Le péché d’origine demandait un rédempteur ; la grâce et le pouvoir de mériter ne sont en l’homme que par Jésus-Christ. Nous allons donc étudier la christologie latine du iiie siècle. Ici encore, le premier en date de nos auteurs, Tertullien, se trouve être le plus complet et le plus fouillé. Il a découvert, en parlant de la personne du Sauveur, le terme exact et la formule définitive. Son exposé christologique a tous les mérites de son exposé trinitaire sans en avoir les défauts. Aussi a-t-il été suivi de près par saint Cyprien et Novatien.
Les erreurs que les défenseurs de l’orthodoxie devaient combattre en cette matière étaient de plus d’une sorte. Outre l’adoptianisme, qui niait la divinité de Jésus-Christ, il y avait le docétisme sous ses différentes formes : les uns, comme Marcion, niant la réalité même du corps de Jésus-Christ ; les autres en faisant un corps astral, comme Apelles, ou même psychique et spirituel, comme Valentin : tous s’accordant à nier la naissance vraie du Rédempteur ex Maria ; puis le dualisme gnostique, précurseur du nestorianisme, et n’admettant, entre les deux éléments divin et humain, qu’une union factice et souvent transitoire. Il semble aussi que Tertullien ait rencontré des gens qui voyaient dans l’incarnation une transformation du Verbe en la chair, ou une fusion en une seule des deux natures unies. Enfin n’oublions pas cette forme de modalisme pour qui l’élément divin en Jésus était le Père, et l’élément humain le Fils. — A toutes ces erreurs nos auteurs ont opposé des arguments précis.
Le corps de Jésus-Christ, affirme Tertullien, est réel, conçu et né comme le nôtre, comme le nôtre composé de chair et d’os. En niant cette réalité, on nie d’un coup les souffrances et la mort du Sauveur, on transforme en une illusion toute l’économie de la Rédemption, et cette conséquence arrache au grand polémiste un cri sublime : « Parce unicae spei totius orbis ! (De carn., 5) » — Le corps du Christ n’est pas d’ailleurs un corps céleste : il est vraiment né. Les anges qui ont apparu ont pu s’organiser des corps sidéraux : ils ne venaient pas pour mourir ; le Christ, venant pour mourir, devait aussi naître. Il est donc né, et de la substance même de la Vierge, ex eaa. L’auteur y insiste, et ne craint pas, pour nous en convaincre, d’accumuler des détails d’un grossier réalisme. Bien plus, de peur que la naissance de Jésus-Christ ex Maria ne parût suspecte, s’il enseignait que la Vierge est restée vierge dans son enfantement (uterus clausus), il le nie sans hésitation : « Virgo quantum a viro ; non virgo quantum a partu… Itaque magis (vulva) patefacta est quia magis erat clausa. Utique magis non virgo dicenda est quam virgo. » — Jésus-Christ est ainsi de notre race, ἐκ τοῦ καϑ᾽ ἡμᾶς φυράματος, de notre οὐσία. Et de même qu’il a pris notre corps, parce qu’il devait sauver ce corps, il a pris aussi notre âme spirituelle et intelligente (ψυχὴν ἀνϑρωπίνην, λογικὴν δὲ λέγω). Il est donc homme parfait, partageant nos faiblesses, nos infirmités hormis le péché : il est le nouvel homme, le nouvel Adam.
a – Tout ceci se retrouve dans Novatien, De trin., 10 ; cf. S. Hippol., Contra Noet., 17, 18. Malgré quelques expressions impropres (homine simulato, i, 61), Arnobe n’est pas docète.
Il est Dieu cependant. C’est un point que l’autorité ecclésiastique avait récemment défini en condamnant l’erreur théodotienne, et sur lequel la conscience chrétienne n’hésitait pas : « Tam enim scriptura etiam Deum annuntiat Christum quam etiam hominem ipsum annuntiat Deum, tam hominem descripsit Iesum Christum quam etiam Deum quoque descripsit Christum Dominumb. » Jésus-Christ est Dieu et homme, et dès lors la question se pose de la façon dont il faut concevoir l’union en lui du divin et de l’humain.
Cette question, résolue dans la tradition antérieure, l’est de nouveau d’une façon très ferme. D’abord, la théologie latine du iiie siècle maintient la permanence dans l’Homme-Dieu de l’humanité et de la divinité, des deux natures comme on dira plus tard, des deux substances comme dit Tertullien.
b – Novatien, De Trin., 11, 17 ; Tertull., De praescr., 10, 33 ; De carne Christi, 14, 18, etc. Il y a de fortes raisons de croire que le traité anonyme contre Artémon cité par Eusèbe est l’œuvre d’Hippolyte.
[Adv. Prax., 27. Remarquons que Tertullien emploie toujours, pour désigner la nature, le mot substantia. Dans la Trinité, una substantia, tres personae ; en Jésus-Christ, una persona, duae substantiae. Le mot natura a chez lui un autre sens : il désigne les propriétés qui peuvent être communes à plusieurs substances différentes (De anima, 32). Cependant, voir plus bas. L’emploi de natura pour désigner les natures en Jésus-Christ a en tout cas été rare jusqu’au ve siècle.]
Le Verbe ne s’est pas changé en l’homme ni en la chair (Hippo. : οὐ κατὰ τροπήν) ; il n’y a pas eu entre eux une fusion, une combinaison qui aurait fait des deux une substance intermédiaire. Non, chacune des deux natures est restée ce qu’elle est. Novatien appuie beaucoup sur cette dualité. Les expressions assumpsit carnem, suscepit hominem, substantiam hominis induit, etc. sont celles dont il se sert plus volontiers pour représenter l’Incarnation (13, 21, 22, 23). Il est en défiance contre les formules qui attribuent à Dieu la mort et les souffrances de Jésus, et il a soin de les préciser (25) : on sent qu’il est en garde contre des adversaires. Combattant les modalistes qui, en Jésus, confondent l’élément divin avec le Père et l’humanité avec le Fils, il remarque que l’homme en Jésus n’est pas Fils de Dieu naturaliter, principaliter, mais consequenter, c’est-à-dire conséquemment à son union avec le Verbe, que cette filiation est en lui quelque chose de feneratum, mutuatum (24) : ce qui ne signifie pas toutefois que Jésus-Christ en tant qu’homme n’est, d’après notre auteur, que le Fils adoptif de Dieu, mais seulement qu’il n’est son Fils qu’en vertu de l’union.
L’humanité et la divinité gardent donc en Jésus-Christ leur nature propre : bien plus, chacune d’elles conserve ses opérations distinctes. C’est par avance énoncée la doctrine du concile de Chalcédoine et de saint Léon :
« Sed quia substantiae ambae in statu suo quaeque distincte agebant, ideo illis et operae et exitus sui occurrerunt (Adv. Marc., ii, 27) ». « Quae proprietas conditionum divinae et humanae aequa utique naturae utriusque veritate dispuncta est, eadem fide et spiritus et carnis. Virtutes spiritum Dei, passiones carnem hominis probaverunt. (De Carn., 5) »
Mais alors quelle est leur union ? Nos auteurs lui donnent les noms les plus divers. Saint Hippolyte l’appelle σύγκρασις, μῖξις. Tertullien parle aussi de mélange : miscente in seme tipso hominem et Deum. Novatien la nomme une permixtio, une annexio, une connexio et permixtio sociata, une transductio : Jésus est ex utroque connexus, contextus, concretus. Une idée domine cependant tous ces efforts vers l’expression décisive, c’est que le même sujet est Dieu et homme, c’est qu’il y a en Jésus-Christ une personne unique.
[S. Hippol., De Antichr., XXVI ; Contra Noet., 6, 13-14, 17-18. Il faut faire exception pour Arnobe, qui ne met entre le Verbe et l’homme en Jésus-Christ qu’un lien très léger et insuffisant (1,60). Ainsi, il ne faut pas dire, à son avis, que le Christ est mort ; ce n’est pas le Christ, mais l’homme qu’il portait qui est mort : Dieu ne saurait mourir. Il n’est pas plus permis de dire que le Christ est mort qu’il ne l’aurait été de dire qu’Apollon était mort si la sibylle qu’il inspirait avait été tuée pendant son inspiration.]
Cette idée se traduit dans nos documents d’une façon irrécusable, par l’usage de la communication des idiomes : « Deus pusillos inventas est ut homo maximus fieret. Qui talem Deum dedignaris, nescio an ex fide eredas Deum crucifixum (Tetull. Adv. Mar., ii, 27) ». « Nasci se Deus in utero patitur matris ». « Deum talia passum, Deus passibilis, virgine natus ». Mais il était réservé à Tertullien de proclamer expressément cette unité hypostatique de Jésus-Christ, de donner au dogme sa formule définitive, celle qui restera celle de l’église, una persona, duae substantiae ou naturae :
« Si et apostolus de utraque eius (Christi) substantia docet : Qui factus est, inquit, ex semine David, hic erit homo et filius hominis qui definitus est filius Dei secundum spiritum. Hic erit Deus et sermo Dei filius. Videmus duplicem statum non confusum, sed coniunctum in una persona, Deum et hominem Iesum. » (Av. Marc., 27)
Et cependant saint Hippolyte en aura indiqué la raison profonde, en observant que cette unité personnelle de Jésus-Christ vient de ce que sa chair ne subsistait pas à part, en elle-même, mais dans le Verbe qui se l’était unie : Οὔϑ᾽ ἡ σὰρξ καϑ᾽ ἑαυτὴν δίχα τοῦ λόγου ὑποστᾶναι ἠδύνατο, διὰ τὸ ἐν λόγῳ τὴν σύστασιν ἔχειν. (Contra Noet., 15)
La mission du Verbe incarné était de nous sauver. Comment faut-il concevoir cette œuvre de salut ? En général, nos auteurs ont peu approfondi cette question et n’en ont pas spécialement traité. Ils se sont contentés de redire sur cela la foi de l’Église, et de répéter les formules traditionnelles autour d’euxc.
c – Voir ici J. Rivière, Le dogme de la Rédemption, Paris, 1905.
Cependant, si l’on écarte les explications d’Arnobe et de Lactance, pour qui la mission salvifique de Jésus-Christ se résout uniquement ou du moins principalement en une mission d’enseignement par la parole et l’exemple, on peut remarquer que deux théories se font jour ; l’une dans saint Hippolyte, qui reproduit l’idée de saint Irénée sur la récapitulation de l’humanité en Jésus-Christ par l’incarnation ; — l’autre dans saint Hippolyte encore, mais aussi dans Tertullien et saint Cyprien, qui trouve dans les souffrances et la mort de Jésus-Christ le principe de notre régénération et de notre salut.
D’abord, la théorie mystique. En se faisant homme, Jésus-Christ a voulu restaurer en lui-même l’Adam primitif sorti des mains de Dieu ἀναπλάσσων δι᾽ ἑαυτοῦ τὸν Ἀδάμ (De Antichr., xxvi). Par le péché, l’homme était devenu faible et corruptible ; mais voilà que le Verbe revêt dans le sein d’une vierge une chair innocente, « afin d’unir notre corps mortel à sa puissance, de mêler l’incorruptible au corruptible, le faible au fort, et de sauver ainsi l’homme qui s’était perdu ». Ce contact de la divinité avec notre humanité vivifie, sanctifie et guérit déjà notre nature. C’est bien la belle pensée de l’évêque de Lyon.
Hippolyte toutefois, et avec lui Tertullien et saint Cyprien, ne la considèrent pas comme le dernier mot du mystère. Tertullien le dit en propres termes : « Nec mors nostra dissolvi posset nisi Domini passione, nec vita restitui sine resurrectione ipsius. » Il a donc fallu que Jésus-Christ mourût pour nous sauver. A cet effet, il s’est substitué à nous : « Non aspernatur Dei Filius carnem hominis induere, et cum peccator ipse non esset, aliena peccata portare ». « Nos omnes portabat Christus qui et peccata nostra portabat. » Dès lors, il est devenu malédiction pour nous : il a été compté parmi les pécheurs. Chose singulière ! Tertullien, qui a si nettement parlé de la satisfaction que le pécheur doit à la justice de Dieu, n’a pas songé à mettre cette idée en valeur à propos de la mort de Jésus-Christ. Mais, en revanche, nous trouvons partout expliqué que cette mort est un sacrifice, et un sacrifice expiatoire. Librement, bien qu’obéissant à la mission du Père, le grand-prêtre Jésus-Christ s’est offert en sacrifice pour tous les peuples, est devenu agneau et victime pour nous tous : « Hunc enim oportebat pro omnibus gentibus fieri sacrificium… Ipse etiam effectus est hostia per omnia pro omnibus nobis. » Ce sacrifice nous rachète — le sang de Jésus-Christ est le prix du rachat, pretio sui sanguinis (Cyprien, Ad Demetr., 26), — il nous purifie, nous vivifie en effaçant nos péchés et en détruisant notre mort. Il nous réconcilie avec Dieu et nous fait ses enfants. « Humiliavit se (Christus) ut populum qui prius iacebat erigeret, vulneratus est ut vulnera nostra curaret, mori sustinuit ut immortalitatem mortalibus exhiberet. » (Cyprien, De op. eleem, 1)