Théologie Systématique – III. Prolégomènes et Cosmologie

Résumé historique de la doctrine de la prédestination

Jusqu’à Augustin, l’Eglise latine et l’Eglise grecque enseignèrent de concert la conditionnalité du salut par la conduite de l’homme, et la subordination de la prédestination à la prescience divine, celle-ci étant réputée non causative, mais seulement représentative du fait humain.

Ainsi déjà Justin : « Quand l’Esprit saint nous annonce que des anges ou des hommes seront punis, c’est qu’il prévoit que, devenus coupables, ils n’auront pas voulu changer ; mais il ne veut pas dire que Dieu les ait rendus tels qu’ils auront été. Qu’ils fassent donc pénitence, et ils pourront tous, s’ils le voulaient, obtenir miséricorde. »e

eDialogue avec le Juif Tryphon, ch. 141, traduction de De Genoude. Gretillat donne ce passage en grec. (ThéoTEX)

Ce rapport est exprimé plus nettement encore par Origène dans les passages suivants de ses Commentaires : « Et nous devons dire que la prescience n’est pas la cause de ce qui arrive… et même c’est l’évènement futur qui est la cause de cette prescience. L’événement n’arrive pas parce qu’il a été préconnu, mais il a été préconnu parce qu’il devait arriver. »f

f – Fragments de son commentaire sur la Genèse. Traduction ThéoTEX, Gretillat cite en grec.

Selon Tertullien de même, Dieu est l’auteur seulement du malum poenæ, non du malum culpæ.

Augustin est donc le premier auteur responsable de la doctrine dite de la prédestination, et il a conscience de ce rôle : Veteres patres non adeo accurate tractasse hanc quæstionem, sed tantum occasione oblata breviter sententiam suam aperuisse.g

g – Il semble que Gretillat croit faussement que cette citation est extraite du Don de la Persévérance de Augustin, tandis qu’on la trouve dans de Gratia et Libero Arbitrio, du Cardinal Bellarmine. (ThéoTEX)

Toutefois, la doctrine de la prédestination de saint Augustin, provoquée par l’apparition de l’hérésie de Pelage, doit, pour être bien entendue, être mise en regard de sa conception générale du péché, qui fut elle-même chez lui l’effet d’une réaction excessive contre le manichéisme, dont il s’était séparé.

Saint Augustin a identifié l’être et le bien, et par conséquent la privation de l’être et le mal : Quidquid est, in quantum est, bonum est. — Le mal absolu ne saurait être, car ce serait la suppression de tout être, le retour au néant ; il ne saurait y avoir qu’un mal relatif, qui est la perte de l’essence prêtée de Dieu. La volonté mauvaise ne produit que la vanité, et ne saurait troubler l’ordre vrai établi de Dieu ; c’est une volonté plus faible, défaillante ; une volonté qui a perdu sa vraie énergie.

La conséquence logique du point de vue consistant si identifier l’imperfection de l’être avec le mal, est l’inhérence du mal à toute existence finie, qui participe de l’être comme créée, et du non-être comme issue du néant. La prédestination au mal devait donc se confondre avec la prédestination à l’existence de toute créature finie. La causalité divine n’est efficiens qu’à l’égard du bien qui seul est effectio, et deficiens à l’égard du mal qui est defectio : « Ad bona facienda liabent causas efficientes ; in quantum autem deficiunt et ex hoc mala faciunt, causas habent deficientesh ».

hDe civ. Dei, XII, 8.

Mais si le mal est identifié à l’imperfection de l’être, étant réputé la condition d’existence du bien, le mal est compris comme le bien dans le plan du monde, et la chute était préordonnée avec l’existence même de la créature humaine. La logique devait amener Augustin au supralapsarisme, c’est-à-dire à cette forme de la doctrine de la prédestination divine qui consiste à y comprendre la première chute de l’homme elle-même.

Toutefois, cette conclusion n’est pas tirée, du moins pas avec conséquence, et la doctrine d’Augustin présente sur ce point une ambiguïté ou des hésitations non résolues ; car tantôt il enseigne que l’homme créé bon, et doué de liberté pour le bien, quoique non pas encore du don de persévérance, avait reçu de Dieu l’aptitude nécessaire pour retenir le bien ou pour l’abandonner ; et ailleurs, identifiant déjà la prescience et la prédétermination divine, il enseigne que la chute prévue de toute éternité, était inévitablement comprise dans le plan universel du monde.

La même ambiguïté atteint la conception même du péché, selon que l’auteur se meut dans le domaine spéculatif, ou qu’il est dominé par l’intérêt pratique. Dans ce dernier cas, le péché cesse d’être pour lui une simple privatio pour devenir une corruptio ou perversio arbitraire et accidentelle, qui dans l’humanité ne date que de la première chute de l’homme.

Selon la doctrine infralapsaire, dont Augustin a été l’initiateur, c’est du sein de l’humanité déchue et réduite par la faute d’Adam à l’état de massa corruptionis, que le décret de prédestination a fait sortir le petit nombre des élus, tout en laissant tous les autres dans cet état de perdition qui était leur nature. Cette élection a été inconditionnelle, c’est-à-dire qu’elle n’a été déterminée en aucune façon par la prévision de la conduite diverse des individus, lesquels dans leur état de nature, étaient tous également incapables d’accepter le salut : Ex sola Dei voluntate et gratia pendere diferentiam inter homines, non ex ullis præcedentibus animæ actionibusi.

iDe peccatorum meritis et remissione, I, 22.

Ce décret d’élection est ce qu’Augustin nomme prædestinatio ; les non-élus sont seulement præsciti : différence qui s’évanouit aussitôt en fait, puisque la prescience et la prédestination se couvrent l’une l’autre.

La liberté chez Augustin comme chez Schleiermacher — car ni l’un ni l’autre ne renoncent à l’emploi de ce mot, — se réduit donc à la sensation de la liberté. Augustin distingue ici entre contrainte et nécessité. En tant que la volonté s’exerce sans contrainte intérieure, elle est appelée libre. Mais en tant que la prescience divine a prédéterminé souverainement tous les actes de la volonté humaine, en en excluant toute faculté de choix, ces actes sont objectivement nécessaires. La foi elle-même est un don de la gratia præveniens. Celle-ci agit en l’homme indeclinabiliter et insuperabiliter, et par cette opération intérieure, affranchissant la volonté de l’homme de la contrainte du mal, lui restitue la vraie liberté qui n’est que la nécessité du bien. Cette grâce prévenante, efficace, opérante et coopérante fait défaut aux non-élus, qui pour cette raison restent dans leur état de corruption naturelle.

Le nombre des prédestinés est déterminé : Certus est numerus electorum, neque augendus, nequeminuendusj. Cette grâce particulière qui arrache les uns à la massa et y laisse les autres, en même temps qu’elle est irrésistible, est aussi inamissible ; elle est accompagnée chez les élus du donum perseverantiæ ; en sorte que celui qui retombe, prouve par là même qu’il n’avait jamais été prédestiné : Qui cadunt et pereunt, in prædestinatorum numero non fuerunt ; ipse eos facit perseverantes in bono, qui facit bonosk.

jDe corruptione et gratia

kIbidem

Augustin se débarrasse de diverses façons des passages qui paraissent établir l’universalité du conseil de grâce, comme 1Tim.2.4 : « Ce tous, dira-t-il par exemple, doit être entendu distributivement, de gens de toute nation, âge, race et étatl. » — Ailleurs : « Quia facit ut salventur omnes qui salvantur ». C’étaient là, il faut le reconnaître, des défaites peu dignes d’un si grand esprit.

lEnch. Cap. 103. On retrouvera ces curiosa de l’interprétation, qui n’ont plus l’excuse de l’ancienneté, et que l’on pourrait appeler des évictions du sens naturel par la dogmatique, sous la plume de Böhl, Dogmatik, pages 286 et 287.

Sur deux points seulement, d’ailleurs secondaires en fait, Augustin a laissé à ses successeurs le soin d’aggraver la doctrine de la prédestination. Nous l’avons vu hésiter entre le supralapsarisme et l’infralapsarisme, et rester plutôt favorable à cette dernière alternative. Nous l’avons vu aussi distinguer entre la prédestination des élus et la prescience seule dont les réprouvés seraient les objets. Ces distinctions sophistiques devaient disparaître.

Gottschalk (ixe siècle) enseigna le premier la predestinatio duplex ou gemina, qui est l’élection divine directe et absolue des uns pour le salut, des autres pour la perdition : « Gemina est prædestinatio, electorum ad requiem, reproborum ad mortem. » Cette doctrine fut condamnée au nom de l’augustinianisme, dont elle était au contraire une fidèle interprétation, à Mayence et à Chiersy en 848.

Il est remarquable que le pélagianisme inhérent à la doctrine catholique, et qui domina la scolastique du moyen âge, ait poussé tous les précurseurs de la Réforme, et entre autres les deux principaux, Jean Wiclef (xive siècle) et Jean Huss (xve ), comme au xvie siècle tous les réformateurs eux-mêmes, et plus tard encore les jansénistes, vers la doctrine de la prédestination absolue, qui semblait être la seule réaction efficace contre l’erreur régnante. Cette doctrine parut même si capitale à Luther qu’il déclara qu’il sacrifierait tous ses ouvrages plutôt que son traité du Servum arbitrium qu’il plaçait à côté du Catéchisme.

C’est le trafic des indulgences qui ressuscita en Allemagne le principe de la gratuité du salut, avec lequel se confondit aussitôt dans l’esprit de tous les réformateurs, Mélanchton y compris, la négation absolue de la liberté humaine.

Luther hérita de saint Augustin dès l’abord, et déjà dans son traité : De servo arbitrio (1525) dirigé contre Erasme, les prémisses et les conclusions principales de la doctrine de la prédestination, qu’il poussa toutefois jusqu’au supralapsarisme. C’est encore à l’antique préjugé philosophique, qui dominait chez lui à son insu le théologien et l’interprète des Saintes-Ecritures, qu’il fait rapporter cette notion de l’absoluité divine dans laquelle l’action divine universelle et immuable se confondait, comme chez Augustin déjà, avec la prescience divine. « Est hoc imprimis necessarium et salutare Christiano nosse quod Deus nihil præscit contingenter, sed quod omnia incommutabili et æterno infaillibilique voluntate et prævidit et proponit et facit. »

C’est surtout dans la distinction qu’il crut pouvoir introduire dans la volonté de Dieu que l’adversaire d’Erasme parut mal inspiré : « Dieu dit sans doute que nous devons garder ses commandements ; mais tu accordes toi-même que nous ne pouvons rien sans la grâce. Quand Dieu dit : Si vous voulez garder mes commandements, faites ceci ou cela, il se moque de nous et il pense : Voyez si vous le pouvez ! Toutes les lois ne sont destinées qu’à nous montrer que nous devons, mais que nous ne pouvons pas.

Quant aux passages qui disent que Dieu veut que tous les hommes soient sauvés, qu’il ne veut pas la mort du pécheur, nous devons distinguer entre la volonté manifeste — revelata — et la volonté cachée, — occulta. Sa volonté proclamée est sans doute que tous suivent l’appel au salut, et que nous soyons déclarés coupables de ne pas le faire. Sa volonté cachée détermine ceux dont il ne veut pas restaurer la volonté pervertie ; et selon cette volonté, il veut la mort du pécheur. »

C’était là un nouvel exemple de ces déplorables distinctions qui, dans le but d’accorder le système avec l’Ecriture, aboutissaient à faire Dieu menteur.

Luther, il est vrai, adoucira plus tard l’expression de sa doctrine, pour l’accommoder aux nécessités de la pratique, sans que toutefois il en ait jamais répudié la donnée essentielle. « Christ, dira-t-il en des termes que nous pourrions admettre, est le fondement et le miroir de la prédestination. Quand tu entendras Christ, que tu seras baptisé en son nom et que tu aimeras sa parole, tu seras certainement sauvé et sûr de ton salut. »

Zwingle a formulé son déterminisme dans son traité : De Providentia entre autres (1530), en des paradoxes plus offensants encore pour la conscience humaine : « Dieu est l’Être absolu ; Il est seul bon de nature et tout ce qui est vraiment bon est Dieu. Tout ce qui est hors de Dieu, toutes les créatures ne sont bonnes que pour autant qu’elles tiennent leur être de Lui ». De ces prémisses, confinant au panthéisme de la substance, résultaient des conséquences qui tendaient de nouveau à rapporter à Dieu même la causalité du mal, ou plutôt à détruire la réalité transcendante du mal lui-même : « Lorsque nous disons que c’est la Providence qui a fait tel ou tel crime commis par l’homme, nous parlons improprement ; car pour autant que c’est le fait de Dieu, ce n’est pas un crime, puisque comme juste, il n’est soumis à aucune loi. Le crime, que ce soit un meurtre ou un adultère, dont Dieu est l’auteur ou l’incitateur, n’est pas le crime ; mais il est crime pour autant qu’il est le fait de l’homme (!) »

A l’inverse d’autres réformateurs, Calvin a accentué de plus en plus la doctrine de la prédestination, depuis la première édition de l’Institution, en 1535, qui n’était d’ailleurs qu’un court manuel d’instruction religieuse, à celles qui se succédèrent de 1539 à 1559, et au traité : De Prædestinatione et Providentia Dei (1550). Dans cette forme définitive de la doctrine de Calvin, se rencontrent les deux éléments extrêmes : la prédestination double et supralapsaire, bien qu’il prétendit à cette époque même avoir évité les durs paradoxes de Zwingle. — C’est ainsi qu’il écrit à Bullinger en 1552 : Zwinglii libellus (de providentia), ut familiariter inter nos loquamur, tam duris paradoxis refertus est, ut longissime ab ea quam adhibui moderatione distet.

Sa propre doctrine est cependant suffisamment accentuée, et l’on ne voit guère en quoi elle pourrait être renforcée. Pour lui, comme pour saint Augustin, prescience et prédestination sont identiques.

La prédestination est définie comme suit : « Le conseil éternel de Dieu par lequel il a déterminé ce qu’il voulait faire d’un chacun homme. Car il ne les crée pas tous en pareille condition : mais ordonne les uns à vie éternelle, les autres à éternelle damnation. Ainsi, selon la fin à laquelle est créé l’homme, nous disons qu’il est prédestiné à mort ou à vie. »

A ceux qui objectaient les opinions divergentes de plusieurs grands docteurs de l’Eglise : Ambroise, Jérôme, Origène, Calvin répondait :

« Quelqu’un me dira qu’ils ont escrit que Dieu distribue sa grâce entre les hommes, selon qu’il cognoist que chacun en usera bien. Je concède encore davantage que Augustin a esté en la même opinion ; mais après avoir mieux profité en la cognoissance de l’Ecriture, non seulement il la rétracte comme fausse, mais la réfute fort et ferme. Et mesme en taxant les Pélagiens de ce qu’ils persistaient en cest erreur, use de ces parolles : Qui est-ce qui ne s’esmerveilleroit que ceste si grande subtilité a défailly à l’Apostre ? »

Ailleurs encore : « D’où vient, se demande l’auteur, que la chute d’Adam ait entraîné tant de races avec leurs enfants dans la mort éternelle, si ce n’est que Dieu l’a trouvé bon : quia Deo ita visum est. Et il n’y a aucune absurdité à dire que non seulement Dieu a prévu la chute du premier homme et la perdition de ses descendants en lui, mais qu’il les a ordonnés par sa volontém, » sans que d’ailleurs la responsabilité de l’homme en soit diminuée : « Dei providentia sic ordinante, sed suo vitio caditn. »

m – Lib III, 23.7

nDe prædestinatione

Enfin l’objet de cette préconnaissance, qui est en même temps une élection, n’est pas le mérite, comme l’a voulu la sophistique de saint Thomas ; mais méconnaissant le terme moyen que nous apercevons entre le mérite de l’homme et l’action absolue de la grâce, Calvin répond que la prédestination à la foi n’est que la conséquence de la prédestination à la gloire.

Aussi les moyens de grâce sont-ils pour les non-élus : signa inania, des manifestations de la voluntas signi, dont il faut distinguer la voluntas beneplaciti. Il y a donc sous la différence des termes, accord au fond entre Luther et Calvin sur la distinction faite en Dieu entre deux volontés, l’une réelle mais secrète, l’autre révélée mais feinte.

Il a toujours été de mode, et il l’est encore, même chez des partisans du synergisme, d’expliquer par la logique inexorable de Calvin le développement qu’a reçu chez lui la doctrine de la prédestination. Cela revient à opposer cette doctrine comme seule logique à toutes les opinions intermédiaires entre le pélagianisme et le déterminisme, et à confesser que ceux qui enseignent aujourd’hui tout ensemble la souveraineté de la grâce et la liberté humaine, ne savent pas trop bien ce qu’ils disent. Ce ne sera pas nous qui marchanderons au grand réformateur le tribut de notre reconnaissance et de notre admiration, mais encore faudrait-il éviter que les qualificatifs décernés aux grands hommes se trompent d’adresse. Eux-mêmes sont assez riches pour se passer de joyaux empruntés, et quand nous aurons renvoyé cette logique de Calvin, en matière de prédestination du moins, aux légendes d’autrefois, nous n’aurons offensé ni sa mémoire ni la vérité. En réalité, les chapitres traitant de ces sujets dans l’Institution ne sont qu’un vaste champ de bataille entre la raison, la conscience et le parti-pris, et c’est ce dernier qui sort toujours victorieux de la lutte. Cette logique si vantée ne se révèle plus au lecteur d’aujourd’hui qu’en confondant des choses distinctes, comme prescience et prédétermination ; en séparant des choses unies, comme la gratuité et la conditionnalité du salut, la liberté et la responsabilité de l’homme ; ou par quelques-unes de ces sentences sommaires lancées aux profanes qui raillent, insultent et aboiento en présence de l’horribile decretum. Encore ces sentences qui supposent la liberté et la responsabilité de ces profanes, ont-elles pour premier tort celui de se réfuter elles-mêmes.

o – III.21.4

Le premier signal important de la réaction contre le prédestinatianisme à l’âge de la Réformation fut donné par Mélanchton, qui lui-même d’ailleurs, dans la première édition de ses Loci (1521), avait représenté un point de vue aussi absolu que Luther, Zwingle et Calvin. Mais dès 1527, il évolua dans le sens du synergisme, en cherchant à accorder le principe de la grâce avec la liberté et la responsabilité humaines, et dans l’Augustana déjà (1530), le prédestinatianisme a disparu. On peut croire cependant que ce silence ne fut d’abord qu’une mesure d’opportunité qui pouvait s’accorder chez Mélanchton lui-même avec sa conviction première. Toutefois, dans l’édition des Loci de 1548, celle ci est expressément rétractée, et il enseigne que « le libre arbitre est en l’homme une faculté de s’appliquer à la grâce : liberum arbitrium esse in homine facultatem applicandi se ad gratiam » ; et que, comme la promesse de Dieu est universelle, et qu’en Dieu, il ne saurait y avoir deux volontés contradictoires, il devait y avoir en l’homme un moment décisif, ensuite duquel un Saül avait été rejeté, et un David accepté ; que la conduite de l’un avait dû être différente de celle de l’autre.

La doctrine de Mélanchton qui ne suscita pas de la part de Luther et de Calvin d’opposition déclarée, finit par prévaloir dans l’Eglise luthérienne au terme des luttes ardentes qui occupèrent la fin de l’âge de la Réformation. La Formule de concorde (1577) chercha une voie moyenne entre le prédestinatianisme et le synergisme, mais ne réussit encore qu’à les juxtaposer l’un à l’autre.

Cette tendance vers l’universalisme de la grâce et le synergisme s’accentua dans le siècle suivant, surtout à dater de Gerhard († 1637). On distingua de la bienveillance divine conditionnelle ou particulière, la benevolentia Dei universalis, generalis seu antecedens, à raison de laquelle Dieu a décrété éternellement, en même temps que l’œuvre de la création, celle de la rédemption de l’espèce humaine tout entière.

Les caractères principaux attribués à cette bienveillance divine universelle étaient les suivants :

  1. gratuita et liberalis ;
  2. æqualis, étant destinée également à tous les hommes ;
  3. sincera et seria ;
  4. efficax ;
  5. non absoluta.

Ce dernier caractère nous amène à la benevolentia ordinata, conditionata, specialis seu particularis, qui ne se rapportait qu’aux croyants préconnus comme tels, et à l’égard desquels la prédestination était subordonnée à la prescience divine.

Les Eglises réformées furent plus longtemps fidèles à Calvin dans la doctrine de la grâce que l’Eglise luthérienne ne le fut à Luther. Nous avons raconté dans l’Histoire de la dogmatique les phases principales de la lutte entre le calvinisme rigoureux et les deux réactions qu’il provoqua dans le xviie siècle : l’arminianisme et l’amyraldisme. Dans son Traité de la prédestination et de ses principes (1634), Amyrault enseigne un universalismus hypotheticus, selon lequel Dieu par un decretum universale et hypotheticum, a résolu de sauver tous les hommes par Jésus-Christ sous la condition de la foi, en leur conférant à tous la gratia resistibilis, mais de ne conférer en vertu d’un decretum absolutum et speciale la gratia irresistibilis qu’à quelques-uns.

La Formula consensus helveticus, composée par Heidegger de Zurich avec la collaboration de François Turretin de Genève (1675), et reconnue par la plupart des cantons réformés, représenta le prédestinatianisme le plus absolu.

La doctrine de la prédestination, quoique aujourd’hui en pleine retraite, a compté encore dans notre siècle plusieurs représentants éminents, dont le plus illustre fut celui-là même qui ouvre l’ère de la théologie moderne, Schleiermacher. Conséquent avec les prémisses déterministes de sa pensée, et mu en tout cas par des principes tout différents de ceux de la Réformation, Schleiermacher a associé à la doctrine de l’élection absolue celle du rétablissement final universel, et l’on dira qu’en cela il a corrigé une première erreur par une seconde. « Il y a, selon lui, une élection divine qui détermine l’ordre temporel selon lequel la totalité des hommes issus de la seconde création est évoquée de la masse totale de l’espèce humaine ; mais ces deux quantités finiront par se couvrir l’une l’autre. »

Dans les pays de langue française, les principaux initiateurs du réveil de ce siècle, entre autres Malan et Merle d’Aubigné, plus récemment Viguetp, se sont rattachés sur ce point à la tradition des réformateurs. Parmi les théologiens contemporains, nous n’avons à citer que Böhl.

p – Voir la polémique entre MM. Viguet et Georges Godet, Chrétien évangélique, 1881, numéro de mars.

On peut dire que des principaux motifs allégués dans le cours des siècles en faveur de la doctrine de la prédestination absolue, l’un, la nécessité de donner gloire à Dieu seul, l’autre, de sauvegarder le principe de la gratuité du salut, vont à côté ou à l’encontre de ces principes eux-mêmes.

Quant au premier, il nous paraît évident que la gloire de Dieu, c’est-à-dire la reconnaissance de ce que Dieu est véritablement, ne peut procéder que de son essence véritable ; d’où il suit que si Dieu est amour, selon la définition de saint Jean (1Jean.4.8), la suprême gloire de Dieu ne résidera ni dans l’extension indéfinie de son être, ni dans les manifestations de sa toute-puissance, et ne doit pas, dès lors, être identifiée avec elles.

Il nous sera moins permis encore d’associer la gloire de Dieu aux actes réprouvés par la conscience humaine, en nous représentant la toute-puissance glorifiée par l’arbitraire, la sainteté par le mensonge et la justice par l’injustice. En vérité, le Dieu de la prédestination prétend réunir deux faits qui s’excluent pour le sens commun de l’humanité : l’absoluité de son action irrésistible et la responsabilité de ses victimes.

Le second motif allégué en faveur de la doctrine de la prédestination, se tire d’un malentendu de langage qui oppose l’un à l’autre les deux termes de gratuité et de conditionnalité, en unissant la conditionnalité du salut avec la propre justice de l’homme. Or un don peut être à la fois gratuit et conditionnel ; et sans mériter aucun salaire, l’effort volontaire peut valoir une récompense.

La doctrine de la prédestination a présenté au cours des siècles le plus étrange et le plus contradictoire des phénomènes. Considérée en elle-même, dans ses motifs et dans ses conclusions, elle fut le plus audacieux défi porté à la raison et à la conscience humaine ; une aberration du génie chrétien à laquelle on s’étonnera toujours que la cause de la vérité divine sur la terre ait pu survivre. Et cette doctrine qui a fait Dieu menteur et l’auteur du péché, n’en a pas moins marqué les grands réveils et les grandes régénérations de l’Eglise. Ce système de servitude a enfanté les libertés modernes. C’est que ce n’est pas à leur valeur intrinsèque, rationnelle ou même morale, qu’il faut juger les doctrines et les systèmes, mais il faut remonter aux sources vives qui les ont enfantés. Augustin, Wiclef, Luther et Calvin ont voulu avant tout donner toute gloire à Dieu et la refuser toute à l’homme ; ils se sont proposé d’arracher l’homme à l’homme et au péché pour le jeter au pied de la croix de Christ ; et Dieu a rendu inoffensifs les alliages que leur génie avait mêlés, à bonne intention, à cette perle précieuse perdue et retrouvée ; et il s’est trouvé que les Erasmes de tous les temps, qui n’ont su mettre de leur côté que le bon sens, la sagesse et même la conscience humaines pour défendre la vérité éternelle, ont fini par être condamnés par les faits, et ont eu tort même quand ils ont eu raison.

Aujourd’hui, délaissée des grands souffles qui l’ont jadis portée, vivifiée et amendée, la doctrine de la prédestination aurait perdu toute excuse en conservant tous ses périls. Et il en serait d’elle comme de l’ancienne loi mosaïque qui, périmée, n’apportait plus à ses partisans fidèles ou inconséquents que des formules ou des anathèmes. On peut affirmer, sans être démenti, que le cauchemar d’un Dieu haïssant par décret une partie de ses créatures est levé de dessus la théologie évangélique.

Mais cette doctrine, qui offense ouvertement la raison et la conscience humaines, est-elle conforme à l’Ecriture ? C’est ce que nous avons à examiner.

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