Pendant que Guillaume Farel écrivait ces choses, un autre serviteur du Seigneur « saisissait des deux mains la bénédiction réservée à ceux qui souffrent pour Jésus. » Nos lecteurs n'ont sans doute pas oublié Alexandre, qui, après avoir été banni de Genève, alla prêcher l'Évangile à Lyon. De grandes bénédictions accompagnaient ses prédications ; aussitôt le sermon fini, il se cachait dans la maison d'un évangélique, puis allait prêcher dans un autre quartier. Mais la semaine de Pâques, les prêtres réussirent à mettre la main sur lui ; on le chargea de chaînes et on l'envoya à Paris pour y être jugé. Le voyage se fit à pied, et le long de la route Alexandre parlait de l'amour de Christ à son escorte. Le capitaine et plusieurs des soldats furent amenés au Seigneur. Dans toutes les auberges où ses gardes s'arrêtaient, Alexandre prêchait aussi et beaucoup de personnes furent converties par ce moyen. La fin de l'histoire de ce noble serviteur de Dieu est vite racontée. Soumis à de cruelles tortures à Paris, jusqu'à en être estropié, il fut condamné à être brûlé vif. Le visage d'Alexandre était resplendissant de joie à l'ouïe de cette sentence qui allait le faire passer des tortures et des blasphèmes des prêtres en la présence de son Seigneur bien-aimé. Il prêcha jusqu'à la dernière minute. « Rétracte-toi ou tais-toi ! » lui cria un moine. « Je ne veux pas renier Jésus, répondit le martyr ; arrière de moi, séducteur du peuple ! » En regardant ses cendres, l'un des moines ne put s'empêcher de dire : « Si celui-ci n'est pas sauvé, qui le sera ? »
Les prêtres de Genève étaient à la recherche d'un prédicateur pour remplacer le père Furbity, car les Bernois, blessés par ses discours contre les Allemands, exigeaient qu'il restât en prison. Il y avait alors à Chambéry un moine franciscain, nommé Courtelier, qui jouissait d'une grande réputation. Il fut invité à venir prêcher le carême chez les franciscains de Genève. Courtelier désirait plaire à tout le monde ; il tint un langage mielleux, adressant force compliments tant aux prêtres qu'aux réformés. Il poussa la complaisance jusqu'à essayer de prêcher l'Évangile, mais il se contredisait à chaque instant de la façon la plus étrange ; Farel se leva soudain et dit : « Vous ne pouvez pas enseigner la vérité, car vous ne la connaissez pas ! » Le moine, un instant surpris par cette interruption, n'y répondit pas et continua à débiter ses compliments. Les Genevois ne s'y laissèrent pas prendre ; ils ne voulurent rien de cet homme qui leur parlait sans cesse de leurs vertus et de leur sainteté.
Les envoyés bernois étaient mécontents de ne pouvoir obtenir l'usage d'une église où Farel pût prêcher ; Le Conseil avait toujours quelque excuse pour refuser. « Vous prétendez, disaient les ambassadeurs, que nos prédicateurs prêchent dans des trous et des recoins comme des étables, eh bien, donnez-nous une église ; vous n'avez pas besoin d'y aller, si cela ne vous convient pas, mais chacun sera satisfait.
Un dimanche de mars 1534, le père Courtelier venait de finir son sermon et les gens allaient quitter l'église du couvent, lorsque Baudichon se leva et annonça que Guillaume Farel prêcherait ce même jour dans cette même église, et qu'on allait sonner les cloches pour en prévenir le public. En effet, à la stupéfaction des moines, Baudichon et ses amis se mirent à sonner à toute volée pendant une heure. Au même moment, les Eidguenots s'emparaient d'un lieu appelé l'auditoire du couvent, plus spacieux que l'église. C'était une vaste cour entourée de galeries, pouvant contenir quatre à cinq mille personnes ; elle se remplit d'une foule immense d'Eidguenots et de catholiques désireux d'entendre le fameux prédicateur. A leur grand étonnement, Farel parut dans son costume ordinaire, portant le petit manteau espagnol et le chapeau à larges bords des laïques.
Le sermon commença. Jamais ses paroles pleines de vie et de puissance n'avaient retenti sous les voûtes antiques du couvent. Personne n'écouta avec plus d'attention qu'un moine qui jusqu'alors avait été un ennemi acharné de l'Évangile. Les paroles de Farel lui semblaient venir du ciel même ; ce jour-là, Christ fit pénétrer les rayons de son amour et de sa grâce dans le cœur du franciscain. Il se nommait Jacques Bernard et était le frère de Claude Bernard, que nous connaissons.
Le lendemain, les franciscains allèrent se plaindre au Conseil des choses étranges qui s'étaient passées chez eux et malgré eux. Les Bernois entraient au même moment dans la salle du Conseil ; ils intervinrent en disant : « Il y a longtemps que nous vous demandons une église, et celle-ci a été donnée de Dieu sans que nous nous en soyons mêlés. C'est le Seigneur Lui-même qui a fait prêcher Farel dans l'auditoire du couvent ; prenez garde de vous opposer à Dieu. » Le Conseil comprit qu'il valait mieux céder ; les Bernois allaient partir. « Nous vous recommandons nos évangélistes, » dirent-ils aux Eidguenots. A partir de ce moment, Claude Bernard les prit chez lui, pensant qu'ils y seraient mieux qu'à la Tête-Noire.
Il y avait aussi à Genève des délégués de Fribourg ; ils exprimèrent leur vif mécontentement de l'accueil fait à Farel ; puis, voyant que le Conseil ne pouvait ou ne voulait pas arrêter les prédications évangéliques, ils déclarèrent rompue l'alliance entre Fribourg et Genève. Les prêtres perdirent ainsi leurs meilleurs amis et les réunions évangéliques devinrent toujours plus nombreuses.
Le clergé imagina alors d'annoncer une apparition miraculeuse de la Vierge. Elle s'était montrée vêtue de blanc et avait ordonné une procession solennelle à Genève et dans les environs. Si cet ordre n'était pas exécuté, la Vierge avait révélé que la ville serait engloutie ; si, au contraire, on obéissait promptement, les hérétiques crèveraient par le milieu comme Judas. Les Eidguenots, se souvenant de la farce des écrevisses portant des chandelles, voulurent s'assurer par eux-mêmes de l'identité de cette « belle dame en blanc ». Ils découvrirent que c'était la servante d'un curé. Mais on eut beau démasquer cette supercherie, les catholiques crédules n'en firent pas moins leur procession, pour laquelle des pèlerins accoururent de toutes les parties de la Savoie. La vue des images portées dans les rues avec de la musique et de l'encens excita la colère de quelques Eidguenots ; ils allèrent pendant la nuit briser des images dont ils jetèrent les morceaux dans le puits de Ste-Claire. Aussi le journal de la sœur Jeanne est-il, à cette époque, rempli de récits lamentables. « Le lundi de la Pentecôte, écrit-elle, le père Furbity fut tiré de sa prison pour venir discuter avec le Satan Farel. Mais le révérend père dit : S'il faut que je dispute avec ce garçon, ce pauvre idiot Farel, je veux que premièrement il soit tondu et rasé afin de déloger sort maître le diable, et alors je serai prêt à donner ma vie si je ne puis vaincre tous les diables qu'il porte comme conseillers ; mais on n'en voulut rien faire... et on le reconduisit dans sa prison, ce qui était chose bien cruelle. Le vendredi avant les Rameaux, ce maudit Farel commença à baptiser un enfant à leur maudite manière ; il y assista beaucoup de gens et même de bons chrétiens pour voir comment cela se faisait. Le dimanche de Quasimodo, le chétif Farel commença à marier un homme et une femme selon leur tradition, sans aucune solennité ni dévotion.
Le dimanche de Misericordia, une dame riche, pervertie par l'erreur luthérienne, vint au couvent de Sainte-Claire, et ne pouvant garder son venin, elle le vomit devant les pauvres religieuses, leur disant que le monde avait été dans l'erreur et l'idolâtrie et que nos pères avaient mal vécu et avaient été trompés parce qu'on ne leur avait pas fait connaître les commandements de Dieu. Incontinent la mère vicaire lui dit :
Dame, ne voulons point ouïr tels propos ; si vous voulez deviser avec nous de notre Seigneur et dévotion comme autrefois, nous vous ferons bonne compagnie, sinon nous vous ferons visage de bois... car, dit-elle, nous voyons bien que vous avez bu le poison de ce maudit Farel. Mais la dame continua ses piquantes paroles, jusqu'à ce que la mère vicaire et sa compagnie lui barrèrent la porte au nez. Néanmoins, elle demeura longtemps à parler au bois, disant que les sœurs obéissaient au diable plutôt qu'à Dieu.
Le jour de Sainte-Croix, qui était un dimanche, un religieux de saint François posa l'habit après le sermon et le foula dédaigneusement aux pieds, ce qui réjouit fort les hérétiques. » Voilà comment parlait et jugeait la pauvre nonne que les aveugles conducteurs d'aveugles encourageaient dans son péché et sa folie, quoiqu'ils s'appelassent les prêtres de Dieu.
Un dimanche du mois de mai, après le sermon, les croyants s'assemblèrent dans l'auditoire pour rompre le pain. A leur grande surprise, un prêtre s'avança vers la table, revêtu de ses somptueux ornements, et commença à les ôter l'un après l'autre. Il jeta à terre sa chape, son aube et son étole, et parut vêtu comme un laïque. « J'ai dépouillé le vieil homme, dit-il, et me voici prisonnier du Seigneur Jésus. Frères, je vivrai et je mourrai avec vous, pour l'amour de Jésus-Christ. » Les évangéliques pleuraient de joie, et « le laïque » Farel tendit au prêtre le pain et le vin, puis tous bénirent le Seigneur de sa grâce et de sa miséricorde. L'ecclésiastique était Louis Bernard, frère de Jacques et de Claude Bernard dont nous avons parlé.
Dieu avait abondamment béni cette famille ; la petite fille de Claude, âgée de sept ou huit ans, rendait déjà témoignage à Christ ; les prêtres ne pouvaient répondre aux textes qu'elle leur citait et ils disaient que cette enfant était possédée. Quel cercle heureux et paisible devaient former les trois frères Bernard, la femme de l'un d'eux, sa petite fille et les trois évangélistes qu'il logeait chez lui !
Peu après ces choses, arriva à Genève un nouveau réfugié français, Gaudet, chevalier de Saint-Jean de Jérusalem. Puis le petit cercle s'augmenta encore par le mariage de Louis Bernard ; il était devenu membre du Conseil des Deux Cents, et il épousa une veuve de bonne famille. Les prêtres et leurs amis furent indignés. Comment, disaient-ils, ce prêtre a osé épouser une femme ! « Ah ! répondaient les Eidguenots, vous criez parce que Bernard s'est marié, et vous ne dites rien quand les prêtres ont des femmes illégitimes, vous trouvez cela tout naturel ! » Cela ne pouvait leur paraître blâmable, puisque les papes donnaient l'exemple. Cette même année-là, le pape Clément, étant mort, fut remplacé par Paul III qui, lorsqu'il était cardinal, se déguisa en laïque pour épouser une dame de Bologne. L'auteur catholique déjà cité dit qu'il avait deux enfants, un garçon et une fille, et que ce saint-père fut soupçonné d'avoir empoisonné sa mère, sa sœur, son fils et son beau-fils. « C'était, dit le même auteur, le monstre le plus affreux de son époque. Il excitait sans cesse les rois de France et d'Espagne à brûler les protestants. Comme on demandait à ce pape de réformer les abus du papisme ; il chargea une commission, composée de cardinaux et d'évêques, d'indiquer les moyens à employer. La commission s'en prit aux papes eux-mêmes et demanda l'abandon de leurs vices et de leurs crimes. Mais Paul III déclara qu'il ne déshonorerait pas le saint-siège en confessant les vices des papes. Au contraire, il publia une bulle in Coena Domine, ordonnant de maudire, chaque Jeudi-Saint, tous ceux qui parlaient contre les droits et les privilèges du siège pontifical. » Voilà, d'après l'histoire, le bon exemple que la chrétienté recevait de son chef.