Antiquités judaïques - Flavius Josèphe

LIVRE IV

CHAPITRE III
Punition divine d'Abiram, de Dathan, de Coré et de ses partisans.

Réunion de l’assemblée ; Moïse et la faction de Dathan.

1.[1] Après ces paroles de Moïse, la foule cesse de s'agiter et de le suspecter, ils applaudirent à son discours, qui était excellent et qui parut tel au peuple. On mit fin alors au colloque, et, le lendemain, on vint se réunir en assemblée, pour assister au sacrifice et au jugement qui en résulterait au sujet de ceux qui se disputaient le sacerdoce. Il arriva que l'assemblée fut tumultueuse, le peuple étant en suspens dans l'attente des événements : les uns auraient pris plaisir à voir Moïse convaincu d'un crime, les autres, les gens réfléchis, à être débarrassés de ces tracas et de ces troubles ; car ils craignaient que, si la discorde gagnait du terrain, la belle harmonie de leur constitution ne vint à s'altérer davantage. Mais la masse du peuple, qui se plaît d'instinct à crier contre les gens en place et qui change d'opinion selon ce qu'elle entend dire, était en plein tumulte. Moïse, ayant envoyé des gens de service à Abiram et à Dathan[2], les pria de venir, ainsi qu'il était convenu, et d'attendre l'accomplissement du sacrifice. Mais, comme ils déclarèrent aux envoyés qu’ils n'obéiraient pas et qu'ils ne laisseraient pas la puissance de Moïse grandir contre le peuple grâce à de coupables manœuvres, Moïse, ayant appris leur réponse, après avoir demandé aux principaux conseillers de le suivre, s'en vint auprès de la faction de Dathan[3], ne pensant pas qu'il y eût grand danger à s'avancer vers ces insolents. Les conseillers le suivirent sans protester. Mais Dathan et les siens, informés que Moïse venait chez eux, accompagné des plus notables d'entre le peuple, s'avancèrent avec leurs femmes et leurs enfants devant leurs tentes, pour voir ce que Moïse se préparait à faire. Leurs serviteurs étaient aussi autour d'eux pour les défendre au cas où Moïse se porterait à quelque acte de violence.

[1] Nombres, XVI, 20.

[2] Ibid., 16. Josèphe ne parle pas d'un autre personnage de la faction. On, fils de Pélet, mentionné dans la Bible (Nombres, XVI, 1) : c'est qu'il n'est plus question de lui par la suite. La tradition, pour expliquer cette singularité, raconte que, sous l'influence de sa femme, il était revenu à de meilleurs sentiments (Sanhédrin, 109 a ; Nombres Rabba, XVIII).

[3] Nombres, XVI, 25.

Moïse fait appel à l'intervention de Dieu.

2.[4] Mais lui, arrivé auprès d'eux, lève les mains au ciel et, d'une voix éclatante, de manière à se faire entendre de toute la foule : « Maître, dit-il, de tout ce qui est au ciel, sur terre et sur mer, puisqu'aussi bien pour toute ma conduite tu es le garant le plus digne de foi que j'ai tout fait selon ta volonté, et que dans notre détresse tu nous as procuré des ressources, toi qui as pris les Hébreux en pitié dans tous leurs périls, viens ici prêter l'oreille à mes paroles. A toi, en effet, rien de ce qui se fait ou se conçoit n'échappe ; aussi tu ne me refuseras pas de déclarer la vérité, en mettant en évidence l'ingratitude de ces hommes. Car les faits antérieurs à ma naissance, tu les sais par toi-même exactement, non pour les avoir appris par ouï-dire, mais pour les avoir vus se passer en ta présence ; et pour les faits ultérieurs, qu'ils connaissent parfaitement, mais qu'ils suspectent néanmoins sans raison, prête-moi là-dessus ton témoignage. Moi qui m'étais constitué une fortune sans souci, grâce à ma vaillance et à ta volonté ainsi qu'à la bienveillance de mon beau père Ragouël, abandonnant la jouissance de tout ce bonheur, je me suis voué aux tribulations pour ce peuple. D'abord ça été pour leur liberté, maintenant c'est pour leur salut que je me suis soumis à de dures épreuves, opposant à tous les dangers tout mon courage. Et maintenant que je suis soupçonné d'agir criminellement par des hommes qui doivent à mes efforts d'être encore en vie, c'est à bon droit que je t'invoque, toi, qui m'as fait voir ce feu sur le mont Sinaï et qui m'as permis alors d'entendre ta propre voix, toi qui m'as fait spectateur de tous ces prodiges que ce lieu m'a permis de contempler, toi qui m'ordonnas de faire route vers l'Égypte et de manifester ta volonté à ce peuple, toi qui as ébranlé la fortune des Égyptiens et nous as donné le moyen d'échapper à leur servitude, en diminuant la puissance de Pharaon devant moi, toi qui as changé pour nous, quand nous ne savions plus où marcher, la mer en terre ferme, et après l'avoir refoulée en arrière, as fait déborder ses flots des cadavres des Égyptiens, toi qui as donné à ceux qui en étaient dépourvus des armes pour leur sécurité, toi qui as fait jaillir pour nous des eaux potables de sources corrompues et, au fort de notre détresse, as trouvé moyen de nous tirer un breuvage des rochers, toi qui, dans notre pénurie d'aliments terrestres, nous as sauvés en nous nourrissant de substances marines, toi qui as fait tomber aussi du ciel pour nous une nourriture inconnue auparavant, toi qui as institué pour nous un plan de lois et une constitution politique : viens, maître de l'univers, juger ma cause et attester, témoin incorruptible, que je n'ai pas reçu de présent d'aucun Hébreu pour fausser la justice, que je n'ai pas condamné au profit de la richesse la pauvreté qui devait triompher, et qu'après avoir gouverné sans faire tort au bien public ; je suis sous le coup d'insinuations qui n'ont pas le moindre fondement dans ma conduite, comme si, sans ton ordre, j'avais donné le sacerdoce à Aaron, au gré de mon caprice. Établis donc à l'instant que tout est gouverné par ta providence et que rien ne se fait de soi-même, que c'est ta volonté qui décide et fait aboutir. Établis que tu prends souci de ceux qui peuvent rendre service aux Hébreux, en poursuivant de ta vengeance Abiram et Dathan, qui t'accusent de manquer de sens au point d'avoir cédé à mes artifices. Tu marqueras clairement ton jugement contre eux, ces insensés qui s'attaquent à ta gloire, en leur ôtant la vie, mais non à la manière vulgaire ; qu'ils ne paraissent pas, en périssant, s'en aller selon l'humaine loi, mais fais s'entrouvrir, pour les engloutir, eux avec leur famille et leurs biens, la terre qu'ils foulent. Voilà qui sera pour tout le monde une manifestation de ta puissance, et une leçon de modestie qui évitera un châtiment pareil à ceux qui ont à ton égard des sentiments irrespectueux. C'est ainsi qu'on pourra constater que je suis un fidèle ministre de tes prescriptions. Mais s'ils ont dit vrai en m'accusant, garde ces gens à l'abri de tout mal, et la destruction dont mes imprécations les menacent, fais-la moi subir. Puis, après avoir fait justice de celui qui voulait maltraiter ton peuple, établissant à l'avenir la concorde et la paix, fais le salut du peuple qui suit tes commandements, en le gardant de tout malheur et en ne l'impliquant pas dans le châtiment des criminels. Car tu sais bien qu'il n'est pas juste qu'à cause de la faute de ceux-là tous les Israélites ensemble subissent une punition. »

[4] Ibid. 15.

La terre engloutit les factieux.

3.[5] Après ces paroles mêlées de larmes, soudain la terre s'ébranle ; il s'y produit un tremblement pareil à l'agitation des flots sous la poussée du vent, et tout le peuple s'effraye ; un bruit sec et éclatant s'étant fait entendre, le sol s'affaissa à l'endroit des tentes de ces hommes, et tout ce qui leur était précieux s'y engloutit. Quand ils eurent ainsi disparu avant qu'on eût pu s'y reconnaître, le sol, qui s'était ouvert autour d'eux, se referma et reprit sa consistance, au point que de la perturbation qu'on vient de raconter rien n'apparaissait plus visible. C'est ainsi qu'ils périrent, fournissant une preuve de la puissance de Dieu. Il y aurait lieu de les plaindre, non seulement d'une catastrophe par elle-même déjà digne d'émouvoir la pitié, mais encore parce que leurs parents se réjouirent de ce qu'ils eussent subi une pareille peine. Oublieux, en effet, du complot qui les unissaient ensemble, au spectacle de l'accident survenu, ils approuvèrent la sentence, et, jugeant que c'étaient en criminels qu'avaient péri Dathan et ses partisans, ils ne s'en affligèrent même point[6].

[5] Nombres, XVI, 31.

[6] La Bible ne dit rien de tel.

Coré et sa faction foudroyés par le feu céleste.

4.[7] Moise appela ceux qui contestaient au sujet du sacerdoce pour procéder au concours des prêtres, afin que celui dont le sacrifice serait accueilli avec le plus de faveur par Dieu fût déclaré élu. Et quand se furent réunis deux cent cinquante hommes, en honneur auprès du peuple tant pour les mérites de leurs ancêtres que pour leurs propres mérites, qui les mettaient encore plus haut que ces derniers. Aaron et Coré[8] s'avancèrent également et, se tenant devant le tabernacle, ils brûlèrent tous dans leurs encensoirs des parfums qu'ils y avaient apportés. Mais il jaillit soudain un feu[9] tel qu'on n'en avait jamais vu de semblable, qu'il fût l’œuvre des mains de l'homme, qu'il sortît de terre, d'une source profonde de chaleur, ou qu'il s'échappât spontanément de la matière agitée contre elle-même par la violence des vents, mais un feu comme il pouvait s'en allumer au commandement de Dieu, très brillant et d'une flamme très ardente. Sous ce feu qui s'élançait contre eux, tous les deux cent cinquante et Coré furent détruits, au point qu'on ne vit même plus leurs corps. Aaron seul survécut, sans avoir subi aucune atteinte de ce feu, parce que c'était Dieu qui l'avait envoyé pour consumer ceux qui méritaient le châtiment. Moïse[10], après la mort de ces hommes, voulant que leur punition restât dans la mémoire et que les générations futures en fussent instruites, ordonna à Éléazar, fils d'Aaron, de déposer leurs encensoirs auprès de l'autel d'airain, en souvenir, pour la postérité, du châtiment qu'ils avaient subi pour avoir cru qu'ils pouvaient se jouer de la puissance de Dieu. Et Aaron, qui ne paraissait plus maintenant devoir la dignité de grand-prêtre à la faveur de Moïse, mais à la décision de Dieu clairement manifestée, eut désormais avec ses fils la jouissance assurée de sa charge.

[7] Ibid., XVI, 4-7 ; 16-19.

[8] D’après la Bible (Nombres, XVI, 24-fin et surtout XXVI, 10), Coré paraît avoir été victime de la même catastrophe que Dathan et Abiram. Le feu, ensuite, foudroie les deux cent cinquante hommes. L'opinion de Josèphe, qui réunit Coré aux deux cent cinquante, reflète peut-être une tradition rabbinique. Car le passage de l’Écriture précité prête à la controverse. Dans le Talmud (Sanhédrin, 110a), on examine précisément la question de savoir comment Coré a péri. Les textes en main, R. Yohanan prétend qu'il n'était ni parmi les engloutis, ni parmi les foudroyés ; un autre estime, au contraire, qu'il a dû subir les deux châtiments à la fois.

[9] Nombres, XVI, 35.

[10] Ibid., XVII, 1.

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