La création du monde par Dieu est un des dogmes que Lactance a le plus heureusement défendus contre les philosophes païens. Tertullien a dû le défendre surtout contre Hermogène et contre Marcion. Hermogène prétendait que la matière est éternelle comme Dieu. Tertullien lui oppose qu’une matière éternelle serait dieu et indépendante de Dieu. Marcion admettait la création, mais l’attribuait au Dieu rigoureux de l’Ancien Testament, distinct du Père de Jésus-Christ. Tertullien lui oppose que la création est bonne, digne du Dieu bon : et contre les gnostiques il fait l’éloge de la matière et de la chair (De resurrectione carnis). Dieu est donc créateur. Mais, comme on l’a dit plus haut, il crée par le Verbe (διὰ λόγου). Celui-ci, tout plein des idées et des desseins du Père, les réalise ad extra. Est-il le seul à pouvoir créer ? Tertullien et Arnobe répondent par la négative. Le premier, dans un passage fort confus (De carne Christi, 6), semble admettre que les anges qui ont apparu aux hommes se sont créé ex nulla materia le corps qu’ils ont revêtu. Le second, qui ne peut croire que Dieu soit l’auteur d’un être aussi chétif et vicieux qu’est notre âme, avance qu’elle est plutôt l’œuvre de puissances subordonnées dont on ne saurait exactement déterminer la nature.
Les créatures les plus élevées sont les anges. Leur existence est attestée par l’Ancien et le Nouveau Testament ; mais les philosophes aussi et l’âme populaire admettent cette existence. Le premier ange créé serait précisément, suivant Lactance, celui qui devait devenir le chef des mauvais anges, le diable.
Quelle est la nature des anges ? Tertullien les présente comme des esprits issus du souffle de Dieu, possédant un corps subtil, igné, qui se déplacent avec une prodigieuse rapidité (Omnis spiritus ales est), et agissent invisiblement sur les corps et les âmes. Ils sont les ministres de Dieu et protègent spécialement la première enfance (De anima, 37).
Cependant tous ces anges ne sont pas restés fidèles à Dieu. Tertullien insinue, en un passage, que le premier péché du diable fut un péché d’orgueil et de jalousie vis-à-vis de l’homme. Plus tard, il s’y joignit, de la part de certains anges, un péché de luxure avec les filles des hommes (d’après Genèse.6.2). De ce commerce sont nés les démons proprement dits, plus mauvais que les anges déchus, leurs pères, et qui ont pour chef le diable. Toute leur activité et la sienne s’emploie au mal, à perdre les âmes et les corps, à tromper les hommes et à favoriser le mensonge. Ils sont les auteurs des opérations magiques. Mais, outre que Dieu lie dans une certaine mesure leur pouvoir, ils sont vaincus et chassés par les exorcismes chrétiens, et, dans cette lutte qui se poursuit entre Dieu et Satan, c’est Dieu qui aura le dernier mot.
[Tertull., Apol., 23, 27, 32, 37, 46, etc. ; Arnobe, I, 43, 45, 50, 56 ; II, 35. Au lieu de voir, comme généralement les auteurs de cette époque, dans les dieux du paganisme, des héros divinisés ou de méchants démons, Arnobe, par une conception singulière, y voit des dieux inférieurs, des génies créés par Dieu, immatériels et immortels, en somme des anges d’un caractère à part (II, 3, 36, 36, 6-2 ; III, 3, 12 ; IV, 19).]
Après les anges, l’homme.
Si on en croyait Arnobe, l’origine de l’homme serait, pour la raison, un problème insoluble, tant est grande sa misère physique et morale, tant il est impossible que Dieu ait fait un être si mauvais. L’âme en particulier, nous l’avons dit plus haut, serait, d’après lui, l’œuvre de puissances inférieures (ii, 14, 36-50) : elle ne serait précisément ni immortelle ni mortelle par nature (ii, 15-30), mais mediae qualitatis, pouvant mériter l’immortalité par ses bonnes œuvres (ii, 14, 31-36). Arnobe est un pessimiste chez qui il ne faut pas chercher l’expression authentique de la foi. Tout autres sont les vues de Tertullien et de Lactance. L’un et l’autre se sont plu à nous montrer dans le corps humain l’ouvrage même de Dieu et l’objet de son amoureuse sollicitude. A ce corps l’âme est intimement unie : « Vocabulum homo, écrit Tertullien, consertarum substantiarum duarum quodam modo fibula est, sub quo vocabulo non possunt esse nisi cohaerentes (De resur. carnis, 40). » Qu’est-ce que cette âme, d’où vient-elle, et quelle est sa destinée ? — On sait que Tertullien a écrit sur ce sujet tout un traité, le De anima (sans compter le De censu animae, qui est perdu). Il y enseigne très nettement la corporéité de l’âme humaine. C’est une doctrine qu’il avait empruntée aux stoïciens, qu’il allègue, et au médecin Soranos d’Ephèse dont il élève très haut l’autorité. Mais il l’appuie aussi sur une singulière vision d’une chrétienne montaniste, à qui une âme s’était montrée « tenera et lucida et aerii coloris, et forma per omnia humana ». Malgré cela, il proclame l’âme simple et indivisible, immortelle en tant qu’elle émane du souffle de Dieu. Tertullien est dichotomiste ; il rejette la préexistence des âmes aussi bien que la métempsychose ; mais il professe un traducianisme grossier : l’âme est semée comme le corps, et, comme lui, reçoit un sexe ; et ainsi toutes les âmes étaient contenues en Adam de qui elles viennent.
[De anima, 40. TertuIlien résume toute sa doclrine dans cette définition de l’âme : « Definimus animam dei flatu natam, immortalem, corporalem, effigiatam, substantia simplicem, de suo sapientem, varie procedentem, liberam arbitrii, accidentiis obnoxiam, per ingenia mutabilem, rationalem, dominatricem, divinatricem, ex una redundantem (De anima, 22).]
Or Lactance rejette précisément ce traducianisme. Pour lui, chaque âme vient de Dieu immédiatement (De opificio Dei, 19, col. 73) ; elle n’existe pas avant le corps : elle naît en quelque sorte avec lui (Instit., iii, 18, col. 406). D’essence ignée (ii, 10, col. 310 ; 13, col. 322), elle est immortelle (iii, 18, col. 405, 406 ; 19 ; vii, 12, 13) et susceptible pourtant de souffrir même après sa séparation d’avec le corps (vii, 20, col. 779 suiv. ; 21). Le principe du péché ne gît pas en elle précisément, il gît surtout dans les appétits du corps opposés aux aspirations de l’âme (De ira Dei, 19, col. 135, suiv.).
Tertullien a affirmé très énergiquement la liberté humaine, et a trouvé dans le jeu de cette liberté l’explication du mal moral et du péché. Il l’a trouvée encore dans la déchéance de l’homme depuis la désobéissance de notre premier père. Cette faute a entraîné pour toute la race humaine non seulement la mort, mais aussi de nouvelles fautes et leur châtiment : « Homo damnatur in mortem ob unius arbusculae delibationem, et exinde proficiunt delicta cum poenis, et pereunt iam omnes qui paradisi nullam cespitem norunt ». « Portavimus enim imaginem choici per collegium transgressionis, per consortium mortis, per exilium paradisi. » (Adv. Marc. i, 22 ; De resur. carnis, 49.) Elle a introduit dans l’âme, dans toutes les âmes, une souillure, une tare originelle, une pente au péché. Ici se manifeste dans la pensée de Tertullien une certaine imprécision, en ce sens que son analyse ne va pas jusqu’à distinguer nettement le péché originel proprement dit des désordres qui l’accompagnent. Mais il admet bien que toute âme naît souillée : « Ita omnis anima eo usque in Adam censetur donec in Christo recenseatur, tamdiu immunda quamdiu recenseatur (De ani., 40) ». C’est notre naissance et notre descendance d’Adam qui nous en fait hériter ainsi la perversion et les justes peines : « Per quem (Satanam) homo a primordiis circumventus… exinde totum genus de suo semine infectum, suae etiam damnationis traducem fecit. (De testim. ani., 3) » Il y a, dans cette suite d’affirmations, au moins une ébauche de théorie du péché originel à laquelle la théologie donnera plus tard son complément. Saint Augustin pourra citer Tertullien comme un précurseur.
Cependant, on l’a déjà remarqué, d’après Tertullien, le péché d’origine et la concupiscence n’ont point détruit la liberté, et quelque inclination au mal que l’homme éprouve encore, il est responsable de ses actes. Mais il a besoin de la grâce pour faire le bien, car en dehors d’elle il n’y a qu’obscurité et impuissance. Ce secours divin lui est d’ailleurs largement offert. Dieu appelle et attire tous les hommes au salut, à la pénitence. Sans violenter leur libre arbitre, la grâce soulève les âmes au-dessus d’elles-mêmes et leur assure la paix et le bonheur. Saint Cyprien, qui avait éprouvé en lui-même ces merveilleux effets, en a laissé un tableau saisissant dans son discours Ad Donatum.
La grâce et la liberté concourent donc ensemble à nos bonnes œuvres : et de là vient que nous pouvons et mériter personnellement notre félicité et satisfaire pour nos fautes. Cette théorie du mérite et de la satisfaction, mise en relief surtout par Tertullien — on la retrouve ailleurs bien entendu — est peut-être, dans toute son œuvre, celle où se trahit le plus son esprit de juriste. Il a créé pour elle toute une terminologie qui a subsisté, et qui reste caractéristique de la théologie latine. Non pas que notre auteur méconnaisse, nous l’avons vu, la part de la grâce dans l’accomplissement des bonnes œuvres ; mais, en dehors de cette considération, les rapports entre Dieu et l’homme sont présentés par lui comme des rapports de maître à serviteur et en entraînent les conséquences. Si nous agissons bien, nous méritons auprès de Dieu, nous méritons Dieu : « Omnes salutis in promerendo Deo petitores (De paen., 6). » « Quomodo multae mansiones apud patrem, si non pro varietate meritorum ? (Scorpiace, 6) » Dieu devient notre débiteur : « Bonum factum deum habet debitorem, sicuti et malum, quia iudex omnis remunerator est causae (De paen., 2). » La récompense est un prix : « eadem pretia quae et merces ». Au contraire, par le péché, nous offensons Dieu et nous devenons ses débiteurs : mais nous devons et nous pouvons lui satisfaire : « Offendisti, sed reconciliari adhuc potes, habes cui satisfacias et quidem volentem. » On satisfait par la pénitence : elle est une compensation que nous donnons à Dieu : « Quam porro ineptum quam paenitentiam non adimplere, ei veniam delictorum sustinere ? Hoc est pretium non exbibere, ad mercem manum emittere. Hoc enim pretio dominus veniam addicere instituit ; hoc paenitentiae compensatione redimendam proponit impunitatem. » Inutile d’insister sur le caractère propre de ces expressions : elles sont bien représentatives du génie positif latin.