Celui qui a pitié du pauvre prête à l’Eternel,
Qui lui rendra son bienfait.
Lecteur, vous l’avez déjà compris ; ces paroles vous font un devoir de donner aux pauvres. Mais comment devons-nous donner, ou pour parler plus clairement, combien devons-nous donner ? Telle est la question que nous voudrions résoudre en consultant notre texte. « Celui qui a pitié du pauvre prête à l’Éternel. » Ces paroles mettent en présence le pauvre, le donateur et l’Éternel lui-même, et nous enseignent ainsi, à régler nos aumônes d’après une de ces trois considérations : les besoins des pauvres, notre fortune, ou les droits de notre Créateur.
D’entrée nous voulons le reconnaître : il est des pauvres peu dignes d’exciter l’intérêt : les uns demandent sans besoin réel, d’autres font un mauvais emploi des aumônes, un grand nombre sont chargés de vices encore plus que de misère. Accorder des secours à ces importuns, c’est en priver de véritables nécessiteux. – Mais de ce qu’il y a de mauvais pauvres, faut-il en conclure que nous soyons déchargés du devoir de donner ? Non ; leurs torts font peser sur nous une obligation de plus, celle de mieux choisir nos assistés. Si des aumônes sont mal placées, ce n’est pas la faute des vrais indigents, c’est la nôtre. Déplaçons s’il le faut nos aumônes, mais ne les retirons pas à nous. La moitié des solliciteurs dussent-ils être repoussés, il en restera toujours assez pour absorber tous les bienfaits que nous pouvons répandre.
Lecteur, savez-vous ce que c’est que d’être pauvre, pauvre à implorer la charité publique, pauvre à mendier son pain ? Vous êtes-vous représenté la situation d’un tel homme ? Je ne vous dirai pas que pour lui il ne s’agit plus de faire fortune, de former une union aisée, d’amasser pour sa vieillesse ; non. Bien que de telles espérances soient les vôtres, je comprends que vous trouviez naturel qu’elles ne puissent pas être celles de tout le monde. Mais je vous demande : Vous êtes-vous jamais fait une idée exacte d’un homme qui ne s’approche de ses frères qu’avec crainte, la tête baissée, la parole humble ? de cet homme comme tout autre naturellement orgueilleux, dont tous les efforts doivent tendre à s’abaisser ? Vous figurez-vous bien ce qui doit se passer dans le cœur d’un être avide de bonheur et de jouissances, et qui voit autour de lui luxe, plaisirs, richesses, sans pouvoir tendre la main pour en prendre sa part ? un être isolé dans la société, qui ne peut s’associer à aucune de vos fêtes, se joindre à aucune de vos conversations, et qui se voit dédaigné à tel point qu’il doit se découvrir et se lever quand le riche se couvre et reste assis ? un être qui doit accepter comme juste tout ce qu’on lui dit, les reproches qu’on lui fait, les ordres qu’on lui donne, s’il ne veut éloigner les secours ? Vous êtes-vous figuré ce que doit être la vie quand on ne sait où prendre le pain de la journée, quand on a froid, et qu’on n’a de place qu’à la porte d’une maison, ou dans un réduit délabré, lorsqu’il n’est en quelque sorte plus permis d’éprouver de besoins qu’autant qu’il plaît à un étranger de vous ouvrir sa main ? Si, comme je le pense, vous ne vous êtes jamais représenté cela bien vivement, veuillez vous le peindre et vous l’appliquer à vous-même pour un moment. Supposez qu’aujourd’hui, retournant vers votre demeure, vous trouviez votre maison en cendre, votre famille morte, ou dispersée ; supposez que vous qui êtes là, assis, vêtu, en santé, il vous faille demain, à demi couvert de haillons, venir frapper à la porte de votre voisin, les entrailles déchirées par la faim et le froid, courbé de honte, et dites-nous alors jusqu’à quel point il faut avoir pitié du pauvre ! Eh bien, ce sort qui vous effraie, quand en imagination vous en faites le vôtre, ce sort est celui de centaines, de milliers d’êtres qui viennent chaque jour frapper à la porte de vos pasteurs et leur dire : J’ai faim. – Qui êtes-vous ? – Votre frère en Jésus-Christ, – Que voulez-vous ? – Du pain. – Vous devriez travailler. – Je n’ai pas d’ouvrage. – Et vos parents ? – Ils sont morts. – Vos enfants ? – Ils sont malades. – Et vos amis ? – Monsieur, le pauvre n’a point d’ami. – Où demeurez-vous, que j’aille vous voir demain ? – Demain je n’aurai plus de demeure ; il me faut quitter le réduit que je ne puis plus payer, et cependant j’ai froid, je suis sans vêtement ; l’hiver est là. Que vais-je devenir sans pain, sans travail, sans habit ? Oh ! monsieur le pasteur, je vous en prie, ayez pitié de ma femme et de mes enfants.
Mais peut-être, lecteur, nous direz-vous que ces besoins sont infinis, et que vos ressources sont bornées ; soit. Prenons donc pour base de vos dons l’étendue de votre fortune, et voyons ce que vous devez faire.
A la porte du temple de Jérusalem, Jésus, voyant les riches verser dans le tronc des aumônes abondantes, et une pauvre veuve n’y déposer que deux pites, dit à ses disciples : « Je vous dis en vérité que celle-ci a mis plus que tous les autres : car ils ont donné de leur superflu, mais elle a donné de son nécessaire tout ce qu’elle avait pour vivre. »
Si nous prenons ce passage pour base, vous devriez à vos frères le sacrifice de votre superflu, et à vous la conservation de votre nécessaire. Maintenant quel est votre nécessaire ? je ne sais ; mais voici le nécessaire du pauvre, homme tout comme vous : du pain, un vêtement, une chambre et du travail. Et quel est votre superflu ? je ne le sais pas non plus ; toutefois sur bien des tables je vois autre chose que du pain ; dans bon nombre de demeures plus d’une chambre ; sur une foule de personnes mieux qu’un vêtement simple ; – et je ne crois pas me hasarder beaucoup en affirmant que pour la plupart vous avez au-delà du nécessaire. Est-ce donc tout ce superflu que nous venons vous demander ? Vous faudra-t-il vous réduire à ce qui suffit à l’indigent ? Non, non, vous avez d’autres habitudes qui pour vous sont devenues une seconde nature. Satisfaites donc à ces nouveaux besoins avant de donner aux pauvres. – Après cela devrez-vous renoncer à tous vos plaisirs ? Non, non, ces délassements embellissent votre vie ; conservez-les avant de donner aux pauvres. Ensuite, oublierez-vous vos vieux jours et vos jeunes enfants ? Non, non, songez à votre vieillesse et à votre famille avant de donner aux pauvres. – Que voulez-vous encore ? dites, parlez, que voulez-vous ? Désirez-vous aller même au-devant des accidents imprévus ? soit : mettez en réserve pour des événements qui peut-être ne se réaliseront pas, avant de donner aux pauvres. Mais maintenant que votre part est assez large, dites-moi, ne reste-t-il rien à quelques-uns de vous ? N’avez-vous pas encore le superflu du superflu ? Ces ornements qui décorent vos habitations sans les rendre plus commodes, n’est-ce pas du superflu, ne les devriez-vous pas aux pauvres ? Et ce luxe étalé sur vos personnes, plus dispendieux que le nécessaire, n’est-ce pas du superflu ? ne le devriez-vous pas aux pauvres ? Et ces plaisirs souillés de vices que vous n’oseriez avouer, dont le seul fruit est la ruine de votre santé, la perte de votre âme, n’est-ce pas du superflu ? ne le devriez-vous pas aux pauvres ? Et ces mille petits riens achetés sans besoin, aussitôt oubliés ou donnés par caprice, ces dons faits à qui n’a besoin de rien et ne demande rien, mais offerts par habitude ou par vanité, tout cela n’est-il pas du superflu ? ne le devriez-vous pas aux pauvres ? Si vous ne voulez pas faire tel de ces sacrifices, ne pourriez-vous pas faire tel autre ? ou bien aimez-vous mieux satisfaire votre vanité qu’apaiser la faim d’une famille ?… Mais que fais-je ? je marchande avec vous sou par sou la vie de vos semblables ; je mets en comparaison la faim, la soif, le froid, la maladie d’êtres immortels, avec les colifichets de votre luxe, les inutilités de vos caprices, les niaiseries de votre orgueil ! Ah ! j’abandonne ce rôle indigne d’un ministre de Christ, et je vous dis au nom de mon Maître et du vôtre : des milliers d’hommes souffrent, et vous êtes en santé ; ils ont faim et vous êtes rassasiés ; ils tremblent et vous êtes vêtus ; vous avez un intérieur et ils sont dans la rue ; vous possédez de l’or et ils manquent de paille. Voilà la mesure de ce que vous pouvez faire ; voyez si c’est celle de ce que vous avez fait.
Lecteur, est-ce en notre nom que nous vous demandons ces sacrifices ? non, ils pèsent sur nous comme sur vous, et jusqu’à ce jour nous ne les avons que trop négligés. Les pauvres ont-ils plus le droit de réclamer pour eux-mêmes que nous en leur faveur ? Non, ils n’ont aucun droit sur vos biens ; ils doivent travailler pour obtenir de vous un salaire. Ce n’est donc ni les pauvres, ni nous qui réclamons ; c’est l’Éternel, votre bienfaiteur sur la terre, votre Sauveur pour l’éternité. Or, quels sont ses droits à votre reconnaissance ? Chrétiens, écoutez. Vous aussi jadis vous étiez pauvres, et d’une pauvreté bien plus honteuse que celle que l’on rachète avec de l’or : pauvres en justice, indigents en sainteté, dénues de vertus et couverts des haillons du péché. Aussi la loi divine avait-elle porté votre sentence en ces mots : « Tous ont péché, tous sont privés de la gloire de Dieu. » Alors qu’a fait ce Dieu pour vous, plongés dans cet abîme de misères spirituelles et courbés sous la condamnation ? Vous a-t-il envoyé un docteur pour vous démontrer vos fautes ? Non ; cette lumière n’aurait servi qu’à vous faire sentir plus profondément votre malheur sans y porter remède. A-t-il retranché quelques points à sa loi pour vous la rendre plus facile ? Non ; car qu’importe une loi plus facile à un être qui sur mille articles ne peut répondre à un seul ? Qu’importe qu’on ne fasse qu’une seule défense aux fils d’Adam, qui n’ont pas de goût plus prononcé que le goût du fruit défendu ? Ce Dieu vous a-t-il donc promis le pardon du passé en vous imposant des conditions pour l’avenir ? Non ; ce pardon partiel eût été vain : acquittés aujourd’hui pour les fautes d’hier, vous fussiez tombés demain sous la condamnation pour les fautes d’aujourd’hui, et toujours une juste punition fût revenue au terme de votre vie. Qu’a donc fait ce Dieu pour vous tirer de ce dédale où le péché, la mort, la condamnation, vous attendaient à chaque porte ? Qu’a-t-il fait pour vous lorsqu’il semblait qu’il n’y avait plus rien à faire ? Le voici : il a pardonné tout péché, effacé toute condamnation, anéanti toute mort, éteint toute souffrance pour vous donner la vie, le ciel, l’amour, l’éternité ! Et l’aumône qu’il vous a faite pour opérer ce changement dans votre destinée, l’aumône qui vous a tirés de l’enfer mérité, pour vous transporter dans le ciel de grâce, c’est l’aumône, le don de Jésus-Christ son fils mourant sur la crois ! Voilà ce qu’a fait pour vous ce Dieu ; maintenant mesurez vos aumônes sur ces bienfaits, comparez ce que vous avez rendu aux enfants des trésors que vous avait donnés leur Père.
Hélas ! de quelque côté que nous nous tournions s’élève contre nous un accusateur. La misère du pauvre, notre aisance, les bienfaits de Dieu, comme trois glaives, entourent notre conscience. Nous ne pouvons fuir ; il faut nous rendre et confesser notre dureté, notre avarice, notre ingratitude. En vain nous chercherions des prétextes ; Jésus serait toujours en droit de nous dire : « J’ai eu faim, et vous ne m’avez pas donné à manger ; j’ai été malade, et vous ne m’avez pas visité. » Courbons donc la tête, élargissons nos cœurs, ouvrons nos bourses et donnons aux pauvres.
Toutefois prenons-y garde ; il n’est pas dit dans notre texte : Celui qui donne au pauvre, mais « celui qui a pitié du pauvre prête à l’Éternel. » Si donc nous faisions des aumônes sans aimer celui qui les reçoit, mais par acquit de conscience, en quelque sorte par spéculation pour gagner le Ciel, nous n’aurions pas pour cela prêté à l’Éternel. Dieu ne regarde pas seulement au fleuve de libéralité qui se répand sur le monde, mais à la source dont il sort, et il veut que cette source soit la pitié, la compassion, l’amour. Si vous aimez, vous trouverez toujours quelque chose à donner. Veillez donc sur votre cœur en même temps que vous ouvrez la main, et voyez si vous donnez avec le dévouement de Celui qui vous a donné sa vie. Avec un tel sentiment, un verre d’eau suffit de la part de celui qui ne peut accorder davantage ; mais avec un tel sentiment on donne jusqu’à la pite dont on a soi-même besoin !
Voilà donc la condition essentielle de l’aumône chrétienne, c’est d’être faite avec amour ; et par cette condition Dieu change en plaisir ce qui serait un sacrifice ; il fait retomber en bénédiction spirituelle sur nous-mêmes ce que nous donnons en bien matériel aux indigents. Nos aumônes ne soulagent que le corps du pauvre ; pour nous, elles font plus : elles enrichissent notre âme en la rendant plus tendre ; elles nous préparent une éternité plus douce, non pas sans doute en nous méritant une plus large récompense, mais en nous disposant mieux à jouir des amours des cieux. Quand notre texte dit qu’en ayant pitié du pauvre nous prêtons à l’Éternel, il suppose que l’Éternel nous rendra ce que nous aurons donné ; mais pensez-vous que ce soit en biens terrestres ? Non, sans doute, car alors l’aumône serait une spéculation d’avare et de mondain. Pensez-vous que ce soit une récompense dans le ciel que Dieu nous promette pour nos sacrifices sur la terre, de manière qu’il nous fasse ainsi acheter son salut ? Pas davantage ; mais Dieu nous rend nos aumônes matérielles en bienfaits spirituels et dans cette vie et dans l’éternité par les doux sentiments que l’exercice lui-même de l’aumône développe en nous. Comme le travail fortifie le corps, la charité, en élargissant le cœur, le rend plus capable de félicité ; aussi saint Paul a-t-il dit : « Lors même que je distribuerais tous mes biens aux pauvres, si je n’ai pas la charité, cela ne servira de rien. » Sans doute, cela sert beaucoup à l’indigent soulagé, mais de rien au donateur, qui ne peut être heureux que par l’amour.
Bénissons donc notre Dieu d’avoir ainsi joint au devoir le privilège et changé nos sacrifices en plaisirs. Si nous aimons déjà un peu, donnons ; en donnant, nous aimerons davantage, et en aimant davantage, nous serons toujours plus heureux.