Outre les professeurs des universités, la Réforme française posséda, au dix-septième siècle, de savants et laborieux pasteurs qui doivent également obtenir une courte mention.
André Rivet (1572-1651) exerça les fonctions pastorales en France jusqu’à l’âge de quarante-sept ans, présida le synode national de Vitré en 1617, et alla professer la théologie en Hollande. Son Introduction à l’étude de la Bible pose les véritables bases de la critique sacrée. L’auteur veut que l’on cherche dans l’Écriture, non un sens allégorique ou d’accommodation, mais le sens exact et réel, celui qui résulte naturellement des termes du texte original.
D’une grande sévérité dans ses doctrines, et quelquefois violent dans sa polémique, Rivet gardait une constante modération dans sa vie privée. « Les événements fâcheux, publics ou particuliers, dit l’auteur de ses dernières heures, « ne le surprenaient point, et sa sérénité n’en était pas troublée. Il avait coutume de dire : Tout est possible ; je ne m’étonne de rien. Aussi n’éclatait-il jamais de joie ; car il regardait toutes les choses du monde comme muables et transitoires. »
Edme Aubertin (1595-1652) avait particulièrement étudié les Pères. Il publia en 1633 un livre sur l’Eucharistie de l’ancienne Église, où il s’efforçait de prouver que la doctrine de la présence réelle a été inconnue dans les six premiers siècles de l’ère chrétienne. Cet écrit fut dénoncé au conseil privé ; mais il était plus facile de le condamner que d’y répondre. « Le grand et incomparable ouvrage de l’Eucharistie, » dit le fils de Jean Daillé, « est demeuré au-dessus de toutes les attaques de l’autre communion, dont pas un n’a osé le combattre de bonne guerre, ni l’entreprendre tête à tête, s’il faut ainsi dire. » A ses derniers moments, la porte de sa chambre fut forcée par le curé de Saint-Sulpice, escorté d’un commissaire et de la populace. Edme Aubertin, ranimé par ce tumulte, et retrouvant sa présence d’esprit, déclara d’une voix ferme qu’il mourait dans la foi réformée.
Benjamin Basnage (1580-1652) fut chargé, soit par les assemblées politiques, soit par les synodes nationaux, de plusieurs missions aussi importantes que délicates. La cour, qui craignait son crédit, voulut l’empêcher de prendre place au synode national de Charenton en 1631. Il a écrit, outre plusieurs traités de controverse, un ouvrage estimé sur l’Etat visible et invisible de l’Église. Nous parlerons, dans le livre suivant, de son illustre petit-fils, Jacques Basnage.
David Blondel (1591-1655) était l’homme de son temps le plus versé dans l’histoire ecclésiastique. On raconte des prodiges de sa mémoire : il avait tout lu, et n’avait rien oublié. Devenu aveugle, il dicta deux volumes in-folio sur des points difficiles de chronologie et d’antiquités. Les synodes nationaux lui donnèrent le titre de professeur honoraire sans l’attacher à aucune académie, et toutes les provinces lui firent une pension annuelle pour l’entretenir à Paris. Blondel a combattu les prétentions du siège de Rome à la primauté, les fausses décrétales et les oracles sibyllins. Sa bonne foi égalait son érudition ; il fut blâmé de quelques vieux huguenots pour avoir contredit la légende de la papesse Jeanne qui leur tenait à cœur.
Samuel Bochart (1599-1667) était pasteur à Caen, et y jouissait du respect de tous les gens de bien. « Il a été, dit Bayle, un des plus savants hommes du monde. Mais sa science, quelque vaste qu’elle fût, n’était pas sa principale qualité ; il avait une modestie infiniment plus estimable en lui que toute sa science. Aussi a-t-il possédé sa gloire avec beaucoup de tranquillité. » Bochart s’est fait un nom impérissable par le Phaleg, le Canaan et le Hierozoïcon : trois ouvrages qui traitent, l’un de la dispersion des premiers peuples, les deux autres des lieux et des animaux cités dans la Bible. Ils sont encore classiques sur ces matières. Le docteur allemand Michaëlis, venu un siècle après, a beaucoup profité des travaux de Bochart, et le Hierozoïcon a été réimprimé, en 1793, par le professeur Rosenmüller.
Presque tous les pasteurs de Charenton ou de Paris (car ils résidaient dans cette dernière ville) furent de savants théologiens en même temps que des prédicateurs distingués.
Michel Le Faucheur, mort en 1657, a laissé quelques volumes de sermons qui méritent encore d’être lus. On lui doit aussi un traité de l’action de l’orateur, qui fut attribué à Conrart, secrétaire de l’Académie française. Le deuxième synode national de Charenton adressa des remerciements particuliers à Le Faucheur pour sa réponse au cardinal Duperron sur la doctrine de l’eucharistie, et la fit imprimer aux frais des Églises.
Jean Mestrezat (1592-1657) n’avait que dix-huit ans quand on lui offrit une chaire de philosophie ; et à peine sorti de ses études théologiques, on le nomma pasteur à Charenton : insigne honneur qui ne fut accordé qu’à lui.
Il confondit un Jésuite devant la régente Anne d’Autriche, et la princesse fut si étonnée de la force de ses arguments qu’elle ordonna que les actes de cette dispute ne fussent point imprimés. Dans une audience qu’il eut de Louis XIII, le cardinal de Richelieu lui demanda, entre autres choses, pourquoi les réformés appelaient des ministres non français. « Il serait à souhaiter, répondit Mestrezat, que tant de moines italiens, qui sont en France, eussent autant de zèle pour Sa Majesté que ces pasteurs étrangers qui ne reconnaissent aucun autre souverain que le roi. A ces mots, le cardinal de Richelieu lui frappant sur l’épaule : « Voilà, dit-il, le plus hardi ministre de France. »
Les traités de Mestrezat sur l’Écriture et sur l’Église font voir en lui l’un des plus habiles docteurs des réformés. Ses sermons, toujours écoutés avec fruit, brillaient surtout par la justesse et la profondeur du raisonnement.
Charles Drelincourt (1595-1669) fut le modèle du vrai pasteur. Il vécut une vie de foi et de prière, de charité et de dévouement, employant le jour à visiter son troupeau, et prolongeant ses veilles pour méditer et composer. Le 27 octobre 1669, il prêchait encore dans le temple de Charenton ; le dimanche suivant il n’était plus. On aurait pu lui appliquer ce qu’il a mis dans la bouche d’un pasteur à la fin de ses Visites charitables : « J’ai longtemps vécu ; j’ai longtemps prêché ; je ne me lasse point de servir un si bon Maître et un Seigneur si libéral. »
Les contemporains de Drelincourt s’accordent à dire qu’aucun autre ministre de Charenton ne savait mieux que lui ramener les égarés, fortifier les faibles, exhorter les tièdes, soulager les pauvres et consoler les malheureux. Ses écrits d’édification et de polémique ont un caractère populaire qui leur a ouvert l’entrée de toutes les maisons dans son siècle, et en a fait vivre quelques-uns jusqu’à nous. On a déjà vu que nul adversaire n’était plus redouté que lui des convertisseurs, et qu’il avait solidement armé contre leurs sophismes les simples et les illettrés par son Abrégé des controverses. Les autres ouvrages de Drelincourt qu’on a le plus souvent réimprimés sont sa Préparation à la sainte cène, ses Visites charitables et ses Consolations contre la mort. Ce dernier livre a été traduit dans presque toutes les langues de l’Europe, et il en a paru plus de cinquante éditions.
Drelincourt s’était adressé ces consolations à lui-même. « Je prie Dieu, » lui disait un de ses amis dans sa dernière maladie, « qu’il change votre lit d’infirmité en un lit de santé. — Mon lit de santé et de repos, répondit-il, sera dans le ciel. »
Jean Daillé (1595-1670), du même âge que Drelincourt, fut longtemps son collègue à Paris, et le suivit de près dans la tombe. Prudent et réservé aussi bien que pieux, il sut acquérir, sans faire jamais fléchir ses convictions ni ses devoirs, l’estime générale. Nourri, jeune encore, dans la maison de Duplessis-Mornay, et ayant ensuite voyagé dans les principaux Etats de l’Europe, il montra de bonne heure une intelligence forte et mûre. Daillé débuta par un chef-d’œuvre, le traité de l’Usage des Pères. Il y fait la part qui est due à ces vénérables docteurs, sans rien retrancher de la souveraine autorité qu’il n’accorde qu’à la Bible. Son Apologie des Églises réformées est ferme sans être blessante. La vérité y apparaît tout entière avec la charité. L’auteur se proposait de répondre à ceux qui accusaient les réformés d’avoir rompu l’unité catholique ; et tout en reconnaissant que la division est un grand mal, il prouve qu’il y a des cas où elle est le premier des devoirs.
Le biographe de Jean Daillé nous a laissé d’intéressants détails sur sa manière de vivre et d’étudier. « C’étaient, dit-il, ses livres et ses études qui faisaient sa principale récréation et ses délices. C’est là qu’il se délassait de son travail avec profit tout ensemble, et il y venait chercher du repos après les plus pénibles occupations de sa charge. Il était extrêmement laborieux, et se levant de grand matin, il avait à lui cinq ou six heures franches. Il ne faut donc pas s’étonner s’il avait eu le loisir de faire tant de provisions en tant d’années, car il était homme qui profitait de tout, et il ne lisait aucun livre, quelque méprisable qu’il pût être, dont il ne faisait des extraits, et il savait fort bien s’en servir en temps et lieu. »
Quelques pasteurs plus jeunes et d’un égal mérite commençaient à se montrer vers l’an 1660, tels que Dubosc, Larroque, Ancillon et Claude.
Pierre Dubosc, né à Bayeux, en 1623, a été tenu pour le plus grand prédicateur des réformés au dix-septième siècle. « On peut dire sans le flatter, écrit Elie Benoît, qu’il avait tous les dons nécessaires à un orateur chrétien. Il avait l’esprit éclairé par la connaissance des belles-lettres. Il était bon philosophe, solide théologien, critique judicieux. Il était fort bien fait de sa personne. Il avait une voix également agréable et forte, et un geste bien composé » (t. IV, p. 99).
L’Église de Charenton fit auprès de lui de vives instances, en 1658, pour l’appeler à Paris. Le maréchal de Turenne, le marquis de La Force, d’autres personnages illustres y joignirent leurs sollicitations. Mais Dubosc refusa de quitter l’Église de Caen, ayant pour maxime qu’on ne peut laisser son troupeau avec une bonne conscience qu’après avoir obtenu son exprès consentement. Quand cet appel fut renouvelé en 1670, l’archevêque de Paris alla jusqu’à trois fois dans la même semaine supplier le roi d’empêcher la nomination du Dubosc. Ne se fiait-il donc pas, pour soutenir la cause du catholicisme, à l’éloquence de Bourdaloue et de Bossuet ?
Les Jésuites de Normandie, blessés de sa grande renommée, accusèrent Dubosc de s’être servi de termes injurieux sur la confession, et le firent exiler à Châlons en 1664. Il n’y resta que peu de mois, grâce aux bons offices de quelques protecteurs puissants.
Dubosc fut souvent envoyé par les Églises opprimées auprès de Louis XIV. Il fut chargé, en 1668, de lui demander le maintien des Chambres de l’édit. Aux premières phrases de Dubosc, Louis XIV avait l’air distrait. Mais par degrés il se mit à écouter, puis à donner des marques de satisfaction. Le port, la voix, l’air grave et naturel, les paroles éloquentes de l’orateur triomphèrent complètement de la répugnance qu’on lui avait inspirée contre tous les ministres hérétiques. « Madame, » dit-il à la reine après l’audience, « je viens d’entendre l’homme de mon royaume qui parle le mieux. » Et se tournant vers les courtisans : « Il est certain que je n’avais jamais ouï si bien parler. »
Pierre Dubosc, chassé par la révocation de l’édit de Nantes, mourut sur la terre d’exil en 1692.
Matthieu de Larroque (1619-1684) eut le bonheur de fermer les yeux au sein de son troupeau, à la veille de l’arrêt de bannissement. Il avait aussi été appelé par l’Église de Charenton en 1669, mais le roi défendit de donner suite à cette vocation, malgré les instances du député général Ruvigny. D’autres églises, Vitré, Saumur, Montauban, Bordeaux, se disputèrent le privilège de posséder un homme de tant de science et de mérite. Larroque a fait une Histoire de l’Eucharistie, qui troubla le triomphe que s’attribuaient sur cette matière les controversistes de Port-Royal.
David Ancillon (1617-1692) avait de grandes connaissances théologiques ; malheureusement il a peu écrit. Appelé d’abord à desservir l’Église de Meaux, il s’y concilia l’affection commune. « Ce qui lui gagna les cœurs, dit son fils, ce furent sa vie sans reproche et sa piété solide et sans faste. Il n’avait pas de si petits amis qu’il ne jugeât dignes de ses soins. Il rendait ses bons offices à tous, sans que la différence des religions en fît la moindre dans sa conduite. Il avait adouci et apprivoisé les ecclésiastiques romains du diocèse, et vivait avec eux en bonne intelligence. Il entretenait par ce moyen la paix et la concorde entre tous les habitants. »
Sa prédication paraît avoir eu un attrait singulier. Il méditait et composait avec soin ses sermons, quoiqu’il n’en ait fait paraître qu’un seul : Les larmes de saint Paul. Ancillon avait coutume de dire « que c’était estimer trop peu le public que de ne prendre point la peine de se préparer quand on avait à traiter avec lui, et qu’un homme qui paraîtrait en bonnet de nuit et en robe de chambre, un jour de cérémonie, ne commettrait pas une plus grande incivilité. »
Il était pasteur à Metz au moment de la révocation ; et quand, avec ses trois collègues, il monta sur le bateau qui devait le transporter hors de sa patrie, tous les fidèles, assemblés sur le rivage, l’accompagnèrent longtemps de leurs larmes et de leurs sanglots. Plusieurs le suivirent dans l’exil. David Ancillon, bien accueilli à Berlin par l’électeur de Brandebourg, fut le chef de l’illustre famille qui a fait tant d’honneur en Allemagne au nom français.
Jean Claude, le dernier des éminents pasteurs de Charenton, était né à La Salvetat, dans le Rouergue, en 1619. Homme pieux, docte théologien, habile orateur, écrivain sage et contenu, doué d’un jugement et d’une présence d’esprit qui ne lui faisaient jamais défaut il était plus capable que personne de tenir tête aux champions de l’Église catholique, et sans prétendre que son génie fût égal à celui de Bossuet, on doute s’il ne l’a pas emporté sur lui par la solidité de la science et la force de l’argumentation.
Son nom reparaîtra plus d’une fois dans la suite de cette histoire. Après avoir exercé des fonctions pastorales dans le Languedoc, où il déploya beaucoup d’énergie, il fut appelé à Charenton en 1666. C’est là qu’il prit sans contestation le premier rang après la mort de Drelincourt et de Daillé. « M. Claude, » dit son biographe Ladevèze, « excellait surtout à la tête d’une compagnie. il a paru tel durant plusieurs années dans le consistoire de Charenton ; tel l’a-t-on vu dans plus d’un synode de l’Ile-de-France, où il a été modérateur. Qu’on proposât dans le synode des affaires embrouillées par elles-mêmes, et plus enveloppées encore par le nuage que l’ignorance ou les détours des partis y répandaient, M. Claude avait un esprit de discernement si juste qu’il développait dans un moment tout ce chaos. »
Il eût été facile d’étendre beaucoup la liste des docteurs et des pasteurs qui ont acquis un nom dans la Réforme française au dix-septième siècle. Ils ont généralement précédé les grands défenseurs de la communion catholique, Arnauld, Nicole, Bossuet, et les ont en quelque sorte forcés de paraître. Pourquoi de si florissantes études ont-elles été arrêtées par la persécution ? Pourquoi des hommes qui portaient d’une main si ferme le glorieux fardeau que leur avaient légué Calvin et Théodore de Bèze, ont-ils dû briser leurs plumes sur les pierres misérablement dispersées de leurs temples et de leurs académies ? Ce fut une honte pour l’Église de Rome et un malheur pour la France.