Théologie Systématique – III. Prolégomènes et Cosmologie

Définition scripturaire des actes divins anté-historiques

Les actes divins qui ont présidé à la formation de l’univers moral, et ceux tout spécialement qui ont concouru à l’œuvre du salut de l’humanité, peuvent être distingués en actes anté-historiques, accomplis hors du temps, et historiques, accomplis dans le temps. Ils sont énumérés et supputés à six : Romains 8.29-30. Nous n’avons à nous occuper ici que des trois premiers que nous désignerons en empruntant la terminologie de Paul, comme la πρόθεσις, la πρόγνωσις et le προορισμός. Les trois actes subséquents : appel, justification et glorification, étant accomplis dans le temps, et ayant un rapport spécial à l’œuvre du salut, seront traités dans la deuxième partie de la dogmatique.

Le mot πρόθεσις et le verbe moyen προτίθεμαι se rencontrent dans plusieurs passages du Nouveau Testament et en particulier chez saint Paul, dans deux sens distincts ; tantôt signifiant propos considéré comme acte de l’homme (Actes 11.23 ; 27.13 ; 2 Timothée 3.10) ; se proposer (Romains 1.13), et la particule πρό prend dans ce cas le sens local : devant, et non temporel : d’avance ; tantôt et le plus souvent l’acte est rapporté à Dieu, et désigne le conseil arrêté d’avance en Dieu même concernant le monde, l’humanité ou le peuple de Dieu (Romains 8.28 ; 9.11 ; Éphésiens 1.11 ; 3.11 ; 2 Timothée 1.9).

« Paul, dit M. Godet, emploie souvent cette expression dans un sens plus ou moins étendu ; ainsi 2 Timothée 1.9, il l’applique spécialement au salut par grâce, sans les œuvres ; Éphésiens 1.11, ce terme est rapporté à l’élection de grâce du peuple d’Israël ; Romains 3.25, le dessein de Dieu (προέθετο) a pour objet le sacrifice expiatoire de Christ. Les passages en quelque sorte classiques, et où ce terme est pris dans son sens le plus général, se trouvent dans l’Epître aux Ephésiens : Éphésiens 1.3-11 ; 3.11. Nous voyons ici que le dessein de Dieu est éternel (avant les siècles), qu’il repose sur Christ (en Jésus-Christ), et qu’il a été conçu librement, uniquement en vertu de l’amour divin (le décret de sa volonté, selon son bon plaisir)q. »

qCommentaire sur l’épître aux Romains.

Le substantif πρόγνωσις et le verbe προγιγνώσκειν se rencontrent dans les passages suivants, qui se rapportent également tantôt à l’homme (Actes 26.5 ; 2 Pierre 3.17), tantôt, et le plus fréquemment, à Dieu : le substantif, dans Actes 2.23 ; 1 Pierre 1.2, où il est mis en rapport avec l’élection divine qui en dépend : ἐκλεκτοῖς κατὰ πρόγνωσιν ; le verbe, dans Romains 8.29 ; 11.2 et 1 Pierre 1.20, où cet acte a Christ pour objet.

Le substantif προορισμός, en revanche, ne se rencontre pas dans le Nouveau Testament, mais le verbe προορίζειν y est assez fréquent, et est rapporté uniquement à Dieu : Actes 4.28 ; Romains 8.29-30 ; 1 Corinthiens 2.7 ; Éphésiens 1.5,11.

Nous ne savons sur quelle raison s’appuie l’affirmation de Rothe que le verbe προορίζειν ne désigne point un acte anté-temporel. Nous en avons de péremptoires qui établissent le contraire ; entre autres le texte : 1 Corinthiens 2.7, dont on se contente de nous dire en note : « Die Stelle stehet hiemit nur scheinbar im Widerpruch ». La place qu’occupent les mots : οὓς δὲ προώρισεν Romains 8.30, avant : τούτους καὶ ἐκάλεσεν, et la relation de προορίσας ἡμᾶς (Éphésiens 1.5) à ἐξελέξατο ἡμᾶς ἐν αὐτῷ πρὸ καταβολῆς κόσμου, (v. 4), nous paraissent également contraires à cette opinion.

Il résulte d’une première inspection du passage : Romains 8.28-30, que l’acte désigné par πρόθεσις, s’oppose aux deux autres qui sont annoncés par les formes verbales : οὕς προέγνω, οὓς προώρισε qu’il les domine et les renferme. Comme s’exprime Beck, le προγιγνώσκειν et le προόριζειν apparaissent comme les deux moments de la πρόθεσις. Ce rapport nous est confirmé en ce qui concerne spécialement le προόρίζειν dans l’expression : προορισθέντες κατὰ πρόθεσιν (Éphésiens 1.11). Et nous pouvons ici déjà, d’après les passages cités plus haut, définir la πρόθεσις divine comme suit : L’acte par lequel le plan du monde comprenant toutes les déterminations de la volonté divine, tant celles qui sont absolues que celles qui sont relatives aux actes de la volonté humaine, a été arrêté de toute éternité en Dieu même, tel qu’il devait se réaliser dans l’espace et dans le temps.

Etant donné le rapport du second et du troisième terme au premier, la πρόθεσις, nous demandons ensuite quel est le rapport entre la préconnaissance divine (προγιγνώσκειν) et la préordination divine (προορίζειν) : ces termes sont-ils synonymes dans la pensée de l’apôtre, comme l’ont voulu les prédestinatiens, ou s’ils désignent au contraire des actes distincts, ces actes sont-ils coordonnés ou subordonnés l’un à l’autre ?

Nous connaissons déjà l’opinion de Calvin sur le rapport de la prescience à la prédestination divine. Voici un passage de son commentaire de Romains 8.29 :

« Cette connaissance de Dieu précédente, de laquelle Paul parle ici, n’est pas une prescience nue, comme imaginent follement aucuns mal exercés, mais l’adoption par laquelle il a toujours discerné les enfants d’avec les réprouvés… Par quoi, ceux desquels j’ai parlé concluent mal à propos que Dieu n’a éleu, sinon ceux desquels il a préveu qu’ils seraient dignes de sa grâce.… Saint Paul aussi en ce lieu répète par un autre mot ce qu’il avait naguère touché du conseil de Dieu. Dont s’ensuit que cette cognaissance qu’il attribue à Dieu dépend de son bon plaisir ; d’autant que Dieu, en adoptant ceux qu’il a voulu, n’a estendu sa prescience à chose qui fut hors de sa majesté, mais seulement a marqué ceux qu’il voulait élire. »

Le point unique sur lequel nous soyons d’accord avec l’opinion précitée, c’est que la prescience divine n’est pas une préconnaissance nue et purement intellectuelle ou représentative de l’objet. Partout dans l’Ecriture, la connaissance divine est accompagnée d’une affection, soit d’amour soit de colère, selon l’objet auquel elle se rapporte.

M. Godet nous paraît avoir réfuté victorieusement dans son commentaire sur ce passage, l’identification de la prescience et de la prédestination :

« Par le οὓς προέγνω, ceux qu’il a préconnus, Paul indique évidemment la condition du προώρισεν, il les a prédestinés. Le décret de prédestination (προορισμός) a pour fondement l’acte de préconnaissance (πρόγνωσις). Qu’entend saint Paul par ce dernier ? Les uns ont donné à ce mot préconnaitre le sens d’élire, choisir, destiner à l’avance (Mélanchton, Calvin, etc). Non seulement ce sens est arbitraire, puisqu’il est sans exemple dans le Nouveau Testament ; mais ce qui s’y oppose plus décidément encore, c’est ce qui suit : il les a aussi prédestinés ; car les deux verbes auraient dans ce cas-là un sens identique et ne pourraient être liés par la particule de gradation καί, aussi, surtout en face du v. 30, où les degrés successifs de l’action divine sont strictement distingués et gradués.… Il n’est pas un passage du Nouveau Testament où le mot connaître ne renferme avant tout la notion de connaissance proprement dite. 11 en est de même du mot préconnaitre ; comp. Actes 26.5 ; 2 Pierre 3.17. Dans le passage Actes 2.23, la préconnaissance est expressément distinguée du décret arrêté, et ne peut désigner par conséquent que la prescience. »

Nous concluons, nous de même, et de l’usage constant du Nouveau Testament, et de l’emploi fait dans Romains 8.29-30, des deux termes distincts : προέγνω et προώρισε, tout d’abord : qu’ils désignent des actes distincts, l’un de préconnaissance divine, l’autre de préordination divine ; et nous concluons en outre de la postposition de l’acte de la préordination par rapport à l’acte de la préconnaissance, que le premier est subordonné au second ; que le second renferme la condition du premier ; que, par conséquent, l’objet de la préordination divine indiqué par l’apôtre étant non pas la foi, mais la grâce dans la gloire : συμμόρφους τῆς εἰκόνος τοῦ υἱοῦ αὐτοῦ (v. 29), l’objet sous-entendu de la préconnaissance divine est, conformément à l’enseignement constant du Nouveau Testament et de l’Ecriture, la foi de l’homme à la grâce, condition de la gloire. La foi de l’homme étant préconnue dans le conseil divin, Dieu a préordonné les conditions particulières, locales, temporelles et individuelles, dans lesquelles le conseil éternel de grâce (πρόθεσις) se réaliserait à l’égard de chaque fidèle, depuis le moment de sa conversion, jusqu’à celui de la consommation du salut, où il sera devenu entièrement conforme à l’image de Christ .

Tout en étant, comme on vient de le voir, d’accord avec M. Godet sur le fond des choses, nous aurions des réserves à faire sur l’ordre des formules qui résument son exégèse de Romains 8.30.

La prédestination renferme selon lui :

  1. Le décret (προορισμός), par lequel Dieu a décidé de conduire à la ressemblance parfaite de son Fils quiconque croira.
  2. La prévision (πρόγνωσις) de tous les individus qui adhèrent librement à l’invitation divine de participer au salut.
  3. arrangement de toutes les lois et de toutes les circonstances de l’histoire en vue de la réalisation du plan glorieux conçu en faveur des préconnus.

Nous substituons sous le point 1, la πρόθεσις au προορισμός que nous reportons au point 3, et que nous rendons par préordination.

Cela dit, nous distinguons dans la Prothèse ou conseil éternel de Dieu à l’égard du monde, les déterminations universelles de la volonté divine, celles qui se rapportent à titre égal à l’universalité des créatures, et les déterminations particulières, qui ne se rapportent qu’à une partie d’entre elles, et celles-ci à leur tour se diviseront en déterminations conditionnelles et inconditionnelles.

chapitre précédent retour à la page d'index chapitre suivant