L’abjuration de Turenne fit reprendre les projets de réunion, auxquels on n’avait jamais complètement renoncé depuis l’essai du cardinal de Richelieu. Le prince de Conti, gouverneur du bas Languedoc, voulant se rendre agréable à Louis XIV, avait déjà renouvelé cette tentative en 1661. Le synode provincial de Nîmes lui répondit, dans le rude langage de l’époque, par la bouche de son modérateur Claude, que les réformés seraient coupables d’une lâcheté exemplaire s’ils consentaient à unir la lumière avec les ténèbres, Christ avec Bélial.
De 1670 à 1673, le projet prit une tournure plus sérieuse. Le maréchal de Turenne s’y entremit avec l’approbation du roi, et tâcha d’obtenir l’adhésion des pasteurs. Un agent de la cour alla visiter l’un après l’autre ceux qui dépendaient du synode provincial de Charenton ; et moitié par la menace du déplaisir de Louis XIV, moitié par la promesse d’accomplir la réunion sur des bases équitables, cet émissaire parvint à extorquer de plusieurs ministres l’engagement verbal ou écrit qu’ils donneraient les mains au plan d’union dans la prochaine assemblée synodale.
On assurait que le roi était disposé à retrancher les abus qui choquaient le plus les réformés dans l’Église romaine ; que le culte des images, le purgatoire, les prières pour les morts, l’invocation des saints seraient, ou supprimés, ou du moins sensiblement corrigés ; que des théologiens librement choisis de part et d’autre, auraient mission de s’entendre sur la doctrine de la cène ; que l’usage de la coupe serait rendu au peuple, et le service religieux célébré en langue vulgaire ; enfin que, si le pape voulait s’opposer à ces changements, le roi passerait outre, ayant la parole de quarante-deux évêques sur ces articles, et connaissant les moyens de ramener les autres à cet avis.
C’était évidemment un mensonge. Louis XIV ne pouvait pas exécuter ce que des agents subalternes promettaient en son nom : et si les évêques avaient refusé de faire ces concessions au colloque de Poissy, quand la Réforme prenait un accroissement immense dans tout le royaume, comment aucun d’entre eux les eût-il faites à une petite minorité murée dans ses temples, sans autorité politique, dépouillée de toute force d’expansion religieuse et à demi écrasée ?
Aussi les plus sages des réformés ne tombèrent-ils point dans le piège. Ils savaient d’ailleurs que Rome emploie deux langages tout différents : le premier, quand elle veut gagner les hérétiques ; le second, quand elle les tient sous son joug. Ils savaient également que l’accord se bornerait, en définitive, à une entière soumission de leur part, suivie d’un miséricordieux pardon de l’autre. C’est pourquoi le synode provincial], convoqué à Charenton au mois de mai 1673, opposa au nouveau projet de réunion un refus énergique, et les cinq pasteurs qui avaient promis de l’appuyer déclarèrent solennellement qu’ils n’en voulaient point.
Les mêmes tentatives produisirent les mêmes résultats dans la Saintonge, le Languedoc et le Vivarais. La cour et le clergé reconnurent enfin qu’il n’y avait aucun espoir raisonnable de soumettre les réformés par ce côté-là, et durent chercher d’autres moyens d’extirper l’hérésie.
Deux voies, très diverses dans leur esprit et dans leurs modes d’action, étaient indiquées par les adversaires des huguenots. Les Jansénistes, et généralement les plus éclairés et les plus pieux des catholiques, proposaient de les convertir par la persuasion, les bons traitements et les bons exemples, estimant qu’il vaut mieux laisser les errants hors de l’Église que d’y faire entrer de force des hypocrites. Les Jésuites et leurs amis disaient, au contraire, qu’il fallait user sans réserve de l’autorité du roi et des parlements, exiger à tout prix des actes de catholicité, puis retenir les gens par la peur des supplices, en se fondant sur cette maxime que, si les nouveaux catholiques avaient peu de foi, leurs enfants en auraient davantage, et leurs petits-enfants encore plus. La cour flotta longtemps entre ces deux systèmes, et cela sert à expliquer ses alternatives de douceur et de rigueur. Mais l’avis des Jésuites finit par l’emporter.
Les ordonnances, déclarations, arrêts et autres actes du conseil venaient coup sur coup frapper les hérétiques. Le nombre en fut si grand qu’il est impossible d’en indiquer même la substance. On défendit successivement aux réformés de faire des levées de deniers pour l’entretien de leurs ministres et leur envoi aux synodes ; de récuser les juges suspects, bien que ce droit fût conservé aux autres Français ; d’imprimer des livres de religion sans l’autorisation des magistrats de la communion romaine ; de suborner et de corrompre, c’est-à-dire de chercher à convertir les catholiques, sous peine de mille livres d’amende ; de célébrer leur culte dans les lieux et jours où les évêques faisaient leurs tournées ; d’avoir plus d’une école et plus d’un maître dans leurs lieux d’exercice ; de faire enseigner autre chose par ce maître que la lecture, l’écriture et les éléments de l’arithmétique. Et ainsi du reste. Les réformés étaient opprimés dans leur foi religieuse, leur personne civile, leurs droits politiques, leur état domestique, l’éducation de leurs enfants, et chaque iniquité en provoquait nécessairement de nouvelles. Le mal appelle le mal.
Quelques pasteurs, ayant tenu sur les ruines de leurs temples, qu’on avait injustement abattus, des assemblées réputées illicites, furent condamnés à faire amende honorable la corde au cou, et ensuite bannis du royaume. Les démolitions s’étendaient, se multipliaient pour les plus futiles motifs, sur les dénonciations d’un évêque ou de quelque autre membre du clergé, sur les chicanes d’un commissaire catholique, ou simplement, comme l’éprouvèrent les fidèles de Saint-Hippolyte, sur l’accusation d’avoir manqué de respect à un curé portant dans la rue le saint-sacrement.
Il y avait dans le Béarn quatre-vint-six temples, et quarante-six Églises de résidence. Un procès qui dura sept ans réduisit à vingt les lieux d’exercice, en y ajoutant des entraves de toute nature. Il en était à peu près de même dans les autres provinces du royaume. Si le conseil usait quelquefois de ménagements, et imposait aux intendants un peu plus de réserve, le pasteur Claude présume, dans ses Plaintes des protestants de France, que c’était pour donner à croire qu’on faisait justice, et que les Églises condamnées n’avaient pas de bons titres.
On éprouve quelque soulagement d’esprit, au milieu de ces persécutions, à s’arrêter sur les guerres de plume qui se livraient, à la même époque, entre les plus éminents docteurs des deux religions. Ici, du moins, la violence matérielle n’intervenait pas ; ici la partie était égale ; et lorsque les hommes de grand mérite attaquèrent la Réforme, il se trouva de solides et habiles champions pour la défendre.
Les Jansénistes étaient si accoutumés à la lutte qu’ils ne pouvaient plus s’en passer ; et la paix ayant été faite entre eux et les Jésuites par l’entremise de Clément IX, ils tournèrent leurs armes contre les huguenots. Ils y apportèrent d’autant plus de zèle qu’on les taxait eux-mêmes de n’être que des calvinistes déguisés.
Arnauld et Nicole publièrent donc leur fameuse Perpétuité de la foi sur l’eucharistie (1664-1676), où ils essayèrent d’établir, par le texte des Pères de l’Église et par des certificats venus d’Orient, que le dogme de la présence réelle a été de tout temps admis dans la chrétienté. Claude leur répondit qu’ils avaient mal interprété le sens des Pères, et que les certificats demandés à de pauvres popes grecs par l’ambassadeur de France, qui les protégeait contre les Turcs, n’avaient qu’une très médiocre valeur. Sa réponse eut un succès extraordinaire ; et les Jésuites travaillèrent eux-mêmes à la répandre, comme Arnauld s’en plaint dans une de ses lettres, parce qu’ils tenaient à humilier les Jansénistes autant pour le moins qu’à détruire les réformés.
Nicole rentra dans la lice par ses Préjugés légitimes contre les calvinistes. Son argumentation est peu prudente. Il soutient qu’avant de quitter l’Église de Rome, le moindre artisan aurait dû s’assurer de l’authenticité des livres saints, comparer les traductions avec l’original, examiner toutes les variantes, peser toutes les interprétations des textes, les confronter avec les décisions des conciles, faire en un mot un immense travail que les plus érudits osent à peine entreprendre. Ces arguments, chacun le sait, ont été retournés par Rousseau contre le catholicisme et l’Évangile même. Claude, Jurieu et Pajon répondirent à Nicole.
Arnauld vint au secours de son ami dans un livre sur le Renversement de la morale de Jésus-Christ par les erreurs des calvinistes. On s’étonna qu’un docteur qui s’accordait avec Calvin sur le dogme de la prédestination eût construit tout l’échafaudage de sa polémique sur cette conséquence que la grâce ne peut se perdre, et c’est ce qui lui fut judicieusement opposé, non seulement par Bruguier, pasteur de Nîmes, mais par des théologiens de sa propre communion.
L’Exposition de Bossuet provoqua aussi de nombreuses réponses. La Bastide, membre du consistoire de Charenton, et David Noguier, pasteur dans le Languedoc, prouvèrent que cet écrit manque de vérité, et que l’auteur a fait un catholicisme idéal qui ne ressemble pas du tout au réel. Pierre Jurieu le prouva mieux que personne dans son Préservatif contre le changement de religion, et revint sur la même question dans sa Politique du clergé de France. « Voici un homme, dit-il, qui nous transporte dans un autre pays. Dans cette religion nouvelle on ne sert point les images, on n’invoque point les saints ; seulement on les prie comme on prie les fidèles sur la terre de prier Dieu pour nous. Jusqu’ici j’avais cru que les dévotions pour la Vierge et pour les autres saints étaient une chose importante ; je vois la plupart des dévots qui s’en font une grande affaire ; et ceux-ci disent que ce n’est rien, qu’on peut s’en passer, et qu’il suffit d’invoquer Dieu et Jésus-Christ ! »
Claude eut une célèbre conférence avec Bossuet, en 1678, sur l’invitation de Mlle de Duras. Les deux adversaires ont publié le résumé de leurs débats. Bossuet avait promis de faire avouer à Claude qu’il peut arriver qu’un simple individu, si ignorant qu’il soit, entende mieux l’Écriture que tous les conciles et tout le reste de l’Église ensemble, proposition qu’il qualifiait d’absurdité. Claude répondit que la question n’était pas aussi simple, et qu’avant de demander si un artisan peut avoir raison contre tous les conciles et toute l’Église, il faut d’abord trouver un article sur lequel toute l’Église et tous les conciles se soient constamment accordés.
Dix ans après, l’évêque de Meaux redescendit dans l’arène par son Histoire des variations des Églises protestantes. Il frappait sur des absents et des proscrits. Les livres de ceux qui le réfutèrent en Hollande ne pouvaient entrer en France. Parler seul était un privilège qu’aurait dû répudier un homme tel que Bossuet.