Histoire des Protestants de France – Tome 1

3.14.
Le jubilé de 1676. – Dévotion croissante de Louis XIV. – Mauvaise éducation de ce monarque et son ignorance en matière de religion. – Achat des consciences à prix d’argent par Pellisson. – Fraudes. – Nouvelle loi contre les relaps. – Mme de Maintenon. – Plan systématique pour l’extirpation de l’hérésie. – Excès de la populace.

Le jubilé de l’an 1676 opéra ce que certains historiens nomment la conversion de Louis XIV. Ce prince eut de grands remords d’avoir donné tant de scandale à la cour et à son royaume par ses adultères publics. Il résolut, il promit à ses directeurs spirituels de ne plus revoir Mme de Montespan. Mais il n’eut pas la force de tenir parole. De là une conscience inquiète, des troubles d’esprit et de cœur qui furent habilement exploités contre les hérétiques par le père La Chaise, élevé depuis un an à l’office de confesseur du roi. Les réformés durent payer pour les fautes du monarque, et le réconcilier par leur abjuration ou leur ruine avec le Dieu qu’il avait offensé.

La religion de Louis XIV était ainsi faite. S’il n’avait pas assez de piété pour vaincre ses passions, il avait assez de bigoterie pour supposer qu’il les expierait par la réduction des hérétiques à l’unité romaine. Louis XIV avait reçu ses premières idées religieuses d’une mère espagnole, qui, très ignorante elle-même, lui avait donné beaucoup de petits scrupules et peu de lumières sur la foi et la morale chrétienne. Les Jésuites avaient continué son ouvrage, en inspirant à leur élève les sentiments qui pouvaient servir à l’accomplissement de leurs desseins.

Ayant compris plus tard combien il avait été mal élevé, il refit son éducation dans les choses qui intéressaient le plus la dignité et l’autorité de sa couronne. Malheureusement, sur les matières de religion il resta où il en était, et ses mœurs ne valaient pas mieux que ses croyances. « Jamais il ne se fit une idée juste de ses devoirs, » dit M. de Sismondi. « Ce ne sont pas ses amours seulement qui méritent le blâme, encore que le scandale de leur publicité, les grandeurs auxquelles il éleva ses enfants adultérins, et l’humiliation constante qu’il fit éprouver à sa femme, ajoutent fort à l’offense qu’il donnait ainsi aux mœurs publiques. Il se rendait bien autrement coupable par la dureté impitoyable avec laquelle il répandait le sang, tantôt par des supplices tels que ceux qu’il infligea aux Bretons pour les punir d’avoir défendu leurs privilèges, tantôt par la ruine de populations entières. Aucun respect pour ses engagements, aucune notion du juste et de l’injuste ne dirigeaient sa conduite publique ou privée. II violait les traités comme il violait ses engagements domestiques ; il prenait le bien de ses sujets, comme celui de sa cousine, Mlle de Montpensier. Il ne reconnaissait dans ses jugements, dans ses rigueurs, d’autre règle que sa volonté. Au moment où son peuple mourait de faim, il ne retranchait rien de ses prodigalités ou de son jeu scandaleux. Ceux qui se vantaient de l’avoir converti ne lui avaient jamais représenté que deux devoirs : celui de renoncer à l’incontinence, et celui d’anéantir l’hérésie dans ses Etats » (t. XXV, p. 481).

Rulhières avoue ces écarts d’esprit et de conduite, tout en s’efforçant de relever le caractère de Louis XIV dans un mémoire qu’on devait mettre sous les yeux de Louis XVI : « Pendant ses alternatives de dissolution et de scrupules, dit-il, pendant qu’il passait de la faute aux remords et des remords à la faute, il croyait racheter ses désordres et mériter du ciel une grâce plus décidée, en travaillant à ces conversions avec plus de ferveur » (t. I, p. 97).

L’un des moyens que Louis XIV y employa fut l’achat des consciences à prix d’argent : nouvelle preuve de la détestable éducation religieuse que lui avaient donnée sa mère et les Jésuites. Il consacra à ce vil trafic le tiers des économats, ou des bénéfices qui tombaient en régale pendant la vacance. La somme était médiocre ; on l’augmenta plus tard en laissant les bénéfices vacants tout exprès pour payer les abjurations des hérétiques.

Pellisson eut l’administration de cette caisse. Né dans la communion réformée, il avait embrassé le catholicisme en temps opportun pour sa fortune, et de converti s’était fait convertisseur. Doublement suspect au roi par son origine huguenote et ses liaisons avec le surintendant Fouquet, il sentit qu’il devait beaucoup faire pour gagner la faveur de Louis XIV. Aussi ne s’y épargna-t-il point.

L’établissement ouvert par Pellisson fut une banque, ou une maison de commerce, organisée selon toutes les règles du genre, avec ses correspondants, évêques ou prêtres pour la plupart, son tarif, ses lettres de change, ses succursales dans les provinces, et ses pièces à l’appui pour justifier des dépenses. Il fallait envoyer des certificats d’abjuration dûment signés, et des quittances en bonne forme indiquant la somme déboursée par tête ou par famille de prosélytes.

Cette banque travaillait naturellement à obtenir les conversions au taux le plus bas : on les payait cinq à six livres, parfois une ou deux pistoles, et dans les cas extraordinaires quatre-vingts à cent francs. Nous avons à ce sujet une curieuse lettre de Pellisson : c’est la circulaire d’un négociant consommé : « Encore qu’on puisse aller jusqu’à cent francs, ce n’est pas à dire que l’intention soit qu’on aille toujours jusque-là, étant nécessaire d’y apporter le plus d’économie qu’il se pourra : premièrement pour répandre cette rosée sur plus de gens, et puis encore si l’on donne cent francs aux moindres personnes, sans aucune famille qui les suive, ceux qui sont tant soit peu plus élevés, ou qui entraînent après eux nombre d’enfants, demanderont des sommes beaucoup plus grandes ; ce qui n’empêche pas néanmoins que, pour des coups plus considérables, m’en donnant avis auparavant, on ne puisse fournir des secours plus grands, suivant que Sa Majesté, à qui on s’expliquera, le jugera à propos » (12 juin 1677).

Pellisson présentait régulièrement au roi des listes de six cents, huit cents convertis avec les certificats, et faisait insérer ses miracles dans la gazette. Il se gardait seulement de publier que c’étaient presque tous des gens de la lie du peuple, ou des fripons qui trafiquaient périodiquement de leur conscience, ou des malheureux qui prenaient l’argent pour avoir un morceau de pain, sans aucune intention de renoncer à leur culte. Le roi s’émerveillait de ces nombreuses conquêtes ; les prélats y applaudissaient ; les Jésuites triomphaient ; mais les gens raisonnables n’y croyaient point.

Les fraudes se multiplièrent tellement, en effet, qu’il fallut en instruire le roi même. Au lieu de renoncer à ces ignobles marchés, il fit rendre par le conseil, au mois de mars 1679, une loi plus dure encore contre les relaps. « Nous avons été informés, dit-il dans le préambule, que dans plusieurs provinces de notre royaume, il y en a beaucoup qui, après avoir abjuré la religion prétendue réformée dans l’espérance de participer aux sommes que nous faisons distribuer aux nouveaux convertis, y retournent bientôt après. » Et la loi prononça contre eux, outre l’ancienne peine du bannissement à perpétuité, celle de l’amende honorable et de la confiscation des biens.

Quel amas d’iniquités et de contradictions ! En achetant des âmes, on devait nécessairement supposer qu’elles ne croyaient à rien, et après les avoir achetées, on les punissait d’un nouveau changement, comme si elles avaient cru à quelque chose ! Qu’est-ce que doit inspirer à tous les honnêtes gens une dévotion qui se dégrade jusque-là ? Est-ce du mépris ou de la pitié ? C’est l’un et l’autre.

La paix de Nimègue, conclue avec toutes les puissances de l’Europe en 1679, fut l’apogée de la fortune de Louis XIV. Il reçut le surnom de Grand. Les courtisans et les gens de lettres lui prodiguèrent les plus humbles adulations, et le traitèrent en demi-dieu. Cet encens acheva de l’enivrer. Il se regardait de bonne foi comme le seul vrai propriétaire de tout le territoire du royaume, le seul législateur, le seul juge suprême, et le vivant résumé de l’Etat tout entier. Il en vint à penser que les esprits lui étaient asservis aussi bien que les corps, et traita de crime de lèse-majesté toute opposition des consciences à sa volonté souveraine. Malheureux prince ! il ne s’est jamais tant abaissé que lorsqu’il porta si haut l’excès de ses prétentions.

Mme de Maintenon commençait à prendre sur lui beaucoup d’empire. Petite-fille d’Agrippa d’Aubigné, l’un des plus fermes défenseurs de la foi calviniste, et très dévouée elle-même à sa religion dans son enfance, elle l’avait abandonnée en 1651, à l’âge de seize ans. Lorsque les réformés la virent avancer dans la confiance et l’intimité de Louis XIV, ils crurent qu’elle se souviendrait de la communion de son aïeul, et emploierait son crédit à la défendre. Mais étant née ambitieuse, comme elle l’avoue dans une de ses lettres, elle avait, plus encore que Pellisson, à faire oublier son origine hérétique, et n’espérait conserver le cœur du roi qu’en l’entretenant dans une étroite dévotion.

Douée d’un grand esprit et d’une plus grande habileté, elle avait aisément découvert les profondes répugnances de Louis XIV contre les huguenots, et tâcha de s’y conformer. Il paraît, cependant, qu’elle eut quelques retours de commisération pour les opprimés. On lit, dans le Mémorial de Saint-Cyr, que le roi lui dit un jour : « Je crains, madame, que le ménagement que vous voudriez qu’on eût pour les huguenots ne vienne de quelque reste de prévention pour votre ancienne religion. » Et ailleurs elle écrivait : « Ruvigny est intraitable ; il a dit au roi que j’étais née calviniste, et que je l’avais été jusqu’à mon entrée à la cour. Ceci m’engage à prouver des choses tout opposées à mes sentiments. »

Nous avons dans cet aveu le secret de sa conduite. Mme de Maintenon, livrée à elle-même, n’eût peut-être employé, comme elle le recommandait à son frère, que la douceur et la charité ; mais voulant par-dessus tout être agréable à Louis XIV, elle s’unit avec le Père La Chaise pour travailler par tous les moyens à la ruine de l’hérésie.

Le plan de destruction devint systématique et invariable après la paix de Nimègue. Gouverneurs, commandants, intendants, hommes d’épée, hommes de robe, ayant appris que Louis XIV était décidé à en finir avec les huguenots, se sentirent animés d’une grande ardeur de prosélytisme, et se firent à leur tour missionnaires et convertisseurs. Leur principal souci était de pouvoir envoyer à la cour de longues listes d’abjurations, ou tout au moins des rapports d’exercices interdits, de temples abattus et de troupeaux dispersés. Le conseil privé était parfois effrayé de tant de zèle ; néanmoins il ne voulait pas l’arrêter, de peur d’affermir les victimes dans leur résistance ; et bientôt, entraîné lui-même par la force des choses, il transformait en déclaration générale ce qu’il avait d’abord blâmé.

Lorsqu’un conseiller ou un magistrat plus humain déplorait ces mesures extrêmes, on se contentait de lui répondre : « Dieu se sert de tout moyen. »

La populace prit sa part, on devait s’y attendre, à ces persécutions. Dans les villes de Blois, d’Alençon, et en d’autres lieux, des bandes de misérables envahirent les temples, déchirèrent les livres saints, brisèrent la chaire et les bancs, y mirent le feu, et l’autorité, au lieu de réprimer ces excès, les sanctionna par l’interdiction du culte et l’exil des pasteurs.

Louis XIV persistait, cependant, à parler aux puissances protestantes de l’Europe de son respect pour l’édit de Nantes. Nous lisons, jusque dans une déclaration de 1682, qu’il ne voulait rien faire contre les édits en vertu desquels la religion prétendue réformée était tolérée dans son royaume ! Sous les Valois, la persécution était cruelle, mais franchement avouée ; sous Louis XIV, elle s’enveloppa longtemps d’hypocrisie : les Jésuites y avaient la haute main.

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