Schelling, Hegel et Schleiermacher ont frayé de nouvelles voies à la science allemande. Schleiermacher, en particulier, a posé les bases de la théologie contemporaine, en dépassant sur le terrain des principes la double tendance exclusive, que nous avons déjà signalée, de l’objectivisme à outrance de 1600 à 1750, et du subjectivisme absolu, et en établissant avec précision l’unité supérieure et interne de l’objectif et du subjectif, du moi divin et du moi humain.
Nous avons vu le triomphe absolu du subjectivisme exclusif aboutir chez Fichte à un résultat bien inattendu, et établir que ce n’est pas le moi, à quelque hauteur idéale qu’il s’élève d’ailleurs, qui peut être considéré comme le premier moteur, mais que l’être véritable n’existe que dans l’absolu objectif. Fichte ; en engloutissant ainsi le moi en Dieu, avait relevé le vieux drapeau du panthéisme spinosiste, sans réussir toutefois à concilier les divers principes entrés en scène depuis 1600, et qui avaient tour à tour conquis une position éphémère, sans jamais parvenir soit à se fondre, soit à se vaincre.
Avant que Fichte eût subi cette dernière évolution de sa pensée, nous voyons entrer à son tour en scène Schelling qui, bien loin de retomber dans une théorie déjà combattue victorieusement par la Réformation, travailla à fondre les théories opposées dans une synthèse supérieure. Il fut suivi dans cette voie par Hegel, qui dès 1807 assignait dans sa Phénoménologie comme tâche essentielle à la philosophie l’union de la substance de Spinosa et du subjectivisme de Fichte. Lui aussi Schleiermacher, après avoir, dans ses Discours sur la religion (1799), formulé comme la base de son système la contemplation ou sentiment de l’infini, et la dépendance absolue de l’homme en face de lui, professa dès l’année suivante dans ses monologues la liberté divine du véritable moi dans son union avec Dieu. Ces grands penseurs, par le fait qu’ils reconnaissent les droits égaux du principe objectif et du principe subjectif en face de la véritable science et la nécessité de les fondre dans une union aussi indissoluble que sérieuse, sont amenés à rechercher le dernier principe, qui les absorbe et les résume. Ce principe suprême est pour eux l’absolu, qui n’est ni la substance morte et objective de Spinosa, ni le moi primitif, ou monade première renfermée en elle-même, du déisme. Le postulat de la possibilité de la science est bien plutôt pour eux l’union foncière et primordiale du sujet et de l’objet.
Schelling envisage l’absolu comme l’unité primitive, le médiateur des termes contraires, l’être substantiel et le moi, qui se pénètrent et arrivent en lui à l’identité absolue. La substance en soi est sujet, et le sujet en soi est objet, l’absolu est sujet-objet. Comme tel il n’est exclusivement ni l’un ni l’autre, bien qu’il les renferme tous les deux et qu’il puisse, par conséquent, devenir leur principe dans le monde, et réaliser ainsi l’unité de la pensée et de l’être. La pénétration réciproque et intime de la substance et du sujet en Dieu constitue une théodicée vivante et féconde. Le Dieu de Schelling est un Dieu vivant, bien différent de l’absolu immobile du déisme et de Spinosa, et constitue l’idéal de la connaissance, puisque la pensée et l’être s’unissent en lui dans la science absolue. Ce Dieu est aussi le principe idéal de la vie morale, l’unité absolue des antinomies de l’être, de la nature et de l’esprit. S’il est vrai que Dieu est le type idéal de la connaissance, on doit affirmer l’impossibilité pour toute pensée, indépendante de lui et renfermée en elle-même, de s’élever jusqu’à la science, et considérer comme une folie, en même temps qu’un suicide intellectuel, l’affirmation égoïste par le moi de sa liberté vis-à-vis de Dieu.
On ne doit donner le nom de science qu’à la pensée qui, tout en évitant les écarts du subjectivisme pur, sait échapper aussi à l’attitude passive de l’empirisme ou de l’autorité. La science véritable et vivante est celle qui sait s’élever au-dessus du dualisme de Dieu et du monde, du fini et de l’infini, de la liberté et de la nécessité, du sujet et de l’objet, ainsi que des antinomies de la nature et de l’esprit, de l’individu et de l’espèce, et reconnaître comme la seule voie sérieuse et bénie de l’espérance et de la vérité la contemplation synthétique et une de ces antinomies apparentes. Le postulat fondamental de sa théorie de la connaissance est celui-ci : L’évolution de la pensée individuelle doit être en même temps l’évolution du principe présent dans la pensée, principe qui constitue la faculté de connaître, maîtresse de l’esprit, et lui communiquant le pouvoir de sortir de son attitude passive, pour saisir le principe qu’il renferme en lui et le reproduire par les propres lois de sa pensée. Ce principe lui assure le sentiment de sa vérité et de sa certitude, en le pénétrant, et en le transformant en l’organe de son évidence et de son propre témoignage. C’est dire que Dieu seul peut nous élever jusqu’à la connaissance de lui-même.
Il est facile de reconnaître l’analogie de ces théories spéculatives de la philosophie moderne avec le principe créateur de la Réformation, qui est leur véritable source et leur inspiration première. Remarquons aussi que ces théories reprennent et continuent l’œuvre commencée par les réformateurs, en abordant l’étude des idées objectives de Dieu, de la Trinité, en un mot de toute la théodicée, que ceux-ci avaient reçue de la tradition scolastique du moyen âge, et que leurs successeurs avaient entièrement négligée, absorbés, ceux-là par les questions anthropologiques, ceux-ci par les controverses confessionnelles. On reconnaît dès l’abord le souffle nouveau et puissant, qui pénètre la pensée spéculative de Schelling et qui la pousse à aborder de face le point central de la pensée philosophique et religieuse. Schelling lui-même avait comme un pressentiment de la crise décisive que son siècle était appelé à traverser, et il l’a formulé dans son exposition des rapports véritables entre la philosophie de la nature et le second système de Fichte.
Sur ce terrain commun de la pensée moderne il y avait place, assurément, pour les conceptions les plus opposées, et la tâche de celle-ci était bien grande, puisqu’elle se trouvait appelée à passer par plusieurs phrases successives, dont les premières révèlent une conception bien vague et bien incomplète des points fondamentaux du christianisme, et s’en tiennent pour ainsi dire au portique extérieur du sanctuaire, surtout en ce qui concerne les principes généraux sur l’essence de Dieu et sur la nature humaine.
Nous pouvons relever trois évolutions de la pensée spéculative moderne, représentées par les noms de Schelling, le fondateur de la philosophie de la nature, qui embrasse l’absolu au point de vue physique ; de Hegel, qui l’étudie au point de vue logique ; enfin, de Schleiermacher, qui l’aborde au point de vue moral. La philosophie moderne suit la même marche que la philosophie ancienne, et passe comme elle de la physique à la dialectique, et de la dialectique à la morale.
Dans la première période de son évolution philosophique, Schelling envisage l’absolu comme la vie universelle, comme l’ensemble harmonieux et plastique de l’univers. Il renferme la science dans la connaissance de la vie physique sous sa double forme idéale et réelle, toutefois cette vie universelle de la nature revêt une forme individuelle chez l’homme, qui est sa conscience, et dans lequel elle acquiert la connaissance d’elle-même. L’intuition de l’intelligence et l’aperception du génie constituent à ses yeux les organes de cette connaissance supérieure. La religion est l’unité consciente et vivante de l’individu avec l’ensemble harmonieux de l’univers, et il est dès lors difficile de la distinguer du sentiment de l’art et du beau. L’univers forme un organisme absolu et parfait, qui est l’unité du multiple et de l’un. Dieu constitue l’âme du monde, et trouve en lui son éternelle actualité ; l’absolu se compose de l’âme et de l’organisme du monde, Dieu devient éternellement homme par l’éternelle évolution de la nature. Bien que le déisme et le rationalisme ne pussent voir dans cette théorie de Schelling qu’un panthéisme pur, on n’en doit pas moins reconnaître que cette conception est plus compatible avec une vie religieuse intense, bien que peu sérieuse encore, que le déisme, qui aboutit à un divorce absolu et fatal de Dieu et du monde. Le spiritualisme, de même que tout idéalisme, hostile à la nature, n’y voit, par contre, qu’une erreur matérialiste et grossière.
Nous devons relever, à ce point de vue, avec Œtinger le danger que renferme en principe pour la science chrétienne ce mépris hautain pour la matière et pour la nature, que nous avons eu l’occasion de constater dans les écrits de Kant et de Fichte, mépris, qui est l’une des tendances fondamentales du moyen âge. L’intelligence sérieuse de la nature est réclamée impérieusement par quelques-uns des dogmes fondamentaux du christianisme, tels que la création, le monde à venir, la christologie, la sainte cène et la morale elle-même. Il n’y a d’histoire réelle que là, où il y a des corps. Schelling considère l’histoire comme un monde harmonieux d’idées incarnées et concrètes et comme une réalisation vivante de grandes pensées. Œtinger avait déjà affirmé que la corporalité est le but des voies de Dieu, puisque c’est en prenant un corps conforme à sa nature que l’esprit acquiert la vie personnelle et réelle. Bien loin de favoriser le matérialisme, Schelling s’est rapproché, à l’exemple de François de Baader, des théories réalistes de J. Böhme et d’Œtinger, qui cherchèrent à retrouver en Dieu les racines mêmes de la nature et à la faire remonter jusqu’à la catégorie de l’absolu. Mais il n’a évité une erreur grave que pour tomber dans une erreur plus grave encore. En faisant de la nature l’Alpha et l’Oméga de son système, il s’est vu dans l’impossibilité de fonder une véritable philosophie de l’esprit, et a été incapable de saisir les lois de la morale et les principes de la philosophie de la religion, bien qu’il ait affirmé plus tard que tel avait été dès le principe le but, qu’il avait assigné à ses méditations. Dans son analyse de l’esprit il se renferme trop exclusivement dans la connaissance de la nature. Dans la vie universelle, telle qu’il la constate et qu’il la définit, l’unité ne se distingue pas assez nettement de l’organisme ; aussi n’a-t-il pas su dépasser les théories imparfaites du panthéisme physique.
Aussi, quelque incontestable que soit au point de vue de la science et de la méthode la supériorité de Schelling, on doit reconnaître la légitimité des protestations religieuses de Jacobi en faveur du Dieu personnel.
Hegel et ses nombreux disciples ont cherché à s’élever au-dessus des principes imparfaits d’une philosophie de la nature, qui prenait pour premier moteur la volonté absolue immanente dans la nature, en n’y voyant que le principe plastique de la matière, cherchant à se réaliser et à s’élever à la conscience de lui-même. Convaincu que la grâce aristocratique et ésotérique de la contemplation intellectuelle, seule base de la connaissance dans le système de Schelling, tend nécessairement à sacrifier à l’imagination et à la fantaisie esthétique la rigueur et l’universalité de la méthode philosophique. Hegel prend pour base de son système la seconde partie de la Critique de la raison pure, en lui imprimant le sceau de la spéculation transcendante. Il demande dès l’abord que la base spéculative repose sur une phénoménologie générale de l’esprit, pour qu’on puisse en déduire la logique ou conscience de la pensée, c’est-à-dire la conscience que la pensée, dans le développement nécessaire (non seulement logique, mais encore ontologique) de ses lois, s’épanouit dans la multiplicité des degrés et du contenu de la connaissance, tout en ramenant cette multiplicité à l’unité absolue de l’esprit.
[La phénoménologie de l’esprit est l’échelle que parcourt l’intelligence, après, avoir franchi le sentiment de l’existence individuelle, et avant de parvenir à la pleine possession de la science universelle, c’est-à-dire de cette science, qui démontre à l’intelligence individuelle qu’elle est identique avec l’esprit universel et absolu. L’homme ne sait réellement qu’autant qu’il a conscience de cette identité. Tant qu’il n’en est pas arrivé la, il a une âme, mais il ne possède pas encore l’esprit[a].]
[a] Bartholmèss Œuvres complètes, II, 245. (A. P.)
Hegel a saisi l’inconséquence d’un système, qui considère la nature comme le contenu, comme la matière de l’esprit, et place la substance véritable de l’esprit dans les lois rationnelles et dialectiques qui le constituent. Il n’obtient, en réalité, avec sa logique ontologique qu’une science fantasmagorique, une science de la science ou de l’idée de la science, qui doit passer de la froide abstraction à la plénitude de réalités sérieuses et durables. Bien loin de reconnaître que sa logique n’aboutit qu’à la connaissance de la science possible, et nullement à la science de la réalité, il en vient à réduire à l’état d’abstractions pures la nature, la morale et la religion.
Nous avons rappelé précédemment la triple évolution de la philosophie ancienne, qui aborda successivement la physique, la dialectique et la morale, et nous avons ajouté que le même spectacle nous était offert par la philosophie moderne. Schleiermacher n’a pas été exclusivement un moraliste, de même que Schelling et Hegel s’étaient renfermés rigoureusement dans les limites de leurs systèmes particuliers, et a su donner dans son système une place importante à la dialectique et à la physique. Schelling, il est vrai, dans la seconde période de sa carrière philosophique, qui comprend la théorie de la liberté, la philosophie de la mythologie et la philosophie de la révélation, a tendu à affirmer avec toujours plus de netteté l’esprit, la volonté et le Dieu personnel ; mais il n’a jamais exposé avec ensemble la logique (à moins qu’on ne veuille y rattacher sa philosophie négative, ou monde des possibilités éternelles), et n’a prêté qu’une faible attention à la morale. Tout en réclamant, lui aussi, une histoire providentielle de l’humanité, il considère l’histoire du monde comme l’histoire de Dieu lui-même.
Schelling professe qu’il y a dans le Dieu éternel trois puissances, rattachées entre elles par une unité primitive et indissoluble. L’homme primitif, créé à l’image de Dieu, les reflète de même, unies, mais pouvant se séparer l’une de l’autre. Schelling cherche à se représenter l’origine du monde sous une forme, qui explique le problème obscur de la procession du fini au sein de l’infini. Comme Dieu voulait créer un monde, il était nécessaire pour lui de produire la matière d’un monde possible, c’est-à-dire de constituer les éléments de la création future. Pour obtenir ce résultat, Dieu communique une existence indépendante et expansive à la puissance de l’être sans limites, primitivement unie en lui aux deux autres puissances, et cela, comme nous l’avons vu, sous une forme indissoluble. Sans doute nous ne sommes pas encore en présence de la matière actuelle, mais dans les régions du monde idéal, et Dieu a déjà rendu possible la création par lui projetée, et en a préparé à l’avance les matériaux.
Cette constitution du monde idéal est accomplie par les deux autres puissances, qui permettent à la volonté créatrice de réaliser sans obstacle et sans contrôle son plan éternel dans le monde idéal. L’homme primitif reflète lui-même dans le monde cette unité des puissances (la puissance d’être, l’être pur, et l’immuable dans l’acte), éternelle en Dieu. L’homme primitif est tombé et a entraîné toute la création dans sa chute. Dieu pouvait assurément, sans introduire d’élément contradictoire dans son essence, et sans offrir aucune prise au mal, laisser libre cours à la puissance de l’être sans limites, dont il demeurait éternellement maître et qu’il pouvait à son gré ramener dans ses limites primitives. L’homme pouvait agir de même, mais son devoir lui imposait l’obligation de maintenir en lui l’harmonie et l’unité des trois puissances. En accomplissant ce qu’il était permis à Dieu seul de faire, il détruisit par sa propre faute l’harmonie première, en laissant la puissance inférieure prendre la place des autres puissances et usurper le premier rang. Un monde tel que le nôtre, rempli d’une matière grossière et dominé par les puissances du chaos, contre lesquelles l’humanité est appelée à lutter sans cesse, ne peut être que le résultat d’un cataclysme physique et moral, dans lequel l’homme a entraîné l’univers tout entier par un acte tout à la fois de sa liberté et de la nécessité. Le but final du monde actuel n’en demeure pas moins ce qu’il était à l’origine, l’unité des puissances.
Dans le but de vaincre le principe de l’arbitraire et de rétablir l’harmonie primitive, Dieu laisse les deux autres puissances, unies éternellement en lui, se séparer et apparaître sous une forme distincte dans le développement historique de l’humanité. Il ramène la matière à la limite et à la forme, et met en jeu des transformations nouvelles, dans lesquelles la pensée plastique pénètre la matière et s’en dégage avec une netteté toujours plus grande. Cette évolution progressive, qui s’accomplit au sein de la nature et de l’histoire et qui s’épanouit dans l’homme terrestre, trouve son couronnement spirituel dans l’histoire de l’humanité, dont nous pouvons considérer comme le centre l’histoire de la religion, qui a pour point de départ le monothéisme abstrait et qui parcourt toutes les phases de la mythologie et de l’Ancien Testament pour aboutir au christianisme. Les phases de l’évolution mythologique correspondent aux transformations accomplies au sein du chaos. Ce développement historique de la deuxième puissance divine au sein de l’humanité assure à notre race déchue la domination sur les forces de la nature, dont la chute avait coïncidé avec la sienne.
Cette deuxième puissance, qui a reconquis la vertu de l’être, devient homme en Jésus de Nazareth, mais accomplit le sacrifice moral et volontaire de sa grandeur et de sa gloire, parce que la simple humanité, bien que bonne en elle-même, se trouve en dehors de l’essence divine, et ne participe pas encore à la vie centrale et universelle. L’Homme-Dieu accomplit le sacrifice de sa gloire, de son être extra-divin, pour rentrer dans l’ordre harmonieux et primitif de la Divinité ; enfin l’Esprit-Saint qui procède de lui, ramène à Dieu l’humanité déchue. A l’origine les principes étaient unis en Dieu ; la chute de l’homme, qui a réagi jusqu’au sein de l’essence divine, soulève ces principes l’un contre l’autre. Il n’en est pas moins vrai que Dieu est resté éternellement maître des puissances qui sont en lui, bien qu’il les ait laissées se diviser et se combattre dans le développement de l’humanité historique. Nous en avons la preuve dans le calme, la netteté, la grandeur du rétablissement final, qui révèle une majesté supérieure à la majesté primitive. La puissance simultanée des principes en Dieu est remplacée par l’homoousie du second et du troisième principe, devenus des personnes dans le cours du développement historique, et des personnes en communion avec le Père, qui est personnel de toute éternité.
Nous pouvons signaler en quelques mots les causes, qui ont assuré aussi peu d’adversaires que d’admirateurs à cette conception grandiose de Schelling, et qui l’ont empêchée d’exercer une influence sérieuse sur le développement de la pensée moderne. Ces causes peuvent être ramenées à deux : la position moitié idéale et moitié réelle du monde idéal et de l’homme primitif, et la définition obscure et ambiguë des puissances divines, que Schelling envisage tantôt comme des attributs communicables à d’autres qu’à l’essence divine, tantôt comme des substances capables de posséder une existence individuelle, ce qui leur assigne une existence à la fois intra et extra divine, puisque, tout en participant à l’origine à l’harmonie éternelle de la Divinité, elles sont entraînées dans la chute et dans les souffrances de l’homme primitif. Cette participation des puissances divines aux souffrances de l’humanité n’est compatible avec l’intégrité de l’essence divine que dans le cas, où Dieu est conçu comme une unité personnelle et morale, qui s’affirme dans sa liberté et qui peut se donner par amour, c’est-à-dire comme un père, qui communique à ses enfants sa puissance, sa sagesse et sa grandeur, sans affaiblir sa propre dignité et sans porter atteinte à la plénitude de ses attributs, auxquels il communique une existence en dehors de lui-même.
Il est impossible de méconnaître l’influence profonde, et souvent salutaire, exercée sur la théologie par les systèmes spéculatifs de Schelling et de Hegel. Schelling, en particulier, s’appliqua avec ardeur et conviction à l’étude des dogmes de la Trinité et de l’incarnation, dogmes, que les théologiens de son temps avaient presque entièrement laissés tomber dans l’oubli, et montra quelle richesse de pensées et de résultats ces deux dogmes renfermaient pour l’intelligence, aussi bien que pour le cœur.
Daub, Marheinecke, Bockshammer et Eschenmayer reprirent et développèrent les mêmes idées. La trinité de cette école spéculative peut-être ainsi formulée : en premier lieu, Dieu ; secondement le monde devenu objectif dans le Fils de Dieu ; Jésus-Christ a manifesté sa filiation sous sa forme la plus parfaite ; enfin, le retour du monde séparé de Dieu dans son unité divine ; l’Odyssée succédant à l’Iliade, ou le règne du Saint-Esprit. Daub, qui joignait à la vigueur morale la puissance spéculative[b], successivement disciple de Kant et de Schelling, voulut dans son Judas Iscariot (1816-1818), jeter des aperçus nouveaux sur le problème du mal, et aboutit aux mêmes résultats qu’Eschenmayer et que Schelling dans sa Philosophie de la nature. Pour lui le bien et le mal sont deux pôles opposés, mais nécessaires, l’existence du bien dépend de l’existence du mal, ce qui nous place en face d’un véritable dualisme. Le désir de posséder une méthode plus rigoureuse lui fit adopter plus tard les idées de Hegel.
[b] Daub, Theologumena, 1806. Einleitung in das Studium der Dogmatik, 1810. Nous devons prendre Dieu pour point de départ. Nous ne connaissons Dieu que par son moyen, par sa révélation ; sous une forme objective, par la raison. La raison est l’organe, et non la source de la théodicée. L’histoire est le symbole de l’idée.
Marheinecke se rattacha à la même école après avoir débuté par un ouvrage aussi brillant qu’original[c]. L’ouvrage de 1827 exposa à peu près sous la même forme les principes de Dieu, du monde et de l’incarnation, tels qu’ils avaient été formulés dans l’édition de 1819, mais la forme de l’ensemble fut plus rigoureuse, et le péché, aussi bien que les choses finales, présenté sous une forme négative. Marheinecke refuse d’admettre une trinité en dehors du monde. Le monde est Dieu dans son être en dehors de lui-même, et sous sa forme objective le Fils de Dieu ; le Saint-Esprit c’est l’humanité en tant que réconciliée avec Dieu par l’Église. Dieu est l’essence de l’homme, l’homme la réalité de Dieu. Cette réalité traverse une évolution tout à la fois humaine et divine. Dieu devient éternellement individuel en l’homme. Le mal est un élément constitutif de l’évolution vivante de Dieu. Marheinecke nie l’existence de la liberté en tant que faculté de se prononcer pour ou contre Dieu. L’immortalité est la vie éternelle ici-bas, et la résurrection l’affranchissement de l’esprit.
[c] Marheinecke, Die Grundlehren der christlichen Dogmatik, 1819. Die Grundlehren der christlichen Dogmatik als Wissenschaft, 1827.
Ces interprétations spéculatives du dogme sont enveloppées dans les formules employées par l’Église, qui en laissent pourtant saisir le sens profond et réel. Tout en repoussant l’idée orthodoxe de la vie à venir, Marheinecke maintient la réalité historique de Jésus-Christ, Homme-Dieu. Il a été le représentant et le chef de la droite de l’école de Hegel, qui affirmait son accord avec l’enseignement ecclésiastique, et qui a lutté avec une sainte et courageuse énergie contre les spéculations extravagantes d’un Strauss et d’un Bruno Bauer, tout en repoussant avec une égale fermeté la néologie orthodoxe, le supranaturalisme et le rationalisme, dont il méprisait l’obscurantisme antispéculatif. Christ est à ses yeux le type idéal et parfait de l’humanité et de Dieu, qui réconcilie Dieu et l’homme, en rendant possibles la connaissance de Dieu par l’homme et la conscience, que Dieu acquiert de sa propre existence.
Daub a consacré sa grande intelligence à la défense de la méthode spéculative, et est resté plus fidèle que Marheinecke à l’enseignement traditionnel. Il faut chercher sa valeur moins encore dans le mérite des ouvrages qu’il a composés, que dans la haute idée qu’il se faisait de la science théologique, et dans l’enthousiasme avec lequel il l’a professée jusqu’à sa mort, qui fut la mort d’un vrai savant, puisqu’elle le surprit dans sa chaire. Il a su analyser avec une netteté remarquable l’essence du soi-disant supranaturalisme biblique et du rationalisme, et démontrer la nécessité pour la pensée scientifique de s’élever au-dessus de cette ancienne antimonie. Nous le voyons montrer la légitimité et décrire le véritable rôle du miracle, synthèse de l’idéal objectif et de la réalité historique. Il a rendu les plus grands services à la science de la morale. La première édition de l’Encyclopédie de Rosenkranz, écrite dans un esprit positif et sérieux et avec toute l’ardeur de la conviction et de la jeunesse, a valu de nombreux disciples à l’école spéculative. La seconde édition, parue sous l’impression de la Vie de Jésus de Strauss, a subi des modifications considérables, et a transformé la phénoménologie de la conscience religieuse en une véritable théogonie.
Conradi[d], qui appartenait à l’origine à l’école de Daub, a déplus absorbé l’idée de Christ dans l’idée abstraite de l’esprit universel. Nous pouvons rattacher à la même école Göschel[e], bien qu’il ait cherché à rester d’accord avec les formules orthodoxes, et qu’il se soit sensiblement éloigné de Hegel dans la tractation des dogmes du péché et de la rédemption. Ces théologiens, auxquels nous pouvons joindre Petersen[f], Jules Schaller et Gabier, formèrent la droite hégélienne, qui demeura pendant plusieurs années maîtresse incontestée de la situation.
[d] Selbstbewusstsein und Offenbarung, 1839. Kritik der Dogmen, Christus in der Vergangenheit, Gegenwart und Zukunft.
[e] Göschel, Beitræge zur spekulativen Philosophie von Gott, dem Menscheu, und dem Gottmenschen, 1838.
[f] Petersen, Idee der Kirche, 1839. Jul. Schaller, Der historische Christus und die Philosophie, 1839.
Toutefois cette union factice entre la théologie chrétienne et une philosophie spéculative, qui transformait toute vie et toute piété en une opération abstraite de l’esprit, devait avoir une durée bien éphémère. La spéculation allait bientôt déchirer elle-même les derniers voiles et détruire les dernières illusions. Richter dans son traité des choses finales (1833), affirma que le dernier mot de l’école spéculative était la négation de l’immortalité personnelle, et déclara que cette négation était implicitement et nécessairement renfermée dans la théorie de l’évolution éternelle de la vie divine. Erdmann, Gonradi, Göschel et Rosenkrantz défendirent l’orthodoxie de l’hégélianisme, qui trouva de nouveaux adversaires dans Beckers et Jules Müller.
Celui qui, en fait, engagea la lutte et ramena les esprits au sentiment de la réalité de la situation, fut Frédéric Strauss dans sa Vie de Jésus (1886) et dans sa Dogmatique (1839). Tout en couvrant de ridicule les prétendues explications naturelles du docteur Paulus, il repoussa toute solidarité avec la polémique brutale d’un Reimarus, qui ne voyait dans le christianisme que fourberie, mensonge et accommodation intéressée aux superstitions de l’époque. Il prit pour système d’opposer au supranaturalisme biblique, qui fait reposer la vérité du christianisme sur l’inspiration, le miracle et la prophétie, la conception mythique, qui voit dans la personne du Christ, telle qu’elle nous est retracée dans les évangiles, la légende instinctive de l’imagination populaire échauffée par les prophéties messianiques de l’ancienne alliance, légende, dont le fond historique disparaît comme noyé dans les embellissements de la tradition. En tout cas on ne saurait admettre la puissance surnaturelle du Christ, auquel la société chrétienne a appliqué tous les attributs du messianisme juif. Le miracle, en effet, repose sur une impossibilité, et l’on ne saurait admettre que les quatre évangiles aient été composés par des témoins oculaires, sans être forcé en même temps d’affirmer une intention frauduleuse et une déformation systématique de l’histoire. Strauss s’efforce de découvrir et de relever dans les récits évangéliques de nombreuses contradictions internes, qui lui permettent d’affirmer leur non-historicité. Comme ces contradictions ne portaient sur aucun point important, il était évident qu’elles n’avaient exercé sur l’esprit de Strauss qu’une influence secondaire. En fait, bien que Strauss proclame la nécessité d’une critique historique impartiale et sans opinion préconçue, nous retrouvons deux thèses a priori à la base de sa théorie mythique, à savoir une thèse dogmatique et une thèse historique.
La thèse dogmatique a priori est une théodicée panthéiste, ou plutôt empruntée à l’école de Lucrèce, théodicée qui supprime d’un trait la providence morale et la théorie des causes finales et confond dans une synthèse esthétique l’élément moral et l’élément physique, et qui, dans le cas où elle reposerait sur un principe vrai, rend inutile toute autre théorie et réduit à la plus simple expression l’argumentation scientifique, puisque tout résultat aboutissant à l’hypothèse d’un gouvernement providentiel du monde est résolu a priori dan le sens de la négative. Strauss admet avec la philosophie moderne un Dieu, non pas perdu dans l’infini de sa grandeur solitaire, mais vivant et s’épanouissant sans cesse dans l’univers. Il oppose au déisme et au supranaturalisme, qui conçoivent Dieu comme étranger au monde, l’union immanente de Dieu et de la vie humaine. Bien loin de concevoir cette union intérieure comme une unité au sein de la diversité, il confond Dieu et l’univers dans une même unité impersonnelle. Nous ne devons point, selon lui, placer le fini et le négatif en dehors de Dieu ; l’infini absorbe la limite, la négation, le non-moi dans sa propre essence, et devient par cela même vivant et réel.
Strauss introduit dans la théorie de Schelling et de Hegel l’idée de la vie humaine et divine, et cette vie, que l’Église chrétienne assigne au seul Homme-Dieu, il l’étend à l’humanité tout entière et professe une incarnation universelle de Dieu. L’expansion infinie de l’infini dans la réalité finie est l’expression ou l’actualité éternelle de l’infini. Il en résulte l’impossibilité de concevoir une manifestation personnelle de Dieu, une grandeur unique de l’univers adéquate à l’idée parfaite de Dieu. L’idée n’aime pas manifester en un type unique la plénitude de son essence au détriment des autres éléments constitutifs de l’univers. Toute forme particulière est imparfaite, finie, comme telle pécheresse, et a besoin d’être complétée par les autres exemplaires du type auquel elle appartient. Les attributs assignés par l’Église à Jésus-Christ appartiennent sous leur forme idéale non pas au Christ historique, mais au Christ idéal, c’est-à-dire à l’humanité.
L’humanité constitue le Christ idéal procédant éternellement de Dieu, accomplissant des miracles, souffrant et mourant et aussi rentrant éternellement dans le sein de Dieu par sa résurrection glorieuse. C’est donc la race tout entière, et non l’individu, type isolé de la race, qui constitue l’Homme-Dieu. Strauss affirme que, dans le cas, où un seul individu posséderait dans sa plénitude la sainteté, la bonté, la connaissance de Dieu, tous les autres membres de la famille humaine seraient dépouillés et orphelins. Origène avait pourtant relevé dans les dons spirituels le fait remarquable, qu’ils ne perdent rien de leur puissance en se répandant sur plusieurs. Strauss en vient à considérer la vie spirituelle comme une masse étendue et à assigner à la limitation de l’être, en tant que participant à la vie finie, la puissance d’exclure les hommes pris séparément, et Christ lui-même, de la plénitude des biens spirituels et de la perfection idéale. Il en tire une théorie vraiment antimorale, qui voit pour l’homme dans la participation aux biens de ses frères le seul remède à la misère et à l’impuissance, qu’entraîne pour l’être individuel sa qualité d’unité isolée et finie.
Complètement absorbé par sa conception matérielle et extérieure de la division du travail, Strauss oublie que chaque âme individuelle peut saisir et vouloir dans le développement de sa vie intérieure et spirituelle tout le bien et toute la vérité, il oublie que le devoir le plus insignifiant en apparence n’est réellement accompli que par celui qui veut réellement le bien absolu. Nous pouvons constater aussi le peu de place, que la morale occupe dans sa pensée, par l’usage exagéré du mot Homme-Dieu qui reparaît à chaque page dans son ouvrage. Tout homme, quel qu’il soit d’ailleurs, est Homme-Dieu à ses yeux par droit de conquête et par droit de naissance ; c’est là une conception purement physique et fatale, puisque la morale s’attache non pas à l’essence ou à la simple possibilité, mais à la réalité. Cette conception physique entraîne aussi une autre théorie en contradiction avec la première. Cet Homme-Dieu n’est également qu’un simple exemplaire de la race.
Si Strauss avait réellement admis les plus simples notions de la morale, il n’aurait pas renfermé la notion de l’Homme-Dieu dans la catégorie inférieure de la logique et de l’existence physique, mais se serait élevé à une théorie supérieure de la divinité aussi bien que de l’humanité ; s’il avait su comprendre que les attributs moraux constituent par excellence la divinité, il aurait placé la majesté et l’essence immuable de Dieu dans la sainteté de son amour, qui manifeste sa vie sous la forme la plus parfaite, et qui en même temps permet de le distinguer du monde créé par un acte de son amour, et auquel il se donne lui-même par amour, sans porter atteinte ni à la grandeur de sa majesté ni à l’intégrité de son essence. Le point de vue moral permet aussi de trouver dans l’âme de l’homme, être métaphysiquement fini en tant que créature, une place réelle pour le bien absolu, pour l’infini moral et libre de la connaissance et de la volonté, infini qui ne porte aucune atteinte à sa qualité de créature limitée et de personnalité distincte, et qui peut seul satisfaire l’immensité de ses aspirations et de ses désirs.
Nous retrouvons cette théorie physique dans la dogmatique de Strauss. Ce qui distingue, dit-il, l’homme des autres créatures, c’est que celles-ci sont simplement des membres de diverses races, tandis que les hommes en ont la conscience. La connaissance n’est pas la volition ; la nature consciente n’est pas encore l’esprit, et ne saurait constituer une base solide de l’histoire. La nature nous offre simplement le spectacle de la vie accomplissant une évolution circulaire éternelle. Aussi Strauss est-il incapable de s’élever à la notion de l’histoire et de son rôle providentiel. Il envisage le monde comme parfait à chaque moment de sa durée ; le rétablissement final s’accomplit chaque jour par l’évolution incessante du bien, qui se dégage des entraves nécessaires du mal. Le monde est bon, en tant que composé de la synthèse nécessaire du bien et du mal. La disparition du mal entraînerait avec elle celle du bien et de la vie. Réclamer la sainteté parfaite de l’individu c’est exiger de lui un attribut inconciliable avec sa nature. Les troubles de la conscience individuelle, le remords, le sentiment du péché, le mal ne sont aux yeux de Strauss que des abstractions, et des billevesées éphémères et individuelles. Le véritable philosophe, qui se sait indissolublement lié, comme un chaînon isolé, à la succession infinie des mondes, a par cela même conscience de sa rédemption en tant qu’entraîné dans le grand courant de la vie. Le mal consiste à vouloir franchir, par un acte arbitraire de sa volonté égarée, les limites nécessaires et métaphysiques du bien.
Strauss n’a point pu, toutefois, s’affranchir entièrement de l’idée du mal, qui reparaît dans ses écrits sous une autre forme, comme un fantôme menaçant et comme une énigme indéchiffrable. Il est facile de comprendre au premier coup d’œil les conséquences désastreuses, que le triomphe des hypothèses et des théories de Strauss aurait entraînées pour la science allemande, pour la philosophie autant que pour la théologie, pour la morale aussi bien que pour la religion. Strauss n’envisage, en effet, la religion que comme l’une des phases inférieures que doit traverser, et dont doit chercher à s’affranchir, la conscience humaine dans le cours de son développement. C’est la phase que parcourt l’homme non encore parvenu à la conscience de sa vie divine, n’osant pas dès lors affirmer son unité avec Dieu, et voyant, par conséquent, en lui un être, immanent sans doute, mais objectif par rapport au monde et possédant une existence intrinsèque. Sa morale se borne à considérer les imperfections d’un être comme le vide, correspondant dans l’engrenage éternel de l’univers au plein des vertus d’un autre être : la perfection du tout rachète les imperfections de détail.
Nous retrouvons ici sous une forme pseudo-protestante et tristement dégénérée la théorie catholique du corps mystique de Christ, dans lequel la puissance régénératrice de l’ensemble s’exerce sans sa volonté et sans son concours sur l’âme individuelle, qu’elle sauve comme par magie. Assurément nous faisons encore injure au catholicisme en le rapprochant de rêveries pareilles. Les théories de Strauss ont au moins eu pour résultat de dissiper bien des illusions, et de révéler les conceptions profondément dangereuses de la théologie spéculative, jusqu’alors déguisées sous des expressions en apparence correctes et évangéliques. On sut enfin à quoi aboutissait, en dernière analyse, cette spéculation panthéiste si pleine de mépris pour la libre personnalité morale.
Nous avons vu la place, que Strauss accordait dans son système à la religion et à la morale. Voyons ce que veut dire ce sentiment esthétique, cette civilisation moderne, mot magique, avec lequel Strauss prétend transformer la pensée contemporaine. Cette civilisation, pour laquelle il emploie le grand mot d’humanité, cette culture moderne a organisé un sacerdoce et a consacré le culte des génies de l’humanité, auxquels les esprits d’élite prodiguent l’encens qu’ils reçoivent eux-mêmes. Les savants trouvent dans la philosophie ce que la foi vulgaire offre aux masses ; les hommes instruits possèdent leurs saints et leurs demi-dieux, et consentent même à réserver dans leur Walhalla une place éminente à Jésus-Christ. Strauss a lui-même le sentiment qu’il transporte dans le domaine de la pensée pure l’une des tendances du catholicisme, et confirme une fois de plus par son exemple cette grande vérité, que l’on n’abandonne jamais le principe évangélique sans retomber, sous une forme ou sous une autre, dans les antiques erreurs de Rome.
La seconde présupposition de Strauss dans sa critique de la vie de Jésus est une hypothèse, ou un axiome (comme on voudra) historique. Cette hypothèse est celle-ci : Les évangiles n’ont pas été écrits par des témoins oculaires. En effet, les évangélistes nous racontent des prodiges et assignent à Jésus des attributs, des faits, inconciliables avec là droiture des disciples et qui ne s’expliquent que par les légendes involontaires et inintentionnelles d’une génération, qui n’avait pas connu le Maître, et qui voulait le glorifier aux yeux des races futures. Il est facile de comprendre que la marche de la critique des sources historiques est ainsi tracée a priori, et que les résultats en sont acquis d’avance. Oserait-on vanter après cela l’impartialité et l’indépendance de la critique ? En admettant l’origine apostolique d’un seul évangile ou d’un seul fait miraculeux, Strauss retombait dans les errements de Reimarus, qu’il avait lui-même combattus à outrance, mais qui tout au moins, sur le terrain de la critique historique, échappaient à plus d’une des difficultés, que soulève la théorie mythique, dont la conception fondamentale est sapée à la base par les arguments, qui établissent l’antiquité des trois premiers évangiles et l’accord profond, avec lequel les théologiens des premiers siècles affirment comme eux la grandeur et la dignité surnaturelle du Sauveur.
[Dans son récent écrit sur J. Reimarus, Strauss a menacé la théologie de passer sous les drapeaux de Reimarus, dans le cas où elle refuserait d’adopter sa théorie mythique. Sans s’en rendre bien compte, il prononce contre elle un jugement plus sévère que celui que pourrait formuler un fougueux orthodoxe. Nous verrons bientôt que toute lutte contre le christianisme aboutit à cette conséquence nécessaire, quand bien même Strauss ne voudrait pas abandonner sa théorie favorite.]
Ces considérations nous amènent à signaler une autre lacune de l’ouvrage de Strauss. Nous l’avons vu nier a priori l’authenticité aussi bien que la crédibilité des évangiles. On doit toutefois assigner dans le christianisme primitif une place et une date historique à tous les écrits du Nouveau Testament, et l’on peut affirmer que la science critique n’aura achevé son œuvre que le jour, où elle aura accompli cette tâche. Strauss n’a fait faire sur ces divers points aucun progrès à la science. Il était réservé à Baur de continuer l’œuvre commencée par Strauss, et d’aborder avec une science incontestable, jointe à une dialectique rigoureuse, l’étude critique de l’histoire du siècle apostolique et de l’histoire de l’Église.
L’impression produite par la publication de la Vie de Jésus fut immense, mais sans profondeur comme sans durée. Vingt-cinq ans après son apparition, en 1860, Strauss lui-même rappelait avec ironie la nécessité de célébrer son premier jubilé, pour l’empêcher de tomber complètement dans l’oubli. La défense fut pour le moins aussi énergique, aussi puissante, aussi sérieuse que l’attaque, comme nous le prouve le succès des réponses de Hase, Neander, Ullmann, Tholuck, W. Hoffmann, Osiander, Lange, Ebrard, Ewald, Al. Schweizer, Weisse, Baumgarten, Riggenbach. On en vint même à retomber, dès 1845, dans une sécurité aussi imprévoyante que la crainte des premiers jours, et à méconnaître, ou tout au moins à oublier, l’importance des problèmes agités par la science. La polémique vigoureuse des théologiens évangéliques trouva un auxiliaire aussi puissant qu’inattendu dans le discrédit, que firent retomber sur toute l’école les extravagances de la gauche hégélienne.
Les conséquences irréligieuses et immorales du panthéisme spéculatif, recouvertes jusqu’alors d’un vernis superficiel d’élégance et de bon ton, et dont Strauss lui-même n’avait pas semblé avoir conscience, furent mises en lumière avec autant d’impudence que de netteté par Louis Feuerbach dans son traité sur l’essence de la religion. Strauss avait voulu au moins conserver l’idée de la réalité du divin, qu’il plaçait dans l’essence universelle de l’humanité. Feuerbach en tire cette conséquence, que si Dieu n’est pas autre chose que l’essence de l’humanité, il n’est rien, et que l’homme seul existe réellement. Parler encore de Dieu, c’est approuver et enraciner l’erreur de toutes les religions positives, c’est faire perdre comme elles à l’homme le sentiment de sa nature divine, et lui donner la tentation de réduire encore la Divinité à la simple hypothèse objective, fruit de sa propre imagination. Le dernier mot de la science moderne est l’anthropologie transcendante. Il n’existe pour elle aucun principe absolu et universel ; tout revêt la forme individuelle, et chaque homme doit choisir pour unique règle de conduite ses aspirations et ses appétits.
Dans quel gouffre sans fond la spéculation philosophique, après avoir dévoré ses enfants comme Saturne, n’engloutissait-elle pas toute religion et toute morale, elle, qui avait débuté par la morale austère de Kant et par l’idéalisme orgueilleux de Fichte pour aboutir au nihilisme matérialiste de Feuerbach ? La théorie de la gloire divino-humaine de notre race est comme l’être, dont parle Horace, qui « desinit in piscem, formosa superne[g] ; » l’homme n’est plus pour elle qu’un exemplaire isolé de la race, un animal intelligent, incapable de comprendre et de saisir le seul principe, qui puisse lui restituer sa dignité primitive et restaurer en lui l’image divine. Ce naturalisme a été le Jean-Baptiste du matérialisme éhonté. Ed. Zeller chercha encore à conserver une place à la religion, en y voyant un instinct maladif, mais nécessaire de notre organisation physique et morale, mais, dans sa critique du système de Feuerbach, il se borne à envisager la religion comme une fonction psychologique de l’âme humaine, qui prend pour centre de son activité ses conceptions individuelles vraies ou fausses ; nous nous trouvons ainsi en face du conflit entre les besoins de la foi et les données de la raison, qui nous rappelle dans la sphère de la spéculation les tendances d’un Jacobi et d’un de Wette.
[g] Un beau buste, qui finit en queue de poisson (Horace, L’Art Poétique.)
L’adversaire le plus sérieux et le plus puissant de Strauss fut Schleiermacher, dont l’école ne put que profiter des divisions intestines de l’école de Hegel.
Schleiermacher a su s’élever à une notion de Dieu, supérieure tout à la fois au panthéisme physique et logique et aux froides conceptions d’un déisme, dont nous avons retrouvé des traces jusque dans le supranaturalisme lui-même. Il a su opposer à des conceptions erronées et enracinées depuis des générations dans les intelligences, comme au sein des écoles, la religion dans sa dignité et dans son essence, en l’élevant au-dessus des sphères de la morale et de l’intelligence. Grâce aux efforts de son génie et à la profondeur de son sentiment religieux, il a su remettre en lumière avec une netteté et une précision, que ni Herder, ni les réformateurs eux-mêmes n’avaient su obtenir, la différence profonde, qui existe entre la religion et la théologie, la foi et le dogme, l’Église et l’école, et cette distinction, il a forcé ses contemporains à la reconnaître et à la proclamer.
La profondeur de sa piété, nourrie à l’école des frères moraves et qui puise ses aspirations dans l’amour personnel pour le Sauveur, la richesse de sa vaste intelligence et son génie méthodique et plastique ont préparé les voies à une phase nouvelle et brillante de la théologie évangélique. La communauté des frères moraves a été la Monique de ce nouvel Augustin, et la philosophie grecque, en particulier celle de Platon, la nourrice de sa noble intelligence. Il a régénéré surtout et retrempé la science dogmatique, en remettant en lumière le principe scripturaire et réformateur de la foi, et le témoignage, que se rend auprès de la conscience chrétienne la vérité évangélique par l’intervention toute-puissante et continue du Saint-Esprit. Cette accentuation énergique des droits de l’individualisme ne lui a pas fait perdre de vue le sentiment de la vie collective, et nous pouvons le considérer comme l’un des défenseurs les plus énergiques du grand principe de l’Église. L’Église lui fournissait, en effet, le trait d’union nécessaire et providentiel entre l’élément moral et l’élément religieux de la vie humaine, entre notre sentiment individuel et notre sentiment moral, entre la tradition et l’histoire, le présent et l’avenir ; quelques-uns de ses disciples, entre autres de Drey et Möhler, ont même fait pénétrer quelques-unes de ses idées au sein d’une fraction importante de l’Église catholique.
La science de la morale n’a pas retiré de moins grands avantages de sa définition du bien et de son accentuation des droits de la vie individuelle, dont il voulait faire la base de l’organisation morale de l’humanité, et en particulier de la société chrétienne. Ses travaux exégétiques ont donné l’exemple d’une critique aussi profonde que chrétienne, et ont communiqué une vie nouvelle à cette branche importante de la théologie, que la scolastique et la critique négative avaient comme desséchée. Ils ont en outre porté le dernier coup à la méthode fausse et dangereuse des textes isolés, en lui substituant l’exégèse d’ensemble, et en apprenant aux théologiens à relever et à analyser diverses nuances dogmatiques de l’enseignement du Nouveau Testament, nuances, qui n’en rendent que plus saisissante et plus vivante l’unité supérieure de la croyance apostolique. Il assigne pour tâche à l’histoire ecclésiastique de retracer sous une forme réelle et vivante le développement dans les individus et les Églises du principe régénérateur et moralisateur du christianisme. Ses monographies sur l’histoire des dogmes (sur la dogmatique d’Athanase, de Sabellius, sur le dogme de l’élection) ont donné une impulsion sérieuse à cette discipline un peu négligée avant lui. Enfin la théologie pratique a trouvé, grâce à lui, la place qui lui revenait de droit dans l’encyclopédie des sciences théologiques.
Les débuts de Schleiermacher remontent à 1799. Nous le voyons cette époque, défenseur éloquent de la religion, opposer au rationalisme de Kant et de Fichte et au naturalisme du dix-huitième siècle les droits et la dignité de la religion, exposer dans un style classique son universalité et sa grandeur, et montrer enfin qu’elle n’est pas exclusivement une manifestation de l’intelligence ou un simple fruit de la volonté, mais une puissance, indépendante et libre, qui pénètre et transforme l’homme tout entier, en lui apprenant à se consacrer sans réserve à Dieu et à entrer avec lui dans une communion de vie aussi intime qu’indissoluble. Quelque grandes que fussent son admiration et son amitié pour Schelling, il a su affirmer les droits de la religion et lui assurer dans sa dialectique la place, qui lui revient de droite côté de la physique et de la morale.
Nous retrouvons dans les doctrines de Schleiermacher plusieurs des principes du panthéisme, mais nous devons ajouter que, bien loin de vouloir, comme les panthéistes modernes, diviniser la nature humaine, le grand penseur de Berlin n’a fait qu’obéir à la puissance mystique de son âme, et qu’il a d’ailleurs réagi contre ses propres entraînements, grâce à l’énergie de son sentiment moral. Il n’a voulu que formuler ainsi (dans ses Monologues) la dépendance absolue de l’homme vis-à-vis de Dieu, dépendance, qui assure sa liberté en face du monde. Ces deux ouvrages de sa jeunesse, qui sont vraiment le fruit de son expérience et de sa pensée intime, faisaient déjà pressentir la glorieuse carrière et le génie puissant et fécond de leur auteur.
L’influence décisive, que Schleiermacher a exercée sur tout le développement de la pensée contemporaine, exige que nous examinions avec détails l’ensemble de sa théologie. Relevons, en commençant, l’immense service qu’il a rendu à la pensée chrétienne, en l’affranchissant de l’antique antagonisme, qui existait dans son sein entre le rationalisme et le supranaturalisme, antagonisme, qui n’a pris fin que grâce à lui et à partir de 1820. S’il a réussi dans sa tentative, c’est qu’il a su leur opposer un principe supérieur, qui fondait dans une synthèse féconde les éléments vrais et durables, que renfermait chacun de ces deux grands systèmes, et qu’il ne s’est nullement borné à accomplir un rapprochement artificiel et arbitraire, en suivant une méthode trop chère à l’éclectisme. Schleiermacher a su élever sa conception vivante de la religion sur les ruines du supranaturalisme et du rationalisme, qui avaient adopté tous les deux une théodicée déiste, et n’envisageaient la religion que comme un pur attribut de la volonté et de l’intelligence et comme une simple méthode de connaître et d’adorer Dieu.
Chacun de ces deux systèmes renferme une part sérieuse de vérité ; le rationalisme a raison de vouloir substituer la conviction intime et l’assimilation personnelle de la vérité à une soumission impersonnelle et aveugle de l’âme sous le joug d’une autorité extérieure, et de travailler aussi à ramener l’accord entre le développement physique et les progrès de la vie morale ; le supranaturalisme, par contre, repose sur une hypothèse légitime et est en droit d’affirmer que l’homme, qu’on l’envisage au point de vue de sa haute destinée ou de sa condition présente, ne peut compter sur ses propres forces et a besoin de l’appui de Dieu, enfin il enseigne avec l’Écriture et l’expérience que le christianisme n’est à aucun titre l’épanouissement naturel du développement de l’humanité, et que Christ, bien loin d’être un rejeton naturel de la race, s’est incarné en vertu d’une dispensation surnaturelle, supérieure aux données de la raison.
Ces éléments, en apparence contradictoires et incompatibles, de la liberté et de l’autorité, de la foi personnelle et de la tradition, du domaine de l’idéal et du terrain de l’histoire, Schleiermacher est parvenu à les concilier en remettant en lumière le principe fondamental de la Réformation, la justification par la foi. Il a relevé la pierre angulaire de l’œuvre du seizième siècle, le principe matériel de la Réformation, sacrifié pendant deux siècles au principe formel, et a proclamé sa légitimité et sa raison d’être en face de la foi purement historique ou rationnelle. Il ne s’est pas contenté de défendre cette vérité si longtemps oubliée, il a mieux fait, il en a exposé toutes les richesses et toutes les grandeurs, et a su démontrer l’unité, la profondeur et le caractère profondément rationnel du christianisme. Il considère, à l’exemple des anciens théologiens, la foi comme une puissance à la fois primitive et divine, comme le rétablissement harmonieux des rapports immédiats et vivants entre Dieu et l’homme. Cette communion nouvelle, plus intime que la première, s’établit grâce au don que Dieu fait de Christ à l’humanité, grâce aussi à la contemplation spirituelle de la part de l’humanité de la personne historique de Christ, qui exerce sur elle une attraction sanctifiante. L’âme croyante se jette dans les bras du Rédempteur, dont l’action constante et miséricordieuse lui communique sa vie et son esprit, elle acquiert par son union avec le Christ le double sentiment de sa délivrance et de la puissance rédemptrice qu’il possède, c’est-à-dire de sa dignité de roi et de grand prêtre.
Cette transformation de l’âme humaine au contact de la grâce peut être envisagée à deux points de vue différents. Quand nous la jugeons du point de vue de notre vie coupable, à laquelle la rédemption peut seule rendre la paix qu’elle a perdue, nous la considérons comme un acte surnaturel et comme un miracle. Si nous l’apprécions, par contre, à la lumière de notre communion avec Jésus, qui nous assure la possession immuable de son image et de son esprit, nous sommes portés à n’y voir que le couronnement de l’œuvre commencée par Dieu dès les premiers jours du monde au sein de l’humanité, œuvre qui correspond à sa constitution et à sa destinée. Si nous nous plaçons au point de vue de Dieu et de ses décrets éternels, la fondation de l’Église chrétienne et la personne de Jésus-Christ, tout en renfermant des éléments surnaturels, supérieurs à notre faible raison, nous apparaissent comme des’ actes naturels et rationnels de celui, dont l’esprit embrasse d’un seul regard le passé, le présent et l’avenir, et dont l’amour a déposé dans l’âme de l’homme une soif si ardente de sainteté et de salut, qu’il sera heureux d’accepter plus tard le salut offert sans distinction à tous. L’organisation spirituelle de l’homme, appelée par le plan primitif de Dieu à voir rayonner dans son sein toutes les activités et toutes les aptitudes de l’âme, est réduite dans sa condition présente à l’impuissance absolue de réaliser sa destinée. Bien loin de pouvoir surmonter sa faiblesse, elle a abandonné l’âme aux instincts de la chair, et a mérité la juste sentence, que la parole inspirée a prononcée contre elle. Toutefois l’union entre l’Esprit-Saint et l’âme humaine ne saurait s’accomplir que dans l’esprit lui-même, qui en répand et en communique l’action bienfaisante à tout l’organisme physique et moral.
On doit donc enseigner que l’assimilation personnelle du christianisme présuppose déjà du côté de l’âme convertie une communion primordiale avec Christ, c’est-à-dire un élan instinctif de l’âme vers le Rédempteur, que l’apparition historique et l’appel direct de Jésus transforment en une réceptivité sympathique, qui trouve en lui sa satisfaction et sa paix. L’esprit humain, il est vrai, est différent, non seulement en qualité, mais aussi en principe, de l’esprit (πνεῦμα) chrétien. Sans le secours de Christ il lui est impossible de passer par le seul déploiement de ses forces de l’état passif de la réceptivité à l’activité personnelle et libre. On peut donc affirmer que l’esprit chrétien n’est pas implicitement renfermé dans l’esprit humain envisagé d’une manière générale, et c’est en cela que consiste la vérité du supranaturalisme contre toutes les théories plus ou moins pélagiennes. Ce n’est là, toutefois, qu’une face de la vérité. Le principe fondamental de l’unité constitutive du plan créateur et du développement progressif de la vie morale au sein de l’humanité exige que l’on admette également l’unité de l’esprit chrétien et de l’esprit humain, unité fondée sur le désir de celui-ci de posséder la grâce, sous la réserve de l’intervention nécessaire de Jésus-Christ. On retomberait assurément dans le rationalisme pur, si l’on se contentait de ne voir dans l’esprit chrétien que la manifestation de l’esprit humain sous sa forme supérieure et définitive.
Mais il ne s’agit pas ici d’une simple distinction relative entre le plus ou le moins, et l’on peut éviter facilement cet écueil, si l’on réunit dans une formule définitive les éléments vrais du supranaturalisme et du rationalisme, si l’on affirme que le νοῦς ou esprit humain est un avec l’esprit chrétien, et à ce point de vue une forme inférieure de celui-ci, mais une forme inférieure, qui ne peut s’élever d’elle-même jusqu’à son principe idéal. Plus l’esprit humain aspire après la communion de l’esprit chrétien, plus il proclame par son aspiration même que, s’il est incapable d’agir et de progresser par ses propres forces, il est mûr pour le don de la grâce qui s’abaisse jusqu’à lui. Comme on le voit, Schleiermacher a réduit à rien l’antagonisme, en apparence inconciliable, du rationalisme et du supranaturalisme, et ce résultat ne peut être que confirmé par l’étude approfondie des deux tendances. Ce que nous appelons l’esprit humain et l’esprit chrétien, c’est-à-dire la raison générale et la grâce, constitue un seul principe identique, puisque la raison n’est pas en réalité autre chose que le lien qui rattache les facultés de l’homme à ce principe divin, que Christ est venu lui apporter, et que l’esprit chrétien peut être envisagé comme l’épanouissement suprême de la raison, dont il n’est pas, toutefois, la résultante.
Aussi le christianisme, bien qu’il diffère réellement de la raison humaine faible et limitée en elle-même, est-il profondément rationnel dans son principe. Il n’y a donc rien de contradictoire dans la double affirmation que le christianisme, supérieur et inaccessible à la raison, en tant qu’il ne procède point d’elle directement, a été révélé au monde pour elle et dans son intérêt, puisqu’il réalise et dépasse ses aspirations les plus sublimes, et qu’il la met en possession des biens après lesquels elle avait soupiré dès les premiers jours. Schleiermacher suit à l’égard du double principe de la nature et de la grâce, la marche qu’il avait adoptée dans son étude du rationalisme et du surnaturel. La nature enseigne ce que l’esprit peut devenir par lui-même et dans ses rapports avec les autres fonctions de l’organisme humain, et la grâce comprend la venue et l’action spirituelle de Christ.
S’il en est ainsi, il n’existe entre la nature et la grâce aucune antinomie irréductible. Bien plus, la nature (étant admis qu’elle est accessible à la grâce) n’existe telle qu’elle est que dans le cas où la grâce possède une existence réelle, et de son côté la grâce n’a de réalité que dans ses rapports avec la nature humaine. Il est vrai que le naturalisme affirme l’identité du développement de l’homme à l’état de nature et sous l’action de la grâce, tandis que le supranaturalisme établit une ligne de démarcation absolue entre ces deux modes d’activité de l’humanité. Cette contradiction, qui semble au premier abord fondamentale, perd toute importance, quand on l’examine à la lumière d’un principe supérieur. Elle n’a de valeur qu’en tant que nous appliquons à la manifestation historique du christianisme notre tendance fondamentale vers l’empirisme. Le supranaturalisme est dans le vrai en étudiant uniquement la question au point de vue expérimental de la nature humaine et de ses aptitudes. Il est certain que, pour tout observateur qui l’aborde sous cette face, le christianisme est essentiellement surnaturel, et que l’action exercée par la personne de Christ sur l’âme humaine, ainsi que la transformation qu’il y a accomplie, dépasse de toute la hauteur d’un principe la capacité des seules puissances de la raison.
Il n’en est plus de même quand le supranaturalisme maintient le caractère surnaturel du christianisme, en se plaçant sur le terrain de l’absolu, c’est-à-dire de Dieu, et de l’idée que Dieu a conçue de l’humanité en la créant. Ici le rationalisme recouvre tous ses droits, et a raison d’affirmer que l’unité du plan divin présuppose le caractère naturel de l’apparition de Jésus-Christ, puisque Dieu embrasse d’un seul regard les manifestations diverses de son plan unique, que la faiblesse et le caractère limité de la raison humaine ne lui permettent de saisir que d’une manière relative et sous des aspects divergents. On ne saurait sans arbitraire séparer en Dieu le plan de la rédemption du plan primitif de sa volonté créatrice. Ces deux plans se fondent au sein de la pensée divine dans une unité harmonique et indivisible.
Il en résulte que l’œuvre de la création trouve son épanouissement dans l’envoi de Jésus-Christ sur la terre et que l’on doit admettre, par conséquent, que la création première a été de tout temps capable de comprendre et de s’assimiler l’œuvre rédemptrice et régénératrice de Jésus-Christ, lors de son entrée providentielle dans le grand courant du développement historique de l’humanité. Bien que nous retrouvions des idées déterministes dans ces dernières propositions de Schleiermacher, qui ne craint pas de faire rentrer le mal lui-même dans le plan divin, le point particulier, que nous venons d’exposer, n’en reçoit aucune atteinte. L’union intime des deux manifestations du même plan divin dans la création et dans la rédemption subsiste, dans le cas même où le péché est considéré comme un acte de la liberté humaine, que l’on admette que Dieu n’a pas prévu le péché, ou que le péché l’a pris par surprise.
Nous pouvons donc affirmer avec Schleiermacher que la nature est l’épanouissement du plan divin dans le temps et dans l’espace, et par cela même nous constatons la nécessité d’une conception de la nature supérieure à la théorie vulgaire du rationalisme et du pélagianisme, conception, qui renferme implicitement la venue de Jésus sur la terre. Observons seulement que l’incarnation ne doit être nullement envisagée comme la résultante du développement de la race ou de la raison humaine, mais comme une manifestation spéciale de la volonté de Dieu, qui se rattache par son idée éternelle au plan primitif de la création.
La foi en Jésus-Christ nous associe à son impeccabilité et à sa paix céleste et nous communique l’expérience joyeuse et intime de notre délivrance. Nous sommes de fait réconciliés avec Dieu, qui nous voit, pour ainsi dire, à travers Jésus-Christ, dont il nous considère comme une partie intégrante. Christ a confié le principe de la vie nouvelle à l’Église, qui a pour mission de le développer et de le faire connaître par une prédication fidèle à l’humanité tout entière, appelée à s’identifier progressivement avec le christianisme. Toutes les religions actuellement existantes seront tôt ou tard absorbées dans le christianisme. L’essence même du christianisme consiste dans la rédemption accomplie par Jésus de Nazareth, rédemption, qui doit devenir de plus en plus la nourriture de l’âme croyante, et dans laquelle nous devons voir la forme la plus parfaite de l’idée de Dieu en l’homme, idée, qui est elle-même la manifestation supérieure de la vie consciente de l’âme individuelle.
Cette définition du christianisme garantit suffisamment l’Église de tout alliage impur. Elle renferme, en effet, les deux grandes idées de la rédemption de l’humanité et de la personne de Christ. L’idée de la rédemption disparaît dans les systèmes, qui reconnaissent à l’âme humaine la puissance de se sauver par elle-même, ou qui la proclament radicalement incapable de recevoir la grâce divine. Ces deux erreurs constituent le pélagianisme et le manichéisme, qui impliquent, s’ils sont fondés, la superfluité ou l’impossibilité de la rédemption. La définition chrétienne de la personne de Christ demande impérieusement qu’on lui assigne la puissance absolue de racheter et de sauver les âmes. Si, tout en reconnaissant le caractère exceptionnel de sa personne et de ses attributs, on n’admet pas la réalité de son humanité, on retombe dans le docétisme, puisque que l’on enlève à Jésus-Christ toute action historique sur l’humanité, c’est-à-dire la plénitude de la vertu rédemptrice. Si, par contre, tout en professant son humanité parfaite, on lui refuse les attributs surnaturels de la filiation divine, qui peut seule lui permettre de racheter les hommes de tous les siècles, c’est-à-dire si on le proclame un homme hors ligne, mais rentrant dans la catégorie de l’humanité pure, on retombe dans l’hérésie ébionite, qui sape à la base l’idée de la rédemption.
Toutefois Schleiermacher ne refuse pas d’une manière absolue à cette dernière conception, sous quelque forme d’ailleurs qu’elle apparaisse, le caractère spécifiquement chrétien, et se borne à exiger d’elle une transformation conforme à la véritable notion de la personne de Jésus. Il voit en Jésus-Christ le Rédempteur, pierre angulaire du christianisme, l’union de l’idéal et de la réalité, du Fils de Dieu et du fils de l’homme. C’est en Jésus que nous trouvons l’épanouissement définitif du sentiment religieux, et la présence parfaite de Dieu dans l’âme humaine dans les limites de la puissance de réceptivité de la créature. Dieu se révèle à l’homme en Jésus comme le Tout-Puissant, le Saint et le Juste, mais surtout comme la sagesse et l’amour ; nous n’avons point à attendre une révélation supérieure, qui d’ailleurs n’aurait aucune raison d’être, puisque le fidèle est assuré de posséder dans sa communion avec Jésus un principe, qui lui permet d’atteindre la perfection, et qu’il sait reconnaître des ennemis de Jésus dans tous les obstacles, qui se dressent encore entre lui et son âme.
On pourrait objecter le caractère problématique de l’union en Jésus de l’idéal et de la réalité, en affirmer l’impossibilité, déclarer enfin que, même dans le cas où nous pourrions concevoir l’idéal, cette conception n’entraîne nullement le fait de sa réalisation historique, pas plus que l’apparition historique de Jésus-Christ ne peut servir de garant à sa perfection idéale, qui est toute spirituelle et toute intérieure ? Schleiermacher répond que l’impossibilité de la réalisation historique du type idéal pressenti par notre intelligence entraînerait l’impossibilité de notre vocation morale, et donnerait, en dernière analyse, naissance à une théorie mélangée de manichéisme et d’ébionisme. S’il faut donc admettre comme possible l’incarnation de l’idéal en Jésus, on doit répondre simplement à ceux qui proclament l’impossibilité pour l’esprit humain de reconnaître l’idéal dans la manifestation historique, que quiconque veut faire cette expérience, et se soumettre à l’action de Jésus avec le désir sincère de la délivrance et du pardon, reçoit et acquiert la certitude de sa puissance rédemptrice.
Il concède, il est vrai, que la démonstration a priori, dont le point de départ est l’idée de l’archétype, n’aboutit pas nécessairement à la réalité historique et que, de plus, il existe une connaissance historique, qui tend à laisser disparaître l’idéal dans l’objet lui-même, c’est-à-dire à absorber le Christ idéal dans Jésus de Nazareth. Mais il résout la difficulté, en affirmant l’existence d’une conception intermédiaire et mixte, tout à la fois historique et idéale. Cette conception permet à l’intelligence d’obtenir, par la seule voie qui lui soit ouverte, la connaissance réelle et adéquate de l’unité de l’idéal et de la vérité historique dans la personne de Jésus, qui est soumise à son étude et à son acceptation. Nous voyons souvent les connaisseurs rester froids et indifférents devant une œuvre d’art, jusqu’à ce qu’une influence heureuse, établissant comme un courant sympathique entre la pensée de l’artiste et l’âme de celui qui contemple l’expression sensible de son idée, mette celui-ci sur la voie de l’inspiration primitive de l’artiste et de la beauté plastique de l’œuvre, qui lui sert d’enveloppe. Il en est de même de l’instinct de la loi qui, bien loin de reposer, comme un observateur superficiel pourrait le croire, sur l’arbitraire de l’opinion individuelle, n’est en dernière analyse que l’écho de la révélation historique et de l’action profonde exercée par elle.
Nous retrouvons dans cette pensée de Schleiermacher, et sous une autre forme, l’axiome favori de « l’empirisme métaphysique » de Schelling, empirisme, qui n’est pas autre chose que la perception par la foi de l’unité de la vérité métaphysique et de la vérité historique, perception, que l’on ne saurait confondre à aucun titre avec la simple foi historique, ou la seule conception logique de certaines vérités nécessaires. L’objet, que la foi saisit sous une forme active et vivante, est une réalité puissante plus encore qu’une idée sublime.
La dignité de Jésus-Christ peut être clairement reconnue par l’âme, parce qu’elle a sa source dans les régions de l’essence divine et de la conscience que l’homme a de Dieu, c’est-à-dire du sentiment religieux, sans qu’elle concerne nécessairement pour cela les diverses sphères de la vie physique et spirituelle, qui ne relèvent pas directement d’elle. Ce qui lui assure une autorité prépondérante et décisive, c’est qu’elle renferme en soi toute la vie religieuse de l’âme. La connaissance de la vérité de la personne de Christ, que la foi peut acquérir, connaissance sûre et satisfaisante en elle-même, puise sa plus grande valeur dans l’expérience, que nous sommes appelés à faire dans nos progrès vers la perfection finale, de la félicité ineffable et de la pureté infinie, dont cette personne est pour nous la source inépuisable et parfaite. Christ communique cette expérience intime à tous ses disciples par le déploiement continu de sa triple dignité de prophète, de roi et de souverain sacrificateur.
Schleiermacher insiste tout particulièrement sur l’œuvre et sur les souffrances du Christ, grand prêtre de l’humanité ; il sait nous le montrer plein de sympathie pour nos misères, s’y associant et nous associant en même temps à son œuvre et à son triomphe. Dieu envisage et traite tous ceux que Jésus a associés à son œuvre, comme les cohéritiers de son Fils, et comme les héritiers légitimes de son œuvre rédemptrice. Ce point de vue supérieur enlève toute valeur exceptionnelle à tous les arguments du vieil arsenal supranaturaliste, arguments empruntés aux miracles, à l’inspiration et aux prophéties, et leur substitue avec avantage l’argument décisif du témoignage, que se rend à lui-même le christianisme, dont la puissance, toujours jeune et toujours actuelle, ne cesse de se déployer dans le monde, et en particulier dans le sanctuaire intime de l’âme. Il établit aussi la faiblesse et l’indignité de la crainte timorée et peu croyante professée par certaine orthodoxie à l’égard de la science et de la critique. La confiance exclusive dans la démonstration rationnelle des vérités du salut a fait naître nécessairement une méfiance fausse et dangereuse à l’égard de la puissance intrinsèque du christianisme, et de sa faculté de s’accréditer directement auprès de l’âme humaine.
Le rôle légitime que Schleiermacher assigne à la foi, en remontant aux premiers principes de la Réforme, lui permet d’établir une distinction sérieuse et motivée entre elle et le dogme. Les théologiens de tous les temps, en particulier les intellectualistes et les supranaturalistes, les ont trop souvent confondues, parce qu’ils appelaient foi l’acceptation pure et simple des enseignements mystérieux de la révélation surnaturelle. Il est facile de montrer que la doctrine n’est ni la rédemption, ni l’efficace de la rédemption, et que le but, que Dieu s’est proposé et qu’il nous a fait connaître dans l’envoi de Jésus-Christ, est le rétablissement de la communion primitive entre lui et l’humanité par la foi au Rédempteur. La communion vivante constitue la piété chrétienne, qui n’est pas, comme l’estime le vulgaire, un simple changement dans les maximes de l’intelligence et de la vie pratique.
Schleiermacher reconnaît, il est vrai, l’indépendance relative de la doctrine vis-à-vis de la foi ; il faut que la prédication évangélique s’adresse à l’âme humaine, pour faire naître en elle la foi ; mais il a soin d’ajouter que cette foi, profondément distincte du dogme savant et logique, est éminemment pratique et simple, et repose sur l’acceptation et sur l’assimilation du Sauveur, qui s’offre à elle comme un consolateur et un ami. Le dogme apparaît toujours à la suite de la foi dont il est l’évolution rationnelle, et constitue la formule scientifique de la croyance de l’Église dans les phases successives de son développement historique. Il est l’expression réfléchie des données de l’âme chrétienne et des divers milieux, dans lesquels elle se trouve placée ; aussi en subit-il l’influence variable, et ne saurait-il reproduire ni la certitude, ni la fixité de la prédication évangélique. Jamais le dogme ne pourra aspirer à une autorité égale à celle de l’Écriture sainte, qui possède la valeur et la sanction du document historique le plus ancien et le plus autorisé.
Comme on le voit, Schleiermacher accorde dans son système à la tradition et à l’Église une valeur et un rôle, que la dogmatique évangélique leur avait le plus souvent refusés. Il a relevé, il est vrai, le trait qui distingue profondément du catholicisme, pour lequel l’individu disparaît dans l’Église, le protestantisme, qui relie étroitement l’idée d’Église aux rapports de l’âme individuelle avec Jésus-Christ. Il n’en affirme pas moins avec la plus grande netteté que l’individu n’acquiert la connaissance de la foi que par le ministère de l’Église ; il va même jusqu’à déclarer que c’est l’Église, représentant visible de Jésus-Christ, qui communique le Saint-Esprit à chaque génération nouvelle, et que le Saint-Esprit n’agit jamais en dehors d’elle. Il a soin, toutefois, d’y rattacher étroitement les saintes Écritures, dont elle a reçu le dépôt, et les sacrements, qu’elle administre. Il ne va pas sans doute jusqu’à enchaîner le Saint-Esprit aux institutions de l’Église terrestre, et à accorder l’inspiration plénière à tous ses actes, quels qu’ils soient. Il n’en est pas moins certain qu’il a assigné à la tradition une valeur extrême, parce qu’il voulait une base solide pour la continuité du développement historique du christianisme.
Il a exercé, à ce point de vue, une grande influence sur plusieurs théologiens catholiques, entre autres sur de Drey, Möhler, Klee, Staudenmaier et Léopold Schmidt. Ses vues larges et fécondes sur l’Église, sur ses souffrances, ses misères et les lois de son développement, jointes à l’intérêt profond qu’il éprouvait pour l’unité de l’Église et de l’œuvre de Christ sur la terre, lui ont inspiré un ardent désir de mettre fin aux nombreux schismes qui la divisent, et de provoquer l’union sur le terrain pratique de la foi et de la charité. Il a défendu les principes de l’union comme théologien et membre de l’Église, dans les conseils et les consistoires, aussi bien que sur le terrain de la science. Sa Dogmatique, publiée en 1821, trois cents ans après les Loci de Mélanchthon, a la prétention de représenter les idées et les tendances du protestantisme, revenu, après trois siècles de lutte, à son unité primitive. Elle respire un profond sentiment de tolérance bienveillante à l’égard de l’Église romaine, tout en reconnaissant que l’opposition fondamentale des deux tendances n’a pas encore porté tous ses fruits. Cette attitude pacifique lui est inspirée par la conviction, que l’Église catholique est séparée de l’Église protestante moins encore par ses tendances antiévangéliques, que par le caractère symbolique de son génie et de sa piété.
Schleiermacher, en insistant surtout sur l’essence du christianisme, a su ramener l’Église évangélique sur le terrain des principes, et faire régner dans la science, comme dans l’Église, un esprit plus libéral et plus large. L’axiome fondamental de sa théologie est, que l’on doit estimer la valeur de chaque dogme d’après le rôle qu’il joue dans l’ensemble du christianisme, et d’après les liens qui le rattachent aux premiers principes. Bien que cet axiome n’eût jamais été complètement oublié, il avait été en fait tellement relégué sur l’arrière-plan, que l’on peut considérer comme une révélation nouvelle l’affirmation de Schleiermacher, qui ne faisait, cependant, que développer sous une forme systématique le principe formulé par saint Paul dans 1 Corithiens 3.10-15, principe, qui établit une démarcation profonde entre le Fondement, qui est Christ, et l’ouvrage de chacun qui sera manifesté.
Ce principe nous met à même de comprendre l’attitude de Schleiermacher et ses principes ecclésiastiques en face des diverses tendances théologiques de son époque. Sa ligne de conduite à l’égard des deux grandes communions protestantes, n’a nullement pour mobile le désir de s’affranchir de tout joug dogmatique, mais bien plutôt le retour aux véritables principes. Bien éloigné de professer en matière de foi l’indifférence à l’égard des formules, c’est à la dogmatique qu’il a consacré ses plus grandes veilles. Il considère comme le premier devoir de l’Église de se rendre un compte toujours plus exact de sa foi, et il n’a jamais obéi à des calculs intéressés dans son désir d’assurer les succès de l’union.
Schleiermacher a professé toute sa vie l’opinion, que les divergences entre le luthéranisme et le calvinisme n’offrent aucun caractère fondamental, et que les rameaux divers de ces deux grandes communions ont pris naissance sur un même tronc, et sont l’expression d’une même vérité, conçue sous des aspects différents et nécessaires. Il en conclut à la nécessité d’un rapprochement, et en assigne la tâche à la théologie de son temps, qui ne doit pas accepter la solidarité des erreurs d’un autre âge, et qui d’ailleurs a été contrainte par le milieu moral et intellectuel, sous l’action duquel elle a grandi, de subir et d’accepter au sein de chaque communion des divergences plus sérieuses et plus profondes encore. L’union doit avoir pour but et pour résultat la communion vivante et fraternelle, qui n’entraîne de part et d’autre ni les concessions de la faiblesse, ni les calculs de l’intérêt.
[Ces idées ont été développées avec autant de talent que de puissance, dans l’article « Union, » rédigé par Twesten pour l’Encyclopédie théologique de Herzog. Il montre l’impossibilité d’une Église une et immuable ici-bas, il en tire la nécessité logique et pratique, dans laquelle chaque Église se trouve placée par ce seul fait, d’affirmer sa communion de foi avec les Églises sœurs, en dépit de la diversité plus ou moins profonde des rites et des formules. Il proclame enfin comme un devoir de conscience la communion vivante et réelle d’Églises, qui sont d’accord entre elles sur les articles fondamentaux. Pages 775 et suiv.]
L’Église, ramenée au sentiment de l’essence véritable de la Réforme, peut et doit rétablir l’accord harmonique de ses institutions avec son développement intellectuel et scientifique, grâce à la réconciliation des Églises particulières sur le terrain de la vie ecclésiastique. Elle saura montrer par cette ligne de conduite qu’elle est capable de reconnaître les signes du temps et de saisir la distinction nécessaire, qui existe entre les vérités fondamentales du christianisme et les formules diverses, que les Églises particulières ont élevées sur cette base commune, c’est-à-dire entre la religion et le dogme. Elle saura enfin, si elle est fidèle, repousser de son sein toutes les tendances extrêmes et sectaires, qui ne peuvent subsister que grâce à cette confusion déplorable, et elle repoussera toute solidarité avec un intellectualisme, qui, sous quelque forme qu’il apparaisse, et quelque tendance qu’il favorise, négation ou orthodoxie, Église ou individualisme, n’a d’existence qu’en tant qu’il maintient cette confusion au sein des esprits. Cette ligne de conduite, fidèlement suivie, lui permettra de rendre un service signalé à la foi, en remettant en lumière le véritable principe évangélique, et en rendant impossible toute atteinte portée à sa pureté, atteinte d’autant plus dangereuse que, à toutes les époques et dans toutes les Églises, elle a permis aux opinions individuelles de prendre un faux principe pour base de leur dogmatique, et d’élever à la valeur d’un principe leurs vues particulières, qui n’avaient qu’une valeur plus ou moins relative dans l’ensemble de l’enseignement évangélique, dont elles ont compromis l’unité et troublé l’harmonie.
C’est à cette erreur fondamentale, et à cet oubli du principe constitutif de l’Évangile et de la Réforme, que l’on doit attribuer les luttes confessionnelles, et l’importance exagérée attachée par chaque Église à sa tradition, à sa conception particulière des sacrements et du ministère évangélique, enfin à l’autorité absolue du canon, auquel elles ont sacrifié les droits de la critique aussi bien que du principe matériel de la Réformation. Il est incontestable que la Réforme repose sur la base évangélique de la justification par la foi en Jésus-Christ ; or, en donnant une valeur égale à tous les dogmes, qui en découlent, on transforme le principe en une simple formule, et, comme il est nécessaire que toute Église et toute dogmatique aient un point de départ, il en résulte que les systèmes théologiques, qui ont cessé de mettre l’accent sur le principe de la justification par la foi, sont amenés à lui en substituer un autre, tantôt l’autorité de l’Église, et tantôt le canon des Écritures, ou la raison humaine. La conséquence nécessaire est un affaiblissement du vrai principe, qui compromet la valeur et l’existence du système tout entier.
On peut dès lors comprendre le véritable caractère de la valeur assignée par Schleiermacher à la tradition. La tradition, à ses yeux, n’est pas autre chose que la puissance du témoignage chrétien, sans cesse renouvelée par l’action du Saint-Esprit, puissance qui s’affirme à l’âme par la prédication et par le ministère de l’Église, et qui puise dans l’Écriture sainte sa règle et son inspiration. Les chrétiens acceptent le témoignage de l’Écriture sainte, grâce à l’expérience personnelle, qu’ils sont appelés à faire de l’œuvre rédemptrice, que Jésus accomplit en eux par l’action de son esprit, bien plus que par des arguments rationnels et historiques, ou par l’autorité de l’Église. Nous croyons en Jésus-Christ par le ministère de l’Écriture sainte et de la prédication évangélique, mais notre foi en la Bible repose directement sur le témoignage et sur l’action spirituelle de Jésus-Christ. Aussi la tradition ainsi comprise n’est-elle pas autre chose que la succession vivante des expériences intimes de chrétiens pratiques et sincères, expériences, qui reposent sur l’action immédiate de Jésus-Christ, et qui conservent dès lors leur indépendance relative en face de l’Écriture sainte elle-même.
Schleiermacher, réformé de naissance et élevé dans les écoles moraves sous l’influence des idées luthériennes, n’appartient en réalité à aucune de ces deux grandes communions. Il a réuni dans son esprit le mysticisme luthérien à la tendance réfléchie et dialectique des Églises réformées, et a acquis, grâce à cette union féconde, une méthode scientifique aussi profonde qu’originale. Le courant luthérien se révèle dans sa pensée par l’indépendance relative que, à l’exemple de Luther, il assigne au principe matériel, en l’appliquant aux questions d’exégèse, de critique et de canonicité, dans la valeur qu’il accorde à la tradition et à l’histoire ecclésiastique, sans lui sacrifier, toutefois, les droits de la liberté chrétienne, dans le rôle plus important, qu’il fait jouer en théologie à la nature et au corps (rôle, qui a une grande influence sur la tractation des questions de morale et du symbolisme dans le culte), enfin dans l’accent, qu’il place sur l’uni-versalisme de la grâce à l’opposition du calvinisme rigide, et sur l’amour plutôt que sur la justice dans les jugements, qu’il porte sur la valeur de l’Ancien Testament dans ses rapports avec le Nouveau, et sur le développement de l’activité morale du chrétien régénéré en contact avec le monde. Le courant réformé, par contre, se révèle dans sa négation de la liberté humaine en face de la toute-puissance de Dieu, dans sa conception large et vivante de la sphère du monde moral, enfin de la transformation morale de la vie du chrétien et de l’organisation ecclésiastique. Il a su unir à l’importance dogmatique, que les symboles luthériens assignent à l’Église, le caractère moral et pratique, que le calvinisme lui a imprimé de bonne heure.
Nous avons relevé les points, sur lesquels Schleiermacher établit une ligne de démarcation profonde entre le christianisme primitif et historique, et les erreurs qui ont voulu, ou qui voudraient encore à tort, y obtenir droit de cité. On a pu relever le fait, qu’il n’insiste que sur les hérésies anthropologiques et christologiques, et qu’il a complètement laissé de côté les erreurs du domaine de la théologie pure. Son principe de la dépendance absolue de l’homme vis-à-vis de Dieu a spécialement pour but de revendiquer pour le christianisme la première place parmi les manifestations historiques du monothéisme, et d’établir une distinction réelle et profonde entre la théodicée chrétienne et les données de la philosophie sur Dieu, données, qui constituent la soi-disant religion naturelle, et qui n’ont jamais pu, dans tout le cours des siècles, donner naissance à de véritables communautés religieuses. S’il ne s’est pas occupé spécialement du déisme et du panthéisme, c’est qu’il les envisage comme des théories purement philosophiques. On doit regretter, toutefois, qu’il n’ait pas établi une troisième classe d’erreurs théologiques, qui offrent pour le penseur de certaines affinités soit avec le pélagianisme et l’ébionisme, soit avec le manichéisme et le docétisme.
Il y a là le fruit d’une des lacunes les plus graves, et les plus fécondes en conséquences, du système de Schleiermacher. Nous ne retrouvons, en effet, chez lui aucune théorie nette et précise. Dans son ardeur à assurer à la religion une indépendance et une spontanéité absolues en face des divers systèmes philosophiques, il va jusqu’à ne voir dans le sentiment religieux qu’un mouvement de l’âme individuelle, indépendant de toute connaissance concrète et objective de l’existence de Dieu. Assurément son grand principe de la dépendance absolue de l’homme vis-à-vis de Dieu exclut a priori, et avec une égale netteté, la conception déiste du monde indépendant d’un Dieu simple premier moteur, aussi bien que l’idée panthéiste d’un monde Dieu, et d’un homme en possession de la connaissance ou de la liberté absolue. Il n’en est pas moins vrai que ses axiomes dogmatiques laissent une grande place au déterminisme, et peuvent fournir des armes aux théologiens, qui renferment sans réserve les individualités dans le cercle immuable des lois de la nature, ou qui rattachent chaque mouvement de l’âme à une action de la force divine, en lui enlevant ainsi toute liberté et toute spontanéité. Nous voyons reparaître ainsi le pélagianisme déiste et le docétisme panthéiste, sous une forme d’autant plus dangereuse, qu’elle est indirecte et voilée.
Le déterminisme fondamental du système de Schleiermacher, qui met exclusivement l’accent sur la toute-puissance de Dieu, nous explique pourquoi il n’assigne qu’un rôle relatif et précaire à ceux des attributs de Dieu, la justice et la sainteté, sur lesquels reposent tout à la fois la liberté, la responsabilité et la faute de l’homme ; pourquoi aussi il n’a pas su reconnaître la valeur et la beauté de l’ancienne alliance, bien qu’il conçoive la toute-puissance d’une manière spirituelle, et qu’il la voie se manifester dans l’Évangile sous la forme de la sagesse et de l’amour. Ces théories s’expliquent parfaitement, quand on tient compte du fait, que Schleiermacher nie la possibilité pour l’intelligence de saisir et de comprendre Dieu, et envisage, à l’exemple de Jacobi, le sentiment religieux de la piété individuelle comme la seule forme, sous laquelle l’absolu soit accessible à l’âme. L’idée de la personnalité lui semble indigne de la grandeur infinie de Dieu.
Schleiermacher a exposé dans sa dialectique l’ensemble de ses principes. Il y démontre que l’on doit admettre un principe transcendental et absolu, appelé Dieu, dans lequel toutes les antinomies du monde physique et moral retrouvent leur synthèse possible, et réelle, de même que la connaissance constitue pour la pensée l’unité supérieure du dualisme primitif et nécessaire entre la pensée et l’être, de même aussi que, dans le domaine de la volonté, l’action rétablit l’harmonie entre les deux principes du sujet qui veut, et de l’objet qui est voulu.
L’union absolue en Dieu des antinomies du monde sensible assure seule leur union partielle dès à présent, autrement elles resteraient éternellement étrangères les unes aux autres, et rendraient impossible la connaissance, aussi bien que l’action de l’âme. La raison doit donc accepter Dieu dans la mesure de la possibilité de la connaissance et de l’action. Nous ne pouvons pas aller plus loin dans notre intelligence de l’essence divine, et ne devons voir dans la philosophie qu’une science purement humaine. La théologie, pas plus que la philosophie, ne nous assure la connaissance théorique de Dieu ; elle est, aux yeux de Schleiermacher, la science du sentiment religieux chrétien, c’est-à-dire de la piété individuelle, qui présuppose une cause absolue, unité suprême du monde ; cette science doit concourir à l’édification de la société religieuse, qui est l’Église, son œuvre est essentiellement pratique et n’a que peu à faire avec la théorie. Nous devons donc soustraire la théologie aux incertitudes et aux transformations successives des systèmes philosophiques, parce que la vie religieuse a son cercle particulier d’activité, profondément distinct de la pensée et de la volonté pures.
Bien que nous ne puissions, d’après Schleiermacher, rien affirmer et rien connaître de l’essence divine, sa méthode particulière aboutit à la négation d’une trinité substantielle en Dieu, qui n’est à ses yeux que l’unité absolue de tous les contraires. Toutes les distinctions contradictoires et toutes les antinomies, qui frappent et confondent notre raison, procèdent du monde visible, et il en résulte que l’on ne doit assigner à la trinité qu’une valeur transitoire et actuelle. Cette théodicée ne fait que reproduire les enseignements du passé, et tire les conséquences logiques et dernières de la doctrine de la simplicité de Dieu et de l’indivisibilité de ses attributs. Schleiermacher, en procédant ainsi, a oublié une question fondamentale, puisqu’il n’a pas cherché à expliquer comment les antinomies du monde actuel (dans le cas, où elles ne sont pas des apparences sans réalité et de simples conceptions de la pensée individuelle, ce qui ne ferait, d’ailleurs, que soulever d’autres difficultés inextricables), peuvent procéder de l’unité absolue, dont la simplicité éternelle exclut toute idée de distinction et de variété ; comment aussi le plan divin de l’univers est compatible avec la multiplicité infinie des éléments divers, dont l’ensemble constitue l’unité divine, s’il n’y a pas en Dieu un principe de variété aussi bien que d’unité.
Schleiermacher conçoit, toutefois, Dieu non seulement comme l’être unique, au sein duquel viennent se concentrer toutes les antinomies, mais encore comme le principe, qui tire et développe de son propre fonds la première antinomie et toutes celles qui en découlent. On pourrait concilier ces théories si diverses du grand penseur en disant, qu’il pose simplement Dieu comme l’unité, en face de la variété éternelle du monde, dans lequel il voit un corrélatif de Dieu, ou comme l’absolu, qui embrasse dans son unité suprême Dieu et le monde. Cette solution ne saurait suffire, puisque Schleiermacher envisage Dieu non pas simplement comme la force suprême, mais comme le principe unique et absolu et comme la totalité de l’univers et de ses lois. De plus, cette solution enlèverait à Dieu le caractère de l’unité absolue, en le transformant, par le fait de son union avec le monde, en une antinomie absolue, qui réclamerait à son tour une unité supérieure.
Il est manifeste, après toutes ces considérations, qu’il existe dans la théodicée de Schleiermacher une lacune d’autant plus regrettable, qu’elle établit entre Dieu et le monde un abîme aussi absolu que celui du déisme, et qu’elle entraîne des conséquences contraires à la profondeur et à l’inspiration fondamentale de son sentiment religieux. On peut dire aussi que l’infinité, qu’il assigne à l’unité divine, présente de trop grandes analogies avec l’indéterminé. Si nous devions concevoir Dieu comme un être absolument indéterminé, comme la synthèse de tous les contraires dans le sens d’une indifférence absolue à leur égard, nous obtiendrions un Dieu insensible aux antinomies du fini et de l’infini, de l’être et du devenir, de la vérité et du mensonge, enfin du bien et du mal. L’unité de semblables antinomies n’aboutit en dernière analyse qu’à une conception monstrueuse et qu’à une impossibilité logique ; on ne serait pas même dans le cas de pouvoir dire ce que Dieu n’est pas, puisqu’il renfermerait toutes les contradictions. Nous devons remarquer, toutefois, que Schleiermacher n’a jamais été aussi loin, et qu’il a dû, par conséquent, formuler quelques attributs positifs ou négatifs de l’essence divine. C’est ce qu’il a fait, c’est ce qu’il devait faire, pour demeurer fidèle à l’esprit du christianisme.
C’est ce qu’il a fait, quand il déclare que la notion de Dieu ne peut se trouver qu’en Dieu lui-même, que Dieu est la forme première de la connaissance, qu’on ne doit pas envisager simplement Dieu comme le principe suprême, qui renferme en lui tous les autres, comme l’identité de l’idéal et du réel, comme placé sur la même ligne que tous ses dérivés, dont il dépendrait, comme eux dépendent de lui, en un mot, qu’on ne doit pas voir en lui d’une manière absolue la même idée qu’en Adam chef de la race, mais bien plutôt l’unité, base absolue de la connaissance et de l’être, et non pas simple totalité de leurs attributs. C’est ce qu’il fait, enfin, quand il déclare que l’on ne doit pas appeler Dieu l’inconscience absolue, mais l’essence suprême, principe de sa propre existence, enfin quand il conclut en disant que Dieu n’est point simplement la toute-puissance spirituelle, mais encore la sagesse et l’amour.
L’école de Schleiermacher est considérable. Il n’est presque aucun des théologiens un peu connus de notre époque, qui n’ait subi plus ou moins l’ascendant de son génie, bien que, ce grand homme, qui voulait pour tous la liberté, qu’il réclamait pour lui-même, n’ait jamais prétendu au titre de chef d’école. La plupart des théologiens, qui relèvent directement de Schleiermacher, ou qui, tout au moins, ont la prétention d’être ses véritables disciples, n’ont accepté que les éléments négatifs de l’enseignement du maître, en en repoussant les principes féconds et durables. La plupart retournent (avec hésitation, il est vrai) au rationalisme esthétique du commencement du siècle, d’autres professent un éclectisme pratique, qui puise ses inspirations dans des tendances politiques et ecclésiastiques, bien plus que dans des principes scientifiques et théologiques, et se rattachent à ces dilettantes, pour lesquels Schleiermacher est un romantique et Lessing un réformateur philosophe. Par contre, toute une pléiade de théologiens sérieux a su s’inspirer avec une véritable indépendance des grandes idées éparses dans les écrits du maître, et a imprimé à toutes les branches de la science théologique un essor aussi vigoureux que salutaire.
Bornons-nous à citer pour l’exégèse du Nouveau Testament le pieux et fin Lücke (Commentaires sur les écrits de saint Jean), le sage Bleek (Epître aux Hébreux ; Synoptiques, etc.), Usteri (Galates) ; Neander (Commentaires pratiques sur les Ephésiens, etc., traduits par Jean Monod et Edmond de Pressensé), Schmid (Théologie biblique), Olshausen (Commentaire sur le Nouveau Testament, qui n’a d’égal que celui de Meyer), Tholuck (Sermon sur la montagne, évangile selon saint Jean, Romains, Hébreux), Osiander, Messner, Riehm, Weiss, Lechler (le Siècle apostolique), Holzmann, de Heidelberg (travaux sur les Synoptiques), etc. Dans la théologie historique, Neander, le père de l’histoire ecclésiastique moderne ; Hagenbach (de Bâle, Leçons sur l’histoire de l’Église), Jacobi, Piper (auteur de travaux d’archéologie et d’art, de la théologie monumentale, 1867), Erbkam, Uhlorn, Reuter, Gelzer, Hundeshagen, Stähelin, A. Schweizer.
Nous retrouvons des traces incontestables de l’influence de Schleiermacher dans les écrits de Hase, Henke et Baumgarten-Crusius. Dans la théologique dogmatique, tout en faisant une large part à l’individualisme, nous retrouvons le cachet du génie de Schleiermacher dans les écrits d’un certain nombre de penseurs éminents, tels que Nitzch (Dogmatique évangélique, Morale chrétienne), Twesten, Jules Müller (Le dogme du péché), Rothe (Morale spéculative), Sack (Apologétique), Tholuck (Guido et Junius, Histoire du rationalisme, etc.), Vogt, Hagenbach, Martensen (Dogmatique), Liebner, Von Hofmann (La preuve scripturaire), Auberlen (Conférences apologétiques), Ehrenfeuchter, Schöberlein, Lange (Vie de Jésus, Dogmatique, etc.), Ebrard (Histoire ecclésiastique, 4 volumes, 1865-66, Dogmatique, les Évangiles, Histoire du dogme de l’eucharistie, etc.), Landerer, Pelt, Thomsen, J. Köstlin (La foi), Reuter, Erbkam, Beyschlag (Christologie), Gess (La personne du Christ), etc.
Nous ne pouvons toutefois relever d’une manière précise le déterminisme de Schleiermacher que dans les écrits de A. Schweizer, de Zurich (Les dogmes fondamentaux du protestantisme) ; de Romang, de Berne, et de Scholten, de Leyde. Les ouvrages de ce dernier théologien ont été traduits par M. Albert Réville. Tous ces théologiens, qui repoussent également l’accentuation exclusive du principe formel de la Bible, tel que le professait le supranaturalisme biblique, et le rationalisme de ses adversaires, séparent nettement la dogmatique de la théologie biblique, et l’appuient sur le double principe de la Bible et de la justification par la foi, ce grand principe matériel de la Réforme.
Schleiermacher a aussi exercé une influence précieuse et bénie sur les travaux de la science morale. Nous en voyons la preuve dans la morale spéculative de Wirth (1841), de Chalybæus et de Rothe, dans la morale chrétienne de Schmid et même dans la morale de Wuttke, bien que ce dernier ait dirigé plus d’une critique contre les principes de Schleiermacher et de Rothe. Les théologiens qui ont le moins subi l’influence de Schleiermacher sont les ultraluthériens Sartorius, Thomasius, Philippi, Harnack, ainsi que Harless et Beck. L’idée de l’Église, qui a donné une telle puissance aux sermons de Schleiermacher, a également imprimé une impulsion vigoureuse à la théologie pratique, comme l’attestent les ouvrages de K. Nitzch, Ehrenfeuchter, Palmer, Liebner, Schöberlein et Brückner.
Schleiermacher avait négligé toutes les questions qui se rapportent à l’Ancien Testament. Aussi la théologie est-elle restée longtemps hésitante dans ce domaine entre l’exégèse traditionnelle et les hardiesses de la critique. Comme il y a un lien étroit qui rattache le Nouveau Testament à l’histoire de l’ancienne alliance, l’oubli, dans lequel les savants avaient laissé l’Ancien Testament, ne put que favoriser les tendances d’un idéalisme rationnel, qui sapait à la base toute l’histoire évangélique.