La domination sur les animaux, à laquelle les Sociniens réduisaient l’image de Dieu, y rentre certainement ; mais nous sentons bien que cet élément à lui seul ne saurait épuiser cette notion et que le caractère essentiel de l’homme ne peut consister dans sa relation avec les règnes inférieurs de la nature.
La nature corporelle de l’homme n’est pas exclue non plus de ce caractère de similitude de l’homme avec Dieu, puisque le corps de l’homme, image de son âme, se distingue du corps de tous les autres habitants de la terre, mais ce ne peut être là non plus l’élément essentiel de l’image de Dieu, puisque Dieu est esprit.
Sera-ce la personnalité, comme le veut Julius Muller ?i — Oui, répondrons-nous, la personnalité fait le fond essentiel et permanent de l’image de Dieu ; mais elle ne saurait en épuiser la notion, car la personnalité persiste chez les êtres intelligents et libres les plus opposés à Dieu et par conséquent les plus dissemblables de lui. Si la Bible reconnaît encore l’image de Dieu dans l’homme pécheur, comme nous l’avons vu, elle n’attribue certainement plus ce caractère au démon. Or la perversité morale absolue, qui détruit certainement l’image de Dieu, telle que la Bible l’entend, ne détruit pas la personnalité.
i – Lehre von der Sünde, tome 1er, p. 489.
Ce que l’homme primitif a de moins que Dieu, c’est la sainteté ; ce qu’il a de plus que l’animal, c’est la connaissance du bien et du mal, dotation morale qui implique l’existence personnelle. L’animal n’a aucune connaissance du bien et du mal, et c’est pour cela qu’il n’a pas une vraie conscience de lui-même.
Nous établissons donc une corrélation intime entre les deux éléments de la nature de l’homme, ontologique et moral, entre la conscience de soi et la conscience morale, et nous affirmons que c’est celle-ci qui est la raison d’être de celle-là. Si l’homme, à la différence de l’animal, possède la conscience du moi, c’est qu’il possède la conscience morale. L’identité même du mot de conscience dans notre langue a une raison plus profonde que l’indigence de notre vocabulaire. La conscience du moi ne pouvait se former et se constituer définitivement sans le concours, sans la rencontre du non-moi ; or ce non-moi pouvait être le monde ou le moi absolu. Le monde ne pouvait donner naissance à la réflexion du sujet sur lui-même, à raison de la pluralité et de la diversité de ses parties, de l’intermittence de son action. La rencontre du moi et du monde n’aurait amené dans l’homme la conscience de soi qu’au degré où nous la trouvons chez l’animal.
Il peut y avoir jusqu’à un certain point chez l’animal savoir, mémoire, jugement ; l’animal perçoit le non-moi, mais nous n’admettons pas qu’il y ait chez lui pleine conscience du moi, faculté de se décomposer logiquement en sujet et objet ; les opérations de la connaissance sensible, qui seule existe chez l’animal, suivent chez lui la direction unique et exclusive de l’objet, ne se réfléchissent jamais sur le sujet ; et c’est pour cela que nous ne trouvons pas chez l’animal le langage, qui est conditionné par la réflexion du sujet sur l’objet. De plus, l’animal n’a pas conscience du moi parce que l’animal n’a pas de moi ; il n’y a pas chez l’animal de substance spirituelle qui, étant fin à elle-même, se pose et se détermine elle-même ; l’animal agit sur le non-moi, mais il ne réagit pas sur le moi, sur sa nature propre ; il n’y a pas de place chez lui, entre l’impulsion et reflet, pour un motif contraire qui détourne ou même annule l’effet de cette impulsion ; nul facteur étranger à la sollicitation externe ne s’interpose entre la sensation et la volition ; sa nature physique et psychique lui est donnée, et il ne peut la modifier ni progressivement ni régressivement, en suite de déterminations libres. Nous nous résumons en disant que toutes les sensations de l’animal sont inconscientes et ses mouvements instinctifs. Il n’y a chez lui ni réflexion ni réaction ; c’est dire qu’il n’y a ni personnalité, ni progrès.
L’individualisation, dans le règne animal, s’arrête en effet à l’espèce qui vit, sent et agit en lui. Les produits de l’espèce sont dans l’enceinte de l’espèce tous similaires, et ils ne portent d’autre empreinte que celle de l’espèce ; ils ne se distinguent pas les uns des autres comme produits spéciaux et propres à chaque individu animal. Les actes même qui chez certains animaux ressemblent au dévouement maternel, par exemple, et qui en sont en effet le type inférieur, ne doivent être considérés en eux-mêmes que comme l’immolation de l’individu à l’espèce, car ces actes sont communs à tous les membres de l’espèce. Ce n’est que chez les animaux plus rapprochés de l’homme et placés dans le rayon de son influence et au contact de sa vie, que l’on peut constater certains faits accusant un commencement d’émancipation de l’individu par rapporta l’espèce.
Le second trait distinctif de la vie animale, c’est l’absence de progrès, qui s’explique par l’absence de toute modification spontanée du sujet. La dotation première est peut-être plus riche chez les êtres doués d’instinct que chez ceux qui sont appelés à un développement moral. L’animal est plus précoce. La période de l’éducation est beaucoup plus courte chez lui, et paraît quelquefois à peine nécessaire ; elle a des limites qu’elle atteint fatalement, mais aussi qu’elle ne dépasse presque jamais. L’éducation de l’animal ne court pas de chances, mais elle n’a pas d’avenir ; il n’y a pas même d’éducation proprement dite chez l’animal, c’est-à-dire d’influence exercée par un supérieur sur un inférieur de la même espèce et acceptée ou repoussée par celui-ci ; on ne peut parler ici, dans les cas les plus remarquables, que de dressage. On signalera des chevaux ou des chiens savants ; mais, d’une part, l’homme a dû intervenir, de l’autre, ces cas sont exceptionnels, et ces exceptions s’éteignent avec les individus qui les ont représentées, sans qu’il en résulte aucun profit pour l’espèce ; il n’y a pas d’éducation morale chez les animaux ; leur développement n’est pas autre chose que la manifestation et l’épanouissement d’une vie, d’une force interne propre à l’espèce, quoique tendant déjà à l’individualisation. La plante pousse, l’animal croît, l’homme seul progresse.
La personnalité humaine se distingue par un nombre infini de traits et d’éléments qui n’appartiennent qu’à elle et qui constituent à la fois sa force et sa limite : sa force, en ce que ces différents éléments ne forment point un assemblage sans ordre, mais qu’ils se groupent autour du trait distinctif du caractère, de celui qui prime tous les autres et qui persistera à travers toutes les modifications que l’individualité subira ou produira en elle-même ; sa limite, en ce que ce trait distinctif, et par le fait même qu’il est distinctif et caractéristique, qu’il est saillant et prépondérant, suppose l’infériorité du rôle des autres éléments qui constituent la personnalité et qui sont tour à tour, suivant les individualités diverses où ils se rencontrent, prépondérants ou auxiliaires et subsidiaires.
Il n’y a qu’un seul homme qui ait possédé la plénitude des éléments de la personnalité humaine dans une telle harmonie et dans une si admirable proportion qu’aucun ne ressortît aux dépens d’aucun autre. L’individualité du Fils de l’homme a consisté précisément dans cette plénitude et cette proportion qui le faisait ressembler à tous, et qui en cela même le distinguait de tous ; et cette plénitude de sa dotation originelle répondait à l’universalité de sa tâche.
L’individualité humaine s’accuse, chez tout homme, à la différence de l’animal, par ses traits personnels et par ses produits.
Et d’abord par ses traits personnels, et pour commencer par l’extérieur, par la conformation physique. Car si toutes les gouttes d’eau se ressemblent, si les plantes se confondent les unes avec les autres, si dans le règne animal bien des individus de la même espèce se distinguent à peine, il est reconnu que dans l’humanité il n’est pas deux figures absolument identiques au point d’en devenir indiscernables. En outre, ce qui est propre à chaque homme, plus encore que les traits matériels de son visage, c’est l’expression de la physionomie qui est susceptible de réfléchir à peu près tous les sentiments et les mouvements qui affectent son âme.
Mais l’individualité humaine est constituée avant tout par les aptitudes naturelles de l’esprit, les facultés de l’âme et les traits du caractère. Il est possible de définir une plante, puisque les caractères de cette plante sont identiques à ceux de l’espèce ; il est plus difficile déjà de définir un animal, car l’individu animal dépasse par quelques éléments qui lui sont propres le niveau commun de l’espèce ; mais la tâche se complique quand il s’agit de définir un individu, même ordinaire, appartenant à l’espèce humaine ; soit par sa physionomie, soit par les facultés de son âme et les traits de son caractère, il présente un ensemble d’éléments très difficiles à énumérer et à apprécier dans leurs rapports mutuels, et nous ne craindrons pas d’affirmer qu’une individualité vraiment supérieure défiera toute tentative d’analyse, et que le signalement qu’on essayera d’en donner ne rendra que les traits les plus saillants, ou celui qui ressort de la manière la plus saisissable aux dépens des autres.
L’individualité humaine s’exprime en second lieu par ses produits, produits de sa pensée ou de son activité externe, et elle le fait d’une façon toujours plus adéquate à mesure que la nature du produit s’élève ; dans le langage, par exemple, dans le style. Mais l’individualité marque également de son sceau tout produit quelconque de son activité, soit dans l’industrie, soit dans l’art, soit dans les actes ordinaires de la vie, — une science nouvelle est venue nous apprendre que tous les traits du caractère s’expriment dans l’écriture, — et il arrive parfois que l’individu se révèle tout entier dans un seul de ses produits ou de ses actes, comme dans une seule de ses paroles.
Si nous recherchons la raison supérieure de cette faculté d’individualisation à l’infini de la nature humaine, nous nous convaincrons qu’elle provient du fait que chaque homme possède, et possédait avant même son apparition dans ce monde, une mission distincte qui lui a été providentiellement assignée ; et c’est cette mission, spéciale à chaque homme, qui fait sa grandeur et sa valeur, avant même qu’il ait commencé à vivre et à agir. Cette mission était faite pour lui, comme il était préparé pour elle ; elle sollicite ses forces diverses et les diversifie par l’exercice même qu’elle leur impose. C’est parce que la tâche morale varie à l’infini que les facultés qui correspondent à ces tâches diverses se diversifient et s’individualisent aussi à l’infini, pour constituer l’homme et chaque homme dans la plénitude à la fois de ses obligations et de ses forces ; et ceci nous amène au second caractère de la nature humaine : la progressivité, car il est également vrai de dire que la tâche et les facultés d’un homme lui sont propres et se distinguent de celles des autres, et que la tâche et les facultés de chacun ne sauraient rester stationnaires depuis le début de son existence jusqu’à son terme. La tâche grandit avec les forces, et les forces à leur tour grandissent avec la tâche. Nous entendons ce mot de progressivité non pas encore dans le sens du progrès moral de l’homme vers la destination finale qui lui est assignée, mais dans celui du progrès de la personnalité elle-même, de ses aptitudes et de ses facultés psychiques. Ce progrès psychique est sans doute la condition sine qua non du progrès moral lui-même, mais ils ne sont point identiques ; bien plus, ils peuvent diverger de telle sorte que la décadence ou la déchéance morale aille de pair avec le progrès des facultés intellectuelles et psychiques. Nous n’avons pas à nous préoccuper pour le moment de cette éventualité qui ne rentre pas dans notre sujet de l’image de Dieu substantielle ou inamissible. Nous considérons seulement la loi du progrès à laquelle est soumise toute personnalité humaine morale ou immorale dans son développement purement et simplement ontologique, et les différences qui s’accusent, à ce point de vue spécial, entre l’homme et l’animal.
Nous avons dit que l’individu animal, n’ayant pas de mission individuelle, n’existe qu’au profit de l’espèce ; il est issu de la vie spécifique et il y retourne : c’est pourquoi il n’y a pas de progrès dans le règne animal, ni pour l’espèce, ni pour l’individu. L’individualité humaine, au contraire, ayant été investie d’avance, et avant même son apparition, d’une mission spéciale et distincte de celle de l’espèce, est appelée par là à se dégager de l’espèce pour se constituer dans toute la plénitude d’être dont elle est susceptible, et le progrès qu’elle réalise en elle-même profite à l’espèce dont elle procède, et va s’ajouter au trésor de l’espèce en même temps qu’au sien propre.
Cette émancipation de l’individu à l’égard de l’espèce se manifeste en particulier par la formation du caractère, qui n’est que la résultante des forces actives, soit intellectuelles, soit volitives de la personnalité, s’appliquant au tempérament. Le caractère, c’est le tempérament, legs de l’espèce, transformé par la personnalité en une nature individuelle, pour être employé ensuite, suivant la décision morale de l’individu, soit au bien, soit au mal. Et nous disons qu’il ne se peut pas que la personnalité ne se forme pas à elle-même un caractère qui soit ou sa récompense ou son châtiment, et qui réalise en tout cas un progrès de l’ordre ontologique sur la première phase de l’existence. Et non seulement l’individu se forme son propre caractère, mais il concourt à former ou à déformer celui de la collectivité dont il fait partie, et nous avons les exemples de nations qui, par des influences individuelles, salutaires ou funestes, ont soit perdu leurs qualités natives, soit acquis celles qui leur faisaient défaut primitivement.
C’est en raison de l’image substantielle de Dieu que l’homme porte en soi et que nous avons dite inamissible, que l’homme, issu du souffle immédiat de Dieu, est un être immortel et qu’il ne peut plus être anéanti, s’il doit l’être, que par un acte aussi souverain que celui de la création. Si Dieu, la personnalité absolue, est indélébile, la personnalité humaine, faite à son image et portant sa fin en elle-même, doit être indélébile aussi, soit pour réaliser dans le bien cette ressemblance divine dont l’homme porte en lui l’idée, soit pour devenir dans le mal la contrefaçon à la fois odieuse et absurde de l’Être suprême, — en d’autres termes pour devenir immortelle, soit dans la vie, soit dans la mort (Genèse 3.22).
Il n’en est pas de même des animaux ; n’ayant pas leur fin en eux-mêmes, n’étant susceptibles ni de progrès ni de chute, ils ne sont pas voués à l’immortalité ; ils retournent tout entiers à la terre d’où ils ont été tirés. N’étant pas créés à l’image de Dieu, ils ne sont dignes ni de vivre éternellement dans sa communion, ni de devenir des monuments éternels de sa justice.
En remontant l’échelle des êtres, et en passant du règne inorganique où la nature ne forme encore que des blocs, au règne végétal, animal et humain, où nous rencontrons successivement le corps, l’individu et la personnalité, nous pourrions prévoir, en dehors des limites de ce monde, l’existence d’un règne où l’individu apparaîtrait de prime abord dans la pleine possession de son individualité et dégagé de toute relation avec une espèce préexistante. Dans le monde céleste où habitent les anges et les élus, il n’y a pas d’espèce ; il n’y a pas de solidarité naturelle (Matthieu 22.30). En raison de cette indépendance originelle, les anges sont des créatures plus rapprochées de Dieu que les hommes, qui tiennent à la fois des règnes inférieurs par leur corps et du règne supérieur par leur esprit et leur destinée, et qui naissent comme personnalités incomplètes, comme individualités engagées dans une espèce préexistante et par conséquent limitées d’avance dans leur action et dans leur essor.
Enfin, au sommet de l’univers, nous contemplons en Dieu la personnalité qui réunit en elle toutes les perfections de l’être, c’est-à-dire toutes les forces et tous les éléments de la personnalité dans leur absoluité. Dieu est à la fois la personnalité parfaite et l’individualité unique ; et l’homme est l’image substantielle de Dieu en tant que chaque membre de l’humanité constitue une individualité dans l’imperfection relative de sa personnalité.