée aux individus auxquels ils s’adressent, par le fait même qu’ils sont entrés volontairement dans l’Eglise. Il en est ici comme d’un homme qui dirait à ses hôtes, déjà accueillis dans sa demeure : « Usez de tout ce qui est ici, car vous êtes mes invités ». Il est évident qu’en s’exprimant ainsi, il ne distinguerait pas l’invitation de l’acceptation, cette dernière notion étant impliquée dans le fait même de leur présence. »
r – Commentaire sur l’Épître aux Romains.
A côté des textes scripturaires qui paraissent établir le particularisme de l’amour et de la grâce, on allègue également ceux où l’endurcissement et la condamnation de l’homme paraissent rapportés au conseil divin : Ésaïe 6.9-10 (comp. Matthieu 13.14 ; Marc 4.12 ; Luc 8.10 ; Jean 12.40 ; Actes 28.26 ; Romains 11.8) ; Jean 17.12 ; Romains 9.18, 22 ; 1 Pierre 2.8.
« II y a des vaisseaux appareillés à perdition, écrit Calvin à propos de Romains 9.22s, c’est-à-dire destinés et comme voués à perdition : ce sont aussi « vaisseaux d’ire » : c’est-à-dire faits et formés à cela qu’ils soient exemple de la vengeance et fureur de Dieu. Si le Seigneur les supporte patiemment pour quelque temps, ne les destruisant point du premier coup, mais différant le jugement et la condamnation qui leur est apprestée, et ce pour donner à cognoistre les signes de sa rigueur, afin que les autres aient crainte voyans ces exemples si horribles et espovantables : aussi pour monstrer plus magnifiquement sa puissance, à laquelle il les fait servir en beaucoup de sortes, et d’avantage afin que par là soit mieux cognuë et reluise plus à clair la grandeur de sa miséricorde envers les éleus : qu’est-ce qu’il y a en ceste dispensation et procédure qui soit digne de répréhension ? Au reste, quant à ce qu’il n’exprime point d’où vient cela qu’il y a des vaisseaux appareillés à perdition, il ne s’en faut point esbahir. Car, il présuppose par ce qu’il a dit ci-dessus, que la cause en est cachée au conseil éternel de Dieu et incompréhensible : duquel il nous faut plustôt adorer la justice, que la sonder ou chercher curieusement. »
s – Commentaire sur le Nouveau Testament.
Nous constatons immédiatement que précisément cette cause n’est point indiquée dans le texte en question, tandis que l’apôtre a soin de rapporter expressément à Dieu dans le même verset la préparation des élus pour la gloire (ἃ προητοίμασεν εἰς δόξαν). Nous constatons de plus la différence des deux verbes dans les deux membres ; dans l’un : κατηρτισμένοι, disposés, indiquant un agencement terminal ; dans l’autre : προητοίμασειν, une préparation précédant le développement historique lui-même.
Pour que les passages précités pussent contredire le principe de l’universalisme de l’amour et de la grâce, il faudrait de même avoir établi que l’endurcissement et la condamnation de l’homme n’ont point été motivés par son propre endurcissement volontaire, comme dans le cas de Pharaon et du peuple d’Israël ; que l’endurcissement de l’homme présenté dans le cas de Judas comme un accomplissement inévitable des Ecritures, n’était pas compris dans la préconnaissance divine des excès de la méchanceté humaine, sans avoir été prédéterminé pour cela ; et que dans les cas même où l’endurcissement de l’homme paraît rapporté, pour une part, à une causalité divine absolue (Romains 9.18), cet endurcissement a été définitif.
Il est bien intéressant de remarquer dans les sentences finales prononcées par le Juge suprême sur les deux grandes fractions de l’humanité, que, tandis que l’héritage de gloire est annoncé comme préparé aux élus dès avant la fondation du monde (Matthieu 25.34), le feu éternel n’était préparé que pour le diable et ses anges (41).
Nous concluons de tout ce qui précède que toute créature unie au Fils, soit qu’elle n’ait pas cessé de l’être, soit qu’elle soit rentrée dans cette relation temporairement interrompue, est entrée ou rentrée par là même dans le plan normal de Dieu à l’égard du monde et d’elle-même, et s’étant mise elle-même au bénéfice du décret prédestinant toute créature à la sainteté dans la félicité éternelle, elle est élue en droit et en fait.
Toute créature réprouvée, au contraire, s’il en existe, aura prouvé qu’elle s’est séparée de Christ, s’est placée par là même en dehors du plan normal de Dieu à l’égard du monde et d’elle-même, et ayant répudié la condition potée par !e décret prédestinant toute créature à la sainteté dans la félicité éternelle, elle sera rejetée à la fois loin de Dieu et de sa propre destinée.
La raison pour laquelle Dieu n’a pas laissé d’appeler à l’existence les créatures dont la rébellion finale était préconnue, se trouve dans le rapport normal de la prescience à la liberté créée, qui n’étant pas déterminée, ne doit pas être non plus supprimée par elle.