Il ne saurait être ici question de raconter en détail les vicissitudes de la propagande pélagienne et de la lutte entreprise par l’Église contre l’hérésie. On n’en rappellera que ce qui intéresse l’histoire des dogmes.
Celestius et Pélage avaient fait à Rome quelques prosélytes ; ils en firent quelques autres en Sicile où le bruit de l’invasion des Goths d’Alaric les avait poussés en 409. Mais la Sicile ne les retint que peu de temps. Arrivé avec Celestius en Afrique, Pélage y laissa bientôt son compagnon, et s’embarqua de nouveau pour l’Orient. Celestius, resté seul, ne put se contenir davantage, et se mit sérieusement à prêcher sa doctrine.
Elle ne tarda pas à faire scandale, et une accusation d’hérésie fut portée contre son auteur par le diacre Paulin, le futur biographe de saint Ambroise. Le libellus reprochait à Celestius d’avoir soutenu les six propositions dont on a lu le texte plus haut. Un concile provincial fut réuni (411)a et le coupable dut se défendre. Il refusa de se prononcer de traduce peccati ; parce que le sentiment des prêtres n’était pas uniforme sur cet objet, et que c’était là une question que l’on pouvait discuter, non un dogme qu’il fallait admettre : « licet quaestionis res sit ista, non haeresis ». Même réponse sur le point de savoir si les enfants naissent dans l’état d’Adam avant sa chute. Celestius déclarait cependant admettre le baptême des nouveau-nés. Marius Mercator ajoute qu’on le pressa en vain de condamner les propositions qu’on lui reprochait, qu’il s’y refusa, fut excommunié, appela d’abord de cette sentence à Rome, puis abandonna son appel et partit pour Ephèse, où il parvint à se faire ordonner prêtre.
a – Saint Augustin a conservé un fragment du procès-verbal (De gratia Christi et de pecc. orig., II, 3). C’est de là que sont tirés les détails qui suivent.
Malheureusement, il laissait derrière lui des partisans de ses erreurs : il fallait les ramener, et c’est à ce moment qu’Augustin entre en scène. Sur l’invitation de l’évêque Aurelius, il prêche à Carthage une série de sermons sur l’existence du péché originel et la nécessité de la grâce, puis, coup sur coup, pour répondre à des consultations d’évêques ou de laïcs, écrit le De peccatorum meritis et remissione (412), le De spiritu et littera (412), la lettre 157 qui est tout un traité, et qui doit être de 414 ; le De natura et gratia (415) et le De perfectione iustitiae hominis (415).
Si l’évêque d’Hippone se multipliait ainsi, c’est que la situation lui paraissait critique. En Afrique, l’hérésie se répandait secrètement (iam occulte mussitant ; la Sicile était entamée ; Rome passait pour lui être favorable, et l’on répandait le bruit que l’Orient s’était prononcé pour Pélage ou du moins l’avait reconnu innocent. Ce dernier point était grave. Qu’était-il donc arrivé ?
Pélage, on l’a dit, avait brusquement, en 411, quitté l’Afrique. Il se rendit en Palestine, et jusqu’en 415 on ne sait trop ce qu’il y devint. Mais en 415, Paul Orose, envoyé par Augustin, s’y rendit à son tour. Dans un synode réuni à Jérusalem, il raconta aux évêques ce qui s’était passé en Afrique à propos du pélagianisme, et lut la lettre 157 de saint Augustin à Hilaire. Mais l’évêque de Jérusalem, Jean, était favorable à Pélage. Il le fit introduire pour répondre à ces accusations. L’hérésiarque avoua qu’il avait dit et disait encore : « Hominem posse esse sine peccato, et mandata Dei facile custodire, si velit » ; il ajoutait, il est vrai, « non sine adiutorio Dei ». On s’entendait d’ailleurs fort mal à cause de la différence d’idiome. En fin de compte on convint, puisqu’il s’agissait d’une question née en Occident, de garder le silence jusqu’à ce que le pape Innocent, à qui l’on devait écrire, se serait prononcé.
C’était une victoire morale pour Pélage. Elle devint plus décisive peu de temps après. Deux évêques gaulois, Heros d’Arles et Lazare d’Aix, qui se trouvaient alors à Bethléem, reprirent contre lui l’accusation d’Orose, et présentèrent au concile de Diospolis (fin de 415), composé de 14 évêques, un libellus en forme. Malheureusement, le jour venu, ils ne se présentèrent pas pour soutenir l’accusation. Pélage désavoua quelques-unes des propositions malsonnantes qu’on lui attribuait — et qui étaient de Celestius ; — il expliqua les autres d’une façon plus ou moins équivoque, suffisante pourtant pour des juges superficiels et un peu désintéressés de la question comme étaient les Grecs. Bref, le concile se contenta d’une déclaration générale par laquelle Pélage déclarait réprouver tout ce qui était contraire à la doctrine de l’Église, et le déclara digne de la communion. Ce fut, dit saint Jérôme, un concile misérable : saint Augustin le représente plutôt comme un concile de dupes.
Qu’ils eussent été dupes ou complices, la sentence des pères de Diospolis constituait pour Pélage un triomphe, et il importait d’en contrebalancer l’autorité. Saint Augustin s’efforcerait de l’expliquer dans le De gestis Pelagii (417). En attendant, deux conciles africains se réunirent en 416, l’un à Carthage, des évêques de l’Afrique proconsulaire au nombre de plus de soixante-trois ; l’autre à Milève, de cinquante-neuf évêques numides, qui écrivirent au pape Innocent, pour demander la condamnation de Celestius et de Pélage, en insistant sur les deux points fondamentaux de l’erreur, l’inutilité de la grâce et celle du baptême des enfants « ad consequendam vitam aeternam ». A ces deux lettres, l’évêque d’Hippone et quatre de ses collègues en joignirent une troisième où ils exposaient au pape toute la question avec pièces à l’appui. C’est la lettre 177.
Innocent répondit le 27 janvier 417, par trois lettres différentes. Dans les deux premières aux pères de Carthage et de Milève, il affirmait hautement l’autorité du siège de Pierre, « a quo ipse episcopatus et tota auctoritas nominis huius emersit », puis venant à la question, il déclarait approuver la doctrine des Africains surtout en ce qui concerne la grâce et sa nécessité, et excommuniait formellement « apostolici vigoris auctoritate » Pélage et Celestius. Quant aux actes de Diospolis, il avouait, dans la lettre 183.3-4, les avoir reçus, mais ne pas savoir quelle autorité il devait leur attribuer, parce que, les tenant de laïcs, il ignorait s’ils étaient authentiques. Ainsi Rome était avec Augustin. Celui-ci triompha, et c’est à cette occasion qu’à la fin de son sermon 131.10, il s’écria que l’accord de deux conciles et du siège apostolique tranchait définitivement la question : « Causa finita est : utinam aliquando finiatur error ! »
Hélas ! la cause n’était pas finie ; elle allait de nouveau s’embrouiller. Le 18 mars 417, Zosime succédait à Innocent. Il était « natione grecus », et cela explique peut-être l’attitude d’abord trop conciliante qu’il prit en cette affaire. Pélage avait envoyé d’Orient à Innocent un libellus fidei qui fut remis à Zosime. Après s’être longuement étendu sur la Trinité et l’incarnation, Pélage y déclarait ne recevoir qu’un seul baptême « quod iisdem sacramenti verbis in infantibus quibus etiam in maioribus asserimus esse celebrandum » ; il repoussait la préexistence des âmes dont il admettait la création par Dieu ; affirmait que les commandements divins peuvent être observés soit « ab omnibus in commune » soit « a singulis », et ajoutait : « Liberum sic confitemur arbitrium, ut dicamus nos semper Dei indigere auxilio… Dicimus hominem semper et peccare et non peccare posse, ut semper nos liberi confiteamur esse arbitrii ». Tout cela était juste sans doute, mais, dans l’espèce, absolument insuffisant : on n’y trouvait rien sur le péché originel, et la question de la grâce n’était qu’effleurée.
D’autre part, et avant même que le libellus de Pélage fût parvenu au pape, Celestius arriva en personne à Rome, porteur lui aussi d’un libellus. Après avoir longuement traité des vérités du symbole, il y disait que, si en dehors de la foi on voulait s’occuper d’autres questions, il n’avait pas l’intention de les trancher definita auctoritate ; il désirait seulement proposer son sentiment qu’il soumettait au Saint-Siège. Il croyait donc le baptême in remissionem peccatorum nécessaire aux enfants pour entrer dans le royaume des cieux ; mais il repoussait d’ailleurs le péché ex traduce comme une injure au créateur.
Ce mémoire fut lu par Celestius devant Zosime, assisté du clergé romain. Les protestations de soumission du coupable impressionnèrent sans doute le pape qui le pressa de condamner les propositions qu’on lui attribuait : « Illa omnia damnas quae iactata sunt de nomine tuo ? » — « Damno, répondit Celestius, secundum sententiam beatae memoriae praecessoris tui Innocentii » ; et il accepta la doctrine des lettres d’Innocent.
Ces déclarations générales parurent sans doute suffisantes à Zosime, car il s’en contenta, aussi bien que des explications de Pélage dans son libellus, et écrivit aux évêques d’Afrique deux lettres assez désobligeantes, pour les assurer que Pélage et Celestius n’étaient pas vraiment coupables des erreurs qu’on leur reprochait. Il ajoutait cependant, en parlant de Celestius, qu’il ne voulait pas porter sur lui un jugement définitif, et qu’il accordait à ses accusateurs deux mois pour établir sa culpabilité, lesquels deux mois écoulés sans que la preuve fut faite, Celestius serait définitivement absous.
Les Africains ne purent qu’être fort mécontents de ces lettres ; mais ils ne perdirent pas de temps. Un concile de Carthage de deux cent quatorze évêques, tenu à la fin de l’automne 417, décida que la rétractation de Celestius était insuffisante, et que les deux hérétiques resteraient sous la condamnation qui les avait frappés, jusqu’à ce qu’ils eussent fait, sur la nécessité de la grâce, une profession de foi claire et explicite. Cette décision, communiquée au pape, le froissa à son tour. Il y vit une violation de la règle qui interdisait de discuter les jugements du siège apostolique et de réformer ses sentences ; mais il jugea plus opportun de céder, et dans sa réponse, laissant les choses en l’état, il ne s’opposa pas à un examen plus approfondi de la question. Le jugement définitif restait toujours suspendu.
La lettre de Zosime parvint à Carthage le 29 avril 418. Plus de deux cents évêques s’y trouvaient déjà réunis pour un nouveau concile qui s’ouvrit le 1er mai, et qui porta neuf canons contre l’hérésie pélagienne. Le premier condamnait l’erreur qui déclarait Adam mortel par nature quoi qu’il fît, non peccati merito sed necessitate naturae. Le second condamnait ceux qui niaient que les enfants dussent être baptisés, ou qu’ils eussent contracté la faute originelle d’Adam, en sorte qu’ils n’étaient pas baptisés in remissionem peccatorum. Le troisième était dirigé contre ceux qui, entre le royaume des cieux et l’enfer, imaginaient, pour les enfants non baptisés, un troisième séjour où ils vivraient heureux. « Quis catholicus dubitet, ajoutait le concile, participem fieri diaboli eum qui cohaeres esse non meruit Christi ? ». Le quatrième réprouvait ceux qui ne regardaient la grâce de justification en Jésus-Christ que comme une rémission des péchés et non comme un adiutorium pour ne plus les commettre. Par le cinquième étaient condamnés ceux qui ne voyaient dans la grâce qu’une lumière « ut sciamus quid appetere et quid vitare debeamus », et non une force « ut quod faciendum cognoverimus etiam facere diligamus atque valeamus ». Par le sixième étaient condamnés ceux qui ne voyaient dans la grâce qu’une aide « ut quod facere per liberum iubemur arbitrium facilius possimus implere per gratiam ». Le septième était dirigé contre ceux qui soutiennent que c’est par humilité seulement et non en vérité que chacun doit se déclarer pécheur. Enfin le huitième et le neuvième condamnaient ceux qui affirment que les saints disent la prière Dimitte nobis debita nostra non pour eux personnellement, mais pour les pécheurs qui sont dans l’Église, ou bien qu’ils la disent par humilité et non en vérité « ut humiliter, non veraciter hoc dicatur ».
Ces décisions furent portées à la connaissance du pape. Il en fut sans doute impressionné, et comprit qu’il fallait agir. D’autre part, les empereurs, sollicités probablement par les évêques d’Afrique, venaient d’émettre un rescrit chassant de Rome Celestius et Pélage, et punissant leurs partisans de l’exil et de la confiscation de leurs biens. Il n’y avait plus à reculer. Zosime cita une seconde fois Celestius à comparaître devant lui et les évêques de la province romaine. Au lieu de comparaître, Celestius s’enfuit. Le concile condamna donc Celestius et Pélage, et une longue Epistula tractoria, portant cette condamnation et relatant tous les détails de l’affaire, fut envoyée par le pape, pour y être souscrite, à toutes les Églises de l’Occident et de l’Orient. Il ne reste de cette lettre que quelques fragments. Ils nous apprennent que Zosime y enseignait le péché originel, la nécessité de la grâce, et faisait siens les canons 4, 5 et 6, et probablement tous les canons du dernier concile de Carthage.
Dès lors la question était claire : il fallait ou souscrire à la Tractoria ou subir l’exil. Les évêques signèrent généralement partout, et le pélagianisme, remarque saint Augustin, se trouva condamné par l’univers entier. Seuls dix-huit évêques, et à leur tête Julien d’Eclane, résistèrent. Ils adressèrent à Zosime un libellus fidei assez ambigu sur le baptême et la grâce, mais très net contre le péché originel et sur l’innocence des saints de l’Ancien Testament. Ils demandaient une réponse et déclaraient que, si on voulait les forcer à souscrire, ils en appelaient à un concile général. On les déposa, et un ordre d’exil leur fut signifié. Ils errèrent longtemps en Orient, en quête d’évêques qui voulussent les recevoir et d’un concile général qui voulût les juger. Quand celui d’Ephèse fut réuni en 431, Julien s’y rendit, espérant enfin trouver ce qu’il cherchait. Il n’y trouva qu’une confirmation des condamnations précédentes et de sa propre déposition.
Le pélagianisme ne se releva pas du coup que venaient de lui porter les puissances ecclésiastiques et séculières réunies. Il ne disparut pas pour autant tout de suite, et, indépendamment du semi-pélagianisme qui en retint quelque chose, on sait que tous les papes successeurs de Zosime, Boniface (418-422), Célestin (422-432), Sixte III (432-440), saint Léon (440-461), et plus tard Gélase (492-496) eurent à s’occuper de cette hérésie. On a une manifestation très authentique de cette persistance de l’erreur dans les écrits de l’évêque breton Fastidius qui ont été mentionnés plus haut. On n’ignore pas non plus qu’un autre pélagien, Agricola, travaillait, vers 429, à gagner la Grande-Bretagne, et que ces efforts occasionnèrent la mission dans ce pays de saint Germain et de saint Loup. Le pélagianisme semble d’ailleurs, à partir de 425-430, avoir adouci un peu ses négations : il ne rejetait plus guère la chute originelle proprement dite ; il repoussait seulement le péché et la grâce.