« Mes jours de soif sont finis. » Hudson Taylor l'avait senti, l'avait dit, l'avait écrit cet été même, en se réjouissant comme jamais auparavant dans la promesse du Sauveur : « Celui qui vient à moi n'aura jamais faim, et celui qui croit en moi n'aura jamais soif. » Mais cela serait-il vrai maintenant que ce qui faisait la joie de sa vie, du point de vue terrestre, lui était enlevé et qu'il ne lui restait rien qu'une douloureuse solitude et le silence ? Cela se révélerait-il juste, maintenant que, sous la pression des difficultés qui l'assaillaient de toutes parts, sa santé commençait à chanceler ? Accablé d'insomnies, il était à peu près incapable de faire face à la souffrance, sans parler des travaux de chaque nouvelle journée. Si jamais fut mise à l'épreuve la puissance de Christ pour répondre aux besoins les plus profonds du cœur, ce fut bien dans cet homme, dépouillé de tout ce qui avait été son bonheur : femme, enfants, home, santé, et laissé avec les responsabilités d'une importante Mission, dans un pays si éloigné.
À la réception de la terrible nouvelle, M. et Mme Judd accoururent auprès d'Hudson Taylor. Ils trouvèrent leur enfant, confié aux soins de Mme Taylor, en si bonne santé qu'ils eurent peine à le reconnaître ; mais celle qui avait pris de lui un soin tout maternel et l'avait rappelé à la vie reposait maintenant sous le gazon, à côté de son propre bébé.
Je n'ai pas besoin de vous dire combien nous l'aimions, écrivait M. Judd à des amis en Angleterre. Nos cœurs sont déchirés, mais nous nous sentons incapables de parler d'elle à M. Taylor. La joie qu'il éprouve dans le Seigneur Jésus est si évidente que nos paroles à nous sont inutiles. Dieu est son refuge et sa force. Il l'a préparé, ces derniers mois, à ce terrible coup en lui donnant toujours plus de Sa plénitude.
Peu de jours avant son grand deuil, alors qu'il n'y avait pas de danger immédiat, Hudson Taylor écrivait à sa mère :
Je trouve un bonheur et un repos croissants dans la pensée que toutes choses sont réellement entre les mains de notre Père et qu'Il les dirige toutes. Ce qu'Il fait est toujours ce qu'il y a de meilleur.
Il achevait cette lettre le 4 août, c'est-à-dire quelques jours après la mort de sa femme :
Je viens de relire ma lettre, et ma conviction n'a pas changé ; au contraire, l'épreuve l'a affermie. Du plus profond de mon âme je me réjouis de savoir que Dieu fait ou permet toutes choses, et fait tout concourir au bien de ceux qui L'aiment. Lui, et Lui seul sait ce que ma chère femme était pour moi : la lumière de mes yeux, la joie de mon cœur Presque à la dernière minute de sa vie, alors que ses lèvres ne pouvaient plus parler, elle passa une de ses mains autour de mon cou et mit son autre main sur ma tête, pour implorer sur moi une bénédiction, autant que j'ai pu le comprendre... Dieu a vu qu'il était bon de la reprendre ; bon pour elle assurément, et Il l'a fait tout doucement, sans souffrance ; mais bon aussi pour moi qui suis appelé désormais à travailler et à lutter seul — non pas seul toutefois, car Dieu est plus près de moi que jamais. Et maintenant c'est à Lui que je dois confier toutes mes tristesses et mes difficultés, ne pouvant plus les dire à ma chère Maria. Comme elle ne peut plus se joindre à moi dans l'intercession, j'ai à me reposer dans la certitude de l'intercession de Jésus. Il me faut marcher un peu moins par les sentiments, un peu moins par la vue, un peu plus par la foi.
Il avait écrit à M. Berger quelques jours auparavant :
Et maintenant, cher frère, que dirai-je des voies de Dieu à mon égard ? Je ne sais pas ! Mon cœur déborde de gratitude et de louange. Les larmes de la tristesse se mêlent aux larmes de la reconnaissance. Quand je pense à la perte que j'ai faite, mon cœur, tout près de se rompre, s'élève en reconnaissance envers Celui qui a épargné à ma bien-aimée de telles tristesses et l'a rendue si inexprimablement heureuse. Mes larmes sont plus des larmes de joie que de chagrin. Mais surtout je me réjouis en Dieu, par Jésus-Christ, dans Ses œuvres, dans Ses voies, dans Sa providence, en Lui-même. Il me donne de connaître par l'épreuve ce qu'est « la volonté de Dieu, bonne, agréable, parfaite ». Je me réjouis dans cette volonté. Elle est acceptable, elle est parfaite ; elle est amour en action. Et bientôt, en vertu de cette même volonté, nous serons réunis pour ne plus nous séparer. « Père, je veux que là où je suis, ceux que tu m'as donnés soient aussi. »
N'y aurait-il pas, une fois ou l'autre, chez lui, une réaction, surtout avec la maladie et les longues nuits sans sommeil ?
Combien me paraissaient pénibles les longues heures de solitude que j'étais condamné à passer dans ma chambre ! disait-il plus tard, en parlant de cette période. Combien me manquaient ma chère femme, et le bruit des petits pas de mes enfants, maintenant si loin, en Angleterre ! Alors je compris pourquoi le Seigneur m'avait rendu si réel ce passage : « Celui qui boira de l'eau que je lui donnerai n'aura jamais soif. » Vingt fois par jour, quand je sentais cette soif reparaître, je Lui criais : « Seigneur, tu as promis ! Tu m'as promis que je n'aurais jamais soif. » Et quand je L'appelais ainsi, soit de jour, soit de nuit, avec quelle rapidité Il accourait toujours et rassasiait mon cœur attristé ! C'était au point que je me demandais s'il était possible que la bien-aimée compagne qu'Il m'avait reprise jouisse de Sa présence, dans le ciel plus que je n'en jouissais dans ma chambre solitaire !
Et il ajoutait :
Savoir que : n'aura signifie : n'aura, que : jamais signifie : jamais, que : soif signifie : un besoin quelconque non satisfait, est une des plus grandes révélations que Dieu puisse faire à une âme.
Que peut-on ajouter à des expériences aussi sacrées ? Si ce n'était que la correspondance de cette période est trop précieuse pour être passée sous silence, on hésiterait à s'introduire dans l'intimité de cette âme affligée avec son Dieu. Mais ces lettres ont un message pour des temps comme les nôtres, certainement. Laissons-les parler elles-mêmes.
À M. Berger, le 14 août :
Il y a peu de mois, ma maison était pleine de vie. Aujourd'hui elle est silencieuse : Samuel, Noël, ma précieuse compagne, avec Jésus ; les aînés de mes enfants loin, bien loin, et même le petit T'ien-pao à Yangchow ! Souvent, ces dernières années, j'ai dû quitter les miens, mais il y avait le retour et quelle joyeuse bienvenue ! Maintenant je suis seul et pas de retour à attendre ! N'est-ce pas un rêve douloureux ? Les êtres les plus chers à mon cœur sont-ils réellement couchés sous la froide terre ? Ah ! oui, cela est vrai, mais pas plus vrai que la rencontre qui nous est réservée et qui ne sera troublée par aucune larme, par aucune perspective de séparation nouvelle. Le désert est pour un peu de temps plus aride, mais le ciel plus familier. « Je vais vous préparer une place. » N'est-ce pas une partie de la préparation de peupler ce lieu de ceux que nous aimons ?
Et le Maître nous prépare nous-mêmes en dénouant les liens qui nous retiennent à ce monde. Il nous aide ainsi à libérer notre esprit si attaché à la terre, en attendant que nous recevions l'appel, soit personnellement pour être « présent avec le Seigneur », soit « lors de la glorieuse apparition de notre grand Dieu et Sauveur ». « Viens, Seigneur Jésus, viens bientôt ! » S'Il tarde à nous accorder ce bonheur, c'est qu'Il veut le rendre plus complet en rassemblant les brebis encore égarées dans les montagnes. Et alors, ne devons-nous pas être contents nous aussi, et même reconnaissants de porter un peu plus longtemps la croix en déployant la bannière du salut ? Pauvre Chine, combien grands sont ses besoins !
Depuis ma dernière lettre j'ai eu une grave attaque de dysenterie. Mes forces reviennent lentement, je me sens comme un petit enfant... Mais, avec la faiblesse d'un enfant, j'ai le repos d'un enfant. Je sais que mon Père règne.
À Mlle Blatchley, en juillet et août :
Je ne comprends pas moi-même. Je suis comme un homme qui aurait reçu un coup d'assommoir... Mais pour le monde entier je ne voudrais pas que les choses fussent d'une épaisseur de cheveu différentes de ce qu'elles sont. Mon Père a ordonné qu'il en fût ainsi, je suis donc sûr que c'est pour le mieux et je L'en bénis... Souvent, mon cœur est près d'éclater... et avec cela, je pourrais presque dire que je n'avais jamais su auparavant ce que c'est que la paix et le bonheur.
Je crois vous avoir envoyé, il y a quelques semaines, la copie de quelques notes sur Jean 7.37. Ces pensées m'ont été vraiment précieuses. Maintenant j'en vois, bien mieux qu'avant, la signification profonde. Et je sais une chose : seul un homme altéré connaît la valeur de l'eau, et seule une âme altérée connaît la valeur de l'Eau vive.
Je n'aurais pas cru possible qu'Il pût aider et réconforter à un tel point mon pauvre cœur.
Je viens de passer trois ou quatre jours au lit, souffrant du foie... Hier, je tremblais tellement par suite de la fièvre que mon lit aussi tremblait sous moi ; mais j'étais transporté de joie en pensant que j'étais entièrement au Seigneur, acheté ni par argent ni par or... de sorte que je n'avais pas sur moi-même le moindre droit de propriété. Je sentais que si Dieu voulait que je tremble, je pouvais trembler pour Lui ; s'Il voulait que je brûle de fièvre, je pouvais l'endurer avec joie par amour pour Lui.
Il y avait dans la Mission beaucoup de malades à cette époque. Le plus jeune des enfants Taylor, le petit orphelin qui seul était resté auprès de son père, fut pendant quelque temps entre la vie et la mort. Il n'y avait d'espoir de le sauver qu'en lui faisant faire un séjour à Ningpo et dans l'île de Pudu.
M. Meadows était malade à Kiukiang, trop loin pour qu'Hudson Taylor pût aller à son secours. M. et Mme Crombie, beaucoup plus près, étaient si épuisés que leur retour immédiat en Angleterre s'imposait. En les voyant s'embarquer à Shanghaï, Hudson Taylor comprit qu'il n'était pas prudent de les laisser partir seuls. Mme Crombie était trop malade et il n'y avait aucun médecin à bord. Le capitaine lui offrit alors le passage gratuit jusqu'à Hongkong, ce dont il profita avec reconnaissance. Ce voyage, qui dura un mois, lui procura un changement d'air et un repos relatif dont il avait le plus grand besoin.
Par l'intermédiaire de Mme Crombie, il envoya à ses trois enfants (une fillette de trois ans et deux garçons de huit et de neuf ans), avec quelques cadeaux, une lettre dont voici quelques extraits :
Si vous saviez combien Papa pense à ses chéris et combien souvent il regarde vos photographies, jusqu'à ce que ses yeux soient remplis de larmes ! Quelquefois, je me sens malheureux à la pensée que vous êtes si loin, mais alors Jésus, qui ne me quitte jamais, me dit : « N'aie pas peur, tu sais que c'est ton Père céleste qui les a pris en Angleterre et qui a pris maman auprès de son petit Noël et de Samuel et de Grâce dans la Patrie céleste. » Alors je Le remercie et je me sens si heureux de ce que Jésus veut vivre dans mon cœur et le garder ! Je désire, mes précieux enfants, que vous sachiez ce que c'est de donner vos cœurs à Jésus pour qu'Il les garde chaque jour... Quelquefois peut-être vous dites « Je veux essayer de ne pas être égoïste, méchant ou désobéissant » et vous n'y réussissez pas toujours. Alors Jésus vient vous dire : « Confie-toi en moi. Je veux garder moi-même ton cœur si tu veux me le confier. » Et Il le fait.
Il écrivait régulièrement à Mlle Blatchley, en lui montrant combien il comprenait les responsabilités qui pesaient sur elle, et en insistant sur l'importance de la discipline envers les enfants. Cependant, son cœur réclamait de la tendresse à leur égard et il sentait avec acuité combien était grande pour eux la perte de leur mère.
Vous les aimerez d'autant plus, maintenant, qu'ils ne connaîtront plus jamais la sollicitude d'une mère. Dieu vous aidera à les supporter et à essayer de leur montrer avec amour le bon chemin plutôt que de leur faire trop souvent des reproches : « Ne fais pas ceci ou cela ! » C'est là, je le crains bien, que j'ai le plus manqué. Efforcez-vous de garder leur confiance et leur amour, de telle sorte qu'ils vous apportent toutes leurs peines et vous avouent leurs fautes.
Lui-même aussi s'efforçait de garder leur confiance et leur amour et il leur écrivait des lettres toutes simples et débordantes de tendresse :
Mes trésors chéris... je pensais ce soir : si Jésus me rend si heureux en se tenant toujours près de moi et, en me parlant à chaque minute, bien que je ne puisse Le voir, combien votre chère maman doit-elle être heureuse ! Je suis si content qu'elle soit auprès de Lui... je serai si content d'aller vers elle quand Jésus le trouvera bon ; mais j'espère qu'Il m'aidera à être également content de vivre ici-bas avec Lui, aussi longtemps qu'Il a quelque chose à me faire faire pour Lui et pour la pauvre Chine.
Il recommandait à Mlle Blatchley d'expliquer à ses enfants les vérités si précieuses que lui-même avait apprises avec tant de peine et qui lui semblaient cependant à la portée des enfants, en raison même de leur candeur et de leur simplicité. Il voulait aussi que, dans ses rapports avec les amis de la Mission, elle s'efforçât surtout de leur faire connaître la valeur de Christ et de notre union avec Lui. Il était plus important de faire du bien à leur âme et de leur faire comprendre et aimer les intentions d'amour du Seigneur, que d'obtenir d'eux une souscription : « Ce qu'il nous faut, ce n'est pas de l'argent, mais de la puissance spirituelle... D'ailleurs ceux qui nous aideront de leurs prières se sentiront d'autant plus pressés de le faire aussi pécuniairement. »
À son retour de Hongkong, Hudson Taylor se hâta d'aller à Ningpo, avec l'espoir de ramener à Chinkiang son plus jeune enfant. Mais il le trouva atteint du croup et dans un état presque désespéré. Ce fut une dure épreuve pour lui ; et les affaires de la Mission réclamaient d'urgence ses soins, après plus d'un mois d'absence. Aussi, dès qu'un mieux décisif se fut produit dans l'état du petit malade, il le laissa aux soins du Dr Parker, pour faire une visite rapide à Hangchow et aux stations du voisinage. Son passage laissa des souvenirs durables et bienfaisants.
À Hangchow notamment, il y avait bien des sujets de joie. L'Église prospérait sous le ministère fidèle du pasteur Wang-Lae-djün, et sept évangélistes étaient à l'œuvre dans les districts environnants.
Hudson Taylor, retenu là quelque temps par ses devoirs médicaux, jouissait tout spécialement de la société de ses anciens amis, M. et Mme McCarthy, et de Mlle Faulding, qui était presque comme un membre de la famille depuis l'époque où ils s'étaient embarqués ensemble pour la Chine. Les quatre années de travail missionnaire avaient développé et approfondi sa vie spirituelle. Âgée seulement de vingt-sept ans, elle était déjà une missionnaire très expérimentée et exerçait dans toute la ville une grande influence. Les écoles étaient des plus prospères du point de vue du nombre des élèves et des résultats acquis. Plusieurs des garçons avaient appris par cœur le Nouveau Testament tout entier, à l'exception de deux Évangiles, et un bon nombre d'entre eux étaient devenus des chrétiens fidèles et donnaient les plus belles espérances.
Ce fut là que lui parvinrent les premières lettres d'Angleterre, écrites après que l'on eût reçu la nouvelle de son deuil. Rien n'égala la tendresse de la sympathie de M. et Mme Berger, qui ressentaient vivement la grandeur de la perte éprouvée par la Mission.
Le contenu de votre lettre du 30 juillet nous a atterrés, écrivait M. Berger, et je me sens impuissant à vous écrire comme il faudrait... Oh ! que ne pouvons-nous, ma chère femme et moi, nous transporter auprès de vous pour partager votre profonde tristesse !... Le vide serait trop douloureux, si vous n'aviez pas l'amour et la communion de Jésus... Mais Il ne saurait manquer de répandre « l'huile et le vin de son amour » sur le cœur blessé. Jéhovah blesse et Il guérit. Il fait mourir et, Il fait vivre. Et ne pouvons-nous pas dire qu'Il nous afflige pour notre profit ? De cette épreuve, la plus grande de votre vie, il fera certainement sortir quelque inconcevable bénédiction... Notre Père ne nous enlève jamais rien pour nous laisser pauvres.
Hudson Taylor répondait à ces amis si chers et si affectueux de manière à les rassurer sur ses expériences :
Mille fois merci pour votre affectueuse sympathie dans mon grand deuil. Je ne puis pas dire ma perte, car c'est un gain inexprimable. Elle n'est pas perdue. Elle ne m'aime pas moins et je ne l'aime pas moins, et ne me réjouis pas moins en elle. Et jour après jour, heure après heure, Jésus tire de Sa plénitude de quoi apaiser la soif de mon cœur quand je suis le plus désolé. Dieu seul sait ce que son absence est pour moi. Il est donné à bien peu d'époux de goûter douze années et demie d'une telle communion spirituelle, d'une telle union dans le travail, d'un tel amour mutuel... Mais si le vide était moins grand, je connaîtrais moins Sa puissance et le réconfort de Son amour.
Aucun langage ne peut exprimer ce qu'Il a été et est pour moi. Jamais Il ne me quitte... Il me donne Sa propre paix, Sa propre joie... Je me demande souvent s'il est possible que celle qu'Il m'a reprise éprouve en Sa présence plus de joie que moi. S'Il l'a prise au ciel, Il a fait descendre le ciel en moi, car Il est le ciel... En Sa présence il y a une « plénitude de joie ». Parfois, je revis tellement le passé qu'il me semble entendre la douce voix de ma petite Grâce, et sentir sur mon sein la tête de mon petit Samuel ! Et Noël et sa mère ! Oh ! quels souvenirs doux, et poignants !... Alors le Seigneur vient et essuie mes larmes et leur enlève toute amertume. Il remplit mon cœur d'une joie profonde, indicible... Je n'ai jamais été aussi heureux, chère Mme Berger. Je sais que vous sympathisez avec moi, et il me faut vous parler de Son amour.
Les difficultés résultant de la situation politique si troublée de l'année 1870 n'étaient pas aplanies. Les massacres de Tientsin, dans lesquels vingt et un Européens avaient péri, parmi lesquels des Sœurs de Charité et le Consul de France, n'avaient encore reçu aucune réparation. Les autorités chinoises, sachant que l'Europe était plongée dans la guerre, ne faisaient rien pour combattre les sentiments d'hostilité du peuple envers les étrangers. Les Chinois étaient persuadés que la conscience de leur culpabilité, ou celle de leur faiblesse empêchait seule les représentants des puissances européennes de tirer vengeance des auteurs de ces crimes. Ils étaient sûrs que les étrangers détestés mangeaient réellement les petits enfants et qu'ils étaient maintenant impuissants à se défendre.
Il n'est pas surprenant que la tension nerveuse produite par ces troubles prolongés ait conduit tel ou tel missionnaire isolé à quitter trop facilement son poste. C'était pour Hudson Taylor une grande tristesse, mais il connaissait trop la faiblesse de son propre cœur pour juger ses jeunes frères auxquels le courage avait manqué. Il cherchait, au contraire, a relevé leur foi et, à l'occasion du dernier jour de l'année, consacré comme d'habitude au jeûne et à la prière, il adressa à tous ses collègues le message suivant :
L'année écoulée (1870) a été remarquable à maints égards. Peut-être chacun de nous a-t-il été mis, plus ou moins, en face du danger, des perplexités et de la détresse. Mais le Seigneur nous a délivrés de toutes ces choses. Quelques-uns d'entre nous —, qui avons bu la coupe de l'Homme de douleurs plus complètement qu'auparavant, — pouvons rendre témoignage que cette année a été bénie pour notre âme, et nous en rendons grâces à Dieu. Pour moi personnellement, elle a été également l'année la plus douloureuse et la plus, bénie de ma vie, et je ne doute pas que d'autres n'aient fait la même expérience, à divers degrés. Nous avons éprouvé la puissance et la fidélité de Dieu pour nous soutenir dans nos angoisses, nous donner la patience dans les afflictions et nous délivrer du danger. Même si de plus grands dangers nous attendent et si de plus profondes tristesses nous sont réservées, nous irons à leur rencontre en nous appuyant sur Lui comme tout à nouveau. Je suis persuadé que nous avons tous la conviction d'être les serviteurs de Dieu, envoyés par Lui dans les divers postes que nous occupons, pour faire Son œuvre et non la nôtre. Il nous a ouvert des portes, nous y sommes entrés, et dans les jours troublés. Il nous a miséricordieusement gardés. Nous ne sommes pas venus en Chine parce que l'œuvre missionnaire y est sans danger ou facile, mais parce qu'Il nous y a appelés. Nous n'avons pas compté sur une protection humaine, mais sur la promesse de Sa présence. Ni les difficultés, ni les dangers, ni l'approbation, ni le blâme des hommes ne sauraient rien changer à notre devoir. Quel que soit l'avenir qui nous est réservé, nous aurons à cœur de prouver que nous sommes les disciples du Bon Berger qui n'a pas reculé devant la mort elle-même. Mais pour manifester ce calme de la foi alors, il nous faut chercher la grâce nécessaire dès maintenant.
Le surmenage d'Hudson Taylor était tel à ce moment-là que, depuis son départ d'Angleterre avec le Lammermuir, il n'en avait connu de semblable. L'absence de Mme Taylor et de Mlle Blatchley se faisait toujours plus cruellement sentir. Aussi fut-il heureux de trouver en M. Fishe, arrivé en Chine depuis une année, un précieux auxiliaire qu'il nomma secrétaire général de la Mission. Il en était temps car, malgré la joie dont le Seigneur inondait son âme, son pauvre corps épuisé lui rappelait le lien étroit et parfois humiliant reliant l'une à l'autre. Sa maladie de foie le privait de sommeil et lui causait un pénible abattement. Une dyspnée oppressante le fatiguait beaucoup. Après les douceurs de la vie de famille dont il avait joui, il lui était dur de mener une existence de célibataire. M. et Mme Rudland avaient été appelés à Taichow et Mme Duncan avait rejoint son mari à Nanking. Son plus jeune enfant étant encore à Ningpo, il n'avait que deux ou trois jeunes hommes pour compagnons. Mais, comme il le disait :
Nous n'avons à vivre qu'un jour à la fois. Aujourd'hui, par la grâce de Dieu, nous pouvons porter le fardeau d'aujourd'hui. Demain, nous serons peut-être avec Lui, là où il n'y a plus de fardeaux à porter ; ou sinon, Il sera ici avec nous, et, en Sa présence il y a une « plénitude de joie », en dépit des tribulations de ce monde.
Ce temps de dépression dura plusieurs semaines, car il parlait dans ses lettres de « jours de tristesse et de nuits d'accablement », mais aussi de son infaillible Refuge, « merveilleusement près, merveilleusement réel1 » et il goûtait, merveilleusement aussi, toute l'efficacité et la richesse de la Parole de Dieu.
« Nous moissonnerons en son temps, si nous ne nous relâchons pas. » Ce verset a été pour moi la parole de saison, je ne sais combien de fois. Plus nous recourons à la Parole de Dieu, plus nous trouvons en elle de nourriture et de saveur. On ne s'en fatigue jamais.
Il est une parole, tombée des lèvres de notre Seigneur, qui prenait pour lui un sens toujours plus riche : « Quiconque boit de l'eau que je lui donnerai... » Cette promesse de Jésus était écrite pour lui en lettres lumineuses. Le terme grec employé montre qu'il s'agit là non d'un acte occasionnel et passager, mais d'une habitude continuelle.
N'altérons pas les paroles du Sauveur, disait-il souvent. Il n'y a pas « Quiconque a bu » mais « Quiconque boit ». Il ne s'agit pas d'une gorgée d'eau isolée, ni même de plusieurs, mais d'une attitude habituelle de l'âme. L'habitude de venir à Lui avec foi exclut la possibilité d'une faim et d'une soif non apaisées.
Il me semble que l'erreur de beaucoup parmi nous consiste à laisser dans le passé l'acte de boire tandis que notre soif continue dans le présent. Ce qu'il nous faut, c'est boire sans interruption, — et soyons reconnaissants des circonstances qui nous forcent à boire toujours plus profondément, à la source des eaux vives...
1 Il avait écrit en janvier 1971 à M. et Mme Grattan Guinness pour les remercier de l'aide qu'ils avaient donnée à Mlle Blatchley et à ses enfants lors de leur passage à Paris, et il ajoutait : je n'ai pas besoin de vous parler des difficultés et des dangers, de la tension de chaque journée, de la maladie et des tristesses de l'année passée. Je puis dire que dans l'ensemble elles ont égalé, sinon dépassé, celles de mes seize années précédentes de travail missionnaire. Mais le Seigneur, bien à propos, m'avait enseigné, d'une façon que je ne connaissais pas encore, l'efficacité de notre union présente et réelle avec Christ. Aussi, à l'exception de ces deux derniers mois, 1870 a été l'année la plus heureuse de ma vie. Depuis deux mois mon foie a été malade à un point tel que j'ai dû chercher en Christ mon refuge avant ma joie abondante... Mais les bénédictions que j'ai reçues de Lui n'en sont pas moins précieuses. Oh ! mon cher frère ! Dans ce pays sombre, si sombre, on a besoin d'une assurance profonde de la présence de Jésus.