Histoire des Dogmes I — La Théologie Anténicéenne

13.
Les hérésies orientales de la fin du iiie siècle.

13.1 — L’adoptianisme de Paul de Samosate.

[Sources : Au premier rang, les fragments soit des écrits de Paul lui-même, soit du compte rendu de sa discussion avec Malchion, soit de la lettre synodale du concile d’Antioche qui le condamna, tous rassemblés dans Routh, Reliquiae sacrae, 1re édit., iii, 286-367. Voir un autre fragment de la Disputatio dans Pitra, Analecta sacra, III, 600, 601. — Au second rang, les renseignements qui nous sont fournis par les écrivains du ive siècle, Eusèbe, H.E., 4.27.30 ; Athanase, De synodis, 26, 43, 45, 51SI ; Orat, contra Arian., II, 43. — Travaux : A. Réville, La Christologie de Paul de Samosate, Biblioth. des Hautes Études, section des sciences religieuses, VII, Paris, 1896. G. Bardy, Paul de Samosate, Louvain et Paris, 1923.]

Avant de montrer comment l’œuvre d’Origène fut continuée après lui, et de faire un exposé synthétique de la théologie grecque depuis 250 environ jusqu’au concile de Nicée, il ne sera pas inutile de signaler les deux erreurs principales qui troublèrent l’Orient pendant cette période, l’adoptianisme de Paul de Samosate et le manichéisme.

Paul de Samosate est connu surtout par l’Histoire ecclésiastique d’Eusèbe (7.27-30). Élu vers 260 environ comme successeur de Demetrianus sur le siège d’Antioche, il y donna bientôt, avec le scandale d’une fausse doctrine, celui d’une vie toute mondaine et d’un caractère hautain et violent. Trois conciles se réunirent contre lui à Antioche de 263 à 268. Les deux premiers, présidés par Firmilien de Césarée, restèrent sans résultat. Le troisième, tenu en 267 ou 268, excommunia l’hérétique, et informa de sa sentence le pape et la catholicité par une lettre dont il est resté des fragments. Le principal auteur de la défaite de Paul dans cette dernière affaire fut un certain Malchion, ancien chef de l’école des sophistes, et prêtre alors de l’Église d’Antioche, qui déjoua ses manœuvres et mit à nu ses erreurs. Paul, déposé, parvint cependant à se maintenir en possession des bâtiments de l’Église, grâce à l’appui de la reine de Palmyre, Zénobie. En 272, sous Aurélien, il en fut définitivement chassé.

Sa doctrine, sur laquelle nous sommes bien renseignés, n’était que l’adoptianisme de Théodote et d’Artémon savamment présenté. Elle se résume en ceci : Il n’y a en Dieu qu’une seule personne (πρόσωπον ἕν) ; en lui toutefois on peut distinguer une raison (λόγος) et une sagesse (σοφία). Cette raison et cette sagesse n’ont pas de subsistance propre : ce sont de simples facultés ou attributs (ἀνυπόστατος). Dieu, sans doute, profère de toute éternité son Verbe ; il l’engendre, si on veut, et ainsi on peut appeler le Verbe Fils ; mais le Verbe n’en reste pas moins impersonnel, comme la parole humaine.

Ce Verbe cependant, cette raison divine a agi dans Moïse, dans les prophètes, mais surtout et d’une manière toute singulière dans le fils de David, en Jésus, né de la Vierge par l’opération du Saint-Esprit. Jésus n’est qu’un homme : il est « d’en bas » (κάτωϑεν), mais le Verbe l’a inspiré d’en haut (ἐν αὐτῷ ἐνέπνευσεν ἄνωϑεν), et en l’inspirant il s’est uni à lui : union de pure action extérieure (ἔξωϑεν), ou, si l’on préfère, d’habitation, le Logos impersonnel étant contenu en Jésus comme dans un temple (ὡς ἐν ναῷ), union qui est une simple συνέλευσις, qui ne fait pas que Jésus soit Dieu en personne (ἄλλος γάρ ἐστιν Ἰησοῦς Χριστὸς καὶ ἄλλος ὁ λόγος), qui ne donne pas non plus au Verbe la personnalité qui lui manque, car il n’est pas une essence subsistant dans un corps (οὐσία οὐσιωμένη ἐν σώματι), mais seulement la raison de Dieu dont les lumières sont communiquées au fils de Marie κατὰ μάϑησιν καὶ μετουσίαν ––– κατὰ ποιότητα.

Toutefois, grâce à cette communication, Jésus est un être unique et hors de pair. Oint par le Saint-Esprit dans son baptême, il a atteint la perfection moraleb. Son amour de Dieu est sans défaillance, sa volonté impeccable, excellence bien supérieure, remarque Paul, à celle qui lui viendrait de la nature. En récompense de cette rectitude, Dieu lui a accordé le pouvoir de faire des miracles. Jésus-Christ triomphe du péché non seulement en lui, mais en nous : il nous rachète et nous sauve, en même temps qu’il rend indissoluble son union avec Dieu.

b – Paul parlait même d’une différence de constitution entre Jésus-Christ et nous (Routh, l. c, 311).

Alors se produit son apothéose. La pureté de sa vie aussi bien que ses souffrances lui valent un nom au-dessus de tout nom ; il est établi juge des vivants et des morts, revêtu de la dignité divine, si bien que nous pouvons l’appeler « Dieu né d’une vierge, Dieu manifesté de Nazareth », ϑὲον ἐκ τῆς παρϑένου, ϑεὸν ἐκ Ναζαρὲτ ὀφϑέντα.

Et c’est dans un sens analogue que nous pouvons parler aussi de sa préexistence : car Jésus ne préexistait point substantiellement et personnellement à sa naissance (οὐσίᾳ καὶ ὑποστάσει) ; mais il avait été prévu et prédestiné par Dieu, annoncé et prédit par les prophètes, et ainsi il existait d’une certaine façon dans les desseins de Dieu et les oracles qui l’annonçaient : τῷ μὲν προορισμῷ πρὸ αἰώνων ὄντα.

Tel est en résumé le système de Paul : nous reconnaissons sans peine l’adoptianisme. Entre les idées qui s’y font jour, il faut remarquer celle de la valeur des actes personnels opposée à l’excellence résultant de la seule nature. Ce qui vient de la nature n’a rien de méritoire ni de supérieur : c’est l’effort de la volonté, le mérite personnel qui fait la vraie grandeur. Jésus n’est pas Dieu par nature : il est mieux que cela ; il l’est devenu par sa vertu. D’autre part, le système, par sa façon d’expliquer l’union de l’homme et du Verbe, préludait au nestorianisme. Les adversaires de Paul l’aperçurent très bien, et cela lui valut d’être souvent nommé — et anathématisé — dans les controverses christologiques postérieures.

Les évêques du concile d’Antioche condamnèrent cette façon de voir. Les fragments de leur lettre synodale conservés par Eusèbe ne touchent malheureusement que fort peu au côté dogmatique de la question.

[Une autre lettre qui aurait été écrite par six évêques présents au concile, et que nous avons encore (Routh, l. c, 289 suiv.), contient au contraire sur la divinité de Jésus-Christ et contre les erreurs de Paul une profession de foi détaillée et documentée. Mais son authenticité est fort douteuse.]

En revanche, un incident de cette condamnation nous est connu, dont on ne parla que plus tard, mais qui est du plus haut intérêt. Les semi-ariens réunis à Ancyre en 358 objectèrent à l’acceptation du mot ὁμοούσιος que le terme avait été repoussé par les Pères qui excommunièrent Paul de Samosate, comme ne convenant pas pour exprimer les rapports du Fils et du Père. Saint Athanase (De synodis, 43, 45), saint Basile (Epist. lii, 1) et saint Hilaire (De synodis, 81, 86) qui ont rapporté l’objection, ne semblent pas mettre en doute le fait allégué : ils prétendent seulement que les évêques du concile d’Antioche n’entendirent pas le terme ὁμοούσιος dans le même sens que les Pères de Nicée. D’après saint Athanase et saint Basile, Paul aurait fait à la divinité essentielle de Jésus-Christ l’objection suivante : Si Jésus-Christ n’est pas, d’homme qu’il était, devenu Dieu, il est ὁμοούσιος τῷ πατρί, et dès lors le Père et le Fils dérivent d’une même substance, antérieure à eux : c’est-à-dire, comme l’explique saint Hilaire, pour que Jésus-Christ soit ὁμοούσιος au Père, il faut que ce qu’il y a de divinité en lui soit quelque chose d’impersonnel, qui ne soit pas une autre οὐσία (dans le sens de personne, de subsistance) que le Père, autrement nous devrions les considérer l’un et l’autre comme dérivant d’une οὐσία première à laquelle ils participeraient. Dans ce raisonnement, οὐσία équivalait, suivant la pensée de Paul à ὑπόστασις, et le concile rejeta l’οὐσίος ; ainsi entendu. Cette explication est plausible, d’autant plus que les mots οὐσία et ὑπόστασις ne reçurent que plus tard leur signification tranchée et exclusive.

Par l’intermédiaire de Paul de Samosate et de son contemporain, Lucien d’Antioche, l’adoptianisme rejoint l’arianisme. Celui-ci retiendra l’idée fondamentale de la non-divinité de Jésus-Christ, mais il transigera sur la personnalité du Logos, dont il fera un être supérieur incarné en Jésus.

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