En 862, l’année où Rurik fondait l’empire russe à Novgorod, Rostislaff, prince de la tribu morave, qui faisait partie du nouvel empire, demanda à l’empereur Michel III, à Constantinople de lui envoyer des missionnaires parlant slave, pour évangéliser les Slaves. Le choix de l’empereur tomba sur Méthodius et Cyrille, deux frères, nés d’une famille noble de Thessalonique, ville où se trouve encore aujourd’hui une église qui est l’héritière directe de celle que fonda saint Paul. Méthodius, un ancien soldat, était moine. Cyrille avait été élevé avec l’empereur lui-même. Il était prêtre. Cyrille et Méthodius, après avoir évangélisé le Kherson, les Khazares, les Bulgares, s’établirent à Welehrad en Moravie. Un de leurs premiers soins fut de traduire en slave la liturgie grecque et des fragments de l’Écriture sainte. Jamais encore la langue slave n’avait été écrite. Cyrille créa un alphabet qui était une adaptation de l’alphabet grec et, dans une mesure moindre, de l’alphabet hébreu, et dont quelques lettres étaient originales. Chaque son était représenté par une lettre. Il y avait trente-huit lettres.
On appelle cet alphabet l’alphabet cyrillique[a]. L’alphabet russe et l’alphabet serbe en dérivent directement. Nous sommes ici en présence d’un de ces cas nombreux où l’alphabet a été créé en vue de la traduction de la Bible, où la traduction de la Bible, par conséquent, a ouvert la porte tout ensemble à l’Évangile et à la civilisation.
[a] Le fameux texte du sacre sur lequel les rois de France prêtaient serment est en caractères cyrilliques. Conservé à Reims jusqu'en 1792, il est aujourd'hui à la Bibliothèque nationale.
Les missionnaires de Constantinople rencontrèrent de l’opposition de la part des missionnaires de Rome. Ceux-ci alléguaient qu’il n’était pas licite de traduire la Bible en d’autres langues que l’hébreu, le grec, le latin, les trois langues employées pour l’inscription de la croix. Le pape Adrien II manda Cyrille et Méthodius à Rome pour qu’ils s’expliquassent. Ne pouvant trancher à lui seul une question aussi difficile, il réunit un conclave. Comme la dispute était vive, on entendit, raconte la légende, une voix surnaturelle s’écrier : « Que tout ce qui respire loue le Seigneur ! » Peut-être cette voix venait-elle de quelque personne inconnue « invisible et présente ». Quoi qu’il en soit, Adrien II permit aux deux frères de continuer leur travail en langue vulgaire. Cyrille mourut à Rome en 869. Méthodius, nommé évêque de Moravie, retourna à son champ de travail. Il acheva la traduction de la Bible. Les psaumes seuls avaient été traduits du vivant de Cyrille. Aucun exemplaire de cette traduction n’est parvenu jusqu’à nous. L’invasion tartare, au treizième siècle, dut être fatale aux documents de la littérature slave. Mais cette traduction se retrouve probablement en partie dans la traduction slave qui parut après que les Tartares eurent été repoussés.
L’imprimerie ne pénétra en Russie qu’un siècle après Gutenberg, et non sans rencontrer de l’opposition. Sous le patronage de l’empereur et avec l’approbation du métropolite de Moscou, une imprimerie fut créée à Moscou en 1563, et l’année suivante parut le premier livre imprimé en Russie, les Actes des apôtres, en slave. Le texte imprimé était en maints endroits tellement différent des manuscrits slaves de Moscou, que les imprimeurs furent accusés d’hérésie. Ils durent fuir, et leur imprimerie fut brûlée.
La première Bible complète imprimée en Russie porte le nom de « Bible d’Ostrog ». Le prince d’Ostrog (Volhynie), champion décidé de l’église orthodoxe, laquelle était en lutte avec les Jésuites, s’avisa que le meilleur moyen de combattre l’erreur était de publier la Bible, et la publia. Cette Bible parut en 1581.
L’église orthodoxe adopta provisoirement cette version privée, mais avec l’intention de la réviser. Ce provisoire dura 170 ans. Plusieurs entreprises de révision n’aboutirent pas. Pierre le Grand ordonna, en 1712, une révision qui fut achevée au bout de dix ans, mais dont sa mort empêcha l’impression. Plus tard, le Saint-Synode se convainquit qu’il fallait encore réviser.
En 1744, l’impératrice Élisabeth ordonna par un ukase aux membres du Saint-Synode de travailler à la révision de la Bible d’Ostrog, tous les jours, le matin et l’après-midi, pour que tout le travail fût, si possible, achevé avant Pâques. Ce ne fut, sans doute, pas possible, et malgré un autre ukase de la même année ordonnant au Synode ou d’imprimer la révision de Pierre le Grand ou de dire pourquoi elle était insuffisante, on ne fut prêt qu’en 1750. Cette année-là, un troisième ukase ordonna l’impression de la Bible, impression qui fut achevée en 1751 à Saint-Pétersbourg. Une seconde édition parut en 1756.
Deux traits caractérisent cette Bible. D’abord pour l’Ancien Testament, elle reproduit non pas le texte hébreu, mais le texte de la version des Septante. C’est sur cette version qu’ont été faites les versions de la Bible entreprises sous les auspices de l’Église grecque (versions géorgienne, arménienne, slave). Cela s’explique par le fait que la version des Septante a été la version primitive de l’Église grecque. La version des Septante a d’ailleurs des titres à faire valoir, car elle a eu à sa base des manuscrits antérieurs de plusieurs siècles à ceux desquels procède notre texte actuel de l’Ancien Testament.
En second lieu, cette version était slave, et non russe. Le slave, qui a été le premier véhicule du christianisme en Russie, est resté la langue ecclésiastique, et c’est toujours en slave, langue morte, comme le latin, lue mais non parlée, que les Écritures sont lues au culte de l’Église grecque. Le russe, malgré tous les éléments slaves qu’il s’est assimilés, et quoiqu’il diffère moins du slave que l’italien ne diffère du latin, est néanmoins une langue distincte. Le besoin d’une Bible russe devait forcément se faire sentir, et ce fut une Société biblique russe qui entreprit de donner à la Russie une Bible russe.
La fondation de cette Société biblique russe fut due à l’influence de la Société britannique. Au commencement de décembre 1812, un délégué de la Société britannique faisait présenter au tsar Alexandre Ier un projet de société biblique russe. On était au fort de la lutte contre Napoléon Ier. Le tsar était sur le point de rejoindre l’armée. Il retarda son départ tout exprès pour examiner le projet. Belle et rare application, surtout dans de telles sphères et dans de tels moments, du « Notre Sire Dieu premier servi » de Jeanne d’Arc. Le 18 décembre, le tsar approuvait le projet. L’organisation de la Société reproduisait dans ses grandes lignes celle de la Société britannique, sauf en ceci que ses efforts devaient se confiner à l’empire russe, champ d’action assurément assez vaste. Cette Société fut accueillie avec enthousiasme. Des archevêques, des hommes d’État, en devinrent membres. Des Sociétés russes auxiliaires surgirent en grand nombre.
Trois ans après, la Société présentait à l’Empereur des exemplaires des Écritures en plusieurs des langues parlées dans l’Empire, en lette, en esthonien, en polonais, etc. Le tsar fut péniblement impressionné en voyant que parmi ces volumes il n’y avait pas de Bible russe pour « mes Russes », disait-il. En 1816, il exprima au Saint-Synode le désir de voir préparer une traduction de la Bible en russe. On obtempéra au désir impérial. En 1819, les quatre Évangiles parurent en russe avec le texte slave en regard, pour ménager les préjugés auxquels aurait pu se heurter une version russe. En 1822, le Nouveau Testament parut sous la même forme, puis en 1823 en russe seulement. On se mit à l’Ancien Testament, et les huit premiers livres avaient été traduits, lorsqu’en 1826, la Société biblique fut dissoute par un ukase de Nicolas Ier. Elle avait fait traduire les Écritures en dix-sept nouvelles langues, et avait répandu 861 000 exemplaires en trente langues environ. Pourquoi cet ukase ? On ne l’a jamais su. Il est probable que des influences catholiques étaient intervenues, et aussi que l’Église russe, qui affirmait son indépendance vis-à-vis de Rome, ne voulait pas, en même temps, avoir l’air de s’inféoder au protestantisme. Depuis lors, l’Église orthodoxe s’est réservé de pourvoir ses fidèles des Écritures saintes.
Le Saint-Synode publia une révision du Nouveau Testament en 1862, et la Bible entière en 1875. La Société britannique publia la Bible en russe en 1874. Ses efforts stimulèrent certainement ceux du Saint-Synode. La Bible du Saint-Synode contient les Apocryphes. Elle est traduite sur l’hébreu, mais ajoute entre crochets tout ce qui se trouve dans le grec des Septante et non dans l’hébreu. Dans le premier chapitre de la Genèse seul, il y a une douzaine de ces additions. Le Saint-Synode ne permit pas à la Société britannique de répandre en Russie la Bible préparée par elle. En 1882, il fit imprimer la Bible synodale, sans les Apocryphes. Cette Bible ne fut pas réimprimée. Le Saint-Synode fit sanctionner deux Bibles différentes. En 1892, il y a eu rapprochement partiel entre la Société britannique et le Saint-Synode. Depuis lors, la Société achète au Saint-Synode environ 350 000 volumes chaque année.
Sous la dépendance immédiate du Saint-Synode, il y a une Société biblique russe (c’est son titre officiel) dont les imprimeurs, à Moscou, à Saint-Pétersbourg, à Kief, ont le monopole de l’impression des livres saints. Cette Société répand largement, par des agents et des colporteurs à elle, les Écritures en russe moderne et en ancien slave.
L’activité biblique de la Société britannique en Russie est plus considérable que celle du Saint-Synode. Elle répand les volumes imprimés par elle dans toutes les langues parlées dans l’Empire, sauf le slave et le russe (Tous les Russes comprennent à peu près le slave). Récemment la question de la diffusion de la Bible en d’autres langues que le russe et le slave a été soulevée au sein de la Société biblique russe.
La Société britannique est très bien vue en Russie. Le transit de ses livres sur toutes les lignes de chemins de fer est gratuit. Dès qu’une Bible a passé la frontière, elle voyage gratis. Plus d’une ligne transporte ainsi cent tonnes de livres saints par an. La gratuité du parcours est accordée à dix colporteurs sur toutes les lignes. Les compagnies de navigation de la mer Blanche, de la mer Noire, du Dniéper, du Don et du Volga, transportent gratuitement les livres et les colporteurs. Dans beaucoup de villes, les compagnies de tramways accordent également la gratuité aux colporteurs.
Enfin, l’impôt sur les livres reliés qui pénètrent dans l’Empire est supprimé pour les livres saints, et les dépôts bibliques et leurs employés sont exonérés de la taxe du commerce et de l’industrie.
Il ressort de ce qui précède que l’attitude officielle de l’Église grecque, en ce qui concerne la diffusion des Écritures, est une attitude d’approbation. Au point de vue pratique, certaines des Églises d’Orient vont, dans cette approbation, plus loin que d’autres. Les unes n’approuvent que les traductions anciennes, celles des premiers siècles, qui ont toujours servi pour l’usage ecclésiastique. Les autres en sont arrivées, dans une mesure, à approuver les traductions modernes en langue populaire. A cet égard, l’Église russe est la plus avancée. C’est certainement en grande partie grâce aux efforts de notre Société pour traduire la Bible en russe moderne que l’Église russe est entrée dans cette voie. Cette attitude de l’Église grecque vis-à-vis de la diffusion de la Bible constitue une de ses principales différences avec l’Église romaine.
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