Si l'évêque de Genève avait abandonné son troupeau, il ne l'avait point oublié, mais il y pensait en loup et non pas en berger. Pendant une nuit du mois de juillet, un des domestiques du premier syndic réveilla son meurtre pour lui annoncer qu'un étranger demandait à lui parler d'affaires urgentes. Ce visiteur nocturne était un homme du Dauphiné. « Je serais peiné, disait-il au syndic, de voir la ruine de Genève et de l'Évangile. » « Et comment cela » « Vous ignorez donc que l'armée du duc de Savoie va arriver sous vos murs et que ce matin l'évêque a quitté Chambéry pour rentrer à Genève sous la protection des armes savoyardes ? »
Ces nouvelles étaient exactes ; l'ennemi était aux portes de la ville ; l'évêque et sa suite s'étaient arrêtés à quelque distance. Le parti catholique était dans le complot ; il avait tout préparé pour l'arrivée de ses complices. Trois cents Savoyards avaient été peu à peu répartis dans diverses maisons catholiques. On avait encloué quelques-uns des canons, bourré les autres de foin ; un serrurier se tenait prêt à ouvrir les portes des remparts. Il avait été convenu qu'au milieu de la nuit quand tout serait tranquille, les catholiques de Genève donneraient le signal à ceux du dehors en agitant des torches allumées du haut de leurs maisons. Quant aux prêtres, ils devaient se rassembler dès qu'ils entendraient un coup de canon tiré au Molard, et avant le matin Genève serait au pouvoir de ses deux plus grands ennemis. Le duc de Savoie avait demandé le secours de la France et l'évêque lui avait promis d'abandonner son évêché, aussitôt qu'il l'aurait recouvré, en faveur du fils cadet du duc, en échange d'une forte somme d'argent.
A l'ouïe de ces nouvelles, tous les Genevois prirent les armes. Les prêtres qui se disposaient à donner le signal du massacre s'enfermèrent dans leurs demeures. Pendant ce temps, les troupes savoyardes, campées au dehors, attendaient avec impatience le signal convenu et s'étonnaient fort de ne pas voir paraître les torches sur les toits. Soudain, on aperçut une brillante lumière, mais elle n'était pas sur les toits ; elle montait, montait toujours plus haut et enfin s'arrêta au sommet de la cathédrale. « C'est la lumière du guet, s'écrièrent quelques Savoyards, nous sommes trahis ! » Une panique soudaine s'empara de l'armée, les deux généraux donnèrent eux-mêmes le signal de la retraite.
Quelques soldats vinrent au galop donner l'alarme à Pierre de la Baume ; saisi d'une terreur subite, comme la nuit où Baudichon avait pénétré dans sa chambre avec des torches, l'évêque sauta sur son cheval et s'enfuit en toute hâte. Au soleil levant, il n'y avait plus un seul ennemi en vue. Dieu avait sauvé Genève !
Les évangéliques rendirent de ferventes actions de grâces à Dieu pour cette merveilleuse délivrance. Un mois plus tard, ils eurent un nouveau sujet de reconnaissance. Baudichon et un autre Eidguenot avaient été saisis par les catholiques de Lyon et condamnés à être brûlés. Des ambassadeurs bernois obtinrent de François 1er qu'il relâchât les deux prisonniers. Le roi, désirant rester en bons termes avec les Suisses, envoya à Lyon l'ordre de rendre Baudichon et son compagnon aux seigneurs bernois, sous l'escorte desquels les deux braves Eidguenots arrivèrent à Genève au milieu de l'allégresse générale.
Cependant le ciel était toujours chargé d'orage ; ces délivrances furent comme les derniers rayons de soleil perçant des nuages de plus en plus noirs. Néanmoins, si le danger grandissait au point qu'à vues humaines tout semblait perdu, aux yeux de Dieu il en était autrement. La lumière augmentait, la vérité jetait de profondes racines dans les cœurs, et si les Genevois étaient persécutés, c'est que le prince des ténèbres craignait de perdre cette ville et qu'il rangeait toutes ses forces en bataille contre la vaillante petite cité. Les évangéliques devaient éprouver la vérité de ces paroles de Farel : « Que tout marche noblement quand tout semble perdu aux yeux du monde ! » Il fallait tout sacrifier à Christ et à son Évangile.
Chaque jour les nouvelles devenaient plus alarmantes ; la France et la Bourgogne avaient promis leur secours au duc et à l'évêque ; une nouvelle attaque était imminente. Tous les citoyens sur lesquels on pouvait compter furent mis sous les armes. Les catholiques qui avaient failli livrer Genève à l'ennemi furent surveillés avec soin. Au reste, sauf les prêtres, ils partirent presque tous pour se joindre à l'armée savoyarde.
Les Eidguenots virent le départ de leurs adversaires avec satisfaction, car, malgré la présence du clergé, la ville se trouvait ainsi entre leurs mains.
Autour des remparts s'étendaient de vastes faubourgs, peuplés d'églises, de couvents et de maisons de campagne entourées de superbes jardins. Le Conseil prit une décision héroïque. Pour empêcher les armées ennemies de s'établir dans ces faubourgs, il les fit complètement raser. Tout fut abattu, la demeure somptueuse du riche aussi bien que la chaumière du pauvre. Six mille personnes se trouvèrent sans abri, mais les Eidguenots ouvrirent leurs maisons à tous, catholiques ou réformés sans distinction, partageant avec eux le dernier morceau de pain et la plus petite chambre.
Cette hospitalité était d'autant plus touchante que la famine menaçait la ville, car Pierre de la Baume avait envoyé aux contrées environnantes une défense expresse de fournir aucune denrée à ses brebis rebelles.
Ni fruits ni légumes n'arrivaient plus sur le marché qui restait vide et désert. Des garnisons postées dans tous les châteaux d'alentour faisaient bonne garde pour le cas où quelque marchand aurait essayé d'enfreindre la défense épiscopale. Nul ne pouvait pénétrer dans Genève ; l'évêque vint s'établir à Gex, rassembla ses prêtres autour de lui et de là il lança une excommunication générale sur les habitants de la malheureuse ville et sur tous ceux qui tenteraient d'y pénétrer. « Il faut écraser ces luthériens, disait l'évêque, par la guerre, la famine, enfin par tous les moyens possibles. » Les campagnards regardaient Genève de loin avec terreur ; ils se gardaient bien d'approcher, pensant que c'était un lieu habité par tous les diables. Quelques esprits forts s'y aventurèrent pourtant un jour, poussés par la curiosité et pour y voir les diables ». « Nous y avons été, dirent-ils en revenant, et pour vrai, ces prêcheurs sont des hommes et non des démons. » L'évêque coupa court à leurs récits en les envoyant en prison.
L'orage qui semblait sur le point d'éclater n'ébranla pas les évangéliques ; ils profitèrent au contraire de l'absence des catholiques pour jouir sans entraves de leurs prédicateurs et de leurs réunions. « Tous les jours le Seigneur ajoutait à l'Église ceux qui devaient être sauvés, » et malgré la fureur de l'ennemi, il régnait une grande joie dans la ville.
La nuit, quand les soldats montaient la garde aux portes et sur les remparts, les prédicateurs allaient s'asseoir au milieu d'eux pour leur parler du Seigneur Jésus. Bien des soldats furent amenés au salut de cette manière. « Autrefois, disaient les citoyens, nos soldats gaspillaient leur temps avec des femmes de mauvaise vie, mais à présent, au lieu de conversations profanes, nous n'entendons plus dans les corps de garde que la Parole de Dieu. »
En effet, Dieu déployait sa miséricorde en sauvant des multitudes de pécheurs et en enseignant à ses enfants des leçons glorieuses et bénies. Ils allaient apprendre par leur expérience, aussi bien que par les exhortations de Farel, que c'est folie de s'appuyer sur le bras de la chair. S'ils comptaient sur Berne, ils allaient voir que Dieu seul ne nous fait jamais défaut. Car Berne, leur fidèle alliée, se tenait sur la réserve et semblait ne pas pouvoir ou ne pas vouloir les secourir.
Sur ces entrefaites, le duc de Savoie fit des offres de paix ; il était disposé à accorder un pardon complet, mais à la condition que les Genevois renverraient les évangélistes, feraient cesser les prédications, recevraient de nouveau l'évêque et entreraient dans le giron de l'Église. Telle était l'alternative : la paix, l'abondance et les rites papistes, ou bien l'épée, la famine et l'Évangile de Dieu.
Mais Genève avait bien changé depuis que, deux ans auparavant, elle chassait Farel de ses murs.
« Vous nous demandez, répondit le Conseil, d'abandonner nos libertés et l'Évangile de Jésus-Christ ! Plutôt renoncer à père et mère, femme et enfants. Plutôt perdre nos biens et nos vies ! Dites au duc que nous mettrons le feu aux quatre coins de la ville avant que de bailler congé aux prêcheurs qui nous annoncent la Parole de Dieu. »
Le duc et l'évêque furent aussi surpris qu'irrités de cette belle réponse ; ils convoquèrent une diète à Thonon. Voici ce que la sœur Jeanne nous en dit.
En ce mois de novembre fut tenue une journée à Thonon pour traiter de la paix, pour le bien du pays, le tout aux frais de Monseigneur, lequel (comme un vrai prince de paix) ne voulait à aucun prix répandre le sang humain. Il y assista en personne, ainsi que la première noblesse des pays voisins, l'archevêque de la Tarentaise et l'évêque de Belley. Il y avait aussi des ambassadeurs des cantons suisses. Tout cela occasionna de grands frais à Monseigneur bien inutilement car les hérétiques ne voulurent pas entendre raison. On se sépara donc sans rien faire, de quoi tous furent marris, car ces hérétiques devinrent toujours plus arrogants. La première semaine de décembre, ils ôtèrent et brisèrent toutes les croix de Genève et des environs ; le reste de l'année se passa en grande douleur et tribulation... Le jour de Noël, les luthériens ne firent aucune solennité et s'habillèrent de leurs plus pauvres : habillements comme les jours ouvriers, et ne firent point cuire de pain blanc parce que les chrétiens le faisaient... De tout l'Avent ne fut fait sermon à Genève, excepté ceux des chétifs, ce qui n'avait eu lieu de mémoire d'homme et paraissait bien étrange aux chrétiens. »
Le but de la conférence de Thonon était de chercher un moyen de réduire la ville rebelle à l'obéissance. Berne se rangea du côté de l'évêque et de la Savoie ! Qui l'aurait cru ! Berne, qui avait été l'espérance et l'appui des Genevois, Berne les abandonnait ! Mais Dieu lui-même allait être leur appui et leur espérance.
Comme si Genève n'avait pas encore assez d'ennemis, Charles-Quint, entraîné par la ligue, se joignit encore à la duchesse de Savoie, qui était sa belle-sœur.
Les conditions arrêtées à Thonon furent proposées au Conseil de Genève ; les Bernois les avaient approuvées en partie. Le duc offrait une trêve de deux mois, pendant laquelle le Conseil expulserait les prédicants et ferait sa soumission à l'évêque. Le Conseil envoya immédiatement sa réponse par les Bernois ; elle vaut la peine d'être lue :
Quant au premier article, disaient les Genevois, lequel porte que tous doivent demeurer tranquilles et ne plus rien entreprendre, nous répondons que nous ne désirons que la paix et l'amour envers tout le monde. Quant au second article qui demande que nous expulsions les prédicants de la nouvelle foi, nous répondons qu'il n'y en a plus à Genève car des deux qui étaient ici, l'un est en prison (le père Furbity) parce qu'il n'a pas voulu rétracter ce qu'il avait prêché selon la nouvelle foi, contre l'ancienne. Il avait dit, entre autres, que nul sauf le pape ne peut entrer dans le ciel sans le secours d'un prêtre, et que celui qui mange de la viande les jours où le pape et l'Église le défendent, est pire qu'un larron ou un meurtrier. Il a dit beaucoup d'autres choses qu'il n'a pas pu prouver par les saintes Écritures et par l'ancienne loi de Jésus-Christ, mais seulement par les livres de nouveaux docteurs, tels que Thomas d'Aquin, qui vivait il n'y a que quatre cents ans. Ces docteurs-là sont appelés Antichrist par la sainte Écriture, parce qu'ils enseignent autrement que le Christ l'a enseigné. Quant à l'autre prédicant, c'était le vicaire de Saint-Gervais, lequel, voyant qu'il ne pouvait prouver par les anciennes et saintes Écritures les choses qu'il disait, s'est sauvé de son plein gré s'est retiré à Peney avec les traîtres et les vagabonds. Ainsi, nous n'avons plus de prêcheur de la nouvelle foi à Genève, du reste, nos édits défendent de prêcher autre chose que l'Évangile et l'ancienne doctrine de Jésus-Christ.
Quant au troisième article, portant que, pendant la trêve, les personnes et les biens seront respectés, nous répondons que nous n'avons défendu à personne de venir dans notre cité et que, ne faisant la guerre à personne, nous n'avons point de trêve à conclure.
Pour ce qui est du quatrième article, lequel porte que l'une des parties ne refusera point à l'autre des vivres en échange de son argent, nous répondons que nous n'en avons jamais refusé à personne.
Quant au cinquième article, portant que si quelqu'un enfreint la trêve, il sera châtié, nous déclarons que nous n'avons pas de prisonniers et que nous n'en avons jamais eu, sauf pour dette, vol ou meurtre. Mais le duc nous retient six prisonniers, à savoir trois enfants et trois vieux hommes, uniquement parce qu'ils ont ouï l'Évangile et ont voulu le suivre.
Quant à l'évêque, c'est une tout autre affaire ; il s'est chassé lui-même ; de pasteur et berger il s'est fait le loup de ses brebis, ce que nous sommes prêts à lui démontrer en temps et lieu voulus ; d'ailleurs chacun le sait. Ce sont les loups qui demandent une trêve aux bergers et à leurs troupeaux. »
L'ambassadeur ajouta de son chef le commentaire suivant : « Le Maître de la bergerie qui a envoyé et donné les bergers pour défendre ses brebis des loups, est fidèle et puissant ; Il peut faire toutes choses. Que Dieu leur donne la grâce, vertu et puissance de résister aux loups et de bien y persévérer à son honneur et gloire. »
Telle fut la réponse de cette petite ville, seule en face de l'Europe en armes, mais seule avec Dieu.
Peney, mentionné dans la réponse du Conseil, était un château fort appartenant à l'évêque de Genève ; il y tenait une garnison composée en grande partie de gens qui s'étaient enfuis de Genève pour des motifs peu avouables. Pierre de la Baume les entretenait à ses frais afin qu'ils arrêtassent au passage les luthériens et les vivres destinés à approvisionner le marché de Genève. Le château de Peney devint ainsi un véritable repaire de brigands où bien des serviteurs de Dieu trouvèrent la prison et la mort.